Un fait divers ou Le voyage de Susanne
20.III.18
20.III.18
Ça n’arrive qu’aux autres… et si ça vous
arrivait ?
-“Mamy, c’est moi…” dit Lucille.
-“Oui ma chérie, je vois ton nom sur mon
display…” répondit Susanne comme pour dire qu’elle n’était pas encore tout à fait
gaga.
-“Est-ce que Philippe est chez toi?”
-“Non… il n’est pas chez vous?”
-“Non… il n’est pas encore rentré de l’école…”
-“Il sera chez un copain et n’aura pas vu
l’heure tourner…”
-“Je voulais d’abord te demander…”
-“Non, non… je ne l’ai ni vu, ni entendu…
tiens-moi au courant… ne t’affole pas… tu te souviens de cette fois où tu étais
allée avec Jeanine chez ses grands-parents …”
-“Oui, bon… allez, je te rappelle…”
Susanne déposa le cornet de son téléphone et
se dit qu’avec les gosses on n’avait décidément que des emmerdements… Puis elle
alluma la télé pour suivre le journal parlé.
Vers 22h00 son gendre l’appela.
-“Mamy, c’est moi…”
-“Oui, - répondit Susanne - je vois votre nom
sur mon display…” en pensant « mais qu’est-ce qu’ils ont
aujourd’hui… »
-“Voilà – dit Jacques – nous avons alerté tout
le monde… Philippe est sorti de l’école avec ses copains et puis ils se sont
séparés avant l’entrée du Parc et depuis là… plus aucune trace… Je viens
d’avertir la police…”
-“Qui vous a répondu qu’il était sans doute
chez un copain…”
-“Non. Ils m’ont dit qu’ils prennent cela très
au sérieux et qu’ils envoient une patrouille avec des chiens ratisser le Parc…”
Et puis les jours passèrent. Les enfants de la
classe de Philippe allèrent distribuer
et coller des affiches avec sa photo et un avis de recherche… La photo
émouvante d’un petit garçon au sourire ouvert, aux yeux bleus et cheveux
bouclés blonds, façon “petit garçon modèle”, style Comtesse de Ségur. On en
parla à la télé et à la radio. La police interrogeât tout le monde. Les chiens
avaient suivi une trace jusqu’à la sortie du parc et puis tout d’un coup plus
rien…
-“Votre fils a sans doute été enlevé avec une
voiture…” avait dit le policier…
On l’aurait deviné…
Et puis la vie reprit son cours pour tout le monde
sauf pour Lucille et Jacques qui rentraient le soir et maintenant ne savaient
plus quoi dire, ni même quoi se dire. Autour de la table, cette chaise qui restait vide, le bruit qui ne
dérangeait plus, les devoirs qu’on ne corrigeait plus, les récitations qu’on ne
récitait plus. Ce n’était que maintenant qu’on mesurait l’espace que cet enfant,
pourtant d’une nature si calme, avait occupé dans la maison. Tout resta
suspendu… suspendu au téléphone… va-t-il sonner… qui va appeler… et pour dire
quoi…
Susanne avait cessé de respirer, elle était en
apnée… elle continuait sa vie de tous les jours avec les gestes de tous les
jours, mais elle n’était pas présente dans l’automate qui s’était emparé de son
corps. Elle continua à aller « faire son tour au marché », à aller « faire
son heure à la piscine », à aller « donner des graines aux oiseaux ».
Son apparence n’avait pas changé, mais dedans elle était vide.
Les jours passèrent, puis les semaines et puis
les mois. Les journaliste qui au début avaient remué ciel et terre avaient fini
par se lasser. C’était le calme plat.
Puis, à l’improviste, un matin en fin de
matinée un policier vint sonner chez Susanne.
-“Votre fille nous a demandé de venir vous
voir.”
-“C’est gentil, je la reconnais bien là, ma
fille est pleine d’attentions… mais?”
Susanne fit entrer le policier, elle le fit asseoir,
prit deux verre et versa de bonnes rasades de Calvados et tendit un verre au
policier.
-“Je sais bien qu’en service vous ne buvez
pas… mais je suppose que cela va faciliter notre conversation?...”
-“En effet - dit le policier- on a trouvé un corps…”
-“S’il s’agissait de “un corps” vous ne
viendriez pas me le dire à moi… vous avez trouvé le corps de mon petit-fils… “
-“Oui madame…”
-“Où?”
-“Dans une carrière désaffectée en lisière de
la Forêt des Mélèzes…”
-“C’est loin d’ici…”
-“Oui, c’est à 243 km d’ici…
-“Et? … “
-“Eh bien, si on pouvait en rester là, ce
serait moins pénible pour tous.”
Susanne s’assit confortablement et rechargea
les verres.
-“Seulement que, vous et moi, nous n’allons
pas en rester là…”
-“Nous voulons vous épargner les détails….”
-“Si vous voulez épargner les détails à ma
fille et à mon gendre, je suis bien d’accord avec vous, mais, moi, je veux les
détails, tous les détails et aussi les photos et les copies des rapports d’autopsie…”
-“Nous n’avons pas le droit, tout cela est
secret professionnel… et puis il y a le secret de l’enquête…”
-“Vous, vous avez des enfants?”
-“Oui…”
-“Alors vous comprenez ce que je veux dire?
Vous ne voulez sans doute pas que je lance des fausses nouvelles dans la
presse? Vous préférez sans doute que nous réglions tout cela à l’amiable, entre
quatre oreilles, en toute dignité?”
-“Je ne sais pas quoi vous dire…”
-“Alors je vais vous y aider, vous ne devrez
même pas parler, votre regard me suffira. Mon petit-fils a été violé? Torturé? Mutilé?...
N’en dites pas plus… il n’est pas nécessaire que vous disiez tout cela à ma
fille. Quand allons-nous recevoir sa dépouille? Et quand allons-nous pouvoir
l’enterrer?”
-“Je vous tiendrai au courant…”
Et puis ils restèrent assis en silence.
Manifestement le policier avait vu les photos…
-“J’oubliais: quand vous êtes de passage,
arrangez-vous pour faire un saut chez moi, avec les photos. Vous avez ma
parole, cela restera entre nous.”
Un jour le policier vint sonner.
-“Je suis pressé, je ne suis pas sensé sortir
des photos de leur dossier….”
Il s’assura qu’on ne puisse pas les voir de
dehors, ouvrit l’enveloppe et étendit les photos sur la table de la cuisine,
puis aussitôt les rangeât et en silence il s’en alla… après avoir demandé, pour
la forme
-“Vous êtes sûre que ça va aller?...”
-“C’est moins grave de voir que d’imaginer…”
avait répondu Susanne…
Puis vint l’épreuve suivante: l’enterrement.
-“Je m’en occupe – avait dit Susanne à sa
fille – j’ai déjà fait cela pour mes parents et pour ton père. Pense à toi, tu
vas en avoir besoin… vas faire de la méditation transcendantale et du yoga. …”
Susanne téléphona à son ancien condisciple qui
était devenu “entreprise de pompes funèbres”
-“Salut François, faut organiser l’enterrement
du p’tit… nous avons l’autorisation d’emporter le corps, un p’tit cercueil blanc, tu t’en charges? Tu
imprimes les faireparts? Et les images souvenir? Non, non, comme dans le temps,
comme on a fait pour mes parents et pour mon mari… Je t’envoie la photo et les textes par mail. Passe ici dès que tu as
un projet. Merci… Oui, oui, je m’occupe du curé…”
Susanne téléphona au curé qui vint lui rendre
visite.
-“Mes condoléances, Susanne.”
-“Merci Jean…”
-“Vous voulez un enterrement à l’église?”
-“Oui, le p’tit a été baptisé et il a fait sa
première communion. Il a droit à un enterrement avec messe de requiem en latin,
pour les enfants…”
-“ Pour le latin ça va être difficile, il n’y
a plus personne qui est capable.”
-“Ca ne fait rien, j’ai un CD avec le requiem
de Fauré, c’est mon préféré et pour le p’tit ce sera parfait.”
-“Susanne, tu es passée chez le docteur? Tu
prends des tranquillisants?…”
-“Non, j’en ai vu d’autres… C’est pas toi qui
enseignes à tes ouailles de dire “que ta volonté soit faite…?...”
-“Tu ne veux vraiment pas assister à la messe
plus souvent? Tu nous manques dans notre paroisse…”
-“Non tu sais bien que je suis catholique
athée…”
-“Et la cérémonie?”
-“Surtout pas de niaiseries, pas de petites
fleurs, petites bougies et petits poèmes… au premier rang la famille ensuite
les enfants de sa classe et ensuite ceux qui voudront venir…
-“Et les textes? ’”
-“Dans les évangiles Matthieu XXV 31 «chaque fois que vous l’avez
fait à l’un de mes frères c’est à moi que vous l’avez fait.» et dans les
épitres … un truc sur la colère de Dieu. ”
- “Pas d’éloge funèbre…”
-“Quel éloge funèbre voudrais-tu faire? Qu’il
a bien fait ses devoir et essuyait ses pied avant d’entrer… et ne valait rien
pour le sport?”
-“L’homélie’”
-“Ah oui, le thème de l’homélie… l’apocalypse…
XXI,8… “Pour les lâches, les incrédules, les abominables, les meurtriers, les
impudiques, les enchanteurs, les idolâtres et tous les menteurs, leur part sera
dans l’étang ardent de feu et de soufre, ce qui est une seconde mort”
-“Pour l’enterrement d’un enfant?”
-“Ben oui, en opposition entre la pureté de
l’âme d’un enfant et l’horreur des meurtriers…”
Puis la titulaire de la classe de Philippe
vint voir Susanne:
-“Les condisciples de votre petit-fils voudraient
participer à l’enterrement…”
-“Le deuxième rang leur est réservé.”
-“Ils voudraient aussi faire quelque chose
comme réciter un texte ou chanter une chanson…”
-“Vous avez une idée de chanson?”
-“Puisqu’ils vont tous aux scouts … peut-être
“ce n’est qu’un au revoir”… on apprend ça chez les scouts…”
-“ Mais alors à la condition que ce ne soit
pas pleurniché mélo, mais chanté avec conviction, quelque chose de combattant
comme on chante à l’armée…”
-“Venez écouter une répétition…”
Et ensuite vint le jour de l’enterrement. Un
enterrement tout à fait classique. Les gens habillés en noir, le petit cercueil
blanc, les couronnes et les bouquets de fleurs. Les parents en larmes, les
nombreuses personnes qu’on ne connaissait même pas, les journalistes et les
photographes…
Susanne avait mis sa petite robe de
circonstance en soie noire à pois blancs, son maquillage discret et pas de
lunettes noires, pas de larmes non plus, pas d’expression non plus. Elle fut
impassible, personne n’aurait pu deviner ce qu’elle pensait ou ressentait, elle
était de granit.
Quand le cercueil sortit de l’église, les
enfants se rangèrent en haie d’honneur et chantèrent “ce n’est qu’un au revoir”
de façon décidée, comme si à partir de ce moment on partait pour se retrouver…
On descendit le petit cercueil au fond de son
trou et chacun y jeta une pelletée de terre qui fit résonner le couvercle comme
un tambour, puis le son devint de plus en plus sourd et puis on n’entendit plus
rien… Sur la tombe d’à coté attendait un croix en bois avec un nom et deux
dates. Voilà c’était tout ce qui restait
de dix ans de la vie d’un enfant: une croix en bois naturel fichée dans
un monticule de terre fraichement remuée.
Puis tout le monde s’en alla, c’était fini,
terminé, classé… Non, non pas de marches blanches, rien du tout, point final.
Susanne invita sa fille et son gendre au resto
et puis eux aussi rentrèrent chez eux. Une partie de leur vie était terminée,
la page tournée, il allait falloir reprendre, ils avaient leur profession et
puis le temps allait faire le reste…enfin, c’est ce qu’on dit.
Susanne rentra chez elle, alluma le feu
ouvert, s’assit dans son fauteuil avec un verre de calva et se demanda “et
maintenant?... bon, jusqu’ici on est arrivé jusqu’ici… et maintenant? et
demain?...”
Le lendemain Susanne se leva de bonne heure
comme à son habitude, elle se fit son demi-litre de café, mangeât sa tartine beurrée,
prit sa douche, enfila son jeans, son T-shirt
et ses baskettes, tout à fait comme d’habitude .
Sur son ordinateur elle lut les titres de la
presse, puis vers 10h elle sortit, prit sa bicyclette et se dirigea vers le commissariat
où elle chercha le policier auquel elle avait déjà eu à faire.
- “ S’il vous plait, quand vous passez devant
chez moi, entrez un moment…”
Puis elle s’en alla vers le marché où elle connaissait
un Marocain qui vendait des friandises orientales, des loukoums, des dates fourrées
au massepain, des nougats, des biscuits
au sésame, des jujubes et acheta des pates de fruits à la rose.
Puis elle rentra et décida de s’occuper de son
jardin.
Ainsi Susanne avait repris le cours de sa vie
et tout sembla comme avant.
Quelques jours plus tard le policier, qui en
dehors de son service promenait son chien vint sonner.
-“Mon chien ne vous dérange pas? ”
-“Non pas du tout, asseyez-vous.”
Elle prit deux verres et la bouteille de
calva.
-“Ca va?» - lui demanda le policier.
- “Appelez-moi Susanne et vous c’est comment?”
-“Moi c’est Armand…”
-“Vous m’avez dit que vous avez des enfants, alors vous savez comment je vais, mais vous,
comment allez-vous dans votre enquête?”…
-“Justement … l’enquête… je n’y suis pas mêlé personnellement,
mais j’ai des collègues… on parle… enfin, on parle, pas vraiment… on a comme
l’impression qu’on ne va nulle part… ou qu’on ne veut aller nulle part… il y a
comme un climat malsain… mais on ne sait pas quoi…”
-“Et vous pensez que cette enquête aboutira à
trouver les coupables? ”
-“Rien n’est moins sûr, si on veut aller nulle
part, on n’ira nulle part…”
-“C’est grave…”
-“Vous savez bien que la justice a ses raisons
que la raison ne connait pas…”
-“Intérêts? Politique? ”
-“On ne sait pas vraiment, en tous cas, nous
avons une impression…je ne sais pas quoi dire…”
-“Alors ne dites rien, à moins que vous n’ayez
des nouvelles…”
Armand s’en alla avec son chien Tony en
promettant qu’ils se promèneraient régulièrement dans le quartier.
Susanne se demanda ce que tout cela pouvait
bien signifier…
Le lendemain, une fois son rituel matinal
accompli elle enfourcha sa bicyclette et se dirigeât vers la route où on était
en train de faire des travaux. Pour régler le passage des voitures deux
employés d’une firme de gardiennage genre Sécuritas réglaient le trafic.
-“Bonjour, - dit-elle au monsieur pendant
qu’elle attendait pour pouvoir passer – heureusement qu’il ne fait pas trop
chaud ces jours-ci…”
-“Et qu’il ne pleut pas” répondit l’agent
-“Vous avez là une profession bien utile…”
-“Oui, mais bien ingrate, si vous saviez comme
les gens sont mal élevés, quelque fois… comme si on faisait exprès de les faire
attendre…”
-“Mais dans votre société, il n’y a pas que la
circulation… c’est quand même assez varié comme travail…”
-“Ah oui, il y a la surveillance des
immeubles… les rondes de nuit… “
-“Et la surveillance des gens?”
-“Ben oui, aussi des gens et les enquêtes…
mais là ce sont des détectives, faut une formation spéciale…allez je vous
laisse passer, à la prochaine…”
-“Oui à la prochaine, bonne journée…”
Susanne démarra, prit note de l’adresse de la
société de gardiennage qui était écrite sur leur voiture de services, fit son
tour et rentra chez elle par un tout autre côté.
Dans l’après-midi, elle s’installa devant son
téléphone et appela la société de gardiennage.
-“Vous avez des détectives, je crois? ”
-“Oui, dans quel domaine? ”
-“ Ben c’est assez délicat…”
-“ Du genre votre mari vous trompe? Ou autre?”
-“Ni l’un, ni l’autre… j’aimerais en parler
avec vous , vous pouvez me fixer un rendez-vous?”
-“Bien sûr…”
Tel jour à telle heure, Susanne se présentât
au siège administratif de la société qui s’appelait Security…
-“Je ne vais pas y aller par quatre chemins.
Tout d’abord je désire que vous me confirmiez que votre secret professionnel est
assez bétonné pour que jamais et nulle part nos conversations ne seront
dévoilées. Quoi qu’il arrive… D’ailleurs je ne vous connais pas je n’écrirai
rien, je ne signerai rien, je vous payerai de la main à la main et sans
factures.”
-“Cela n’est pas légal… nous sommes…”
-“Cher monsieur, il y a tant de choses qui ne
sont pas légales, et qui se font quand même, qu’une de plus ou une de moins
cela ne va pas empêcher le monde de tourner. Mes conditions sont à prendre ou è
laisser, c’est à vous de voir…”
-“Quel genre d’affaire?”
-“Une enquête.”
-“Pour cela il y a la police.”
-“Justement non, la police ne fait pas d’enquête… vous avez des détectives ?”
-“Vous devez m’en dire plus…”
-“Eh bien voilà: je suis la grand-mère du
petit Philippe qu’on a retrouvé mort il y a quelque temps…”
-“Ah oui, le petit Philippe, nous avions suivi
cette affaire dans les journaux.”
-“Ca tombe bien alors vous êtes au courant.”
-“ Au courant, comme tout le monde… mais la
police fait son enquête?”
-“Eh bien voilà j’ai des échos qui me disent
qu’ils rencontrent des difficultés dans leur enquête… alors je veux un
détective qui aille fouiner discrètement… au moins que je sache pour quelle
raison cette enquête piétine…”
Le directeur appuya sur un bouton du
téléphone.
-“Julien, venez une fois dans mon bureau s’il
vous plait…oui là tout de suite…”
-“Voilà Julien, madame est la grand-mère de ce
petit garçon qui a été enlevé et qu’on a retrouvé mort un y a quelques
semaines…
-“Le petit Philippe, si je me souviens
bien.”
-“Oui c’est ça…”
-“Eh bien madame voudrait que nous fassions
une discrète évaluation des raisons pour lesquelles elle a l’impression que l’enquête
piétine…”
Ensuite ils discutèrent, décidèrent des
honoraires, prirent des accords… et Susanne rentra chez elle.
Julien quant à lui, commença par repérer sur
une carte l’endroit où l’enfant avait été retrouvé, puis il sortit son équipement
de randonneur, ses cartes militaires, ses topos de randonnées et ses jumelles
pour le bird watching.
Ensuite il commença à sillonner la région
autour de la carrière abandonnée ou le cadavre avait été trouvé.
Dans la carrière des alpinistes venaient
grimper. Il s’assit pour les observer, puis il en rencontra, ils bavardèrent…
Ils racontèrent qu’un de leurs copains avait trouvé un petit garçon mort mais
qu’on n’avait jamais su la suite de l’histoire. Julien alla aussi au village et
découvrit que dans le bistrot on servait un menu du jour assez simple mais avec
d’excellentes soupes.
Il en profita pour raconter qu’il travaillait
pour un éditeur de guides de randonnée et qu’il devait sillonner la région et
photographier les sites intéressants.
Petit à petit des mécontents lui dirent que
malheureusement il y avait un grand domaine dont l’accès était interdit parce
qu’il avait été racheté et transformé en chasse privée. Donc c’était dangereux
à cause des chasseurs en période de chasse mais en dehors de la période de
chasse l’entrée était interdite pour ne pas déranger le gibier… Le château
était fermé depuis des années et ne servait plus que pour certaines fêtes
privées. On voyait des grosses bagnoles qui venaient passer des week-ends, mais
c’est tout…
-“Tiens - dit Julien qui était devenu un
habitué du bistrot - quand il y a une fois une de ces fêtes, vous ne voulez pas
m’avertir ?… Qui sait c’est peut-être la garçonnière d’une grande star du
cinéma… ”
Les grimpeurs aussi ronchonnèrent parce qu’ils
n’avaient plus accès à un massif de rochers qu’ils avaient fréquenté parce que justement
bien exposés vers le sud, en hiver, c’était agréable. Les pécheurs eux aussi se
plaignirent que depuis le nouveau proprio ils n’avaient plus le droit de
remonter la rivière à travers le parc…
-“Oui mais enfin – finit pas dire Julien - si
la plupart du temps le château est fermé ils ne peuvent pas savoir que vous
allez y chercher des champignons ou cueillir des fraises sauvages…”
-“Non, non, répondit le tenancier du bistrot,
ils ont un garde-chasse qui habite dans la dépendance et qui patrouille, mais
ce n’est pas quelqu’un du village, on ne le voit jamais…”
-“Ah bon - se dit Julien- c’est ce garde-chasse
que je dois trouver.” et un beau matin, jumelles et appareil photo en bandoulière
il pénétra dans le bois, arriva le long du mur du parc et se mit à le suivre.
Mais il n’eut pas à marcher longtemps avant d’entendre aboyer des chiens et
voir arriver un énorme bonhomme avec un fusil sur l’épaule…
-“Bonjour- dit Julien d’un air enjoué – vous
tombez à pic! Vous connaissez la population ornithologique de cette forêt?”
-“Monsieur – répondit le garde chasse –
l’accès du domaine est strictement interdit, vous êtes dans une propriété
privée et je vous demande de la quitter immédiatement.”
-“Ah bon? je ne savais pas… je viens de loin,
mon guide signale dans la région des rochers dans lesquels nidifient des
tichodromes échelette … ce sont des oiseaux si rares…“
-“Les rochers sont tout aussi interdits,
veuillez me suivre s’il vous plait.”
-“Et vous ne voudriez pas me conduire jusqu’à
ces rochers, sous votre surveillance je ne risque pas de faire quelque chose de
mal….”
-“Non monsieur, j’ai des consignes, je dois
les respecter et vous aussi.”
Puis Julien ralentit son pas et finit par dire
-“Monsieur, je m’excuse, mais je crois que
j’ai une épine dans ma chaussure, vous permettez un instant.” Puis il s’asseye
par terre et se mit à ôter sa chaussure, sa chaussette et passer en revue
chaque orteil, tout en continuant à bavarder avec le garde-chasse qui pensa
avoir à faire au dernier des imbéciles citadins qui n’avait jamais mis les
pieds dans un bois et faisait de l’esbroufe…
-“Voyez-vous - dit Julien - je n’ai pas
l’habitude de marcher dans un bois, d’habitude je fais du bird watching dans le
parc en ville, c’est un peu différent, mais au club on a parlé de ces drôles
d’oiseaux alors j’aurais bien aimé pouvoir montrer des photos … vous comprenez,
devant les copains… ça valorise…”
De fil en aiguille Julien allongea la
conversation dans le registre du nigaud. Le garde-chasse comprit que ça allait
prendre du temps et qu’il valait mieux reconduire ce crétin jusqu’à la sortie
et gentiment de façon à être certain qu’il ne revienne pas embêter son monde .
-“Ecoutez – finit par dire le garde-chasse –
pour sortir du domaine nous passons pas loin des fameux rochers, vous pouvez
regarder mais pas de photos car si mes patrons viennent à le savoir moi je
perds ma place.”
Ils marchèrent en bavardant.
-“Mais enfin – insista Julien – quelle idée
ont ces gens de venir s’enterrer ici pour passer des week-ends… c’est des
réunions d’affaires ou quoi?”
-“Non, non – répondit le garde, ils viennent
en famille, quand ils passent on voit leurs enfants dans les voitures, mais c’est
vraiment des gens des villes, ils ne laissent jamais jouer leurs gosses dans le
parc de peur qu’ils se salissent… “
Puis ils marchèrent et passèrent devant des
rochers qui ne payaient pas de mine.
-“Oh, - dit Julien - ce n’est que ça… si
j’avais su je ne serais pas venu de si loin pour si peu…”
Ils arrivèrent à la route, au fond on voyait
la grille fermée du parc et à l’autre bout l’embranchement vers la grand-route…
Ils se quittèrent l’un en s’assurant que
l’autre ne reviendrait pas et l’autre en assurant qu’il n’avait aucune envie de
revenir.
-“Eh bien Julien, je vous vois soucieux ce
matin ?” lui dit son directeur en le voyant entrer au bureaux le lendemain
matin.
-“Vous avez un moment…” demanda Julien en
entrant dans le bureau du directeur et en fermant la porte derrière lui.
-“Vous savez l’affaire du p’tit gamin… j’ai
une drôle de sensation… j’ai bien peur qu’on soit sur un gros morceau…”
Et puis il raconta ce qu’il avait appris la
veille.
-“Hm Hm - dit le directeur – ça mérite de la
prudence… vous pensez à quoi au juste?”
-“Ben ça me rappelle ces histoire de pédophile
en Belgique, vous vous souvenez de cette affaire Dutroux et de cette affaire de
“ballets roses” avec des mélanges de
pédophilie, orgies, personnes haut
placées et tout ce sale mic mac… “
-“Oui mais bon on n’a jamais su ce qu’il en
était…ne nous emballons pas…”
-“Et surtout n’en parlons à personne… parce
que si c’est pas ça, ça pourrait nous coûter cher en diffamation et si c’est
ça, ça nous coûtera encore plus cher si nous osons nous attaquer à plus forts
que nous…”
-“Il faut commencer par savoir qui participe
aux week-ends…”
-“Et à la grand-mère du p’tit qu’est-ce qu’on
dit?”
-“Pour l’instant rien…”
Quelques jours plus tard le patron du bistro
appela Julien sur son portable pour lui dire qu’un fourgon était entré dans le
parc et ressorti deux heures plus tard, que peut-être ils préparaient une fête…
Julien prit son matériel avec son sac de bivouac
et son appareil photo avec télescope et alla s’installer un observatoire dans
le bois, bien camouflé et en face de l’embranchement qui depuis la grand-route
conduisait à la grille du parc.
Il ne fallait plus qu’attendre le vendredi soir.
Vers 20h, des voitures commencèrent à arriver,
des grosses cylindrées, il faisait trop sombre pour voir les plaques d’immatriculation
à œil nu mais avec les jumelles à vision nocturne il put prendre note et avec
son appareil photo super pro il réussit à les photographier… Ils arrivèrent
jusqu’à tard dans la nuit. Puis plus rien, pas de fenêtres éclairées, pas de
bruits, rien, la grille fermée et le château aussi désert que d’habitude.
Samedi, rien. Le dimanche soir même scénario
que le vendredi mais en sens contraire. Comme s’il ne s’y était rien passé.
Julien rentra au bureau et, avec son
directeur, ils analysèrent les voitures, les numéros des plaques, les noms des
propriétaires… des personnes haut placées dans les affaires et dans la
politique, mais dont l’âge ne supposait certainement pas d’voir “des enfants”…
-“Et maintenant on fait quoi?
-“On comprend pourquoi l’enquête piétine… et
si l’enquête officielle piétine c’est qu’on la fait piétiner…”
-“Donc, même si nous sortons avec nos
documents mais sans aucune preuve concrète, on va seulement s’attirer un tas de
gros ennuis et pour nous, uniquement…”
-“Il faut parler avec la grand-mère,
demandez-lui de venir jusqu’ici…”
Quand Susanne arriva, ils lui expliquèrent la
situation,
-“Et pour quelle raison a-t-on trouvé le
cadavre dans cette carrière?”
-“On ne sait pas, peut-être a-t-il pu
s’échapper et s’est-il accidenté pendant sa fuite… ensuite, vous savez…”
-“Oui je sais, les animaux sauvages s’occupent
des cadavres, les renards, les sangliers…”
-“Que voulez vous que nous fassions…”
-“Je ne sais pas, je vais aller sonder au commissariat…
puis je repasse chez vous…”
Susanne alla au commissariat.
-“Ah, votre affaire… ce n’est plus nous qui
nous en occupons, le dossier a été transféré…”
Susanne alla dans les autres bureaux
-“Ah, votre affaire… non cela ne va pas vite,
cela ne va jamais vite… mais l’affaire n’est pas classée … d’ailleurs, à la fin
de l’année je prends ma retraite, mais je communiquerai l’entièreté du dossier
à mon successeur qui ne manquera pas de vous tenir au courant…”
Un soir le policier Armand passa en promenant
son chien Tony et Susanne alla à leur rencontre.
-“Bonsoir Armand, vous allez bien? Et Tony,
toujours aussi gourmand…”
-“Et vous Susanne?”
-“Eh bien je suis passée au commissariat, j’ai
parlé avec plusieurs personnes, ils m’ont envoyée dans d’autres bureaux et
somme tout j’en ai retiré l’impression que l’enquête stagne parce que en haut
lieu on la fait stagner…”
-“C’est aussi ce que nous pensons - répondit
Armand - je n’osais pas vous en parler car c’est une situation délicate, mais
puisque vous êtes au courant…”
-“Voilà – dit Susanne en retournant dans les
bureaux de Security – l’affaire n’est pas encore classée, mais c’est tout
comme…”
-“Si notre hypothèse est la bonne, l’affaire
ne sera pas classée mais enlisée…”
-“J’ai lu sur Internet que chaque année il y a
des centaines d’enfants qui disparaissent et qu’on ne retrouve jamais… et on ne
sait rien faire…”
-“Du moins nous ne savons rien faire car nous
n’avons pas la possibilité d’intervenir en haut lieu.”
-“Faire un bordel dans les médias?”
-“Vous avez de solides appuis politiques? Si
vous n’en avez pas, ou bien les médias ne feront rien ou bien on les fera taire
ou bien on vous fera taire…”
-“Récapitulons – dit Susanne - nous nous
trouvons dans un cul de sac, la seule chose que nous pouvons faire c’est
supposer que ça c’est passé comme ça…”
Tout le monde fut d’accord, elle régla ses
dettes et ils se contacteraient s’il y avait du nouveau..
Susanne
reprit son jardinage qui lui permettait de penser tranquillement. Puis un soir
elle invita sa fille et son gendre.
-“Voilà -
leur dit-elle – je vais changer mon mode de vie, je finis par m’embêter
et pour le peu d’années qu’il me reste à vivre, j’ai décidé de faire autre
chose.”
-“Ah bon? – répondit sa fille alarmée – et tu
veux faire quoi?”
-“Puisque Philippe n’est plus là nous ne
devons plus penser ni à ses études, ni à son avenir. Quand nous aurons pensé à
votre avenir, nous aurons fait le tour de la question… Combien vous manque-t-il
pour rembourser l’hypothèque de votre maison? Vous arrivez au bout… et vos
pensions? Assurées, somme toute vous êtes dans une situation confortable et
après vous les mouches…”
-“Mais enfin maman, en voilà un langage, où veux-tu
en venir?”
-“J’ai décidé que je vends mon appartement.
Emportez tout ce qui vous intéresse, offrez ce qui ne vous intéresse pas à vos
amis, donnez les livres à la bibliothèque et les instruments à l’école de musique, faites une brocante,
n’importe quoi mais videz cet appartement que je puisse le vendre. Je ne veux
rien garder, je veux voyager, et quand je reviendrai je serai assez vieille
pour aller au home où on n’a plus besoin de rien…”
Jacques prit un air navré et Lucille s’apprêta
à protester.
-“J’ai réfléchi à notre situation et ma
décision me parait tout à fait raisonnable. Je ne suis pas encore trop vieille
pour voyager, les voyages me distrairont plus que tout ce fourbi qui ne fait
que me rappeler des souvenirs les uns plus tristes que les autres. Croyez-moi,
ma décision est une sage décision”.
Ensuite Susanne reprit dans sa bibliothèque le
livre “Dossier K” de Jef Geeraerts
qu’elle avait lu il y avait très longtemps et qui racontait une histoire de
mafia albanaise.
Puis elle téléphona au presbytère pour
demander un rendez-vous avec le curé.
-“Tu veux venir un soir chez moi ou tu
préfères que je vienne chez toi?”
-“Je passe chez toi, ton vin de messe me
plaisait quand nous étions jeunes…”
-“Voilà – dit Susanne après les banalités de
convenance - j’ai un renseignement à te demander, toi qui connais notre ville
comme ta poche.”
-“J’écoute?”
-“Sais-tu où se trouve le QG du quartier des
Albanais?”
-“Les Albanais? Qu’est-ce qui t’intéresse chez
ces gens-là?”
-“J’ai décidé de voyager et je vais commencer
par descendre la côte depuis l’Italie,
Croatie, Monténégro, Albanie, Grèce… Je n’y suis jamais allée, sur
Internet ça m’a l’air magnifique…”
-“Mais tu pars avec une agence de voyage…”
-“Non, avec mon sac à dos et en train… comme
ça au p’tit bonheur la chance… ça va me rajeunir… Alors je cherche à rencontrer
des albanais pour me préparer un point de chute à mi chemin…”
Puis ils parlèrent de la Grèce et de quand ils
avaient étudié le Nouveau Testament en grec, ensemble, au temps de leurs années
idéalistes…
Puis, quand Susanne eut reçu les renseignements
qu’elle cherchait elle rentra chez elle.
Un soir elle sortit de sa garde-robe son vieux
blouson de montagne de la Fila qui avait été à la mode quand elle avait 30 ans.
Elle enfila un jeans, un T-shirt, ses baskettes, releva le col de son blouson
prit sa voiture et se rendit en banlieue, gara sa voiture sous un réverbère et
se dirigea vers un restaurant qu’elle avait repéré en passant et qu’elle savait
être tenu par une famille albanaise.
Quand elle y fut retournée plusieurs fois, les
propriétaires commencèrent à engager la conversation et de fil en aiguille il
se créa une ambiance de confiance jusqu’a ce qu’un soir elle demanda au patron
de pouvoir parler avec lui en privé.
Elle lui expliqua ses projets, dit qu’elle
avait besoin de son aide et qu’elle aurait payé son dû et qu’elle n’était pas
pressée pourvu que lentement mais sûrement on arrivât à son but. En attendant
elle voulait voyager et se trouver un endroit où passer l’été sur la côte
albanaise.
Le patron fronça ses sourcils, et appela son
cousin et ils discutèrent longtemps.
Puis ils se revirent, aussi avec d’autres
personnes.
Puis un jour une agence immobilière gérée par
une famille albanaise mit une grande pancarte devant la maison de Susanne avec
écrit en rouge “à vendre”
La même semaine Susanne prit son sac à dos, sa
carte bancaire et le train en laissant
sa fille et son gendre perplexes mais impuissants.
Susanne envoya des cartes postales tout au
long de son périple.
Personne ne fit attention à ce fait divers
d’un magnat de la presse qui périt dans
la mer adriatique suite à l’incendie de son yacht.
Il y eut aussi un directeur de banque dont le
parapente s’entortilla et qui précipita au sol .
Un ministre qui rata un virage dans les Alpes
ça, ça fit plus de bruit, mais que voulez-vous…
il y avait déjà eu un ministre qui s’était tué en ski… être ministre ne
vous met pas à l’abri de certaines fatalités.
Quand les noms des accidentés commencèrent à
ressembler à une liste, il n’y eut que Julien qui se posa des questions et
entre autres “qui sera le suivant?”
Et les suivants suivirent, très lentement mais inexorablement, l’un après
l’autre, chacun son tour…
Aux dernières nouvelles, Susanne avait envoyé
une carte postale de Leh où elle séjournait dans un monastère tibétain.
Tiens et autre chose : quand le château
de la Harde –Mélèze avait brûlé on avait
parlé d’un court circuit mais en fait on n’avait jamais su la cause exacte de
l’incendie car les dégâts était tels qu’il ne resta plus qu’à raser les
décombres au bulldozer avant d’y décider un reboisement de châtaigners.
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J’ai écrit ce récit en pensant à tous ceux qui
refusent l’hypocrisie des « vous n’aurez pas ma haine », à ceux qui
osent accuser les criminels, aux parents dont l’enfant a tout simplement
« disparu » , aux parents de Maëlys, mais aussi aux policiers qui
sont confrontés en première ligne avec l’horreur et ceux qui se battent sans
avoir les coudées franches, je pense aussi l’inspecteur en chef Peter De Waele
qui s’est battu pendant 15 ans contre la pédocriminalité.
Je pense aussi aux victimes de la
pédocriminalité qui trainent leur souffrance pendant toute leur vie, en
silence.
Anne Lauwaert
Anne Lauwaert
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