Un vrai poème
en prose…
L’auteur (Anne Lauwaert) parait être un écrivain de talent… Vous aurez plaisir à
lire ce texte.
Amitiés – Guy Attal
« Vous qui passez sans me voir »…
Ils sont des
millions à passer à toute allure juste au-delà de la clôture, comme des fous,
direction nord sud et puis ils remontent l’autoroute direction sud nord. De
l’autre côté, à 500m à vol d’oiseau la foule se précipite au rythme de sa
boulimie proportionnée aux dimensions du centre commercial. Autour c’est zone
industrielle avec ses bruit, ses camions, son va et viens, ses dancings. A
quelques kilomètres, Lugano et son élégante via Nassa, c’est aussi le carrefour
des trafics genre Pizza Connection ou Ticino Gate, les bureaux d’ Al Taqwa
apparentés, dit-on, à Al Qaeda, la gestion des affaires des Marcos ou Saddam
Hussain, ses trafiquants de drogue, ses valises de billets qui passent au
blanchissage… business is business.
Le lac, les
montagnes, le ciel bleu et le soleil, le secret bancaire, la frontière, mais
tout très clean, cool, BCBG, pas piqué des vers non plus, comme l’explique
Paolo Fusi dans son livre « Il cassiere di Saddam ». Dans ce chaos, suspendus à
leur portable, obnubilés par « leurs œuvres perverses, les hommes courent
haletants »…
Ici, par
contre, dans ce petit carré de terre de 50 m de coté qui gît caché au bout d’un
chemin défoncé, derrière ses murs négligés et ses grillages rouillés, c’est le
silence, la paix. Dans la partie de gauche les herbes folles et les lierres ont
tout envahi. Par contre le long des escaliers qui descendent vers l’allée
principale s’alignent les stèles de marbre, les étoiles de David en granit, les
pierres tombales sur lesquelles sont gravées les mains qui bénissent, les menoras,
les noms en caractères latins. Peu de noms tessinois, surtout des noms
étrangers et ceux écrits en caractères hébreux sont encore plus étrangers car
je ne puis les lire, ce qui est bien frustrant.
La première fois que je suis venue ici en suivant les indications de mon ami
Elio, j’ai eu des difficultés à trouver l’endroit mais quand je suis descendue
au milieu des tombes, je me suis souvenue d’une phrase de Toone qui en jouant
avec ses marionnettes La Passion de
Michel de Ghelderode, dit en bruxellois : « Allé Smauske, pakt a bottinne »
(Allez Petit Juif, empoigne tes godasses…).
Peut-être parce que moi aussi « mes souliers ont beaucoup voyagé »… je me suis
sentie entourée d’amis comme le Dr. Isi Kahn Köln Berlin Holland der besten
einer und seine ehefrau, le Dr. Med. Joseph Solowiejczyk 14.IV.1902 Varsovie –
29.IX. 1948 Lugano – Ils viennent de partout: Alexandrie, Kiew, Muenchen,
Budapest, Hamburg, Lwow, Sao Paulo. Il y a aussi Madame Ryfka née Rosenstein et
décédée Rosenblatt. Il y a les Rosen, Rosenbaum et Rosenthal, Weinsaft e
Zuckerberg, les Katz, Wolff et Löwy… Madame Herta Weiss. Monsieur Roland Waïss vient du Caire. Madame Fanny
Freedman relict of the late Elkan Freedman dearest mother of Cynthia de
Picciotto and Delia Livingstone de Leeds. Madame Dora Acco vient d’Istambul tandis que
monsieur Nissim, le philosophe, vient de Constantinople. Quelle poésie dans le
nom de Rivka Perla Blum. Francis George Spencer était-il Lord ? Monsieur
Leopold David est honoré par un monument imposant, par contre dans un carré
déformé, creusé à même une dalle de granit il n’y a plus que quelques lettres
en cuivre éparpillées parmi les feuilles mortes au gré du temps qui passe…
Comment peut-on s’appeler Lustig et quand même être mort…
Quelle est l’histoire de toutes ces vies qui, des quatre coins de l’horizon,
ont convergé vers ce petit enclos solitaire pour y partager l’infini du repos
éternel ?… Quel étrange dessein… Je pense aux danses macabres des cathédrales.
Ici c’est plutôt un salon paisible, où l’on cause, un lieu où souffle l’esprit,
où aimer les morts est plus facile qu’aimer les vivants. « C’est une erreur –
dit Elio – ils sont morts, il faut les laisser reposer dans leur silence. »
Oui, sans doute, bien qu’une méditation parmi les morts puisse aider à mieux
aimer les vivants… peut-être aussi parce qu’ils communiquent la paix dont nous
avons tant besoin pour pouvoir affronter le brouhaha et le tohu-bohu de la vie.
Les tombes les plus anciennes datent de 1919. Monsieur Salomon était à Lugano
avec sa femme qui mourut à l’improviste. Il acheta un bout de terrain à Noranco
qui alors n’était qu’une campagne où vivaient quelques paysans avec leurs
vaches, en fit don à la communauté et y enterra son épouse. Il paraît
qu’auparavant on portait les dépouilles juives à dos d’âne jusqu’au Monte
Boglia, loin des « gentils »…
Il y avait des juifs au Tessin bien avant, mais personne n’est allé fouiller
les archives pour écrire leur histoire. Aujourd’hui, dans la communauté, il n’y
a plus qu’une vingtaine de familles dont 15 à 20 % sont séfarades comme les
Obersì – Dana – Bekhor – Benesra – Cohen – Chocron. Mais il y a aussi des
séfarades qui se sont « askenasiés »… perdant ainsi leurs belles et
pittoresques traditions du Sud.
Depuis 1956, Lugano a une petite synagogue très discrète, sobre, pour ne pas
dire spartiate. « Elle a été voulue non pas pour son apparence, mais pour sa
consistance -dit Elio – C’est un lieu où l’on travaille, où l’on étudie, où
l’on prie…aussi… On y prie même beaucoup, matin et soir, depuis au moins trois
générations et toujours avec ce quorum d’au moins dix personnes nécessaires
pour faire un minianne» Quelque fois on croise un de ses membres chassid, qui,
camouflé sous son chapeau et son costume noir, circule sans lever les yeux,
sans regarder où il va e esquive les obstacles comme s’il était téléguidé. J’ai
envie de lui faire un croche pied pour voir s’il va se fâcher, s’il va me
donner l’occasion de m’excuser ou seulement de croiser son regard, mais sans
doute s’en irait-il sans sourciller. Alors pour les public relation c’est Elio
qui est on duty. Lui il n’a pas de complexes, il se dit lui-même
exhibitionniste, mais ce n’est qu’une façade : à peine soulève-t-on un pan de
l’humour qui lui permet de m’inviter à la sin-à-gogo, voilà que ses sourcils se
froncent car derrière ses grandes lunettes rondes, il prend les choses très au
sérieux, sans se prendre au sérieux soi-même.
La petite synagogue reçoit régulièrement la visite de personnages importants
comme le professeur Vittorio Dan Segré (Storia di un ebreo fortunato) ou, il y
a quelques semaines, ce chassid au physique parfait du rôle, à la barbe noire
et aux boucles ondoyantes sous son talith e qui n’était autre que le grand
musicologue, compositeur, chef d’orchestre americano israélien du nom de Gideon
Lewensohn…
Il y a d’autre juifs dans le Tessin, mais ils vivent dilués dans les 350 000
habitants, sans compter ceux qui au fil des siècles se sont fondus dans le
paysage, la langue, les traditions locales. Quelle est l’origine des Sciaroni,
Ghidoni ou Gorrieri? Bien sûr dans l’annuaire du téléphone il y a des Cohen,
des Levi et des Levine et même des Amato et Amado, des Palombo, Palomba et
Palombi, des Ben Haïm et des Rahmani… Mais il faudrait un autre chapitre pour
parler des « Juifs du Tessin »… et, cela à condition de réussir à franchir le
seuil de la privacy bien légitime.
Dans la petite communauté de Lugano, il y a peu de jeunes car, ou bien ils ont
dû s’insérer dans le rythme de la « vie moderne », ou bien ils ont émigré vers
de plus grandes villes ou même en Israël. Cependant à l’improviste je rencontre
à la synagogue un groupe de jeunes qui viennent de Seattle. Ils campent ici à
la bonne franquette et entre deux fous rires se plongent dans l’étude des
livres qui tapissent les murs du rez-de-chaussée qui sert à la fois de salle
d’études, de bibliothèque et de salle de prières pour les jours « normaux ».
Quelque fois, pour la prière, le quorum des 10 est difficile à atteindre. On ne
se souvient pas du dernier mariage, les bar mitzva sont rares et chaque décès
est un départ de trop.
Mais les voies du Seigneur sont impénétrables et la petite communauté de la via
Maderno suit son petit bonhomme de chemin, imperturbable comme ce grain de sel
qui à lui seul suffit à donner sa saveur au pain.
Merci à Elio
Bollag pour la visite guidée dans ce monde qui n’est pas aussi petit qu’il
semble.
Anne Lauwaert
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