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En montagne : Le Grimpeur Maudit

La documentation iconographique ainsi que le palmarès des voies de montagne de Claudio Barbier se trouvent sur le site : www.claudiobarbier.be

En 2011 il a été tiré de cet ouvrage 200 exemplaires  numérotés de 1 à 200.
Numéro ISBN    978 88 906297 0 9
Une version ultérieure et corrigée de ce texte a été publiée chez Tatamis et est disponible sur Amazon.

Aux premières heures de ce jour Johnny Hallyday est décédé. C’est un autre chapitre de la vie de Claudio qui se termine, une boucle qui se ferme.
Ajouter ce texte dans ce site c’est comme ranger un dossier dans un classeur : le mettre de côté… essayer de m’en détacher encore un peu plus, de m’en libérer un peu plus…  C’est aussi mettre le texte à disposition des amis du bout du monde de la francophonie, qui n’ont pas accès aux « versions papier ».

Loco, le 6 décembre 2017. 
                                                                   
As slow our ship her foamy track
Against the wind was cleaving,
Her trembling pennant still look’d back To that dear isle 'twas leaving. So loth we part from all we love,
From all the links that bind us;
So turn our hearts, where’er we rove, To those we've left behind us!
When round the bowl of vanish’d years We talk, with joyous seeming, -- With smiles, that might as well be tears, So faint, so sad their beaming;
While memory brings us back again
Each early tie that twined us,
Oh, sweet's the cup that circles then To those we've left behind us!
And when, in other climes, we meet Some isle or vale enchanting,
Where all looks flowery, wild, and sweet,
And nought but love is wanting;
We think how great had been our bliss If Heaven had but assign’d us
To live and die in scenes like this, With some we've left behind us!
As travelers oft look back, at eve,
When eastward darkly going,
To gaze upon that light they leave
Still faint behind them glowing, -- So, when the close of pleasure's day
To gloom hath near consign’d us,
We turn to catch one fading ray Of joy that's left behind us.
Thomas Moore

I -  jusqu’en juillet 1976

Le jour où je compris que le mariage est une erreur, j’avais vingt-deux ans, un enfant de six mois, étais enceinte de trois et n’avais pas de diplôme au-delà du Lycée Latin-Math.
Il fallait faire quelque chose, à commencer par attendre patiemment que les enfants puissent aller à l’école maternelle et que je puisse reprendre des études. Ensuite vinrent trois années à temps plein : école, stages, maison, enfants, famille, étudier la nuit... Pendant la dernière ligne droite, c.-à-d. les vacances de Pâques avant les examens de fin d’études, le temps fut splendide et je dus m’enfermer  derrière les persiennes abaissées pour me forcer à étudier et ne pas céder à la tentation de profiter du soleil. Cela en valait la peine : j’allais obtenir un diplôme et nous allions partir pour un mois de vacances dans le Valais. J’obtins un excellent résultat. J’étais euphorique quand nous partîmes pour Val d’Illiez.

Le soir de notre arrivée j’eus un peu mal à la tête et un peu de fièvre… Le lendemain j’eus une forte fièvre et après quelques jours le médecin m’annonça une pneumonie virale… Je passai tout le mois dans mon lit derrière des volets clos car je ne supportais pas la lumière. La veille de notre retour vers la Belgique, le médecin me dit:
-“ Avec les virus c’est comme ça: ou bien le patient est plus fort que le virus et c’est le virus qui meurt; ou bien  le virus est plus fort que le patient et c’est le patient qui meurt. Dans le cas qui nous concerne,  vous avez été plus forte que le virus”… C’était aussi simple que ça…
Cette expérience devint capitale pour le restant de ma vie. J’avais bel et bien failli mourir, si jeune et de façon si absurde. Contre ce minuscule agresseur invisible je n’avais rien su faire… C’était bouleversant!

J’allais avoir trente ans et jusqu’ici qu’avais-je fait? J’avais failli mourir avant d’avoir fait autre chose que me plier aux exigences des autres: l’autorité de mon père, l’école, le mariage, la maternité, mais moi, pour moi? Rien. Ma vie avait été décidée et commandée par d’autres. J’avais risqué de mourir sans avoir vécu pour moi. Ce fut une constatation très dure qui me poussa à décider que désormais j’allais vivre ma vie, moi-même.

Ma voie n’allait pas être une route de plaine bien droite et prévisible mais un sentier de montagne dont on ne devine que quelques mètres enfouis sous les feuilles de hêtres qui cachent aussi les racines sur lesquelles trébucher ou des pierres qui basculent à l’improviste quand on pose le pied dessus. Ce sont des chemins auxquels il faut s’habituer car à tout instant c’est la panique parce qu’on ne voit plus où on est et on se croit égaré. Il faut marcher jusqu’où on voit, ensuite on découvre un nouveau bout et puis encore quelques mètres. C’est une façon de marcher difficile et fatigante surtout parce qu’il faut apprendre à faire confiance au chemin et à soi-même.

L’année de mon diplôme mes vacances en montagne étaient donc complètement ratées et cela ne fit qu’exacerber ma soif de sommets. J’avais lu les classiques de la littérature alpine: Frison-Roche, Terray, Desmaison…
En rentrant en Belgique je cherchai s’il y avait un club alpin. Je le trouvai dans l’annuaire du téléphone. Je demandai s’il y avait moyen de faire, en Belgique, quelque chose qui fut en rapport avec la montagne et la personne me répondit: -“ Mais bien sûr, Madame, il suffit d’aller à Freyr pendant le week-end, vous y trouverez le bistrot « Le Chamonix » et quelqu’un pour vous emmener dans les rochers.”
C’était aussi simple que ça…

Jusqu’à vingt-cinq ans je n’avais jamais vu de montagne, ou du moins je n’y avais jamais prêté attention.  En Afrique j’avais vu les Drakensbergen et les montagnes de Cape Town. En allant en Espagne nous avions traversé les Pyrénées. J’avais vu, mais je n’avais pas regardé.
En 1971, j’eus l’occasion d’aller dans le Valais, presque malgré moi. La Suisse était le dernier endroit au monde où j’aurais imaginé de passer des vacances mais quand les montagnes commencèrent à apparaître, les Diablerets et surtout les Dents du Midi… je restai bouche bée, incapable de parler, je tombai en extase, la passion avait éclaté… À partir de ce moment je n’eus plus qu’une idée en tête : aller là-haut…

Quand, le 9 février 1975, j’allai pour la première fois à Freyr, le Club Alpin Belge avait déjà cent ans d’histoire à son actif, de traditions et de personnages folkloriques, joviaux et excentriques.
Les premiers clous avaient été forgés, même au Château de Laeken et le premier mur d’escalade est sans doute celui de 6m et haut et 15m de long que le roi Albert I avait fait construire  en 1905 dans le parc du château de Stuyvenberg.
Dans les années 30, Xavier de Grunne avait fait arriver des cordes de chanvre de l’Alpine Club et des espadrilles et  mousquetons des Dolomites.
À l’origine l’alpinisme belge appartenait à « l’élite » qui non seulement avait les moyens de voyager et de s’offrir des vacances, mais aussi la culture nécessaire à la compréhension et à l’amour de la montagne.

Une pente interminable monte vers Freyr,  à droite c’est la forêt, à gauche des champs et enfin, au milieu d’un grand parking, une petite maison à toit pointu: “Le Chamonix” avec sa porte vitrée, dure à ouvrir et deux grandes fenêtres de part et d’autre.
 Le comptoir occupe le mur de gauche. La salle est spacieuse et claire grâce aux grandes baies vitrées. Une énorme cheminée occupe le fond. Dans le feu ouvert, un morceau de tronc d’arbre est en train de se consumer, à son aise. Des chaussettes et des godasses y sèchent. Des cordes, marteaux, pitons, chaussures, vêtements et ustensiles bizarres gisent sur et entre les chaises et les tables. Quelqu’un se balade torse nu, un autre s’essuie la sueur sous les bras avec un Tshirt sale et tous racontent, rient, blaguent. Les uns boivent, les autres mangent, des enfants jouent comme s’ils étaient chez eux, tout le monde semble se sentir chez soi.

Nous nous assoyons dans un coin et prenons un café. Enfin, timidement j’ose m’adresser au patron:
-“ Pardon monsieur, au téléphone, au bureau du CAB, on m’a dit qu’ici je trouverais quelqu’un pour me montrer ce que c’est que l’escalade…”
-“Moi, c’est François.”
-“Enchantée, moi c’est Anne.”
-“Tu as déjà grimpé?”
-“Non…”
François regarde autour de lui et puis s’adresse à un monsieur qui est assis à la table voisine et fume sa pipe en lisant un roman policier anglais.
-“ Dis donc, Joseph,  t’as pas envie d’aller faire un « Mérinos » avec Anne?” Joseph pose son livre et me regarde: -“Ouais… ça pourrait se faire…” Puis il s’adresse à moi:
-“Salut, moi c’est Joseph. Ouais, ici on se tutoie et on s’appelle par le prénom, c’est plus direct et plus rapide… Dans les rochers si on doit faire des salamalecs on s’est cassé la figure avant d’avoir fini de parler… On va pas tarder à y aller?...” On y va.
J’enfile mon vieux jeans et mes vieilles bottines Kastinger. Joseph prend une corde qui a été rouge et quelques mousquetons, me passe deux sangles jaunes en bandoulière et c’est parti…

Nous traversons la route et descendons dans le bois le long du Chemin des Pêcheurs qui nous mène sur la rive de la Meuse. Au fur et à mesure que nous descendons, les rochers apparaissent et deviennent de plus en plus hauts et impressionnants. Ils émergent de la forêt sombre et dépouillée et resplendissent très blancs dans le soleil hivernal et contre ce ciel incroyablement bleu, sans un nuage. C’est une splendide journée, agréablement tiède, pleine de promesses, d’espoir et d’émotion à la découverte de l’inconnu.
On croise des grimpeurs et Joseph leur lance:
-« Salut Albert, tu crois qu’ça ira? » comme si tout le monde  s’appelait Albert…  -«  Voilà, c’est ici qu’ça part… »
Joseph jette les anneaux de la corde par terre, puis, en commençant par un bout, il la fait glisser entre ses mains pour la démêler, ensuite, il se passe une extrémité autour de la taille fait un drôle de nœud…
Il nettoie les profils de ses grosses semelles Vibram avec une petite brosse en fer, ad hoc, qui pend parmi les mousquetons aux cordelles que lui aussi porte en bandoulière.  Il essuie ses semelles sur son pantalon… je fais de même… -“Paaardooooon…” il passe l’autre bout de la corde autour de ma taille et refait le drôle de nœud… 
-“Alors, le jeu c’est comme ça: moi je pars, quand j’arrive au relais je te dis que tu peux venir ; tu viens et tu récupères les mousquetons au passage et tu les attaches à tes sangles… Si tu glisses, y a rien qui se passe: je te tiens. La seule chose importante c’est de ne pas laisser tomber les mousquetons, ils coûtent cher et ces vauriens (il indique les autres grimpeurs qui rigolent autour de nous)  te chipent tout ce qu’ils peuvent…”

-“C’est parti!”
Joseph commence à gravir une épaule de rocher qui progressivement se redresse. Quand il rencontre le premier piton il y attache une paire de mousquetons et  fait passer la corde dans le deuxième, puis il continue. La corde glisse entre mes mains.

Les pitons sont des clous en acier qui se terminent par un œillet ou un anneau. Ils servent à être fixés dans les fissures naturelles qu’il y a dans les rochers. Comme les “trous” naturels qu’on trouve dans les rochers ont des formes variées, les clous eux aussi ont des formes variées.
Et à quoi servent ces pitons? Le premier grimpeur y attache des mousquetons dans lesquels il fait passer la corde qui relie les deux grimpeurs de façon à toujours avoir des points fixes entre eux et ainsi si l’un des deux tombe, il y a toujours au moins un point fixe pour retenir la corde et empêcher que les deux ne précipitent dans le vide.

Pendant qu’il me donne ces renseignements techniques Joseph a continué à s’élever. Quand il arrive sur une petite plateforme, il s’arrête, fait une manœuvre dont je ne comprends rien, raccourcit la corde qui est entre nous jusqu’à ce qu’elle se tende et puis il me dit: -“C’est bon, tu peux venir…”
J’y vais… quelle émotion…Le rocher n’est pas raide mais très lisse avec des petites aspérités où s’agripper avec la pointe des doigts ou bien sur lesquelles poser la pointe de la chaussure. Il y a de petits pas, de grandes enjambées et même des grands écarts. J’essaye de faire ce que Joseph a fait et ça marche… Au passage je récupère les fameux mousquetons et les suspends à mes cordelles.
Le rocher est tiède en cette fin de journée ensoleillée, il est agréable à toucher, à caresser et donne aux mains une odeur tout à fait particulière. J’arrive au premier relais. Joseph fait un nœud dans “ma” corde et m’attache le plus près possible du mousqueton de sécurité, puis il défait son assurance et me donne “sa” corde: -“Voilà, je te montrerai un autre jour comment assurer, pour aujourd’hui il suffit que tu empêches la corde de faire des nœuds, laisse la venir régulièrement…” Il reprend les mousquetons que j’ai récupérés et repart.  Nous nous élevons lentement. On ne voit plus le sentier, la Meuse coule en contrebas et sur la rive opposée s’étendent les jardins géométriques “à la française” du Château de Freyr.

Me voilà donc au pied du mur : personne ne peut grimper à ma place. Découvrir que j’en suis capable me  donne une profonde satisfaction.
C’est aussi la première fois de ma vie que je jouis d’une activité physique. C’est lent et surtout, c’est individuel. L’escalade, ça va me plaire…
La succession de marches, fissures, prises, transforme la progression en un jeu d’équilibre harmonieux sans fatigue, lentement, naturellement comme si la nature avait prévu les prises en proportion avec la longueur de mes pas.  Quand nous arrivons au sommet Joseph est satisfait:
-“ Tu es bien passée… même la « Savonnette »…”
-“ La « Savonnette »?”
-“ Tu n’as pas remarqué ce petit passage biscornu après la petite terrasse? Tu n’as pas vu comme c’est glissant?”
J’étais sans doute tellement concentrée que je n’ai rien remarqué...

Le « Mérinos » est la voie pour débutants par excellence: 100m de IIème  degré avec passages de III. Joseph m’explique encore que les voies sont classées par degré de difficulté de I à VI. Après le VI il faut employer des moyens artificiels comme les fameux « étriers » qui sont des petites échelles de cordes qu’on suspend sous le rocher pour compenser l’absence de prises naturelles. Pendant le retour vers le Chamonix nous bavardons comme si nous étions de vieux amis. 

L’escalade est un problème à la fois physique et psychique qu’il faut résoudre individuellement mais en symbiose avec un compagnon, c’est comme faire l’amour. Une intimité intense se crée : la confiance.

Après cette première expérience à Freyr,  j’y retournai chaque week-end.
Je commençai à découvrir Freyr, ses rochers, voies, anecdotes,  personnages.
Pourquoi? Qu’est ce qui me poussait? Qu’est ce qui m’attirait?
Je ne sais pas. Simplement je devais le faire…   Comme plus tard j’allais “devoir” divorcer ou partir en Suisse, au Pakistan ou en Inde. Sans pouvoir invoquer de raisons rationnelles et aussi absurde que cela puisse paraître, je devais aller grimper dans les rochers de Freyr… J’en avais envie et j’ai eu raison de faire ce dont j’avais envie.

Je commençai lentement à réorienter mon existence pour devenir de plus en plus indépendante, autonome, comme je sentais que cela devait être. 
À Freyr j’étais entourée de copains qui ne se mêlaient pas de ma vie privée et avec qui je passais de bons moments. Ils racontaient des histoires de montagnes et des blagues exhilarantes, ils discutaient de positions de clous et de cotations de passages. Même si cela me dépassait ou aurait pu paraître futile à un non initié, pour moi l’important était que l’ambiance fut fantaisiste et chaleureuse.
Mon premier but en m’adressant au Club Alpin avait été de me préparer pour aller sur le sommet des montagnes, maintenant à Freyr je découvrais aussi un vent de jeunesse et de liberté. Je découvrais cette ambiance de jeu, de canular, d’insouciance comme une adolescente qui participe aux camps de jeunes.
En fait je récupérais les joies qui avaient été volées à mon adolescence par des parents trop sévères, le pensionnat et le mariage à un âge auquel on devrait plutôt jouir des folies estudiantines que se soumettre aux contraintes bourgeoises. J’étais passée de l’enfance à l’âge adulte et à Freyr j’appris à récupérer mon adolescence.

En face du Chamonix, de l’autre côté de la route il y avait une petite construction en bois: la buvette. Jean Lecomte, un autre pionnier du CAB, vendait du matériel de montagne et y garait sa voiture qu’il avait transformée en échoppe mobile. Dès qu’il en ouvrait le coffre arrière, il en jaillissait une avalanche de chaussures, cordes et ferrailles qui attiraient les passionnés. Ils discutaient, critiquaient, essayaient, simulaient des manœuvres compliquées en l’air.
Plus loin, vers la gauche un petit sentier menait au « Plateau », le terrain de camping du CAB: une prairie sur laquelle on pouvait planter sa tente mais qui ne possédait ni clôture, ni installations sanitaires. Rien: une prairie. On y croisait une faune variée qui avait des pratiques originales comme suspendre les sachets de thé usagés aux branches des buissons pour les laisser sécher et les réutiliser par la suite…
Je n’ai pas fréquenté le refuge qui avait la réputation d’être le rendez-vous des guindailleurs.
Au début je ne dormais pas à Freyr, ce n’est que plus tard que j’allais m’y rendre du vendredi soir au dimanche soir.

Joseph campait au « Plateau », invariablement et par tous les temps. Chaleur, froid, pluie, neige, cela lui était indifférent. Il montrait un stoïcisme ou plutôt un phlegme tout à fait britannique. Le matin il sortait de sa tente comme un ours sort d’hibernation. Il cuisinait, grimpait, fumait sa pipe tout en lisant d’interminables romans policiers anglais, le tout assaisonné de jeux de mots  hermétiques. 

Le deuxième personnage que j’appris à connaître fut Maurice. Joseph et moi étions en train de descendre vers le bas des rochers quand Tchou nous cria :
-“ Salut vous deux! Vous allez où ?”
-“ On va à la « Yank ».”
-“ Je viens avec vous…”
Maurice était charmant et jouait à fond la carte de ses magnifiques yeux chinois…
-“ Ne t’y trompe pas – m’avertit Joseph- il n’est chinois qu’à moitié, du côté de son père, mais il n’a jamais mis un pied en Chine. Ce qu’il fait? Que veux-tu qu’un chinois fasse à Bruxelles, ou bien il a un restaurant, ou bien il est pédicure. Vu qu’il n’est pas capable de cuisiner… il est pédicure…Tchou: pédicure chinois, boulevard Anspach…”

Les voies dans les rochers de Freyr avaient évidemment chacune son nom. Ceux qui les avaient ouvertes, c.-à-d. parcourues pour la première fois, les avaient baptisées de noms souvent farfelus, à double sens et des seconds degrés qui méritent une véritable exégèse. Souvent ces noms étaient des contrepèteries, ces jeux de mots avec des inversions de syllabes ou de lettres qui s’accompagnent de doubles sens burlesques, si pas licencieux. Il y avait de vrais spécialistes qui inventaient les contrepèteries séance tenante et rendaient les conversations chaotiques et d’autant plus drôles que cette agilité de l’esprit était nouvelle pour moi car tout à fait étrangère à la rigidité de ma famille.
“Annapurna” devenait “Anne à part nue”, “aller à l’assaut de l’Annapurna avec François” devenait “aller à l’assaut de la pure nana avec sang froid” et naturellement “il vaut mieux tomber sur un traversin cassé que dans la traversée Cassin”… Les “il vaut mieux” ouvraient la porte aux comparaisons les plus inattendues du genre “il vaut mieux un café chaud qu’une femme froide”…   Là aussi Joseph se fit un plaisir de faire mon éducation en me citant les classiques du genre:
-“ Et comme dirait Claudio: il vaut mieux lire un bon livre que mal grimper”…   Claudio fut fort étonné le jour où je lui dis que dans l’Ancien Testament il est écrit « qu’il vaut mieux bivouaquer sur étriers plutôt que partager le hamac d’une femme irascible »… Mais oui, j’avais compris le jeu…
Les noms des voies étaient tout aussi inattendus comme par exemple “La Négresse”.
-“Claude Barbier et Jean Alzetta étaient en train d’ouvrir une voie dans le rocher qui s’appelle « La Tête du Lion » qui, à l’époque, était couvert de terre et de végétation. C’était en été, il faisait torride, ils suaient et la poussière s’incrustait dans la peau, ils étaient tous deux dégoutants et noirs. L’un suspendu dans le haut arrachait les herbes et l’autre plus bas prenait toute la poussière sur lui à tel point qu’à un certain moment Alzetta cria a Claudio “ tu es noir comme si tu avais foutu tes bras dans le trou d’cul d’une négresse”…
Ca aussi c’était Freyr: quelle jouissance pour deux fils de bonne famille, éduqués sévèrement, de pouvoir non seulement imaginer des situations qui correspondaient aussi peu  à leur environnement social, mais encore de pouvoir l’exprimer dans un vocabulaire qui n’était pas du tout le genre de la maison. -«  Il y a aussi « la vierge folle » pour « la verge molle » parce qu’on avait les « ustensiles » écrasés dans les étriers » ajouta Eddy Abts.

C’est aussi au travers de ces anecdotes que j’apprenais à connaître les personnages avant même de les avoir rencontrés.
Une autre voie de la Tête du Lion s’appelait “la Puissante Morsure” . Bernard Marnette expliqua dans l’article n°147  publié dans Ardennes et Alpes en 2006 que cette voie devait son nom au souvenir que René Duquesne avait gardé “d’une admiratrice au doux minois mais aux dents acérées”…Toujours est-il que c’était une voie facile si on partait du bon pied et si on connaissait « le truc » pour passer « le pas ». Dans le cas contraire cela devenait une vacherie.  Tchou m’emmena dans la « Puissante Morsure » et justement il ne se rappelait pas « le » truc. Par la suite chaque fois qu’on se rencontrait on se demandait:
-“Tu fais quoi?”
- “ Moi rien et toi?”
- “On se fait une puissante morsure?”  Ce petit côté surréaliste me plaisait.

Jean Lecomte avait commencé à grimper avant la guerre et était passionné de technique. Il fut le premier à remplacer les cordes de chanvre par des cordes en nylon. Il avait transformé sa maison à Boitsfort en magasin et y stockait une quantité inimaginable de matériel de montagne, spéléologie et camping. On y trouvait de tout mais il était pratiquement impossible d’y circuler entre les caisses, étagères et armoires.
-“Lecomte est trop cher.” bougonnait Claudio mais immanquablement il retournait chez Lecomte pour se faire faire les marches spéciales pour ses étriers qui eux étaient construits sur mesure en proportion avec la longueur de ses jambes et la largeur de ses pieds.
Lecomte était bizarre, Claudio ne l’était pas moins.
Quand Claudio devait s’acheter de nouvelles chaussures, qui à la fin, allaient quand même être, à nouveau, les sempiternels Terray-Saussois, c’était le drame car cela signifiait que de la paire précédente il ne subsistait plus rien. Alors il était désespéré à cause de la fin de ces merveilleuses chaussures avec lesquelles il avait fait telle ou telle voie prestigieuse. Ensuite il y avait le drame du prix, car Claudio n’avait pas le sou. Enfin il y avait le drame de devoir choisir le modèle. Des mois se passaient à discuter, lire des critiques dans les revues, aller chez Lecomte pour essayer, réfléchir, retourner… Entre temps il continuait à grimper avec ses vieilles chaussures qui étaient tellement usées que ses orteils passaient au travers du cuir et qu’il fallait rafistoler celui-ci avec des colles à l’araldite…
Lecomte connaissait le caractère extravagant de Claudio, alors, il le laissait tranquillement passer la journée dans son magasin pour faire les essayages de rigueur. Claudio mettait, enlevait, se dressait sur la pointe des pieds, restait longuement accroupi, marchait, sautait… puis le soir rentrait chez lui pour réfléchir…

Un jour, au Vieux Campeur, à Paris, Claudio se mit à grimper sur le mur pour vérifier l’adhérence des semelles. Le coin de la pièce constituait un excellent dièdre et ce qui était attaché aux murs formait d’excellentes prises… En même temps il faisait de grands gestes, des commentaires, grimaces, onomatopées… La vendeuse me regardait pour voir s’il y avait lieu de s’inquiéter ou si j’étais habituée et qu’en réalité ce cinglé fut inoffensif… 

Pire encore pour acheter un sac de couchage… Comment peut-on acheter un sac de couchage, qui coûte une fortune, sans savoir si on y dormira bien… À l’époque le « matériel de sport » n’était pas encore démocratisé et coûtait vraiment cher.  Donc avant de se décider Claudio était allé dormir chez Lecomte pour voir comment il se sentait dans les différents modèles… habillé, déshabillé, tirette ouverte ou fermée, assis sur un rebord, couché sur un tapis de camping, suspendu dans un hamac… Evidemment il faut tester le matériel avant d’être en paroi… Cela n’est pas une sinécure, c’est même souvent question de vie ou de mort… 
Lecomte comprenait cela et laissait à Claudio le temps de penser ses achats. Il faut ajouter que Claudio était extrêmement respectueux des biens d’autrui et donc il n’y avait aucun problème à lui confier la maison.

Lecomte était original. Il circulait à Freyr avec un bonnet pointu et des pantalons oranges ce qui à l’époque était nouveau. Il avait ouvert de nombreuses voies, avait un palmarès sérieux en montagne et avait déjà de son vivant  “sa” voie à Freyr: “La Lecomte”.
-“Tu sais comment il a fait, Lecomte, pour avoir sa voie? – m’expliqua Claudio en bougonnant – Simple: Lecomte a ouvert une voie et ne lui a pas donné de nom. Au début on disait “ la voie ouverte par Lecomte” et puis on abrège et on finit par dire “la Lecomte” et le tour est joué… Tu vois comment on fait pour se faire un nom…”

Autant le dire tout de suite : « bougonner, ronchonner, grommeler, marmonner, maugréer, etc.  » étaient des façons normales pour Claudio de s’exprimer...

Lecomte était célèbre pour son humour et ses canulars. L’un d’eux fut publié comme un article tout à fait sérieux par une revue tout aussi sérieuse, genre “Femme d’aujourd’hui” sous le titre “Jean Lecomte, l’alpiniste des clochers” dans lequel on expliquait, photos à l’appui,  que la profession de Lecomte était de grimper au sommet  des clochers pour y  huiler les girouettes… Il est vrai qu’il ne rechignait pas à grimper au sommet des arbres pour y poser des nichoirs pour les oiseaux et qu’il avait vraiment participé aux travaux de restauration de clochers et de poses de coqs sur leur sommet…

Un autre gag qui passa à la postérité fut l’invention de son « vistamboir ». Il s’agissait d’une énorme ventouse comme celles qu’on emploie pour déboucher les cabinets, au centre de laquelle il avait judicieusement incorporé un crochet. Donc, apparemment Lecomte franchissait les surplombs en se suspendant à une ventouse. En réalité il accrochait le crochet caché aux clous…

Michel Fagot qui n’était pas grand s’était fait fabriquer de longs crochets pour attraper les clous, il les appelait ses tisonniers. Claudio avait essayé la même technique dans ses solitaires…

Loulou et Jojo…
Quand ils étaient gamins ils avaient vu des gens qui grimpaient. Ils avaient aussi vu que ces grimpeurs employaient des cordes. Donc ils avaient couru à Namur dans un magasin qui se trouvait... rue de la Prudence… pour acheter une corde, une de ces cordes en chanvre « qui sert à lier les veaux ». Ensuite ils étaient allés à Dave et avaient attaqué les rochers. Ils s’étaient liés, mais quand le premier rencontra le premier clou, ne sachant pas ce que c’était qu’un mousqueton, il se décorda, passa sa corde dans l’œillet du clou, refit son nœud et continua… Heureusement, il y avait d’autres grimpeurs qui observèrent leur technique risquée et qui leur expliquèrent  l’utilité des mousquetons…
Les frères Didot furent les premiers Belges à parcourir la Cassin de la Cima Ovest de Lavaredo! Loulou grimpait en tête, il s’élança dans la traversée, mais quand il arriva à un point critique, pris par l’émotion et l’urgence,  il enfila son index dans l’œillet du piton au lieu d’y mettre un mousqueton… 
Il tint aussi longtemps qu’il put tenir et puis dut lâcher et partit dans un large pendule en dessous du surplomb, au-dessus de 150m de vide  et à la merci de leur vieille corde de chanvre…
Jojo était toujours présent au Chamonix portait les bretelles tricolores avec le coq de l’équipe de France de ski. De temps en temps, à l’improviste, il se lançait dans l’une des voies les plus difficiles, voir acrobatiques.  À chaque apparition d’une nouveauté technique il bougonnait:
-“ De mon temps on grimpait  pieds nus, on ne savait pas ce que c’était qu’une corde et on passait quand même du VI … »
   
Jojo et Loulou tenaient un garage. Un jour, que j’étais en partance pour les Dolomites, pour gagner du temps, je m’arrêtai chez eux pour un rapide contrôle de ma voiture. A peine avais-je repris ma route que la voiture se comporta bizarrement. A Luxembourg la voiture n’avançait plus qu’en première et je dus m’arrêter dans un autre garage.
-“ Et bien voilà madame – me dit le garagiste – pour aujourd’hui, c’est déjà trop tard, on ne peut plus rien entreprendre, demain c’est le long week-end, lundi c’est le lundi du long week-end, mardi on démonte, on voit ce qui ne va pas, on commande les pièces de rechange qui, avec un peu de chance, arriveront la semaine suivante, puis quelques jours pour remonter le tout, disons que d’ici quinze jours votre voiture devrait être réparée… Vous pouvez venir la reprendre quand vous rentrez de vacances…”
Je pris mon sac à dos et continuai mon voyage en train…  ce qui n’est pas rien: Luxembourg – Milan – Trente – Bolzano et puis les bus…
À Trente, quand je voulus monter dans le train vers Bolzano, un monsieur m’accueillit en tendant les bras devant lui comme pour me repousser ou au moins me tenir à bonne distance et me cria :
-“ Non, non, n’entrez pas dans ce wagon, ici c’est la première classe…” Moi, j’avais un billet de première classe, j’entrai quand même et me présentai en m’affublant du titre de “Dottoressa”… Les Italiens sont friands de titres. Dottoressa ce n’était déjà pas si mal, mais ensuite je me comportai de la façon la plus snob possible et quand je me mis à défroisser et à lire « The Telegraph » que la mère de Claudio avait fourré tout chiffonné dans mes godasses humides pour les faire sécher, j’entendis mes voisins se perdre en conjectures au sujet de mes longs cheveux blonds ébouriffés, mon jeans plus très frais, ma chemise à carreaux écossais, mon accent français et mon billet de première classe.  C’est aussi pendant ce voyage que j’eus l’occasion d’aller en  stop du Pordoi à Alleghe comme hôte d’une Fiat 500 “cinquecento” qui avait déjà cinq occupants…
Cette aventure n’assombrit en rien mon amitié avec Jojo qui tout simplement m’expliqua qu’il avait dévissé la mauvaise vis et que donc les fourchettes étaient tombées dans le changement de vitesse…
Malgré son apparence de dur, Jojo était un tendre. Une nuit que je dormais seule dans un des fenils qui en réalité n’était qu’un immense toit supporté par des piliers en béton et sans murs, ou les grimpeurs avaient  l’habitude de bivouaquer, Jojo arriva tard dans la nuit, le plus doucement possible pour ne pas me réveiller.  C’était une nuit froide et avant de se glisser dans son duvet il retourna à sa voiture pour prendre une couverture  et vint délicatement me couvrir. Jojo est mort, avant d’avoir pu devenir vieux… de cirrhose hépatique ?

Parmi les habitués il y avait un couple bizarre: Jean-Claude et Claudine et leurs deux petites filles qui jouaient tranquillement.  Elles passaient des genoux d’un grimpeur aux genoux d’un autre tandis que leurs parents “grimpaient comme des bêtes”… Ils avaient un palmarès de montagne impressionnant. Un jour ils rentrèrent de Chamonix tous les deux sérieusement cabossés après avoir échappé de justesse à l’éboulement d’un énorme sérac.
Ils firent aussi partie du petit groupe d’amis qui allait résister aux “outrages du temps” et cela pendant les décennies à venir.

Les gags, les canulars et les guindailles faisaient partie de Freyr. Un jour, avec tout le sérieux du monde, une cordée parcourut, rampant horizontalement, le parking du Chamonix, comme s’il avait été une paroi verticale, basculée à l’horizontale et en faisant toutes les manœuvres de cordes, pitonnant, mousquetonant, équipant tous les relais dignes d’une grosse voie de VI. 
Un jour on vit, suspendus au relais du « Pilastre », une table de terrasse et un parasol. De temps en temps apparaissaient dans les voies des panneaux de signalisation routière  et même, à la veille des élections un petit malin était allé accrocher un drapeau avec le Lion des Flandres sur le Rocher Bayard… Cela fit scandale bien que ce fut tout à fait légitime puisque le Cheval Bayard fait aussi partie du folklore flamand. Il fait sa ronde dans la ville de Termonde : “’t Ros Beyaert doet zijn ronde in de stad van Dendermonde…” et il a sa statue  place Desmet de Nayer à Gent en face de la maison, au n°5,  dans laquelle les Barbier avaient habité.  Claudio adorait cette formidable statue.

Pour  l’Histoire du CAB et ses innombrables anecdotes, il faut lire le livre de Jacques Borlée « de Freyr à l’Himalaya » .

Le Chamonix était un petit monde extraordinaire.
Pour taquiner les gérants, François et Simone,  nous parlions de bistrot, gargote, caboulot, bouiboui… mais c’était un endroit merveilleux que nous aimions sans doute plus que notre propre domicile. Il faut bien dire que nous étions tous, des sans abris du cœur et qu’au Chamonix nous trouvions un refuge, la compréhension, l’affection, du baume pour nos chagrins et du sparadrap pour nos écorchures.
François travaillait dans une grosse boîte à Bruxelles et faisait la navette quotidiennement. Sa mère était italienne et il papotait souvent avec Claudio en italien.
Simone était une maîtresse femme, énergique et cordiale qui gérait avec autorité, non seulement le monde farfelu des alpinistes, mais aussi le restaurant, son mari et ses trois enfants. Un jour apparut aussi un très jeune chien. François disait que c’était un Labrador. Tiki prétendait que c’était un Labrador du Tibet. On le baptisa “Piton” et il ne se priva pas de mâchonner le cuir de nos godasses, bondir à l’improviste d’en dessous d’une chaise pour mordre dans nos mollets et voler les steaks dans la cuisine… Il fut  le premier chien à se pavaner avec un collier et une laisse en vraie corde de montagne griffée Joanny…
 
Au Chamonix on faisait d’interminables queues pour aller à la toilette car il n’y en avait qu’une seule. Tout le monde allait aussi à l’unique lavabo pour se rafraîchir après une voie: on s’éclaboussait la figure, les aisselles, quelquefois le torse et en même temps, les murs et les passants. A la fin de la journée une trainée gluante se répandait dans le restaurant comme le delta d’un fleuve charriant la boue qui se libérait progressivement des profils dentés de nos semelles Vibram…

Vers huit heures du matin François ouvrait le restaurant et servait le petitdéjeuner. Immanquablement un des habitués était déjà descendu à Falmignoul pour y prendre les croissants et les pistolets encore chauds. Tout le monde rouspétait quand il fallait se contenter de pain normal… Un dimanche matin sans pistolets? Pénible!
Claudio ne manquait pas une occasion de rouspéter mais il était aussi le premier à rendre service en allant chez le boulanger « au bénéfice de tous ».
Il se préparait de formidables petits déjeuners avec du miel de la Maison du Miel de la rue du Midi, des confitures de chez Fortnum and Mason ou Fauchon et du beurre d’Echiré que sa mère allait acheter spécialement pour lui chez Langendries, rue de la Fourche. Pas que ce beurre eût un gout spécial mais il était présenté dans un beau petit panier fait de fines lamelles de bois tressées. Son  nom  stimulait l’imagination: le beurre des vaches d’Echiré devenait du beurre des vaches déchirées. Cela aurait été un beau nom de voie… La postérité aurait eu bien du mal à deviner de quel surréalisme provenaient les vaches déchirées… Jérôme Bosch ou René Magritte  auraient apprécié.

Claudio vivait  à divers niveaux; le premier se déroulait selon les significations normales, les autres niveaux étaient plus subtils: ceux des double sens, sousentendus, jeux de sons et de mots, allusions. Quelquefois il était  seul à se comprendre : on ne saisissait pas son humour, ni son ironie. On n’appréciait pas toujours son sens critique et cela ne lui procurait pas que des amitiés.
Il avait aussi tout un ensemble de rites et de manies. Pour déposer les morceaux de sucre dans son café il avait un petit geste très élégant comme si sa main  rebondissait vers le haut après s’être délestée du sucre. Il accompagnait ces  plaisirs de surprenantes onomatopées. Il tenait le pain non pas entre la pointe des doigts, mais dans la paume, comme le font les singes. Sans doute prenait-il expressément un air distrait pour saisir la bouteille de vin dans une main et, de la même main, enlever le bouchon, verser le vin et reboucher la bouteille. Quand on lui demandait s’il désirait le thé avec lait ou citron il répondait invariablement:
-“ Non, non, un thé normal, avec de l’eau…”
De même quand on lui demandait s’il prenait le café avec du lait il répondait:
-“Non, non, un café normal avec de l’eau…”
Ce qui surprenait les serveuses, d’autant plus que lui était capable de répéter ses classiques sans sourciller et, une fois qu’on l’avait compris, on jouait son jeu…

Entre la fin de la matinée et le milieu de l’après-midi,  Simone cuisinait et François servait le dîner qui était toujours constitué d’assiettes énormes de viande excellente, légumes et pommes de terre. Ils étaient responsables de la forme de leurs clients-grimpeurs. Il valait mieux s’annoncer la veille.
François et Simone devaient aussi régler leur cuisine selon l’horaire des escalades c.-à-d. non seulement selon la durée du parcours d’une voie mais aussi selon la vitesse du grimpeur. On savait que si Un Tel partait dans telle voie, il en avait pour la journée, tandis que pour Tel Autre on pouvait déjà mettre le couvert… François et Simone connaissaient leurs grimpeurs et nous, nous nous sentions un peu comme leurs enfants.

Entre copains,  nous prîmes l’habitude de nous réunir et de souper ensemble. Nous assemblions plusieurs tables et passions la soirée à bavarder avant que chacun ne disparaisse dans son bivouac. Ce furent des soirées inoubliables, tranquilles, gaies, dont les soucis de la “vie normale” étaient bannis. En fait Freyr c’était la vie comme elle aurait toujours du être: rien que du plaisir, deux jours en dehors du monde réel qui, lui, durait le restant de la semaine et dans lequel chacun de nous avait ses soucis. Sans doute les autres faisaient-ils comme moi: du lundi au mercredi je rêvais du week-end passé et du mercredi au vendredi je rêvais au week-end à venir et pendant samedi et dimanche on était bien.

Il y avait plusieurs groupes: ceux de Bruxelles, Liège, Namur, les Flamands…
En plus des membres “normaux”, il y avait les anciens et les vétérans, des gens qui avaient fait carrière dans la politique ou les affaires, qu’on rencontrait aux soupers, aux assemblées ou aux soirées de projection de films. De temps en temps ils venaient, encore une fois, faire le tour de leurs souvenirs à Freyr avec leurs épouses opulentes et embijoutées ou bien  pour se faire voir avec leur dernière conquête… 
Les mauvaises langues racontaient qu’un tel, directeur de grosse boîte, avait une épouse qui ne ratait pas l’occasion de le ridiculiser. Ainsi pendant un dîner on lui avait présenté du vin rouge, elle avait gouté et dit:
-“ C’est parfait je prendrai ce vin mais pas en rouge, en blanc…”  Mais oui, un peu de commérage, cela nous amusait…   
En tous cas les épouses étaient mal vues car trop souvent, dès qu’un copain sympathique se mariait, il disparaissait… Madame ne le laissait plus venir grimper, du style “ c’est Freyr ou c’est moi”…
Quelquefois le mariage n’était que l’excuse pour qui n’avait vraiment plus envie de grimper. D’autres fois quand ces copains commençaient à revenir, c’était le signal que le terminus du mariage était en vue.
D’autres se sont vraiment résignés et sont restés mariés, malgré tout… Il y a même eu des mariages heureux...

Un jour arriva un gamin qui s’appelait Marc et comme il était petit on l’appela “le Petit Marc” pour le distinguer du Marc Flamand, de Marco et d’un autre encore.
Joseph l’emmena dans une voie pour débutants. Le dimanche suivant on vit le Petit Marc sortir le plus ingénument du monde, en solo, du « Pilastre », une voie de V… Il avait le physique, l’agilité et le comportement d’un écureuil.
-“  Salut Joseph! – cria le Petit Marc tout enjoué à Joseph qui s’apprêtait à le gronder- quand tu as un moment, on fait quelque chose ensemble… ce sera toujours un plaisir de grimper avec celui qui m’a appris…”

Au fil des week-end je me sentis de plus en plus à mon aise. Avec Joseph cela avait été immédiat : j’étais bien avec lui. Grimper avec lui était facile car il était d’un calme olympien, connaissait tous les rochers par cœur et savait à l’avance quel allait être le problème du débutant.  De temps en temps il me laissait faire une longueur en tête. Lui s’assoyait commodément au relais et puis, sans même regarder, il me guidait du genre:
-“ Maintenant tu mets la pointe du pied droit sur l’écaille que tu trouves au niveau de ton genou droit, le pied gauche tu le mets bien en adhérence sur la petite plaque de gauche, avec la main droite tu prends la fissure que tu ne vois pas mais que tu trouves derrière l’angle juste au-dessus de la touffe d’herbe, tu donnes un petit coup, tu t’étires et tu attrapes au vol le trou que tu vas voir audessus de toi pendant que tu te redresses, après, tu changes tout de suite la main droite et le pied gauche…”

Le langage technique était des plus imagés: un graton est naturellement une prise tellement subtile qu’il faut gratter le rocher pour pouvoir s’y accrocher… D’autres prises avaient le volume d’une allumette, quelques grains de riz, un petit carré de papier de verre, même une semblance… Dans le registre maxi on parlait de boîte aux lettres, niche, baignoire… Evidemment plus les voies étaient difficiles, moins les prises étaient grandes. Il s’y ajoutait aussi l’aspect plus ou moins athlétique. Pour les petites femmes comme moi, qui n’avais rien d’athlétique, cela signifiait des prouesses d’astuce… Le plus souvent il s’agissait vraiment d’une question de confiance…
-“ Maintenant tu mets un pied sur ce courant d’air, tu fais trois pas en courant en traversée vers la droite et tu sautes avec les deux pieds bien en adhérence sur le replat incliné sous le clou, si tu tires sur le clou et pousses sur les jambes, tu vas voir : c’est tout à fait confortable. Tu dois faire confiance à tes pieds. On ne grimpe pas avec les bras, on grimpe avec les pieds! Tu ne dois jamais forcer, tu ne dois jamais te fatiguer, tu dois grimper avec ta tête…”
Et vraiment avec Joseph tout semblait facile et cool, même avec 100m de gaz en dessous de soi.

Les rochers de Freyr sont en calcaire et le passage répété, fatalement toujours sur les mêmes prises, puisqu’il n’y avait que celles-là, les avait polies au point de les rendre lisses comme des miroirs. Les voies étaient généralement pitonnées à demeure et même avec de solides clous munis d’anneaux, cimentés dans la roche pour éviter que pitonnages et dépitonnages continuels ne détruisent définitivement  les rares et précieux points d’ancrage. Cela avait été fait par des hommes et proportionnellement à leur taille. Certaines voies comme “Les Buses” présentaient des passages vraiment délicats pour des petites de ma taille.
Dans “le pas” je devais mettre la pointe de mon pied gauche sur le clou, m’étirer en tendant ma main droite  le plus possible vers le haut, en diagonale pour tirer parti de ma longueur maximale (mon hypoténuse…), déjà avoir dans la main droite le mousqueton ouvert et puis, hop, m’élancer vers le haut et mousquetoner au vol le clou suivant… En cas d’erreur, c’était la chute assurée dans cette dalle verticale… Mais avec Joseph tout réussissait toujours. De semaine en semaine je découvrais de nouveaux défis qui me passionnaient: ces jeux d’équilibre, cette harmonie dans les mouvements qui s’enchaînent avec une telle logique que  les difficultés se résolvaient d’elles mêmes, me fascinaient. Je ne prêtai pas beaucoup d’attention le jour où Joseph me dit:
-“ Ah, lui aussi, il est revenu. Celui-là c’est Barbier. Il est très fort mais il est... disons... spécial…” D’ailleurs Joseph m’avait déjà raconté un tas d’anecdotes au sujet de ce Barbier mythique qui finalement faisait son apparition.

Ce type assez costaud marchait à grands pas de l’autre côté de la route, en direction du Plateau. Il était entouré de plusieurs grimpeurs qui suivaient attentivement toutes les explications qu’il donnait avec de grands gestes en l’air comme s’il mimait les différents passages dans une voie.

Les mois passèrent et, en famille, nous commençâmes à penser aux grandes vacances. Nous avions été plusieurs années de suite dans le Valais, cette fois nous voulions poursuivre jusque dans les Dolomites. Puisque je fréquentais Freyr c’était à moi à me renseigner auprès de ceux qui connaissaient la région. Je demandai donc conseil à Joseph.
-“ C’est pas à moi qu’il faut demander, c’est Barbier le spécialiste.” répondit-il.  Barbier était assis à une table, en train de discuter ferme avec d’autres “gros bras” que moi, en tant que débutante,  je ne fréquentais évidemment  pas…  Je m’approchai très prudemment, attendis qu’il terminât sa conversation et finisse par m’accorder son attention. Finalement il leva les yeux avec l’air de dire “qu’est ce qu’elle me veut, celle-là?” Je lui dis fort timidement:
-“Bonjour monsieur, puis-je me permettre de vous déranger … Joseph m’a dit que vous connaissez les Dolomites…”
Je n’eus pas le temps de finir ma phrase:  il y eut un éclat de rire généralisé avec des commentaires tout à fait explicites au sujet de mon ignorance et Barbier me dévisagea avec consternation…  -“ En effet, madame, j’ai cet avantage…”
-“ Pourrais-je vous demander quelques renseignements…”
Barbier se leva, demanda à celui qui était assis en face de lui de me céder sa place:
-“ Je vous en prie, madame, assoyez-vous, en quoi puis-je vous être utile?”
-“ Voilà, nous sommes deux couples avec quatre petits enfants d’environs dix ans et  nous aimerions visiter des vallées tranquilles et faire des promenades faciles avec les enfants et aussi camper…”
Barbier me considéra très sérieusement et puis se mit à me décrire la Val Parola, la Val Venegia, les maisons forestières, les malgas (fermes), la Malga Venegiotta… Il était devenu intarissable… il racontait  et dépeignait les paysages avec les mains, il avait le regard perdu dans le vide comme s’il était en train de regarder ce qu’il me décrivait…
-“ Je vous remercie infiniment et excusez-moi encore de vous avoir dérangé…” -“Mais je vous en prie, madame, tout le plaisir a été pour moi…et je vous souhaite de bonnes vacances…”
Il se lève quand je me lève, on se salue d’un petit mouvement de la tête… je sors et j’en ai les jambes qui tremblent…

Donc cette année-là nous allâmes à Chamonix, dans le Valais et dans les Dolomites. Pendant tout le séjour dans les Dolomites je regardai attentivement, persuadée qu’à l’improviste j’allais rencontrer Barbier. Dans mes fantasmes j’allais courir vers lui, me jeter dans ses bras et il allait répondre: -“ Enfin, vous voilà, je vous attendais…” comme au cinéma…
Nous ne nous rencontrâmes pas. Je sus plus tard que lui aussi avait séjourné au Pordoi, que sa saison  avait été mauvaise, qu’il avait été déprimé, en pleine crise existentielle, véritablement tragique… Aujourd’hui je me dis que si on s’était rencontrés tout aurait pu être différent. On aurait pu bavarder, il aurait pu me proposer de faire une voie facile… ici ou à Freyr, quelle différence… Puisqu’il connaissait l’endroit il nous aurait trouvé un fenil où bivouaquer… Mais bon… cela ne se fit pas. Inutile de rêver, mais je ne puis m’empêcher d’y penser et le jour où je réinventerai cette histoire c’est comme ça que je la commencerai :
“ Et lorsqu’ils sortirent de la « Maria » il la prit dans ses bras et lui dit Anne je vous aime, enfuyons-nous… Ils ne redescendirent pas vers le Col di Lana mais en sens contraire vers le Pian Schiavaneis et on ne les revit plus jamais car ils étaient partis grimper ailleurs... et là il y a le choix: le monde est plein de montagnes… On ne sut d’eux que les premières, une fois en Nouvelle Zélande, une autre fois en Patagonie, Kiribati ou Tuvalu... qui furent publiées dans la revue La Montagne. » Dans une prochaine vie...

Nous étions de vrais touristes belges… arrogants, mal élevés, ignorants… Nous avions une grosse voiture, klaxonnions dans tous les tournants,  roulions au milieu de la route, épouvantés par son étroitesse… Nous nous parkions sur des parkings privés, nous courrions à travers les prés sans savoir que les hautes herbes ne servaient pas à y faire des culbutes mais du foin pour l’hiver, ce qui nous valut la colère des paysans… Nous imaginions que le mythique camping sauvage était vraiment permis et les carabiniers vinrent nous déloger…
Bref on n’a pas loupé une occasion de faire une bourde…
Nous étions en tout et pour tout de vrais citadins qui n’avaient rien vu, ni compris de la montagne. Comment aurions-nous pu savoir? Comment aurionsnous pu imaginer qu’on fauchait l’herbe même sur les talus escarpés? En Belgique nos champs et nos prairies s’étendaient dans les plaines et à aucun paysan il ne serait venu l’idée de faucher à la main des espaces aussi peu rationnels, pas rentables et mal commodes. A la limite, sur les talus, en Belgique,  on déversait de l’herbicide…

Ce n’est que bien plus tard, en vivant en montagne, que je commençai à apprendre les règles et leurs raisons. En Belgique, à l’époque nous vivions déjà dans un monde complètement industrialisé. Le seul fromage que nous connaissions était celui des supermarchés. Quand nous vîmes la fabrication du vrai fromage, avec du vrai lait, dans un vrai chaudron à la Malga Venegiotta, nous pensâmes qu’il s’agissait d’une attraction pour les touristes, pour faire voir comment on faisait dans le bon vieux temps… Nous n’aurions jamais imaginé qu’il y avait encore des gens qui vivaient comme les paysans de l’époque de nos grands-parents.

Un de nos enfants eut un rhume et nous allâmes acheter un sirop à  Champéry. Nous laissâmes tourner le moteur de la voiture pendant que j’entrai dans la pharmacie. Un monsieur s’approcha et, très fâché, nous dit:
-“Eteignez donc votre moteur! On n’a pas besoin de votre pollution, si vous voulez polluer, restez chez vous…”
Nous fûmes perplexes! C’était, la première fois que nous entendions le mot “pollution”…  Aujourd’hui c’est moi qui vais frapper aux fenêtres des voitures pour demander d’éteindre le moteur…  En trente cinq ans les gens n’ont pas encore compris qu’ils s’empoisonnent eux-mêmes et entraînent les autres dans leur autodestruction.
Nous comprîmes aussi que nous n’étions pas les bienvenus mais considérés comme un mal nécessaire parce que les touristes apportaient un peu d’argent. Plus tard j’allais avoir l’occasion de constater les mêmes réactions au Pakistan, avec la différence que là les gens nous jetèrent des cailloux…
Nous terminâmes nos vacances vers la mi-août et rentrâmes en Belgique et moi je retournai à Freyr.

Un dimanche d’automne Barbier reparut.
-“ Alors? Vous êtes allée dans les Dolomites ?”
-“ Oui, merci, ce sont des montagnes magnifiques; c’est sans doute le plus bel endroit que j’aie jamais vu.” -“Quelles voies avez-vous faites?”
-“ Aucune, j’étais avec ma famille… “
Depuis lors nous commençâmes à nous saluer et à échanger quelques mots, mais lui était très réservé et moi timide.

Un dimanche matin j’entrai au Chamonix, il n’y avait personne à part Claudio qui dansait, seul, les yeux fermés, au rythme de la musique qui sortait des écouteurs d’un lecteur de casettes qu’il tenait en mains. Il faisait des mouvements brusques et maladroits et renversait les chaises et bousculait les tables au passage sans y prêter attention. François continuait imperturbablement à essuyer des verres et me fit signe de ne pas faire attention…
Un autre jour Claudio passa toute la matinée à arpenter le bord de l’autre côté de la route, il allait et venait à grands pas furieux, comme absent, perdu dans ses pensées. Puis, tout d’un coup, il traversa la route, entra dans le Chamonix, alla au lavabo se mit la tête et les épaules sous le robinet, revint dans le restaurant complètement trempé comme s’il sortait de la douche et vint directement vers moi:
-“Vous rentrez à Bruxelles ce soir?”
Je répondis que oui, sans réfléchir, pour lui je serais allée n’importe où.
Mais en fait, non, nous n’allions pas à Bruxelles puisque nous habitions en province…
Je restai sans paroles et Claudio s’éloigna en s’excusant et faisant signe de la main que ça ne faisait rien…
On raconta qu’une de ses petites amies était assez hystérique pour l’exaspérer, qu’elle le quittait, lui revenait, lui faisait des scènes… Ce jour-là les longues langues racontèrent même qu’elle lui avait annoncé d’être enceinte…

Un soir, nous étions tous assis dans le Chamonix, nous bavardions en buvant un dernier verre, Claudio était assis à l’autre bout de la salle, il était complètement absent, il regardait devant soi, le regard perdu dans le vide, comme halluciné. Je le fixai, puis tout d’un coup il me regarda longuement droit dans les yeux, se leva, s’en alla et  ne revint plus.
Il n’était pas « un bel homme », son visage n’était pas harmonieux. Quand on dit « Rudolf Noureyev » on ne pense pas aux traits de son visage, mais à tout ce que ce nom évoque. Avec Claudio ce fut pareil : ce n’était pas son apparence qui me fascinait mais tout ce qu’il évoquait.
Plus le temps passait, plus j’entendais des histoires étonnantes à son sujet, plus il m’intriguait, c’est même comme cela que, petit à petit,  j’en devins vraiment amoureuse…
Très prudemment j’essayai de l’approcher, de lui parler, mais il était peu communicatif.

C’est à cette époque que Claudio commença son commerce de livres. On racontait qu’il dénichait de vieux livres de montagne chez les bouquinistes et qu’il les revendait. Il garait sa voiture devant le Chamonix, ouvrait la portière du coffre arrière, comme le faisait Lecomte et présentait ses cartons de livres comme dans un étalage. Il ronchonnait au sujet des ignorants qui ne lisent pas et donc ne connaissent ni l’histoire, ni la littérature. Quelquefois il agressait les passants en leur fourrant un livre sous le nez et les poursuivait avec de grands gestes et éclats de voix pour les persuader de ce que ceci fut vraiment le livre rare, l’occasion à ne pas laisser passer. Il faisait rire tout le monde mais il n’y avait que les initiés qui étaient capables d’apprécier.
Pendant mes études je m’étais passionnée pour l’électrothérapie et depuis longtemps je cherchais un livre, écrit par un certain Bourguignon et qui était devenu introuvable. Un jour je pris mon courage à deux mains et allai chez Claudio:
-“ J’ai appris que vous êtes spécialisé dans les livres anciens. Je cherche le précis d’électrothérapie de Bourguignon, si vous le trouvez, je vous le rachète à n’importe quel prix.”
Claudio me regarda et puis il poussa un de ses rires les plus inquiétants ; quelquefois on aurait vraiment pu croire qu’il sortait de l’hôpital psychiatrique et il me répondit:
-“ S’il est vraiment aussi rare que ça, si je le trouve, j’irai le revendre à prix d’or à une bibliothèque!...”
Ca aussi c’était typique de Claudio Barbier…

L’hiver 1976.
Nous passâmes l’hiver à grimpoter tranquillement dans des voies dont même les noms faisaient rêver: “les Hermétiques”, « les Raviolis », “ le Super Vol au Vent”, “ les Cinq Anes”, “ les Punaises de Madagascar”... A la lecture du guide des rochers belges on ne peut que s’émerveiller de la fantaisie de ces noms et le jour où on publiera leur exégèse elle deviendra un best-seller qui serait aussi une façon très intéressante d’écrire l’histoire de l’escalade à Freyr.
Certaines journées furent magnifiques: le soleil hivernal réchauffait les parois blanches et encore aujourd’hui je me rappelle cette odeur toute particulière qui résultait de la combinaison de la sueur des mains avec le calcaire, le métal des mousquetons et la poussière des cordes.
Certains jours étaient très froids comme celui où Joseph et moi partîmes dans « la Yank » . Le temps pour Joseph d’atteindre  le premier relais et mes mains furent congelées. Je lui demandai d’être particulièrement attentif car je n’avais ni sensibilité, ni force. J’arrivai tant bien que mal au relais et m’assis à côté de lui. Il prit mes mains dans les siennes et les massa jusqu’au moment où la douleur due à l’onglée et au retour du sang fut passée. C’étaient des moments précieux, d’une intense intimité pendant lesquels les barrières de la réserve tombaient et laissaient échapper quelques confidences.
Evidemment à Freyr tout le monde avait compris que chez moi ce n’était pas la joie. Pour moi, le fait de pouvoir rire pendant le weekend était  un viatique qui m’accompagnait toute la semaine : je continuais à rire en repensant aux gags. Il y eut aussi un épisode tragique. Avec Jacques, nous étions allés faire « la 25ème  Heure » et « les Pierres Tombées ». Un jeune homme que je n’avais jamais vu et qui s’appelait Jean nous accompagnait. Dans l’après-midi Jean se tua. Un accident stupide. Nous savions qu’il n’existe pas d’accidents intelligents, mais là ce fut du genre nœud mal fait, trébuchement dans sa propre corde ou simplement petite chute fatale… Ce genre d’accident arrivait de temps en temps. Un étrange rituel voulait qu’on ne ramenât pas les morts au Chamonix car on aurait dû les porter en montant le long de sentiers peu commodes. On les portait sur le bord de la Meuse; les pompiers venaient sur l’autre rive, traversaient le fleuve avec une barque, venaient prendre le cadavre et l’emportaient comme s’ils avaient franchi l’Achéron, en route vers les enfers…
À Freyr il régnait une telle pudeur que pour parler des choses tragiques on n’employait que des expressions argotiques ou des blagues qui auraient même pu paraître de mauvais gout à ceux qui ne connaissaient pas l’ambiance. Tant de copains s’étaient “pété la gueule” en montagne ou dans un accident de voiture, d’autres “mangeaient les pissenlits par les racines” après une maladie et il y en eut même qui se suicidèrent, ça c’était plus dur…  Le frère d’un de nos amis proches, tous deux des piliers du CAB, s’était suicidé, il s’était pendu. Ca on pouvait le comprendre puisqu’il avait mis fin à son cancer. Ce qui fut beaucoup plus difficile à digérer c’était qu’il se fut pendu avec sa corde d’alpinisme…
Se pendre avec sa propre corde de montagne, à première vue pourrait sembler un choix judicieux puisqu’il s’agissait d’une bonne corde bien solide et qu’après on n’en aurait quand même plus eu besoin… Par contre pour un grimpeur il s’agissait là d’un geste d’autant plus tragique que justement cette corde avait été l’amie la plus fidèle qui avait toujours veillé sur la sécurité de son propriétaire et bien des fois lui avait sauvé la vie…Quand on en reparlait même les “durs à cuire” avaient les larmes aux yeux…

Il y eut des week-end avec une météo franchement mauvaise, il avait neigé, tout était mouillé et glissant, mais les habitués ne démordaient pas, ils arrivaient malgré tout. Même dans les pires conditions Joseph montait sa tente aussi consciencieusement que s’il se fut trouvé en pleine tourmente sur une vire du Mont Blanc. Tout cela faisait partie de l’entraînement. Quand le temps était vraiment dégueulasse, un véritable Scheisswetter, les plus excités allaient faire un « Mérinos » pour rigoler.

Eddy me raconta qu’un jour Claudio et lui  avaient  fait le « Mérinos » six fois en une heure, montées et descentes comprises ! Claudio demandait au gens qu’il dépassait  s'ils n'avaient pas vu passer quelqu'un  avec un T-shirt rouge. Eddy le suivait et demandait s'ils avaient pas vu passer quelqu'un  en chemise. Puis ils dirent qu’ils  cherchaient un fou, quelqu’un qui avait chipé un mousqueton, un dingue qui grimpait en solo, etc. Certains avaient été dépassés six fois au même relais ! Claudio avait fait le compte des grimpeurs dépassés - uniquement ceux qui grimpaient pouvaient être pris en compte - c'était dans la quarantaine …

Dans les conditions normales le « Mérinos » était facile et tout le monde était capable de le faire sans corde, mais, par contre, couvert de neige ou de verglas, cela devenait himalayen… Les “gros bras” fanatiques profitaient du mauvais temps pour aller faire des voies en artificielle…
Et si le temps  était vraiment impossible, nous nous assoyions devant le feu ouvert à lire, boire un verre et papoter.
L’âtre était tellement large qu’on pouvait y déposer des troncs entiers. Pendant qu’ils brûlaient à un bout, on pouvait s’assoir sur l’autre et jouir du parfum de la résine des sapins ou de la lymphe qui continuait à suinter des arbres fruitiers car ils n’avaient jamais le temps de sécher complètement. Ce feu ouvert fumait donc beaucoup, sentait fort bon mais réchauffait peu. L’important c’était d’être là, ensemble et de se sentir bien. “On n’était pas là pour se faire emmerder” comme disait Boris Vian…

Une des choses curieuses et sans doute choquantes pour des observateurs étrangers, c’était le langage non seulement osé, mais parfois franchement vulgaire. On entendait ces « écarts de langage » proférés par les gens les plus respectables qui exerçaient des professions tout à fait dignes et avaient reçu une éducation des plus sévères… Claudio était un des leurs, alors que dans sa famille bourgeoise, composée  d’hommes d’affaires,  médecins et ingénieurs, cela n’était pas du tout le genre de la maison, bien au contraire, chez eux on se vouvoyait…

Ses grands-parents avaient été marchands de bois. Son grand-père paternel avait été bourgmestre de Loppem. Son père et ses oncles avaient été éduqués à l’Abbaye bénédictine Saint André, collège des plus huppés. Claudio y avait reçu une éducation sévère. Chez ses parents l’étiquette était tout aussi « comme il faut ».  Au CAB et à Freyr  l’ambiance était toute autre.

Le père jésuite Michel Fagot gérait les stages jeunesse et les camps en montagne pendant l’été. Ils avaient même leur chalet aux Houches près de Chamonix et Fagot surveillait cette joyeuse  bande de garçons et de filles qui parcouraient les montagnes du massif du Mont Blanc. Le chalet était le camp de base où trouver le gîte et le couvert mais aussi les conseils techniques et surtout les recommandations de prudence,  morale et responsabilité… À l’époque, l’éducation était basée sur les grands principes: honneur, rectitude, vérité, honnêteté, altruisme, courage, volonté, savoir vivre, noblesse des sentiments… Le tout assaisonné de l’esprit catholique avec messes et prêches à la clé…
Les jeunes qui, comme Claudio, étaient rescapés des collèges les plus sérieux, trouvaient dans les séjours en montagne et loin des parents, des occasions de contestation et de rébellion, de véritables défis envers leurs origines et leurs traditions: une activité physique intense, une vie spartiate au grand air, de grosses bouffes, quelques beuveries et … des filles… Leur révolution consistait en actes “provocateurs” du genre sécher la messe ou roter bruyamment pendant les repas… ce qui était le comble de la grossièreté…

Bien plus tard j’eus une longue  conversation avec Michel Fagot qui me raconta avec nostalgie les souvenirs de ces temps héroïques, les bagarres mémorables, les réconciliations généreuses et les grandes passions de ces jeunes qui avaient été magnifiques justement grâce à l’enthousiasme de leurs convictions.
Franky me raconta qu’à la suite d’une de ces bagarres épiques qui concernait aussi  Jean-Claude, Claudio avait inventé une de ses  meilleures contrepèteries:
“ Fagot Fagot” soit “gaffe au faux gars”…
Je n’avais pas vécu ces épisodes, je pouvais donc être « neutre » en parlant avec Fagot, mais chez Claudio et bien d’autres,  l’animosité avait persisté.
À Freyr, les gros mots, le langage cavalier et même certains gestes obscènes avaient perdu leur sens premier et faisaient partie du jargon alpinistique et ne scandalisaient plus personne.

L’hiver touchait à sa fin et Claudio ne m’était plus tout à fait étranger, de temps en temps nous échangions même quelques mots. Le début d’avril fut extrêmement pluvieux. Claudio avait repris son habitude de nettoyer des parois pour y ouvrir de nouvelles voies. Cette année il s’en prenait à une partie de la face nord de la « Tête du Lion » qui était encore couverte de terre et de végétation. Il dégageait le rocher et y ouvrait avec enthousiasme de petites voies. De ce temps-là on pouvait encore “nettoyer” toute une paroi, jeter en bas la terre, la végétation et les blocs instables ; aujourd’hui on aurait tout de suite les écologistes aux trousses…  Claudio employait le terme exact : « peigner le rocher » . Si on consulte le site web du Club Alpin Belge on y découvre tout un règlement avec en effet l’interdiction de peigner les rochers en relation avec la directive UE Natura 2000...
Nous étions tous émerveillés de voir le sérieux avec lequel Claudio s’adonnait à ses nouvelles découvertes : des petites voies de deux ou trois longueurs et de difficulté qui le dépassait pas le III, mais qu’il soignait et dont il parlait comme s’il s’était agit de grosses voies importantes. Après tout ce qu’il avait fait de réellement notoire, ses nouvelles petites voies étaient tout aussi importantes . Ce fut donc un grand honneur d’être invitée à aller les admirer, un après-midi pendant lequel il n’arrêta pas de pleuvoir.
Une des voies fut baptisées “Les côtes du Ventoux” en l’honneur du vin que nous servait François, une autre il l’appela “Le Paranoïaque”…
Le samedi 10 avril,  Claudio m’invita à les parcourir et quand nous fûmes arrivés au sommet il me dit:
-“ Bon, maintenant, moi je vais aller grimper”… comme pour dire que maintenant, après s’être occupé de moi il allait faire des choses sérieuses… puis il ajouta :
-“Mais si tu veux, cet après-midi, on peut encore faire quelque chose ensemble…”

La grande émotion.
Dans l’après-midi la rumeur circula que Claudio était parti faire « Les Taches Rouges »… une voie ED extrêmement difficile… du VI… ça, je ne pouvais pas le manquer ! Je courus vers la base des rochers et tombai nez à nez Roger qui était en train d’assurer Claudio qui était déjà au premier relais du Pulpious.
-“Ah, te voilà – me cria Claudio – Je t’ai cherchée partout… encorde-toi vite et viens ! Roger, donne-lui la rouge…”
Ils grimpaient avec deux cordes, Roger resta sur la jaune et me tendit la rouge. Prise à l’improviste au piège et intimidée de me trouver entre ces deux “gros bras” j’essayai de me défiler en bredouillant des fausses excuses:
-“ Impossible… je dois rentrer… on m’attend…”
-“Dépêche-toi alors –répondit Claudio – ne nous fais pas perdre de temps, encorde-toi et viens, par ici tu iras plus vite que par le sentier. “

Je perds la tête, je ne réfléchis plus, je passe la corde autour de ma taille, je fais mon nœud et je grimpe vers Claudio qui m’assure en souriant, j’oublie Roger… je ne vois plus que “lui”, son sourire…
-“ Je te laisse choisir, par où veux-tu sortir? « Les Cinq Anes » ou « Le Jardin d’Allah »? “
-“ Le « Jardin d’Allah »…” car je suis au septième ciel…
Quand j’arrive à la sortie de la voie, Claudio s’est assuré et il est en train d’assurer Roger qui me suit.
-“ Et bien ? – me dit-il – et la bise du sommet ? On ne fait plus la bise du sommet maintenant? “…
-“ Si…”
-“ On ne dit pas “si”, on dit “si, Maestro!”  réplique Claudio avec une emphase et un sérieux à toute épreuve…
-“Si, Maestro…” dis-je en lui donnant un timide, pudique petit bec sur la joue gauche et puis dans un raptus incontrôlable j’ajoute:
-“ Claudio… je voulais te dire… je t’aime vraiment… beaucoup… »

Après ça… je ne sais pas ce qui se produisit, je ne me souviens pas de la tête qu’il a faite, je suis tombée en prostration, incapable de penser ou de marcher… Mes jambes tremblaient, ne me portaient plus, je chancelai quelques pas pour me soustraire à sa vue et m’écroulai sous les buissons, complètement anéantie par l’émotion… J’avais toujours pensé que “les émotions qui vous coupent les jambes” ne sont que des figures de style qu’on rencontre dans les romans de l’époque romantique. Pas du tout… ça existe… aussi ridicule que cela paraisse… L’émotion m’avait littéralement coupé les jambes. Il se passa un long moment avant que je ne puisse reprendre mes esprits. Tapie sous ces buissons, j’entendis Claudio et Roger qui passaient en bavardant… Finalement je me hasardai à tituber jusqu’au parking du Chamonix ou vraiment j’étais attendue…

À y repenser plus tard je dus bien me rendre compte de ce que Claudio n’avait pas répondu à ma déclaration, si inattendue et téméraire. Il m’avait dévisagée puis il s’était concentré sur l’assurance de Roger…
Aujourd’hui, 30 ans plus tard, je me souviens de cette émotion avec l’immense regret que Claudio n’en ait jamais rien su… Il n’a jamais su combien sa simple présence me bouleversait…

Cette semaine-là j’eus un deuxième raptus de courage: je l’appelai au téléphone et je lui dis:
-“ Bonjour Claudio, je suis Anne, la fille qui grimpe avec Joseph…”
Je dis “ la fille qui grimpe avec Joseph” car j’étais convaincue qu’il ne se rappellerait pas de moi et allait me répondre
-“ Anne ? quelle Anne? »…
Bien plus tard je sus qu’au contraire il m’aurait reconnue et chaque fois qu’il voulait me taquiner il m’appelait “la fille qui grimpe avec Joseph”… 
L’excuse pour l’appeler au téléphone n’était pas tout à fait ridicule. J’avais l’occasion de séjourner  durant une semaine dans les Ardennes et aurais  du temps libre pour grimper. Je dis donc à Claudio que je cherchais quelqu’un qui avait la possibilité de grimper en semaine. Mais il resta sur la défensive de peur de se laisser piéger par un crabe qui par la suite allait lui rester pendu aux basques. D’ailleurs si je grimpais encore toujours derrière Joseph c’était bien la preuve de ce que j’étais un crabe, sinon j’aurais grimpé en tête.
Là il avait vu juste. Je n’avais jamais eu confiance en moi; grimper me plaisait vraiment mais je n’avais ni l’intuition, ni les capacités pour passer en tête. Je ne serais jamais ni une grande alpiniste, ni une grande rochassière. En plus, grimper derrière Joseph me comblait: il était calme, me faisait rire, me donnait de l’amitié pour ne  pas dire de l’amour et la tendresse qui me manquaient tellement.
Je n’allais pas devenir une grande alpiniste pour diverses raisons dont peut être la principale était que je me sentais trop vieille. Je n’avais que 30 ans et pourtant je me sentais terriblement vieille peut-être parce que j’avais déjà un parcours de vieux : mariage, enfants, maison, raz l’bol du mariage... Tout ça, j’en avais déjà fait le tour… Je n’avais pas non plus une grande force physique, mais à y réfléchir aujourd’hui, j’aurais pu surmonter tout cela. L’alpinisme n’était peut-être pas un but en soi. Cinq ans plus tard, au Tessin je n’allais plus retrouver l’escalade, mais des randonneurs et surtout des chasseurs qui allaient m’emmener avec eux et m’enseigner à observer les animaux et la forêt. J’allais apprendre à avoir assez confiance en moi pour oser y aller seule. En faisant partie du secours en montagne j’eus l’occasion d’apprendre à lire les cartes et à employer altimètre et boussole. Puis vinrent mes séjours dans les montagnes du Pakistan. En soi cela n’est pas grand chose, mais pour moi cela signifiait un grand pas en avant : j’avais pris confiance en moi mais cela allait prendre 15 autres années…

Le samedi suivant Claudio m’invita à parcourir deux voies qui avaient une solide réputation: “Le Fakir” qui était coté TD inf. c.-à-d. très difficile inférieur et “La Corde Magique” TD  très difficile, toutes deux donc du V. Indubitablement, passer de ses nouvelles petites voies en III à du V constituait un test et cette fois je me défilai pour de bon en lui disant qu’il me faisait des propositions alléchantes en fin de journée quand il savait bien que j’allais refuser… En outre plusieurs grimpeurs français étaient en visite à Freyr et il avait du plaisir à bavarder avec eux. Quand nous entrâmes au Chamonix toutes les chaises semblaient occupées. Claudio trouva une place libre, s’assit, puis discrètement m’attira vers lui et mit à ma disposition son genou gauche. Je m’y assis ce qui provoqua sa satisfaction surtout en voyant le regard interrogateur des Français qui ne me connaissaient pas.
Toutes ces petites manigances ne passèrent pas inaperçues: Joseph, François, Simone, Jojo et les autres observaient avec amusement les progrès de notre idylle que nous étions les seuls à croire secrète…

Quand arriva le séjour dans les Ardennes je passai par Freyr car j’espérais y trouver Claudio mais il n’y était pas. J’allai tout de même « faire un Mérinos ».  Je passai la semaine à me promener seule dans cette région magnifique tout en regrettant le temps perdu: nous aurions déjà pu être là, ensemble et grimper toute la semaine, quel gaspillage! J’envoyai une carte postale à Claudio avec un dessin de Folon. Il représentait un chapeau buse qui court avec deux jambes: une illustration d’Alice au pays des merveilles. J’espérais qu’il aurait compris le message…
J’avais trouvé une bonne excuse pour lui écrire: le titre exact du livre de Bourguignon: “La chronaxie chez l’homme”… et comme commentaire j’ajoutai: -“Si tu ne trouves pas ce livre, ce n’est pas grave, fais-moi découvrir un merveilleux poète; grand beau temps à Freyr…” sous-entendu et toi tu n’y étais pas… Je signai “affectueusement, A.”
Alors je ne savais pas que plus tard j’allais retrouver toute notre correspondance soigneusement classée dans un tiroir.
En fin de semaine, je repassai par Freyr, Claudio n’y était pas… J’allai faire quelques pas dans le « Massif de la Jeunesse ».

Les yeux aveugles
Le 5 mai 1976  était un mercredi. Vers 9heures du matin le téléphone sonna:
-“ Bonjour c’est Claudio, j’avais envie de t’entendre…”
La conversation ne fut pas longue. Mes parents étaient en vacances à l’étranger et régulièrement je me rendais dans leur maison pour contrôler que tout fut en ordre. Je donnai rendez-vous à Claudio près de Bruxelles, à Gaasbeek, où il y a un très beau château, entouré d’un parc magnifique. Mais le tout était encore fermé pour cause de saison hivernale. Nous allâmes donc à Strijtem, le village de mes parents. Claudio aimait les bizarreries et l’église en regorgeait. Au début du siècle, le curé avait fait placer des vitraux. Quand il avait présenté les projets à ses ouailles, ces paysans ne comprirent rien aux scènes bibliques dans lesquelles les personnages portaient des vêtements comiques et les hommes même des robes… Le bon abbé Cuylits décida donc de faire représenter des scènes de la vie quotidienne que tout le monde allait pouvoir comprendre. Les villageois euxmêmes servirent de modèles aux personnages. La mère supérieure du couvent voisin avait été représentée dans le purgatoire car, par avarice, elle n’avait pas contribué suffisamment aux travaux de restauration de l’église.  La peinture audessus de l’autel était attribuée à l’école de Van Dijck. La chaire de vérité et les deux confessionnaux étaient des œuvres d’art sculptées dans le  chêne, dignes des plus célèbres cathédrales mais le plus intéressant, c’était le squelette. La légende raconte que le curé était très ami avec le garde champêtre qui était un athée impénitent. Un jour le curé lui dit:
-“Pour te punir de ton manque de foi, à ta mort, je mettrai ton squelette dans l’église pour le reste des temps.”
L’idée plut au garde champêtre et depuis sa mort, son squelette sonne l’heure dans le jubé au-dessus duquel il est écrit en lettres gothiques:
“ Mens, gedenk bij ’t uur dat slaat, het einde komt ’t zij vroeg of laat”… homme, pense, avec l’heure qui sonne que la fin vient que cela soit tôt ou tard… et pour couronner le tout “ de dood is de straf der zonde”… la mort est la punition pour le péché…
Tout cela ne pouvait pas ne pas plaire à Claudio… lui qui chaque année faisait plusieurs voyages avec ses parents pour, justement, aller visiter ce genre d’extravagances dans les châteaux et églises des guides Michelin… Cette visite fut importante car nous comprîmes que nous partagions les mêmes passions culturelles. 

Nous passâmes les deux jours suivants, samedi et dimanche, ensemble. Le samedi nous allâmes promener  le long de la Lesse et grimper à Châleux avec son impressionnante aiguille et sa grotte.  La bise du sommet était devenue une tendre embrassade mais quand nous arrivâmes sur sommet pointu de l’aiguille, Claudio me saisit fiévreusement  par la taille comme s’il bouillonnait intérieurement en me disant:
-“Je ne voudrais pas te perdre…” et comme je le regardais étonnée il me montra le bas de la paroi et la Lesse qui coulait toute tranquille dans le fond de ce « précipice » profond d’au moins… 20m… mais “on disait que”… nous étions au sommet … du Dru ? et là-bas… la Mer de Glace?...
Le dimanche nous allâmes à Moniat faire la voie qui s’appelle “Le Cimetière”  -“ C’est la voie la plus dolomitique de Belgique.” – dit Claudio.
Il était, disons-le, corpulent…  mais il escalada la paroi avec la légèreté d’un lézard et passa sur une écaille sans la faire bouger. Quand ce fut mon tour, j’arrivai à l’écaille et l’arrachai avec mes petits doigts saxifrages… Cela le fit rire, moi je ne riais pas du tout: encore une prise en moins… Il nota « Le saxifrage » dans sa liste de noms pour de futures voies.
Arrivés au sommet, Claudio ouvrit son sac et y prit une boîte de riz au lait pour notre piquenique.

Après midi nous allâmes grimper à Freyr. Euphorique, Claudio m’entraîna dans le combiné « al’ Leigne- Hypoténuse », au pas de course. Cela devenait bien différent du tranquille modus operandi du bon Joseph… C’était un des jeux préférés de Claudio: parcourir les voies faciles et surtout dépasser tous les crabes qui y étaient agglutinés, faire quelques nœuds dans leurs cordes et susciter leurs imprécations contre notre arrogante imprudence… Claudio était irrésistible.
Puisqu’il était vraiment très fort, il pouvait se permettre n’importe quelle extravagance. En plus il faisait des grimaces inquiétantes et poussait des onomatopées déconcertantes qui amusaient ceux qui le connaissaient mais mettaient fort mal à l’aise les autres. Il s’approchait du départ de la voie où un petit groupe de crabes attendait bien patiemment, chacun son tour. Il poussait les gens de côté, gentiment mais fermement, en disant
“paaaaardoooooonnnn…” et tout simplement les dépassait, vite fait, bien fait, sans même mousquetoner. En deux temps, trois mouvements, il était au relais et me faisait suivre… Moi, je suivais… Je prenais un air contrit pour m’excuser et faire comprendre que je n’y pouvais rien…
Nous jouissions de voir leurs expressions ahuries, surtout les réactions des étrangers qui ne nous connaissaient pas et, plus que tout, celles des hollandais que tout le monde haïssait et qui étaient les crabes par excellence…  Les victimes préférées de Claudio étaient les grimpeurs super équipés qui se présentaient au départ de petites voies  avec un matériel sophistiqué digne des Grandes Jorasses et qui avaient de la peine à passer du III. Nous les dépassions en blaguant et avec le minimum possible de matériel: une sangle en bandoulière, quelques mousquetons et la corde simplement nouée autour de la taille. Cela m’amusait évidemment aussi, mais sans lui je n’aurais jamais osé tant d’arrogance. Je restais prudemment modeste pour ne pas risquer le ridicule en cas de  faux pas…
Le matériel de Claudio… Il ne voulait pas  porter un casque parce qu’un grimpeur ne fait pas tomber de cailloux… Ceux qui font tomber des cailloux sont des assassins, sacrilèges, iconoclastes qui détruisent la montagne. Il n’aurait surtout pas mis de baudrier car “ comment tu fais pour chier avec ces trucs-là?” (sic) Et puis toutes les grandes voies avaient été ouvertes avec du matériel élémentaire mais les grimpeurs avaient été formidables. CQFD.

Casque, baudrier et autres complications ne me plaisaient pas non plus, tout simplement parce que  cela pèse et plus c’est compliqué, plus ça m’embrouille…  Nous grimpions le plus naturellement possible, avec un vieux jeans qui ne craignait pas les éraflures, une chemise bien large avec des manches qu’on pouvait retrousser quand il faisait trop chaud. Par contre nous avions des super bonnes godasses en gros cuir, de type Galibier avec de solides semelles en Vibram et une lame d’acier pour garantir leur rigidité. Le seul ennui c’était leur poids: presque 1kg par pied…
Très souvent Claudio grimpait avec son sac pour nous assurer une boîte de macédoine de fruits, une gourde d’eau et éventuellement un KWay ou un pull…

Le vendredi suivant Claudio et moi nous nous retrouvâmes à Saint Amand, une petite ville juste au delà de la frontière française. Etant donné que j’étais mariée et en instance de divorce il valait mieux être discrets. Il choisit d’aller là parce qu’il était logique que des amants aillent boire du Saint Amour à Saint Amand… Ce que nous fîmes avec le plus grand sérieux.

J’avais trente ans, mes cheveux mi-longs dansaient autour de mes épaules, je portais une robe-chemisier en soie bleu-marine à pois blancs et un petit camélia de soie rouge au milieu du col Claudine. Le fin plissé de la jupe ondoyait autour de mes genoux, des sandales blanches à hauts talons galbaient mes mollets nus et sportifs qui valorisaient mes chevilles fines… Mais oui, j’étais belle. Je m’en aperçois maintenant en regardant les photos. A l’époque je n’en étais pas consciente car personne ne me l’avait dit : cela ne se disait pas, sans doute pour prévenir le péché de vanité...  Il ne s’agissait pas de la beauté des magazines, je n’avais rien d’apprêté, pas de maquillages, ni même de rouge à lèvres. J’étais  tout simplement radieuse. J’étais heureuse, sans aucune réserve, ni peur, ni arrière pensée. J’étais heureuse ouvertement, pleinement, ingénument, en toute confiance. J’étais amoureuse avec tout mon cœur, mon esprit, ma raison, tout à fait: j’étais en état de grâce.  C’était extraordinaire, c’était la première fois.
Cela allait aussi être la seule fois. Après Claudio je n’allais plus jamais être capable de me libérer de la tristesse, de l’appréhension, de la constante peur d’une nouvelle tragédie. Je n’allais plus jamais être capable de m’abandonner, en fait, je n’allais plus jamais avoir confiance…

Sur la place de Saint Amand nous passâmes sous le portique de l’église qui avait été construite en 1633. Il y a des gens qui grimpent aux murs, d’autres aux rideaux, Claudio, lui, grimpait à tout ce qui faisait l’affaire… Ce jour là, incapable de contenir sa folle ardeur, il s’élança sur plusieurs mètres le long d’une des tours baroques de l’église en criant:
-“ Quels magnifiques campaniles, quels magnifiques spigolos…” provoquant la stupéfaction des passants. Puis il sauta de là-haut, me saisit dans ses bras, me plaqua les épaules au fond du dièdre et me demanda avec une fougue incontrôlable:
-“ Est-ce que tu me suivrais? Est-ce que tu me suivrais partout?”…  Interloquée je réponds que oui.
-“Tu me suivrais aussi dans ma petite chambre?...”
Je répondis encore oui, tout en me demandant où il voulait en venir. Il me prit la main et m’entraîna, au pas de course, malgré mes hauts talons,  vers l’entrée d’un petit hôtel…
À la réception il demanda la clé de la chambre qu’il avait déjà réservée…
-“La demoiselle est majeure?” – cria l’employé pendant que nous grimpions quatre à quatre l’escalier en colimaçon, en proie à un fou rire que le monsieur ne pouvait pas comprendre.
-“J’ai demandé la chambre la plus haute pour que nous puissions écouter les cloches dans les spigolos…”

Claudio n’aurait pas aimé qu’on raconte les aspects intimes de sa vie privée, il était pudique, mais je suis convaincue qu’à présent il me laisserait raconter combien notre histoire a été belle et douce...
La “petite chambre” était une banale chambre d’hôtel aussi glauque que celles qu’on voit dans les films, mais ce fut là que nous échangeâmes nos premiers vrais baisers, nos caresses encore prudentes, nos mots d’amour encore hésitants malgré les bouillonnements auxquels nous n’osions pas encore laisser libre cours. Nous ne fîmes pas l’amour car je n’étais pas prête. Ce fut la découverte d’une immense tendresse, d’une délicatesse que j’avais soupçonnées, de sentiments intenses devinés au travers des comportements excessifs, des extravagances et de la folie que Claudio ne parvenait pas à réprimer quand il riait aux éclats, grimpait sauvagement ou se déchaînait dans ses diatribes. Il distillait son impétuosité, goutte à goutte, pour ne pas effrayer et atteignait ainsi une exquisité rare.
Sa nudité ne me troublait pas. Dans ma famille, depuis mon enfance nous avions pratiqué un genre de naturisme tranquille sans aucun exhibitionnisme mais aussi sans pruderie. Avec ma profession de physiothérapeute je voyais pratiquement plus de gens nus que de gens habillés. Ce qui me fascina, fut l’aisance avec laquelle il abandonnait son grand corps nu confortablement installé entre les coussins. Il souriait, j’étais agenouillée à côté de lui et au fil de mes caresses je pris son sexe entre mes mains comme une grappe de fruits opulents dans une coupe de vermeil et lui dis: -“ le joyau dans la fleur du lotus…”

L’Orient était à la mode. Les expéditions vers l’Himalaya mettaient les alpinistes en contact avec les cultures de ce monde envoûtant. Tous connaissaient le joyau dans la fleur de lotus : « om mani padme hum », le mantra bouddhique, mais ce nom avait aussi été donné à une voie prestigieuse en Amérique. Donc, ce « mot de code » confirmait encore une fois notre complicité.
Pendant le temps qui nous pûmes vivre ensemble, nous partageâmes une espèce d’état second, d’état de grâce.
Nous avons vécu notre histoire avec cette intensité exceptionnelle parce que, sans doute, inconsciemment nous pressentions que ce temps allait être de très courte durée.

-“ Mais quand même – dit Claudio – moi, je préfère les blondes…”
Etait-ce encore un de ses rites qui voulaient que “les hommes préfèrent les blondes” ou préférait-il vraiment le blond? Pour moi cela ne faisait aucun problème car dans mon enfance j’avais été vraiment blonde comme les blés et ma mère avait entretenu les reflets en y versant de temps en temps un peu d’eau oxygénée. Je n’eus donc aucune difficulté à retrouver mon “blond vénitien” presqu’un peu roux.
J’avais toujours joué avec la couleur de mes cheveux, un jour ils sortirent même aussi oranges que des carottes d’une expérience entre henné et eau oxygénée… À l’internat il n’était pas rare que l’on finisse l’année scolaire avec quelques échecs mais avec les cheveux d’une coupe originale et d’une couleur tout à fait étonnante… 
-“ Ah! – s’écria Claudio en me voyant avec mes cheveux éclaircis – blonde, comme Edith Piaf : je me ferais teindre en blonde si tu me le demandais…”
Ce n’était donc pas à Marilyn mais à Edith qu’était destiné ce clin d’œil…

Nous retournâmes à Saint Amand et je reçus une carte postale qui représentait la fameuse tour avec le commentaire:
“Anne, on voit le beau dièdre où tu m’as répondu avec un élan si profond quand je t’ai demandé si tu voulais me suivre n’importe où. Merci pour tout et pour ton sourire en arrivant au relais.” La date de la poste indique le 24.V.76... Il m’écrivait poste restante… comme dans les chansons…

Nous eûmes rendez-vous à Waterloo. Waterloo fait partie du “grand absurde”. Claudio était né à Bruxelles mais sa famille était complètement flamande : son père était originaire de Loppem et sa mère de Menin. Nous partagions la schizophrénie des « flamands francophones » qui sont nés et ont grandi dans les Flandres qui s’identifient autant à la culture flamande qu’à la culture française et qui en même temps parlent  d’autres langues.
J’avais passé des années en Afrique, Claudio ne se sentait bien qu’en Italie, nous vivions le même genre de déracinement : l’être de nulle part et de partout à la fois.
Cette montagne artificielle de Waterloo construite comme un immense cône au milieu de la plaine et couronnée par un lion qui rugit contre la France est à la fois comique et tragique, absurde et ridicule, surréaliste, mais aussi d’une grandeur théâtrale et romantique au point d’en devenir exceptionnelle. A l’école primaire on nous avait raconté qu’elle avait été construite par les femmes qui portaient la terre dans des paniers et même dans le creux de leur tablier. Le lion avait été fabriqué avec le métal des cannons abandonnés sur le champ de bataille. Ah, Victor Hugo… “d’un côté c’est l’Europe et de l’autre la France…” Quelques décennies plus tard les alliances allaient changer et le lion allait rugir contre l’Allemagne. Ensuite on allait nous dire, au lycée, que l’ancien ennemi allemand n’était plus notre ennemi mais était devenu un partenaire européen alors que, par contre, l’Angleterre se faisait tirer l’oreille… Ce serait tout tellement ridicule, s’il n’y avait pas le scandale de la mort de millions de soldats.
C’était à la fois tragique et exhilarant…
“Waterloo, Waterloo morne plaine” était sacré, en rire était sacrilège, on ne touchait pas encore aux tabous.
Nous connaissions Victor Hugo par cœur et Edmond Rostand et tous les autres… Il suffisait que l’un de nous deux dise les premières paroles pour que l’autre cite la suite du vers. Claudio était beaucoup plus fort que moi parce qu’il avait une mémoire monumentale et pouvait réciter des pages entières de Chateaubriand comme s’il les avait écrites lui-même,  était en train de prononcer un discours académique ou de parler normalement. Il était passionné par la langue française, s’essayait aux concours de dictées et s’enorgueillissait d’être capable d’écrire pratiquement sans fautes.

Dans une lettre du 17.X.48, donc à l’âge de 10 ans, il écrit à ses parents au sujet de son chien : «  Si Rover ne sera pas lavé à la Toussaint, comment pourrais-je l’embrasser ? Mange-t-il bien ? Il ne faudrait pas qu’il mourut d’inanition ! Est-ce que je n’améliore pas mon style ? Bientôt j’écrirai presqu’aussi facilement des lettres que toi ! »
Nous aimions tous deux la langue française et sa littérature.
Nous aimions Waterloo, sa morne plaine, sa montagne artificielle et les rugissements de son lion de bronze. Claudio inséra même “Les rugissements du plaisir”  dans sa liste de noms pour de nouvelles voies .

Claudio aurait-il été un bon acteur de théâtre? Au collège il en avait fait. Il connaissait ses classiques. Quand quelqu’un se trompait en plaçant mal l’accent tonique surtout sur les noms italiens, il rectifiait avec véhémence:
-“ Mais non ! pas Comicí, ni Comíci, mais Cómici! comme Álleghe, Ágordo, Ásolo… bande d’iconoclastes!”
Ceux qui ne le connaissaient pas s’épouvantaient devant ses fureurs mais les habitués savaient qu’il s’agissait d’un jeu, qu’intérieurement il  riait…
Une de ses scènes préférées, qu’il interprétait avec un maximum d’expressivité, c’était le fameux passage de Comici:
-“ Che gioia! Gioia di vivere; soddisfazione; intimo orgoglio di sentirmi così forte da dominare da solo il vuoto e lo strapiombo.” Quelle joie! Joie de vivre; satisfaction; intime orgueil de me sentir si fort que de dominer seul le vide et le surplomb. Ensuite il marquait une pause avant de terminer par “Che voluttà!” quelle volupté ! tout en haussant le ton de sa voix et avec un geste éloquent des mains.
L’effet était assuré. Nous ne comprenions pas l’italien mais il nous pétrifiait avec le vrombissement de sa voix puissante, sa mimique, ses yeux qui jaillissaient de leurs orbites et ses gestes dignes du théâtre japonais.
Pour lui c’était la jouissance pure, nous riions parce que c’était son exhibition classique, François reprenait en cœur “che voluttà!” et les étrangers en restaient bouche bée … tant d’extravagance.

Il adorait porter les vieux chapeaux de sa mère et avec de grandes lunettes solaires il prenait des poses à la Greta Garbo.
Une belle série de photos, prises par Alain Vercammen-Grandjean en 1973, dans les Calanques et le Vercors,  montre un Claudio très expressif, notamment… avec une casquette de cantonnier…
Dans tout son comportement il y avait cette touche de jeu, de théâtre.
Mais sa récitation du Comici était aussi une façon pudique d’exprimer ses propres sentiments car lui avait vraiment vécu cette joie, satisfaction et orgueil de dominer le vide et le surplomb.
Personne d’entre nous ne s’en rendait compte, nous ne le comprenions même pas car nous ne mesurions pas de quel niveau avaient été ses exploits. Il récitait les paroles de Comici, qu’il admirait et aimait inconditionnellement, mais  en réalité elles étaient devenues siennes.
Quand on parlait des jeunes générations, des techniques nouvelles et du nouveau matériel, Claudio sortait le livre de Severino Casara “L’Arte di Arrampicare di Emilio Comici”  et puis il s’écriait:
-“ Regardez ce que Comici faisait avant les années 40 ! avec des cordes de chanvre et en espadrilles! Ou en solo ! …”
Il jouissait au fil des photos qui décortiquaient la progression de Comici pendant qu’il grimpait, passait les surplombs ou descendait en rappel avec les pieds en l’air et la tête en bas en ne se tenant suspendu à la corde que par le pied gauche… 
Nombreux étaient ceux qui croyaient faire du neuf parce qu’ils étaient tellement ignorants qu’ils ne savaient pas que Comici l’avait déjà fait, trente ans plus tôt...  Bien sûr on allait encore faire de belles choses, mais quelles voies allaient être aussi belles que celles de Comici? Quel sourire aurait pu rivaliser avec celui de Comici?
Qui aurait encore rejoint une telle volupté?

Donc, comme d’habitude en cette année 1976,  Claudio avait commencé à nettoyer dans la « Tête du Lion » et puis il avait continué dans une autre petite vallée sur le site des « Rochers du Pendu ».  Le dimanche suivant nous allâmes « au  Pendu ».
-“Tu m’as dit que tu me suivrais n’importe où… Tu me suivrais même dans les rochers ?... Même dans une nouvelle voie ?...”
Je l’aurais vraiment suivi partout, mais les nouvelles voies m’enthousiasmèrent.  -“Même si on ne peut pas aller vite? Même si je devrai nettoyer et pitonner pendant que nous grimpons? Ca ne va pas t’embêter? Tu ne vas pas t’ennuyer?”  Nous allâmes au pied du rocher et il m’emmena dans la voie qu’il baptisa “Les Yeux Aveugles” car Saint Exupéry avait écrit dans son Petit Prince qu’on ne voit bien qu’avec le cœur, l’important est invisible pour les yeux…  Claudio ne cessait de me répéter:
-“ Mais comme j’ai été aveugle, je te voyais depuis si longtemps sans te voir…”
Un relais de notre nouvelle voie était une vraie terrasse, nous y trouvâmes un “molla” c.-à-d. un fin matelas en mousse et la gourde d’eau fraîche  pour nous débarbouiller avant de passer à table pour déguster nos poires au sirop…  « Bartlett Pears in Syrup » de la marque « Self »…
Claudio avait pensé aussi à cela, il avait préparé le relais le matin-même en descendant du haut… Puis il m’emmena dans « Le beau Taon »…
Pour dîner nous allâmes dans une pâtisserie manger des cygnes, ces  choux  remplis de crème chantilly…
C’était encore un point que nous avions en commun: nous avions tous deux tendance à l’embonpoint et étions tous deux d’impénitents gourmands, gourmets, partisans inconditionnels de bons vins et de délicatesses gastronomiques…
Nous aimions les plaisirs comme de vrais épicuriens: la bonne littérature, le bon cinéma, la bonne table, un bon lit et du bon rocher…
L’après-midi nous allâmes à Freyr faire la voie qui s’appelle, « L’amour » surtout pour pouvoir répondre à ceux qui nous demandaient d’où on sortait:
-“ Nous ? mais nous venons à peine de faire l’amour…” ce qui provoqua d’abord l’hilarité générale ensuite ils commencèrent à s’interroger et à faire des suppositions… Un peu de suspense ne nous déplaisait pas…

Ce même jour nous accomplîmes un rite prestigieux qui fut une consécration et ne laissa plus aucun doute sur la nature de notre relation : Claudio m’emmena dans la « Directe » … sa « Direttissima » qu’il aimait plus que n’importe quelle autre voie, une belle classique verticale comme un fil à plomb et qui finit par un magnifique dièdre, un beau V, bref sa préférée.

La légende racontait que chaque fois que Claudio était amoureux d’une fille, il lui achetait une paire de chaussures d’escalade  pour l’emmener dans la « Directe ». C’était là le plus beau cadeau qu’il pouvait faire. On racontait également que quand il réussissait à traîner ses victimes jusqu’au sommet, une fois décordées, elles s’enfuyaient, effrayées par toutes ces folies. On racontait aussi qu’il possédait chez lui une collection de souliers d’escalade, pour femmes… Ce qui témoigne de l’idée qu’on se faisait du nombre de ses conquêtes. Malheureusement je n’ai pas trouvé ces chaussures. Sans doute était-ce une confusion entre Claudio et Luis Buñuel…

Je connaissais déjà les premières longueurs de la voie qui sont communes avec le « Zig Zag », mais la deuxième partie était magnifique! Entre les deux, y avait une petite niche et Claudio m’y organisa un petit repos. Il y prit même des photos. Mais je ne compris qu’ensuite pourquoi il m’avait fait traîner… Quand finalement il se décida à partir et que je regardai vers le haut pour l’assurer, j’aperçus les têtes de nos copains qui s’étaient assemblés à la sortie et nous guettaient  par-dessus bord… Ils n’étaient certainement pas arrivés tous, ensemble,  par hasard et donc Claudio les avait prévenus… du genre “ he, mec, j’emmène Anne dans la « Directe » … J’étais non seulement émue mais surtout émotionnée: pour moi c’était une première tandis qu’eux, la « Directe », ils la faisaient depuis 20 ans… Ils en connaissaient le moindre graton par cœur…  Quand j’arrivai dans la dernière partie, Tchou me cria:
-“ Tends ton bras droit, tu vas trouver une bonne prise…”
-“ Laisse-la se débrouiller toute seule – lui dit Claudio – t’inquiètes pas, elle s’en tire…”
Décidément, ces grands bonshommes ne comprenaient pas que je n’arrivais pas à leurs prises: pour moi le rocher se présentait tout à fait différemment, je devais faire un tas de petits pas intermédiaires, où, d’ailleurs, il n’y avait souvent que les fameux courants d’air que Joseph m’avait conseillés… Je finissais quand même par passer…
Quand je sortis de la voie, Claudio exulta:
-“ Pas mal pour une débutante !...”
Après la « Directe » notre relation fut officielle… Tout resta tacite mais tout le monde avait compris… Je ne grimpai plus avec Joseph que quand Claudio n’était pas là.
Joseph ne faisait pas de commentaires, mais son sourire me disait: -“ Traîtresse…”
Joseph était généreux, il m’aimait, mais il aimait aussi Claudio. Je suis certaine qu’il était content de nous voir heureux. Personne d’entre nous ne comprenait comment il se faisait que lui n’avait pas de compagne ; ça, nous le regrettions  sincèrement.

Après ce formidable week-end, Claudio partait pendant trois semaines en voyage en France avec ses parents. Avant qu’il ne parte je lui donnai ma chaîne, c’était une longue, grosse chaîne en argent. Il m’envoya chaque jour une enveloppe avec des cartes postales. Sur la première carte il écrivit :
-“ Het regent, het regent, het spottert en spat… (il pleut,  il éclabousse ...  le premier vers d’une poésie de Guido Gezelle).  Cela m’est tout à fait égal ! Ce qu’un bout de chaîne peut faire ! Un bout de chaîne qui me donne plus de moral que 40m de gros nylon ! Si la poste fonctionne bien, il y a des baisers cachés dans cette enveloppe.”
Il m’écrivait poste restante à Mons. J’allais prendre ses lettres, les lisais plusieurs fois et puis allais les déposer dans un coffre que j’avais loué dans une banque.
Chaque lettre était une petite merveille.
-“ Pas de carte postale: trop à écrire! Je n’ai donc pas pris de carte postale avec le beau nez, style Ch. De Gaulle! (…) Arrêt à Colombey-les-Deux Eglises. Très beau cadran solaire sur la petite place de l’église; combien l’auront vu? Bien peu. J’aime bien les cadrans solaires. Il y en a un, bien lugubre, à Roscoff ( j’ai retrouvé un poème sur Roscoff; patience!) – Cadran: “craignez la dernière”. Je me trompe peut-être mais je me souviens parfaitement de celui de Gourdon, dans le midi « Phoebo absente nil sum » – très bon gag! C’est aussi le motif pour lequel les grimpeurs ne gratonent pas la nuit. Ah! la nuit. J’ai une jolie petite chambre avec un lit beaucoup trop grand. Mais c’est un pays civilisé, avec une levée postale à 24h! Quel plaisir d’écrire, quand les lettres s’envolent très vite.  “Les yeux aveugles” ont failli s’appeler “la Detassis” il est venu quelques jours à Bruxelles (…) il a téléphoné vendredi soir mais mes parents n’ont pas le numéro de téléphone de Freyr. (…) Gros missel sur le lutrin, dans l’église de Colombey “ Est-ce qu’un démon peut ouvrir les yeux d’un aveugle?” Ev. St. Jean. (…) Il y a une phrase très courte à prononcer, et plus encore à écrire… (…).

Une carte postale de Breuil représente des edelweiss avec le Cervin en arrièrefond :
“La montagne est tellement haute que les fleurs carnivores et mangeuses d’hommes ne peuvent la masquer!”
Puis il souligna “vera fotografia” et ajouta “ se non è vero, è bene trovato, dicton italien” si ce n’est pas vrai c’est bien trouvé. Ensuite il fait pivoter la carte et écrit dans un autre coin “Anne, je plaisante, mais tu me manques terriblement.”
Sur une autre carte: “ Je n’écris bien que les lettres de désespoir”…
“Tu me mets dans un état de jubilation intérieure et d’enthousiasme tel que je ne l’avais pas connu depuis longtemps, tes lettres m’ont plus appris sur toi et m’ont plus attaché à toi que les liens de chair. (…) Ce n’est pas de l’écriture illisible car je parviens à me relire! “
“A la radio j’entends « Don’t be cruel » de Elvis, comme quand je ne connaissais ni les femmes, ni le rocher. Au fond, j’avais déjà fait la face nord de la Cima Grande avant le rock and roll: je suis vraiment un ancêtre…”

En effet, par lettre nous osâmes nous dire plus que de vive voix et puis, quand nous étions ensemble nous n’avions pas le temps à “perdre” dans de longues méditations et confidences. Ces trois semaines de correspondance furent un raccourci par lequel nous découvrîmes d’être tous deux profondément amoureux.

Claudio réussit à convaincre ses parents de rentrer quelques jours plus tôt de façon à ce qu’il puisse me rejoindre le samedi à Freyr. 
Il m’emmena très loin, dans un pré isolé, caché entre la forêt et de hautes haies, il y étendit une couverture. Les herbes touffues amortissaient  comme les ressort d’un matelas, le soleil caressait chaudement, les oiseaux chantaient avec leur exubérance printanière, les sauterelles bruissaient autour de la douce ivresse de nos premiers ébats encore bien timides mais si tendres. Nous nous laissâmes aller à nous fondre l’un dans l’autre comme deux destins enlacés. C’était un amour exquis... C’était un amant si expert, si délicat et un homme si merveilleux…

Nous allâmes grimpoter dans « la Grunne », « le Paranoïaque », « les Yeux Aveugles », somme toute, pas grand-chose car nous passâmes la plupart du temps cachés à jouir de nos tendres retrouvailles.

Le vendredi suivant, au « Pendu »,  nous ouvrîmes une autre petite voie  que Claudio baptisa “Les Pourpres Cieux” en référence au poème de Verlaine à la Princesse Rouckine: “son cher corps rare, harmonieux, suave, blanc comme une rose blanche, blanc de lait pur et rose comme un lis sous de pourpres cieux”. Poème très sensuel qui disait beaucoup plus que ce que nous aurions osé dire…
J’en fus fort flattée ...

De Freyr à Chamonix.
Pendant que Claudio et moi commencions à nous découvrir réciproquement, à nous apprécier toujours plus et à jouir d’avantage des heures passées ensemble, l’atmosphère chez moi se détériorait lentement.
Maintenant j’allais seule à Freyr avec ma nouvelle petite voiture.
Ma Mini Morris blanche d’occasion que j’aimais tant mais qui était devenue bien vieille, avait rendu l’âme. Les freins avaient lâché. Ce fut l’occasion de devoir
constater qu’elle était percluse de rouille et, hélas,  irrécupérable… J’avais donc une nouvelle petite Polo blanche dont j’étais très fière.

Progressivement j’avais commencé à vivre avec Claudio dans mes pensées. Certes je rentrais à la maison auprès de ma famille, mais j’y vivais  comme on va au bureau.
Je faisais régulièrement un curieux rêve: je rêvais que je rêvais que j’étais mariée, mais ensuite je me réveillais et me disais, ouf, ce n’était qu’un mauvais rêve, je l’ai échappé belle, mais ensuite je me réveillais pour de bon et sentais ce corps à côté de moi…

À part ma profession, mon esprit était entièrement centré sur des histoires de rochers, de clous et de cordes, la joie de vivre et la poésie. Je pensais à Claudio et  à la montagne.
Continuer à vivre faussement mariée n’avait pas de sens. Je n’étais pas non plus capable de mener une double vie ou plutôt deux demi-vies: je voulais vivre ma vie à 100% . C’était aussi simple que cela.
J’avais averti mes parents de mon intention de demander le divorce, mais personne ne m’écouta et surtout personne ne voulut comprendre que je voulais être seule. Le mariage ce n’était pas quelque chose qu’on entreprend quand on est amoureux et qu’on termine dès que l’amour est passé… À l’époque c’était encore la condamnation à vie. J’avais l’habitude de parler peu et à voix basse, donc je disais les choses tranquillement, calmement, en toute sérénité et  personne ne me prenait au sérieux.
Il faut aussi avouer que tout cela ne m’intéressait plus: je venais de passer trois années magnifiques à étudier et en stage dans différents hôpitaux, ma profession m’enthousiasmait et les week-ends à Freyr encore plus. Le temps que je passais à mon domicile était accessoire, un mal non pas nécessaire mais inévitable.

Bien sûr il y avait les enfants, mais cela constituait un autre problème: ces enfants que j’avais désirés, qui m’avaient remplie de joie, qui auraient dû être “le ciment” de notre couple étaient devenus une entrave, un boulet à la cheville.
La famille était synonyme de bonheur. Même les affiche publicitaires pour des machines à lessiver ou pour des voitures représentaient la famille idéale: une très belle jeune femme avec de longs cheveux blonds, assise, avec sur ses genoux une ravissante petite fille, à côté d’elle un beau petit garçon un peu plus âgé et derrière, un monsieur genre jeune cadre prometteur en costume cravate. C’était l’image du bonheur.  J’avais désiré ces enfants, mais eux n’avaient pas demandé à naître… Et voilà que maintenant ils étaient devenus un obstacle  à ce que je m’en aille… Je me sentis trompée: avoir des enfants ce n’était plus une joie mais une prison, situation d’autant plus perverse que, eux, n’y étaient pour rien. Ils étaient doublement victimes: d’abord je les avais fait naître et maintenant ils étaient une difficulté… Un jour mon père allait même me dire qu’une femme mariée devait se sacrifier pour ses enfants … J’aurais dû m’annihiler. J’aurais dû me sacrifier alors que n’importe quelle autre femelle dans la nature, quand elle n’en peut plus de ses  rejetons les chasse  ou refuse de les allaiter et se fiche bien de leur sort.
D’ailleurs, faut-il avoir des enfants ? L’activité sexuelle est un besoin physiologique, mais les femmes ne peuvent-elles se contenter de l’orgasme comme le font les hommes ? Dans le passé on faisait des enfants parce qu’on ne savait pas comment ne pas les faire et pour dorer la pilule on enseignait que les enfants étaient des « dons de Dieu »… Mais aujourd’hui avec les moyens dont on dispose et la fin des croyances religieuses ne peut-on pas arrêter de procréer ?  Et surtout, ne plus obliger des êtres, qui ne l’ont pas demandé, à vivre… Au lieu d’avoir mes problèmes, maintenant, avec mes deux enfants, nous étions trois à en avoir… Je me sentais flouée et en même temps naquit en moi un terrible sentiment de culpabilité, qui devint une obsession : avoir fait naître des enfants qui ne l’avaient pas demandé et qui allaient devoir affronter la vie dont je commençais à découvrir qu’elle n’est pas belle… Qu’en fait chacun essaye de s’en tirer le moins mal possible… Je me débattais avec cette culpabilité et n’avais personne à qui me confier. Quelques années plus tard j’allais me faire stériliser pour être sûre de ne plus jamais infliger la vie à un autre être et bien sûr, si à cette époque, par malheur,  j’avais dû être enceinte, je me serais fait avorter et si cela n’avait pas été possible, je n’aurais pas hésité à me suicider, au moins cela était très clair dans mon esprit. Ne plus jamais obliger quelqu’un à vivre ! Par la suite je n’allais plus me réjouir en voyant une femme enceinte, ni un bébé car à chaque fois je désapprouve les gens qui continuent à procréer et je plains le pauvre enfant qui va devoir affronter la vie.

“Il y eut une dispute théologique entre les écoles Beit Hillel et Beit Shammai et, au bout de deux années de controverses, elles arrivèrent à la conclusion que pour l’être humain il aurait mieux valu de ne pas être né” …

Est-ce à cela que pensent ces parents qui tuent leurs enfants avant de se suicider ?
Ce n’est que bien plus tard en accompagnant mes amis chasseurs en montagne et en observant le comportement des animaux que j’arrivai à comprendre le comportement des mammifères et donc des humains. Si j’avais su cela quand j’étais jeune, je ne me serais pas fait tant d’illusions ni sur le mariage, ni sur le couple et j’aurais évité bien des chagrins… Si on disait cette vérité aux jeunes, ils seraient moins déçus et souffriraient moins, mais le commerce perdrait un créneau lucratif…

Vouloir divorcer fut considéré comme une extravagance qui dépassait tout entendement. Cela ne se faisait pas, un tel scandale ne s’était jamais  vu dans notre famille! Les choses s’envenimèrent, les parents tinrent une espèce de conseil de famille qui tourna court et très mal.
J’éclatai dans une violente crise de larmes et surtout de rage, m’enfuis en claquant si brutalement la porte vitrée qu’elle manqua de se briser, bondis dans ma voiture et partis en trombe comme une furie. Je m’élançai vers l’autoroute et, une heure plus tard, j’étais à Bruxelles. Je n’avais pas le plan de la ville et ne savais pas où habitait Claudio. Je demandai donc au premier taxi que je rencontrai de me conduire à l’adresse que je lui donnai. Il me regarda inquiet:
-“Vous êtes sûre que ça va aller? Vous ne voulez pas laisser votre voiture ici?” Non, non il devait rouler lentement et j’allais le suivre. C’est ainsi que j’arrivai sur le parking de l’immeuble où Claudio habitait.
Sa voiture était là, je sonnai mais il ne répondit pas. J’eus finalement le courage de sonner chez ses parents pour demander si par hasard il n’était pas chez eux. Sa mère descendit et confirma que son fils n’allait certainement pas tarder. Je dis que je l’attendrais dans ma voiture. Jamais je n’aurais osé monter chez eux, d’ailleurs avec les yeux rouges et  les cheveux en bataille, j’avais sans doute l’allure d’une folle et Mme Barbier s’était certainement inquiétée en me voyant débarquer chez son fils. 
Claudio arriva, fut surpris et surtout alarmé de me voir. Il me conduisit dans son appartement, me calma, je lui expliquai …
Puis il m’emmena dans un restaurant  au sujet duquel il avait lu des commentaires dans le journal. Il s’appelait “Les écuries du roi” et cela semblait en effet une vieille écurie transformée en restaurant. Il n’y avait personne et il y faisait rustique et froid. Claudio vint s’assoir à côté de moi et couvrit mes épaules avec son pull car dans ma petite robe sans manches je frissonnais. Après un moment le serveur vint nous dire qu’il ne pouvait pas nous servir car nous n’étions pas convenables… En sortant, Claudio alla vers le maître d’hôtel et lui dit :
-“ Vous avez vraiment des manières de cheval…”
Ce fut la première nuit que je passai avec Claudio dans son appartement.

Un soir j’eus enfin une discussion sérieuse et confirmai mon intention de divorcer. J’acceptai le fait que j’étais encore sous le choc de cette malheureuse journée et qu’il valait mieux ne pas prendre de décisions hâtives. Bref il était plus raisonnable d’attendre la rentrée pour décider. Je fus d’accord pour couper la poire en deux: pas de décisions avant septembre mais pas non plus de vacances en famille. Je voulais partir deux mois seule en montagne et après on verrait.

À Freyr on commençait à parler de vacances: comme chaque année tout le monde descendait à Chamonix. Claudio aussi descendait à Chamonix.  Quand nous nous rencontrâmes la dernière fois avant les départs vers le sud,  je lui demandai :
-“ Et si en juillet et août j’étais en route toute seule ?” Il me regarda étonné:
-“ Si tu es seule, tu es avec moi… Rendez-vous le 1er  juillet au camping du COB à Chamonix…”
Donc, tout le monde disait qu’il descendait à Chamonix, Claudio disait qu’il descendait à Chamonix, quand ils me demandèrent ce que j’allais faire pendant les vacances je dis que je descendais à Chamonix… Il y eut des sourcils levés mais surtout des sourires en coin au sujet de ce secret de Polichinelle. Ah, les bonnes manières de ces temps-là…  motus et bouche cousue...
Jojo vint discrètement près de moi:
-“ Tu descends seule à Chamonix avec ta petite voiture neuve?”
-“Oui…”
-“ Alors écoute-moi bien,  le voyage est long et fatigant, tu dois être très prudente et tu dois me promettre que tous les 100km tu t’arrêteras pendant au moins un quart d’heure, tu marcheras un peu, tu mangeras et tu boiras et surtout tu laisseras reposer ta voiture qui est neuve et a encore besoin d’un rodage…”
J’avais même prévu de faire le voyage en deux jours…

J’arrivai à Chamonix en début d’après-midi. Je ne me souvenais plus de la ville et partis au petit bonheur la chance vers les Houches. Aux Pèlerins je vis la voiture de Claudio garée devant une épicerie. Jean-Yves Plancot et lui y faisaient des emplettes. Quand ils en sortirent Claudio essaya de se montrer surpris de me voir et m’invita à me joindre à eux.
-“ Ah ? – dit Jean-Yves  - elle est avec nous ?...”
-“ Oui – dit Claudio – elle est avec moi…”


II - juillet et août 1976

Chamonix
Claudio n’a pas beaucoup d’argent, moi je n’en ai pas du tout, donc ma règle principale est de coûter le moins possible et de compenser par le travail: laver les légumes et aider à cuisiner. Mais cette intrusion dans les tradition et manies de ces vieux campeurs n’allait pas fonctionner. Donc très rapidement la seule règle valable fut de me faire remarquer le moins possible.
Jean-Yves loge seul dans une énorme tente de type familial. Claudio dort dans une minuscule tente canadienne. Il n’y a de place que pour se coucher et avec les deux piquets entre nous, mais cela suffit…
Nos voitures sont bondées de matériel de camping et de montagne et des stocks de provisions. Claudio a même du pain.
Pendant que nous glissons dans nos duvets Claudio me demande si j’ai brossé mes dents.
-“ Je n’en ai pas eu le courage… je ne supporte pas l’eau froide…”
-“ Erreur: tu dois te brosser les dents le matin et le soir! Un jour je suis allé chez le dentiste et il m’a tenu toute la journée, car il savait que je ne serais jamais retourné … Le soir j’étais tellement démoli qu’il a dû appeler un taxi pour me renvoyer chez moi… Je ne tenais plus debout…”
En effet, sur les photos des années 60 il apparait avec la dentition fort en désordre...
Par la suite, chaque matin et chaque soir, j’allais trouver un gobelet d’eau tiède avec, posée dessus, ma brosse à dents garnie d’une petite crotte de dentifrice.

C’est notre première nuit en liberté… “retiens la nuit pour nous deux jusqu’à la fin du monde…”

Petit à petit il fallait aussi apprendre les règles de la cohabitation, fût-elle sous la tente…
Règle numéro un: Claudio est un dormeur et il a besoin de beaucoup dormir et si on le réveille, il est de mauvaise humeur toute la journée, donc, défense de le réveiller…
Le lendemain matin au travers de l’épais brouillard de mon sommeil qui est encore profond, j’entends Claudio  murmurer délicatement à mon oreille:
-“ Tu n’as pas envie de te lever ? Il est déjà tard… Nous avons préparé le café et je suis allé te prendre des croissants, ils sont encore chauds… Tu veux dormir toute la journée? C’est quand même un peu dommage de venir en montagne pour dormir toute la journée…”
Le soleil est magnifique, tout le monde est déjà en pleine activité, il est tard…
Claudio a trouvé plus dormeur que lui…

Aujourd’hui nous commençons le rituel auquel sacrifient tous les alpinistes qui sont présents dans la vallée: on va à la météo… Il y a trois bulletins météo différents: celui de la Maison de la Montagne, celui du Bureau des Guides et celui du CAF, on va les consulter deux fois par jour et ils ne correspondent jamais. On y va sous la pluie en espérant le beau temps pour le lendemain et on y va sous le soleil en craignant l’orage pour le soir. Les petits groupes s’arrêtent en pleine rue pour discuter. Rien qu’à observer les grands mouvements qui miment de terribles passages d’escalade on voit qui sont les alpinistes, on devine presque s’ils parlent de projets, de voies réussies ou de tentatives avortées… Les habits sont fantaisistes, les mimiques suggestives, les uns ronchonnent, les autres rigolent, les passages simulés en l’air sont monstrueux et il y a des bras qui partent dans toutes les directions sans se soucier des passants qui n’ont qu’à s’écarter, le vocabulaire est coloré, les commentaires farfelus et l’hilarité générale… On n’est vraiment pas là pour se faire emmerder, on est là pour se faire plaisir! Quelle impression de liberté... Oui, c’est ça : la liberté !
L’orage éclate et tout le monde s’engouffre dans les bistrots où on tombe sur d’autres copains ou sur des types qu’on avait rencontrés au fil des saisons passées et à qui on doit raconter la suite et qui eux aussi ont des tas d’histoires à ajourner… Les exclamations fusent et surtout : ça rigole. Déjà à Freyr je suis fascinée par cette capacité à répondre avec esprit, humour, à propos, bagout, mais ici il y a en plus les accents et les langues différentes qui fusent comme un feu d’artifice.
Régulièrement Claudio rencontre des gens qu’il connaît, ils se saluent et quand il me présente systématiquement ils demandent :
-“Elle grimpe?” il répond que oui je grimpe mais aux initiés il ajoute:
-“ Oui, elle grimpe mais elle n’aime pas Johnny…”
Ce qui me vaut des regards ahuris et réprobateurs…
Ils savent tous que Claudio ne rate pas un concert et que Johnny est une condition sine qua non…
J’aime pas Johnny… c’est vite dit… En 1959 je mettais déjà des blue-jeans qui étaient tellement raides qu’ils restaient debout tout seuls. J’étais fan de Brigitte Bardot et j’écoutais, sur radio Congo Belge, Johnny chanter qu’il était si seul…  Dans la maison dans laquelle nous avions habité à Jadotville,  on n’avait pas la radio mais pendant les derniers mois de notre séjour nous avions habité à l’hôtel Bagatelle qui pour moi était aussi « l’hôtel des cœurs brisés » car nous allions partir du Congo et retourner dans la grisaille de la  Belgique. Donc à l’hôtel, j’avais ma chambre avec radio et tout le temps pour écouter les chansons des jeunes : Elvis, Ray Charles, Louis Armstrong, les Platers, Dick Rivers, Eddy Mitchell et les autres que mon père, qui voulait me faire chanter “Lindenbaum” de Schubert,  qualifiait de hurlements sauvages. Mais il y avait aussi  les bonnes cuvées de l’époque Brassens, Brel, Ferré & Co… Ca ne veut pas dire qu’aujourd’hui il n’y a que Johnny… Eh bien, pas du tout, pour Claudio et les initiés, justement il n’y a que Johnny, à part les Beatles et les Rolling Stones bien sûr… mais ils passent quand même après Johnny…

Le  22. VII. 70  il note : Annecy Festival de Pop music: Martin Circus et Johnny en pleine forme.

Le 5.VIII.70 sur une carte postale à ses parents il écrit : « Pop à Aix, interrompu aux ¾ à cause du manque de spectateurs (…) Hier je suis allé grimper dans l’Argentera. Vu 3 chamois affolés. Je retourne à Nice, bagno et puis ce soir autre festival Pop etc.… »

Le 19.IX.70 dans une lettre à ses parents il leur déconseille d’aller voir le film L’aveu « surtout n’allez pas voir ça, c’est terriblement dur et il y a 2h de jargon qui ne doit ravir que les initiés. Je vous recommande plutôt « Woodstock », même si ce n’est pas votre genre habituel, car c’est un genre de film justement tout à fait inhabituel ! Je vous embrasse bien fort ! »

Au milieu du chaos chamoniard naviguent des journalistes à l’affut de scoop: qui est arrivé, avec quelles intentions, quelles voies ont été répétées et surtout quelles nouvelles voies ont été ouvertes.

Claudio et Jean-Yves décident d’aller à l’arête sud du Moine ; demain ils montent au refuge qui s’appelle « le Couvercle ».... Je demande si je peux les accompagner, au moins jusqu’au refuge. Jean-Yves me regarde avec méfiance. Ils veulent faire la voie “vite fait, bien fait” pour s’entraîner et puis il faut marcher… Vais-je les gêner, les retarder… Vont-ils devoir me traîner parce que je ne sais pas suivre ou parce que j’ai peur?
-“C’est à toi à décider…” dit Jean-Yves à Claudio.
-“Si tu veux venir jusqu’au Couvercle… Mais c’est long et fatiguant, tu devras marcher et porter toi-même tes affaires…”
Ils me donnent ma chance: je peux les accompagner… Claudio range son matériel pour préparer son sac. -“Et ça, c’est quoi?”
Il me regarde estomaqué:
-“ Ca c’est un piolet…”
Puis ils échangent un regard éloquent… j’ai perdu une occasion de me taire… 

Le Moine
Dans le petit train du Montenvers ils m’installent à côté de la fenêtre et ils commentent le paysage pour mon instruction…  Jean-Yves me regarde avec l’air de dire:
-“Qu’est ce qui nous a pris de tirer derrière nous ce boulet… espérons qu’on ne va pas devoir la porter…”

Le sentier descend, puis on descend le long des échelles jusqu’au glacier. Nous remontons la Mer de Glace, ils ne parlent plus, je n’ose que me taire. Je dévore le paysage autour de moi, c’est magnifique ! Je n’ose pas demander les noms des montagnes, à part le Dru et les Grandes Jorasses, je ne connais personne… Ils sont perdus dans leurs pensées. De temps en temps ils ronchonnent contre la moraine, le glacier, la signalisation, les crevasses,  l’absence de neige…
Moi, j’avais toujours pensé qu’aller en montagne était une joie, un plaisir, une expérience enthousiasmante, mais à les voir et surtout à les entendre, tout semble dur, fatiguant, pénible, difficile… et en plus j’ai l’impression que je devrais moi aussi trouver que c’est terrible…
Nous remontons le glacier,  traversons la moraine, grimpons les échelles des Egralets. Il pleuvine, la pluie glacée dégouline le long des montants des échelles, des mains, des bras… s’infiltre sous les manches et les aisselles commencent à être trempées…
Quand on arrive au refuge je suis la moins fatiguée. Depuis plusieurs années je suis habituée aux randonnées dans le Valais pendant lesquelles je me fatiguais bien plus.
Jean-Yves propose que je les accompagne dans la voie, Claudio accepte, je suis ravie!

-“Pour la crête sud du Moine, réveil à 4h !” – crie le gardien…
-“ 4h ? il est fou?” – commente Claudio…
Nous nous levons à 5h et partons une demi-heure plus tard.
-“Pour le Moine, c’est trop tard! Vous ne serez pas de retour avant 5h ce soir!” dit le gardien.
Il fait encore nuit, il n’y a pas d’étoiles, le ciel est couvert, il fait froid mais nous allons quand même jusqu’au départ de la voie… On ne sait jamais, il faut attendre de voir quel temps il va faire…
La neige du névé de départ a fondu, il ne reste que la glace… Jean-Yves ronchonne… Les conditions sont mauvaises… Nous n’avons ni crampons, ni piolet et si on glisse… Lui, il n’est pas venu pour se faire mal à cause d’une connerie de névé fondu et compromettre toute sa saison…
Claudio bouillonne… Il se lie à un bout de la corde et il attaque: avec son marteau il essaye de retailler de petites marches. Quand il s’arrête, je monte, puis Jean-Yves nous rejoint.  À peine touchons-nous le rocher que Jean-Yves passe en tête en grommelant:
-“Je ne vais quand même pas faire toute la course en second…”
Claudio laisse dire et faire, nous grimpons l’un à côté de l’autre. Je m’extasie devant un superbe caillou blanc, il le prend et le met dans son sac en rouspétant ironiquement:
-“Non seulement tu ne veux pas porter de sac mais en plus tu voudrais recueillir tous les cailloux blancs que tu rencontres et les faire porter par les autres…” Nous arrivons à une vire, quatre types sont en train d’évaluer la difficulté du dièdre qui suit, Jean-Yves descend de quelques mètres, saute sur le versant gauche du dièdre et grimpe à double vitesse. Nous dépassons les quatre qui nous observent abasourdis.
En arrivant devant un petit mur nous rencontrons deux bonshommes qui sont en train de discuter au lieu de poursuivre. Jean-Yves s’élance avec un “hop!” Je le suis. Un des types demande s’il doit m’aider et Claudio explose:
-“ Elle n’a pas besoin d’être aidée, vous n’avez pas vu qu’elle grimpe mieux que vous? Sale type, juste pour pouvoir la pousser aux fesses…” On les dépasse aussi.
Nous arrivons au sommet une demi-heure avant les autres parmi lesquels il y a un guide qui nous félicite pour notre rapidité. Nous faisons des photos. Dans un de ses livres, Rébuffat publie une photo du “vrai sommet du Moine”
c.-à-d.  cet éperon rocheux qui, tout de travers, surplombe le vide. Claudio qui a la manie des répétitions, chaque fois qu’il est passé par ici, s’est fait photographier sur le “vrai sommet du Moine”, avec Jean Bourgeois, avec Terray et aujourd’hui, avec nous…
Quand nous nous apprêtons à descendre, Claudio extrait de son sac un casque rouge:
-“ Mets ça sur ta tête!”
-“ Non!”
-“ Comment non? Mets ça sur ta tête et descends! Nous sommes suivis par une bande de crabes français qui vont certainement faire tomber des cailloux. Obéis et descends!”
Jean-Yves s’est décordé et dévale la pente à grandes enjambées, nous descendons main dans la main… Un inconnu veut me faire utiliser son piolet dont je ne sais que faire; je le tiens sous le bras comme une badine.
Le temps a été splendide, mais quand nous arrivons au refuge, l’orage éclate. Nous descendons les échelles sous une pluie battante. Pendant que nous errons sur le glacier les éclairs et le tonnerre impressionnants résonnent d’une paroi à l’autre. Jean-Yves a disparu. Près des crevasses, Claudio m’encorde. Nous sommes trempés jusqu’aux os, Claudio n’apprécie pas du tout mais c’est formidable: dantesque…

Le 5.VII.76 il écrit à ses parents : « Hier on s’est fait rincer jusqu’à l’os au retour dans la vallée. On a fait une course assez facile pour s’acclimater (3400m) à 3 avec Anne (son premier sommet)  Partis une demi-heure après les autres cordées (petite rallonge de repos) avec la malédiction du gardien, on est arrivé un quart d’heure avant le suivant au sommet, ils étaient bien 10-12… »

Un inventaire digne de Prévert.
En arrivant à la tente, nos vêtements sont trempés et sales. Jean-Yves va à Chamonix et nous restons pour “mettre de l’ordre”…
Claudio me fait régulièrement l’apologie de sa Citroën Ami 8 qui est la seule voiture au monde dans laquelle il peut dormir malgré son énorme quantité de matériel.
Le siège arrière a été enlevé ce qui double la capacité du coffre qui est bourré de choses indispensables: une énorme valise qui contient les vêtements propres “du dimanche”, un gros cartable plein de croquis et de topos, des cartes,  coupures de journaux,  lettres, photos, photocopies, une petite enveloppe rouge de 6cm x 9cm qui contient les timbres-poste, une caisse en bois avec les ustensiles de cuisine, des becs et bombonnes de camping-gaz, des assiettes et des casseroles et le tout en double, par prudence… Plusieurs sacs en plastique qui renferment des trésors variés comme les fourchettes et 4 couteaux Opinel, 2 tire-bouchons, 4  ouvre-boîtes, une bouilloire qui sert aussi de cafetière ou de théière. Ensuite viennent les boîtes en carton: l’une contient des vêtements, l’autre des gants, chaussettes, bas, collants, deux bonnets en laine, un passe-montagne, un jeans pour grimper et des pantalons de montagne. Ensuite vient la caisse culturelle avec les guides Vallot, les revues et romans. Ces jours-ci Claudio lit Moby Dick. S’y ajoutent deux matelas gonflables, deux duvets, une doudoune et des chaussons-doudoune assortis. Une autre caisse contient des provisions: soupes, pâtes, riz, conserves… Mais attention: il y a ce qu’on peut prendre et ce à quoi il est absolument interdit de toucher: les “vivresdecourse” sont sacrées,  réservées exclusivement aux courses.
Une jolie boîte métallique contient des bonbons hollandais Hopje au café que sa mère va acheter spécialement pour lui. Dans un autre carton 36 sortes de confitures. Ah, très important: 3 magnifiques pintes thermiques que sa mère a apportées spécialement pour lui de Londres et 4 gobelets pour le vin et ainsi de suite…
Evidemment il y a aussi “le matériel” alpinistique.
Au moins 60 paires de mousquetons, parmi lesquels certains peuvent être employés, d’autres non, parce qu’ils sont des reliques historiques : certains sont en acier et marqués C.B. Toutes les marques sont représentées : Allain, Simond, Bonatti, Cassin…
Il y a des bouts de vieilles cordes et aussi un bout de sa première corde! Et ensuite la corde jaune et la bleue de marque Joanny de 9mm et la rouge de 11mm; une lampe frontale et deux de réserve, un réchaud au méta “avec-lequelon-a-survécu-trois-jours-à-la-Walker” ce réchaud est toujours cité avec son qualificatif; une série de guêtres grandes, rouges, petites, noires, un piolet Condor qui est toujours accompagné par des plaisanteries au sujet du “con d’or”… un marteau-piolet, deux marteaux, deux casques: le blanc de la Walker et un rouge trouvé et une série de modèles différents de descendeurs.  La caisse des pitons contient  des dizaines de kg de clous qui tous ont un nom suivant leur forme: spatule, lame, couteau, extraplat, extra-long, à anneau, horizontal, vertical, normal, bong bong,  coins de bois, tamponnoir et clous à expansion, un trousseau de fifis, des nuts et le Moac... Les étriers ont été fabriqués spécialement par Lecomte en proportion avec la longueur des jambes et la largeur des pieds de Claudio, mais il y a aussi en réserve des dizaines de mètres de cordes pour faire de nouveaux étriers. Il y a aussi des crampons… mais Claudio déteste la neige…  Ensuite il y a des dizaines de cordelles, sangles et lanières de longueurs, couleurs, rigidité, consistance différentes, une cagoule de bivouac sans laquelle il ne fait plus un pas dehors après l’expérience de la Walker, deux larges ceintures de cuir munies de lichettes comme celles qui retiennent la ceinture d’un pantalon et dans lesquelles il glisse sa corde. Cette ceinture évite que la corde nouée simplement autour de la taille ne “coupe”; mais pas question de baudrier… on sait déjà pourquoi…    N’oublions pas les 7 paires de chaussures qui ont chacune un usage précis.

Passons aux articles d’hygiène personnelle: rasoirs électrique, à piles, à lame gilette, brosses à dents, pour les ongles, pour les cheveux. Claudio se désole parce que ses beaux cheveux deviennent filasses et il s’est mis en tête qu’ils commencent à tomber alors il n’emploie plus que des brosses “genuine Mason Pearson original of London, pure bristle”, c.-à-d.  pur sanglier et il y a aussi la brosse pour nettoyer la brosse… Les tubes: dentifrice, laits solaires, petites crèmes, beurre de cacao rose car “ avec ce cacao blanc on a une figure de clown et un alpiniste est déjà ridicule en soi”, lotions pré et after-shave, serviettes à l’eau de Cologne, plusieurs sets d’essuies: gants, essuies petits, moyens, grands, en tissus éponge super doux et bien gros, tous de bleus assortis, probablement achetés chez Old England.
Claudio connaît en détail tout son attirail, se souvient quand, comment, pourquoi et pour combien il l’a acheté, reçu, trouvé ou chipé… Il se souvient des prix d’alors et connaît ceux de maintenant et  il compare même les prix et les qualités dans les différents magasins…
Chaque fois qu’il caresse avec amour sa collection de pitons il répète:
-“Ca, c’est ma banque !” et chaque fois il y ajoute tout un calcul: ce clou, acheté il y a tant d’années coûtait alors autant, tandis qu’aujourd’hui il coûte autant en plus, gain: autant…
La différence avec Prévert, c’est que Prévert le faisait exprès…

Je suis assise sur le banc en dessous des mélèzes, je fais semblant de lire, mais je ne réussis pas à détacher mon regard de Claudio qui met et remet de l’ordre…  Au dos d’une enveloppe recyclée il a dessiné un plan de sa voiture: ici la valise, à côté les anneaux de cordes et toutes les caisses et boîtes imbriquées les unes dans les autres pour ne pas perdre un centimètre. Joseph et Jojo avaient raison: Claudio est un compagnon merveilleux mais il a aussi les travers d’un vieux célibataire maniaque à l’excès…
Ce n’est que plus tard que je comprendrai qu’avec l’éducation rigide et sévère qu’il avait reçue il devait devenir bizarre…

Marraine
Après la naissance de Claudio, le 7 janvier 1938 à 20h à la Clinique du Linthout à Etterbeek,  sa mère eut la fièvre puerpérale et elle resta des mois en clinique, entre la vie et la mort. On craignit même qu’elle ne décède avant le baptême. Ce  ne fut que grâce à  sœur Anne, l’infirmière qui obstinément l’obligeait à boire du bouillon, que lentement elle reprit des forces. C’était bien avant la pénicilline… Il n’y eut donc pas de grande fête mais une petite cérémonie dans une atmosphère préoccupée et triste et en toute hâte, le 13 janvier, pour être sûr que l’enfant soit baptisé avant la mort de sa mère... Le grand-père de Loppem fut parrain, la grand -mère maternelle fut marraine et le bébé lui fut confié.
Marraine Rachel était un personnage étonnant. Elle était sévère et tout à fait « comme il faut » dans cette bourgeoisie confortable mais cela ne l’empêcha pas d’aimer et de gâter son petit-fils tout en lui inculquant les principes les plus rigides…
Sa discipline allait au point de ranger les tasses, dans les armoires,  toutes avec leur hanse  du même côté et parfaitement parallèles, mais aussi les sceaux de la marque de porcelaine qui se trouvent sur le fond des assiettes tous parfaitement orientés dans le même sens… Toute leur existence était ordonnée comme les tasses et les assiettes…

Plus tard la mère de Claudio me raconta les affres de l’apprentissage par lequel une jeune fille devait passer pour devenir une parfaite maîtresse de maison.
Isabelle n’avait pas fait le lycée, ni l’université mais en 1932 elle avait séjourné trois mois à La Retraite du Sacré Cœur, à Rome pour apprendre l’italien et les beaux-arts et, plus tard au couvent, également de la Retraite, à Weston super Mare dans le Somerset pour apprendre le tennis, l’anglais et les bonnes manières. Aujourd’hui il est devenu plus courant d’avoir  une fille qui étudie en Italie ou en Angleterre, mais dans les années 30... 
Elle adorait lire mais elle devait aussi apprendre à “tenir une maison”. Isabelle était consciencieuse, mais expédiait les tâches ménagères plus rapidement que ne le faisait la génération précédente.  Pour ne pas contredire  sa mère elle passait rapidement la serpillière et ensuite s’installait dans un coin avec le livre qu’elle avait dissimulé sous son tablier…

Le grand-père de Claudio s’occupait des affaires et allait chaque jour au bureau.  Marraine gérait la maison. Lors des changements de saison elle se rendait chez son marchand d’étoffes pour choisir les tissus avec lesquels la couturière allait confectionner les nouveaux vêtements, sur mesure, selon la mode de Paris ou même de la Cour…
Marraine était coquette et souvent elle était incapable de résister aux tentations, ce qui provoquait des dépenses exagérées. Il convenait donc d’attendre le moment propice pour présenter les factures à Bon-papa et il fallait même quelquefois sangloter pour l’amadouer. Les femmes dépendaient financièrement de leur mari… Marraine me devint sympathique quand madame Barbier me raconta l’épisode des cheveux. Les dames portaient les cheveux longs et des chignons compliqués jusqu’à ce que les plus téméraires décident de se les couper ce qui tenait de la révolution. ( En 1922 Victor Margueritte publia le livre « La Garçonne » qui fit scandale) Un jour que Bon-papa était à Paris pour ses affaires, Marraine alla chez le coiffeur se faire couper les cheveux! Quand son mari rentra elle n’osa se laisser voir et dissimula son incartade sous un élégant turban. Au troisième jour son mari lui demanda si elle était malade ce qui lui donna l’occasion d’exploser en reproches :
-«  Cela fait trois jours que vous êtes rentré et vous ne vous en apercevez que maintenant? Voilà bien la preuve que je ne compte pas, que vous ne me regardez pas… » etc.… et les reproches pour la négligence maritale détournèrent l’attention de la coupe de cheveux.
Ma grand-mère ne se coupa jamais les cheveux.
Marraine était aussi très religieuse et particulièrement dévote à Saint Antoine qu’elle traitait comme un membre de la famille et avec lequel elle se fâchait régulièrement. Quand ils avaient un différent elle tournait sa statuette avec la figure contre le mur… Saint Antoine au coin… Ma grand-mère aurait pu faire de même. Mon grand-père était membre de la fabrique d’église, leurs trois filles portaient « Marie » comme premier prénom et des chapelles étaient construites sur les terres de leur ferme.

Claudio avait vécu longuement avec Marraine et l’avait adorée. Ils étaient liés d’une grande complicité. Le jour où elle mourut, il se renferma sur son chagrin et n’en parla plus jamais.
Il eut la même réaction lors de la mort de son chien en juillet 1958. Après la guerre Claudio avait reçu un chiot de Loulou de Pomeranie qui devint un adorable petit compagnon. Il l’appelait Jop ou Jop Jop parce qu’il sautait si bien et il ne manquait jamais de lui transmettre une bonne poignée de pattes dans ses lettres. Quand Rover mourut, Claudio n’en parla plus, mais il en conservait des albums de photos dans le grand bureau qu’il avait hérité de Bon-papa ainsi que la lettre d’adieu que Marraine lui avait adressée quelques jours avant de mourir le 6 juillet 1948.
-«  Adieu, toi mon petit, mon cher petit Claude. Ta marraine part pour toujours, je ne reverrai donc jamais plus, oui plus tard quand tu seras un vieux petit bonhomme et qu’à ton tour, tu viendras me rejoindre. Penses de temps à autre un peu à ta petite Marraine qui t’as beaucoup beaucoup gâté et dis une petite prière pour elle. Je te remercie d’avance pour ta prière. Mon grand chéri adieu, beaucoup beaucoup de baisers de ta Marraine. » (sic)
Quand Claudio reçut cette lettre il n’était qu’un enfant de dix ans.

Pendant que j’observe le maniaque Claudio, arrive la Citroën 2 CV orange de Jacques. Il nous regarde avec surprise, nous faisons semblant de ne pas nous en apercevoir. Quand il repart Claudio se lance dans une violente diatribe: Jacques est un des meilleurs alpinistes belges, il a un avenir prometteur, est prof de gym et a donc un salaire assuré, ses parents sont aisés, mais au lieu de grimper pour son compte et d’accomplir les exploits qui sont à sa portée, il travaille comme instructeur…
-“ En 1969 il était avec moi dans les Dols, nous avons fait la voie des Scoiattoli à la Cima Ovest et maintenant il fait le moniteur… prof de gym… fils à papa… Il n’a même pas fait son service militaire et quand ils lui ont demandé comment il pouvait être prof de gym mais inapte au service militaire pour raisons de santé il a répondu que pour être prof il n’avait besoin que de son sifflet…”

Claudio avait fait son service militaire en 1958 dans l’armée d’occupation en Allemagne. Le 2.I.58 il était entré dans les Troupes de Transmissions Radio : les TTR, d’abord à Malines, puis à Bensberg près de Cologne.  Son père était directeur à la Régie des Télégraphes et Téléphones.  À l’époque le service durait toute une année. Il fut « démob » fin février 1959 mais fut rappelé pour des cours de répétition à Elsenborn en 1961 et 1962. Il passa même des brevets de morse « 14 mots de cinq lettres à la minute ». En 1958, il n’avait pas pu aller en montagne mais il avait fréquenté Marche-les-Dames grâce aux exercices avec les para-commandos.
De nombreuses lettres montrent les tractations difficiles entre son assurance personnelle et l’armée pour obtenir l’autorisation de sortie pour aller grimper à Freyr car pendant le week-end il s’embêtait  et en même temps il perdait son entrainement. Il ne se priva pas des jeux de mots autour de « je suis à l’armée » et « je suis alarmé » …

Les archives.
Après la mort de madame Barbier en 1994,  ses héritiers, c.-à-d.  ses nièces et neveux, se trouvèrent devant ce terrible problème qu’un jour ou l’autre nous devons tous affronter : devoir vider l’appartement… Que faire de soixante ans d’albums photos, boites de carnets de voyages et cartes postales ? Heureusement ils eurent l’excellente idée de me les confier. Un gros paquet que je rangeai dans une armoire en me disant qu’un jour ou l’autre j’allais tout éplucher, mais le temps passe si vite. En 2011, en cherchant d’autres documents, je retrouvai des boites auxquelles je n’avais plus pensé. Il s’agit de trois boites à chaussures, recouvertes d’un tissu « pied-de-poule » noir et blanc. Madame Barbier était passée maître dans cette technique de recouvrir les boites avec des restes de tissu, pour s’en faire d’élégants classeurs. « Les pied-de-poule » en question me réservèrent une formidable surprise : elles contenaient toutes les lettres et cartes postales que Claude avait envoyées à ses parents depuis 1944 jusqu’en 1976. Cependant je n’arrive pas encore à lire les lettres entre monsieur et madame Barbier quand elles commencent par « Mon cher amour » ou « Mon cher petit cœur »…
C’est dans les lettres de Claude que je découvris que pendant qu’il était à l’armée, il avait « passé commande » de matériel de montagne à ses parents qui étaient en vacances à Paris : « une lampe frontale et 2-3 piles – pour des pitons, si vous pouvez trouver des Cassin, surtout des moyens pour fissures horizontales (6 à 8cm de lame effective donc sans anneau, surtout pas avec anneau de rappel qui sont introuvables en Belgique. Je n’ai malheureusement pas d’adresse à vous donner … » (sic) ensuite il cite toute une liste de livres et topos…
Ayant bien connu monsieur et madame Barbier, je peux les imaginer parcourant Paris à la recherche de pitons Cassin… Sans doute ont-ils demandé au directeur de leur hôtel où ils pouvaient acheter du matériel d’alpinisme…  J’imagine fort bien monsieur Barbier, en costume, chemise blanche, cravate et chapeau, qui attend sur le trottoir en fumant une cigarette pendant que madame Barbier tout à fait BCBG en tailleur Chanel, gants, chapeau, sac et chaussures à hauts talons assortis, genre Comtesse de Paris,  entre au Vieux Campeur pour dire à la vendeuse :
« Bonjour mademoiselle, je désire des pitons Cassin moyens pour fissures horizontales avec une lame effective de 6 à 8 cm… »

Sur une carte postale qu’il envoie le 8.V.70 à ses parents qui sont en vacances à Norwich en Angleterre, il écrit :
« Chers parents, un camarade demande que vous apportiez en plus 1 clog7  et 1
MOAC de chaque grandeur ! »

Les lettres qu’il écrit régulièrement à ses parents pendant ses séjours en montagne m’ont émerveillée. Il leur envoie des cartes postales qui représentent les montagnes sur lesquelles il trace les voies qu’il y a faites et les commente  comme s’il s’adressait à des alpinistes. Invariablement il commence par « Chers Papa et Maman » et termine toujours par, au moins  « je vous embrasse » et même quelque fois « tendrement »… Souvent il leur choisit de belles cartes avec des détails architecturaux, des monuments ou des peintures… Quelque fois il s’adresse à « la secrétaire » ou à « ma chère maman » pour lui envoyer des documents. Ses parents lui écrivent à l’adresse de ses amis et lui envoient des coupures de journaux, le courrier qui est arrivé à Bruxelles, ils discutent les événements politiques, lui, leur signale les bonnes adresses d’hôtels et restaurants « pour un prochain trip » Personne n’aurait imaginé une relation aussi affectueuse. La découvrir 50 ans plus tard est extrêmement émouvant.  Relire ces lettres me fait encore mieux comprendre combien leur fils leur a manqué…

Une des « pied-de-poule » contient aussi une enveloppe « Lettres d’André à Isabelle – privé »  Ces lettres commencent par « Mon cher petit cœur », « Mon cher Trésor » et finissent par des effusions tendres et fougueuses…
Une autre enveloppe contient des cartes envoyées par Almo surtout de ses expéditions en Himalaya.
Que d’émotions…

Ce sale fric qui gâche tout…
Claudio s’emportait contre tout ce qui, à ses yeux, n’était pas juste et contre ceux pour qui la montagne n’était pas primordiale, le pire étant ceux pour qui la montagne était l’occasion de se faire du fric.
À l’improviste, comme lors de la visite de Jacques,  il se déchaînait dans des polémiques virulentes. Son jugement était cinglant. Les anciens lui donnaient raison, mais tout le monde était d’accord pour dire qu’il était drastique. Pour lui, par contre, c’étaient les autres qui étaient opportunistes ou arrivistes… Claudio avait ses “amis” et ensuite les “autres” mais par la force des choses, tout le monde le respectait. 

Le temps n’est pas stable: grand beau et puis couvert, magnifique et puis orageux. Nous n’osons pas partir pour une grande course. Je dis déjà “nous” car après cette première expérience au Moine, je n’attends que l’occasion de recommencer… Nous allons à la piscine… Jean-Yves et Claudio observent les jolies filles. Elles sont bronzées tandis que nous, nous sommes verdâtres… Claudio regarde constamment vers le Dru. Tout Chamonix parle de Denise Escande qui vient d’y faire la Directe Américaine pour fêter ses 62 ans. Claudio l’admire d’autant plus que lui n’a jamais été à son aise et n’a jamais eu de chance dans le massif du Mont Blanc. D’ailleurs il n’a pas encore été au sommet car il ne veut y aller que par une voie prestigieuse, surtout pas la « Normale »… Il n’en a pas vraiment envie ou plutôt il en a peur…  Ses expériences précédentes ne l’incitent pas à l’enthousiasme...

Neige
Sa mère me racontera que la première fois qu’il alla en montagne ce fut en 1949. De belles photos rappellent leur séjour au Gross Glockner en 1950, mais sa vraie première expérience date de 1953.
Ils étaient en vacances à Pralognan. Claudio reçut l’autorisation d’aller se promener seul. Les heures passèrent et il tarda à rentrer. Ses parents, inquiets, finirent par avertir les guides et les secours étaient prêts à partir à sa recherche quand finalement il arriva. Une vaste coulée de neige avait obstrué le sentier. Il avait voulu la traverser et au beau milieu il avait été pris au piège: la pente était raide, la neige gelée était terriblement glissante et sous lui s’ouvrait le précipice… Il ne savait plus ni avancer, ni reculer. Finalement, il s’était assis et, terrorisé, il s’était glissé, centimètre après centimètre, vers la continuation du sentier. Ce fut sa première expérience terrifiante de la neige. Le jour suivant ses parents le confièrent à un guide pour une vraie course dans le but de lui enseigner combien la montagne est dangereuse. Ce fut une journée splendide, pas un nuage mais un formidable coup de soleil sur ses cuisses nues… car avec ce beau temps il était parti en shorts pour ne pas abîmer son beau pantalon long du dimanche… Il fit donc sa première vraie course à l’âge de 15 ans à l’Aiguille et au Dôme de Polset en 1953. L’année suivante, en 1954, ils visitèrent les Alpes Bernoises : Claudio vit l’Eiger et la Jungfrau et parcourut la voie normale du Gspaltenhorn avec un guide.
Claudio resta marqué par ses mésaventures sur la neige et répétait régulièrement:
-“ Et comme disait Terray: la neige c’est terriblement glissant…”

En 1961 Claudio partit pour la Nord du Cervin avec Leo Schlömmer. Leo avait compris que Claudio n’était pas vraiment enthousiaste et il voulut d’abord gravir le Breithorn comme voie d’entraînement. Ensuite le mauvais temps s’installa et Claudio  nota dans un de ses petits calepins:
-“ Heureusement on n’a pas dû la faire…”

Il écrivit à ses parents le 10.VII.61 :
« Chers Papa et Maman, la carte ci-jointe n’a pas été postée immédiatement, et des incidents sont survenus depuis lors. L’après-midi, le temps s’est mis au beau et la nuit nous sommes partis pour la face N du Cervin. Après avoir pris pied sur le glacier qui marque le début de la paroi proprement dite, j’ai décidé de renoncer. Moitié parce que le temps ne me paraissait pas suffisamment sûr, moitié dégonflage. Bien entendu, le temps est resté splendide, comme il arrive toujours en pareil cas. Pour redescendre une pente de glace raide, j’ai serré trop fort une lanière de crampon et une heure de ce régime a suffi pour provoquer un début de gelure à un orteil. C’est absolument sans danger mais j’en ai sans doute pour une semaine avant de pouvoir recommencer des ascensions. Depuis le début du mois, le temps est presque constamment splendide. Ma saison ne sera guère fameuse, j’ai d’ailleurs les nerfs complètement à bout depuis plusieurs mois, ce qui a en grande partie causé mon abandon aujourd’hui. »

En 1968 il fit le Pilastre Bonatti au Petit Dru et en 1969 eut lieu le drame de la Walker aux Grandes Jorasses…
Larry Ware me raconta qu’il avait rencontré Claudio et Bernard Hanoteau au départ de la voie. Ils restèrent bloqués en pleine paroi par une tempête de neige. Claudio était terrorisé, appelait sa mère, allait se mettre dans le point le plus exposé pour que les sauveteurs puissent le voir mais où il risquait surtout de se faire foudroyer. Il croyait entendre à tout moment l’hélicoptère, qui en ces circonstances n’aurait pas pu voler. A la fin toutes les cordées se lièrent et le guide Canali qui était parmi eux les conduisit sains et saufs au sommet. Cette fois
pour Claudio c’en était définitivement fini avec la neige… À Denise Escande il dit: -“La Walker, ça plus jamais…” À Guy Heylemans il écrivit:
-“Temps infect après une longue période de beau. J’ai fait la Walker mais malheureusement en pleine crasse, d’où un bivouac de 40 heures sans bouger ! J’ai pris beaucoup de photos (dias), j’espère qu’elles seront réussies, car je n’y retourne pas... »
Voici comment il raconte l’épisode à ses parents :
« 2.VIII.69 - Chers papa et maman, le mauvais temps n’était qu’un petit orage. Après j’ai pu faire avec un camarade belge la face N des Grandes Jorasses par l’éperon Walker. Attaque le mardi 29 par très beau temps, grimpons très vite et serions probablement sortis en un jour, s’il n’y avait pas eu le mauvais temps à 15h ! Bivouac, neige toute la nuit et la matinée, nous n’étions pas rassurés ! Le temps se remet au beau, mais restons au bivouac, nous n’aurions pas le temps de monter très haut, serions mouillés par la neige fondante et aurions probablement un emplacement moins bon. Après 40h passées au même endroit, partons, rattrapons bientôt les autres cordées (10 grimpeurs au-dessus de nous !), faisons cordée unique pour 150m difficiles et verglacés. Arrivée au refuge à 3h du matin ! Fatigués mais en parfaite santé. (…) Maintenant au moins 3 jours de repos ! Je vous embrasse bien affectueusement. Claude »

En 1966 il écrivit, sans doute comme réponse à une enquête, à monsieur Martin:
-“L’alpinisme hivernal me plairait s’il ne faisait pas si froid…”
Avec moi, il ne parlait pas de “alpinisme hivernal” mais de “alpinisme infernal”. Neige, glace, escalades hivernales, expéditions himalayennes n’étaient pas sa tasse de thé… en outre, comme le dit Franky:
-“Claudio était un homme de l’Occident… le monde des “barbares” lui échappait…”

C’est avec ces appréhensions que Claudio observe le Dru. Dans « Étoiles et Tempêtes », Rébuffat cite les six grandes parois nord: la Cima Grande di Lavaredo, l’Eiger, le Cervin, les Grandes Jorasses, le Badile et le Dru. Claudio veut, toutes, les escalader, mais la seule qui correspond à sa nature est celle de la Cima Grande qu’il a déjà répétée plusieurs fois.
Pour le moment il se tourne vers le Dru, mais seulement par acquis de conscience, par devoir… aucun enthousiasme et au fond il en a sans doute peur. Cependant cette année il a trouvé en Jean-Yves un excellent compagnon. Qu’on en finisse : on ira au Dru coûte que coûte…
Le soir il pleuvine doucement, nous nous promenons dans les rues de Chamonix. Claudio veut saluer Desmaison. Il avait rencontré  Livanos et « les Français » à Vazzoler en 1956 et Desmaison, Mazeaud, Kohlmann, etc. dans les Tre Cime en 1959. Il avait grimpé avec Desmaison à Freyr à l’occasion d’un séjour de celui-ci en Belgique pour un cycle de conférences. Desmaison n’est pas là, il pleut, c’est vraiment Chamonix…
-“Pour une fois que j’ai un bon compagnon le temps est mauvais, je suis vraiment le grimpeur maudit…”

On connaissait déjà « les poètes maudits ». Par analogie Claudio se sent « le grimpeur maudit »… Il le dit avec ironie, mais avec toutes ses déceptions, il y a du vrai. D’ailleurs lui aussi “est incompris, rejette les valeurs de la société, se conduit de manière provocante, dangereuse, asociale et autodestructrice et il meurt jeune, avant que son génie ne soit reconnu à sa juste valeur…” (Wiki)  Cependant, comme toujours, il s’y mêle beaucoup de  second degré. Se hisser au rang des  Lautréamont, Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé, Keats, Poe ou autre “Pauvre Lelian”, c’est un fameux clin d’œil. Mais là aussi, il faut connaître les poètes pour comprendre le grimpeur…

Val Veny
L’objectif est naturellement le Dru mais toutes les excuses sont bonnes pour remettre au lendemain…
Puisqu’au Nord des Alpes le temps n’est pas stable, nous partons à Courmayeur pour faire la Noire de Peuterey en tant que voie d’entraînement et ainsi un jour de plus passera… Ils considèrent la Noire de Peuterey « une voie d’entraînement »...
Nous préparons les sacs, je peux les accompagner mais seulement jusqu’au refuge car la voie est trop longue et trop dure, d’ailleurs “c’est un truc qu’on doit faire vite fait, bien fait”. Moi par contre je dois en profiter pour relire les « Chants de Maldoror » dans lesquels j’ai trouvé un beau nom de voie : “Le poulpe aux yeux de velours” mais Claudio veut la citation exacte, la page, le paragraphe et la ligne, précisément…
Nous partons avec la voiture de Claudio. Les messieurs sont assis devant et moi derrière par terre parmi les sacs. On passe devant le restaurant qui va être notre récompense dopo la salita…après la course. Ils me racontent la célèbre histoire des deux Belges qui s’étaient arrêtés “Chez Filippo” non pas après mais avant la course et y avaient tellement mangé qu’ils n’allèrent même plus jusqu’au départ de la voie…
Val Veny… il fait une chaleur torride. Nous transpirons abondamment sous notre couche de crème solaire. Mon petit sac à dos en nylon rouge a été remplacé par un sac en grosse toile grise, plus sérieux, plus grand et plus lourd. Le sentier est raide et devient du rocher. Claudio, qui a pris de l’avance, s’arrête, se retourne et me crie: -“ Encorde-toi avec Plancot !”
Jean-Yves est loin derrière moi et il est fort ennuyé par ses lunettes qui s’embuent continuellement à cause de la transpiration… Si c’était vraiment dangereux Claudio m’encorderait lui-même. Je continue seule. Claudio marche vite et disparaît loin devant. Cette route est vraiment longue… et Jean-Yves n’est plus en vue, lui non plus. Avec cette chaleur personne n’est en forme. Tout d’un coup, voilà Claudio qui dévale la pente et pendant qu’il me gronde en m’appelant “désobéissante” il prend mon sac et le porte, ensuite il ronchonne pour la forme: -“ Simone Badier, elle non plus, ne veut pas porter de sac, mais elle, elle grimpe en tête…”

Un jour nous rencontrons vraiment Simone Badier et Claudio s’exclame: -“Anne, la voilà! Ca c’est Madame Simone Badier qui refuse de porter un sac, mais elle, elle grimpe en tête…”
Simone Badier est d’une modestie désarmante: elle vient de rentrer du Yosemite où elle a fait des trucs effarants avec Droyer ( que Claudio appelle « le fou Droyer ») mais elle se contente de sourire et de commenter:
-“ C’est un peu différent… il faut s’y habituer…”
Ensuite elle change de sujet et demande à Claudio comment il va, où il va, etc.… Elle a suscité l’admiration de tous et surtout de Claudio parce que durant une expédition dans le Karakorum, au moment où il y avait eu des désaccords, elle avait tout simplement bouclé son sac et était rentrée à la maison en descendant le glacier du Baltoro toute seule… Pour Claudio la Mer de Glace c’est déjà extrême, alors le Baltoro…

Denise Escande, Simone Badier et tant d’autres… quelles formidables Nanas… Denise allait faire la Brandler-Hasse,  la Cassin aux Tre Cime et la Philipp - Flamm de la Civetta à 65 ans… Pour ses 70 ans elle allait traverser le Sahara à pieds…
Le 8 août 1968 le célèbre journaliste Giuseppe Sorge écrivait dans le Gazzettino de Belluno :
-“Non c’è posto per le donne fra gl’immortali dell’alpinismo”  c.-à-d. il n’y a pas de place pour les femmes parmi les immortels de l’alpinisme. Dans cet article Pit Schubert déclare à propos du “Berggeist” que les femmes en sont exclues parce que “outre à foutre le bordel, elles ne sont pas à la hauteur”…
Et que diraient-ils des femmes guides? des championnes d’escalade?  de Luisa Iovane ou Catherine Destivelle?
Le pire pour eux sera sans doute que non seulement elles sont costaudes, mais en plus jeunes, belles et... le pire du pire : intelligentes… super Nanas… Ca, pour moi, c’est jouissif!
Claudio, lui au moins, aimait les femmes et les femmes alpinistes le fascinaient. Certains commentaires dans ses notes sont émouvants, il décrit même les robes de ses amies, leur couleur, leurs dessins.

Après 2h10 de montée nous arrivons au petit refuge (Bivacco Borelli Pivano) qui est à moitié construit dans le rocher, pas d’eau, pas d’électricité, très romantique! Claudio fait la connaissance d’un Jean-Marc et d’un Christian qui dormaient au soleil, sur les bancs, quand il est arrivé. Ils charrient les Belges qui vont en montagne avec une minette.
-“ Vous allez à la Noire demain? Avec la minette? Non? Sans elle? Alors il se peut bien que je n’y aille pas non plus…”
Christian parle continuellement comme s’il pensait à haute voix. Ils sont ici depuis plusieurs jours à attendre le beau temps pour faire l’Intégrale de Peuterey.  Soudain ils se reconnaissent car un Claudio qui parle des Dolomites ne peut être que Barbier et un Christian qui va faire l’Intégrale  ça ne peut être que Verhillac. La glace est rompue, ils démarrent dans les sempiternelles discussions de voies, premières, topos, cotations et les polémiques du moment…  Jean-Yves arrive, il a mal à la tête… avec cette chaleur, pas étonnant…

Claudio et moi allons au torrent pour remplir les bidons d’eau. Les Français font des commentaires osés sur les Belges qui vont au torrent avec les minettes… Nous remplissons les bidons et ensuite nous nous assoyons et trempons nos pieds dans l’eau fraîche. C’est la première fois que je regarde les pieds de Claudio. Il a les ongles très longs et noirs à cause des hématomes dus aux chocs continuels des ongles trop longs contre le cuir des chaussures… Je m’étonne: -“Mais pourquoi ne te coupes-tu pas ces longs ongles? Tu finiras par avoir des ennuis et des infections…” -“J’avais pensé que tu le ferais…”
Ca alors! Il ne finira pas de m’étonner, il a même pensé à apporter une minuscule pince. C’est comme couper un hêtre avec un Opinel… pas impossible mais pas simple… et pas rapide…
Quand nous retournons au refuge, notre longue absence fait jaser et Claudio coupe court en riant:
-“ Je n’ose même pas dire ce qu’on a fait et même si je te le disais tu ne le croirais pas…”
Pendant qu’ils continuent à papoter je cherche le poulpe d’Isidore Ducasse…Puis ils préparent le souper,  c’est merveilleux: les hommes s’en chargent. Nous avons de tout, sauf les réchauds que nous avons oubliés à Chamonix…  Les Français nous prêtent les leurs et en échange, nous partageons nos steaks avec eux.
Je ne retrouve pas de poulpe aux yeux de velours mais bien un poulpe au regard de soie… Plus tard j’allais découvrir un poulpe aux yeux de velours dans le poème « Les Trois Matelots de Groix » de Charles Le Goffic qui était un contemporain de Lautréamont. Claudio aurait certainement cherché qui des deux avait copié l’autre.
Claudio est enthousiaste: quel beau nom pour une voie, mais les yeux de velours c’est presque mieux que le regard de soie… ce qui suit est parfait:
“Ô poulpe au regard de soie! Toi dont l’âme est inséparable de la mienne; toi le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cent ventouses; toi en qui siègent noblement, comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d’un lien indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n’es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d’aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que j’adore! Vieil océan…” (Œuvres complètes du Comte de Lautréamont – A Paris Au sans pareil, 37, avenue Kléber,37  M. CM. XXVII )
-“ Tu t’imagines 400 ventouses pour grimper dans « Les Trois Saurets »… c’est autre chose que le vistamboir de Lecomte…  Le poulpe est vraiment une bête d’escalade… Quand on pense aux lézards, aux araignées, aux 400 ventouses des poulpes, nous sommes bien mal lotis… On a bien du mérite à vouloir grimper quand même…”
Ensuite tout le monde au lit. Nous sommes à cinq ce qui nous permet de nous installer au-dessus d’une pile de matelas Pirelli comme la princesse au petit pois et en dessous d’une pile de couvertures du CAI. Claudio remonte son réveil:
-“C’est un réveil extraordinaire parce que c’est un véritable réveil suisse et on l’entend quand il sonne et on ne l’entend pas quand il ne sonne pas… enfin… je me comprends…”
Réveil à 3h! Ils se préparent et partent.
-“ Tu ne seras pas inquiète… Si demain soir nous ne sommes pas rentrés, après-
demain tu donnes l’alarme, c’est qu’il y a un pépin…” Je retourne sous mes couvertures et me rendors.
Je me réveille en sursaut, deux énormes bras empoignent les montants du lit à étage, Claudio enjambe le bord et se jette sur le matelas. Le jour s’est levé, il pleut, le temps est exécrable, ils sont allés jusqu’au départ de la voie, ils ont attendu, blottis sous un surplomb et puis, mouillés et déçus ils sont revenus…  Je n’ose rien dire, Claudio est  trempé,  prudemment je le couvre avec mes couvertures qui sont bien chaudes, je me glisse près de lui et essaye de le réchauffer. Il reste silencieux, il grelotte, tout doucement il pleure…
Tout le monde redescend à Courmayeur où nous errons parmi les touristes idiots. Nous achetons une bouteille de génépi parce qu’elle est de la marque Saint Roch.

Mazot
A Chamonix aussi il pleut, tout est trempé, la petite tente s’est écroulée…Claudio m’emmène au Chalet Balmat dont il connaît les propriétaires qui lui avaient plusieurs fois loué un minuscule mazot. Maintenant ils ne le louent plus parce que les jeunes gens amènent des jeunes filles et cela n’est pas le genre de la maison. Mais pour lui le mazot est toujours disponible, nous nous y installons, finalement au sec. C’est charmant comme la maison de Blanche Neige…
Au soir nous allons jusqu’aux Houches, Fagot y est avec les jeunes, mais rien de spécial.
Le temps reste mauvais, nous allons jusqu’à Argentières où Claudio connaît une librairie qui vend des livres d’occasion. J’y trouve des livres pour mes enfants.  Claudio ronchonne: lui, il a appris à lire dans des livres sérieux et à 7 ans il avait lu tout Jules Vernes…
Je le regarde sans sourire:
-“On voit où ça t’a mené…”
Il me regarde étonné, cette fois c’est moi qui l’ai attrapé car il ne comprend pas si je l’ai dit “pour du rire ou pour du sérieux”… 
Nous envoyons le paquet de livres à l’adresse du chalet où mes enfants passent leurs vacances à Val d’Illiez.

En promenant à Chamonix nous passons devant La Potinière. Larry Ware et son épouse Martine y sont assis à la terrasse. Claudio s’élance vers Martine et encore avant qu’elle n’ait eu le temps de le saluer, il se lance dans un long plaidoyer contre le soleil:
-“ Tu ne dois pas t’exposer! Ce terrible soleil va t’abîmer la peau, il va te faire un tas de rides, les crèmes solaires ça ne suffit pas, ne te mets pas au soleil…” Puis il me prend à témoin:
-“N’est-ce pas qu’elle est trop belle pour se laisser défigurer par ce bête soleil?...” Larry et Martine connaissent bien Claudio et depuis longtemps ils ne s’étonnent plus de ses extravagances.  C’est l’occasion de me présenter, de nous asseoir un moment avec eux et Claudio est visiblement ravi de raconter et d’entendre les dernières nouvelles.

Nous allons au cinéma voir « Mort d’un Guide » et nous sommes mal à l’aise à cause de la ressemblance avec le drame vécu par Desmaison sur les Jorasses, pendant lequel son compagnon est mort. Claudio est indigné par le manque de respect, de dignité, de pudeur.

Il continue à pleuvoir, nous rendons visite à Jean-Yves. Sa grande tente a été transformée en salon de lecture. Jean-Yves, très sérieux lit Montaigne, nous lisons « Bécassine Alpiniste » … Un classique de 1923 que Claudio ne connaissait pas. Je jubile car de temps en temps moi aussi je marque un point…  Bécassine nous amuse…
Jean-Yves explique qu’il est écrivain de profession. A l’époque il n’avait encore rien publié, mais par la suite cela allait venir et du meilleur aloi.
Et nous voilà, les fameux alpinistes qui viennent à Chamonix pour réaliser d’extraordinaires exploits sur les parois prestigieuses, couchés sous la tente de
Jean-Yves à lire des BD…
La météo n’annonce rien de bon…

Nous allons aux rochers des Gaillants.
Un jeune homme grimpe en se tirant sur les clous, Claudio pour le taquiner crie:
-“ Tricheur!...”
Le grimpeur réplique:
-“Pourquoi? T’es d’ la police?”
Puis il refait la voie sans toucher les clous et ensuite il crie à Claudio
-“Et ça? C’est tricher ça?”
-“ Non – répond Claudio – ça c’est connaître par cœur…”

D’autres Belges sont arrivés et eux aussi se promènent au lieu de grimper… mauvais temps oblige et puisque tout le monde fréquente les mêmes endroits, tout le monde rencontre tout le monde…
C’est Freyr à Chamonix…
Simone et François se cachent dans un chalet. Ils ne veulent voir personne, surtout pas de grimpeurs… La paix, au moins pendant les vacances !
Revoilà Yvette et Jacques et puis Valenduc et Jojo. Tout le monde nous regarde avec un petit sourire entendu. J’embrasse Jojo et il me serre plus fort que d’habitude comme pour dire qu’il est content de me voir avec Claudio.

À l’improviste, pendant que nous prenons notre petit-déjeuner, Claudio et JeanYves décident d’aller au Peigne. J’en profite pour mettre de l’ordre    et laver notre linge jusqu’à ce que la gentille dame du Chalet Balmat vienne me proposer de profiter de leur douche privée!  Quel plaisir: pouvoir se rincer abondamment les cheveux avec de l’eau bien chaude… Quand je retourne au mazot, j’ouvre la porte, Claudio est couché sur son lit… Il a une mine défaite: ils sont allés jusqu’au départ de la voie mais l’ont trouvée obstruée par des grappes d’au moins 10 cordées de crabes. Le pire c’est qu’ils ont payé le téléphérique pour rien… Puis Claudio se défoule:
-“ Je déteste cet endroit, s’il n’y avait pas ces deux ou trois voies que je voudrais encore faire, je n’y mettrais plus jamais les pieds!”

Sefkow
Nous retournons au camping pour discuter une autre tentative. Claudio note  une tente qui vient d’être installée et il s’approche tout doucement, par derrière, de la personne qui est assise et nous tourne le dos et ensuite il lui murmure à l’oreille:
-“Hast du Sefkow gesehen?” as-tu vu Sefkow?
Le type saute en l’air en criant:
-“Claudio! Claudio! Caro Claudio!” Ils tombent dans les bras l’un de l’autre et s’exclament dans toutes les langues…
Paolo, Jean-Yves et moi les observons puis Claudio fait les présentations:
-“Je vous présente Heinz, le fameux, l’inénarrable Heinz Steinkötter de Trento!” Heinz et son compagnon Paolo sont venus faire une voie d’entraînement avant de partir en expédition dans le Groenland. Tout de suite on sort les verres et la bouteille de vin rouge: pikkierre ti rosso avec l’accent allemand et immédiatement fusent les  anecdotes interminables, les jeux de mots, les blagues en français, allemand, italien, anglais…
Il y en a des choses à raconter! Comme s’ils avaient des années de retard à rattraper…
C’est la première fois que je vois Claudio aussi détendu, heureux, volubile, il s’enflamme en parlant des Dolomites. Avec Heinz, Claudio est dans un autre monde, son monde, celui des Dolomites, sa vraie famille…
Ensuite Heinz se présente plus intimement: il est né à Cologne, est marié avec Vitty et a deux fils: Andrea et Lionel qui s’appelle Lionel en souvenir de leur ami Lionel Terray.
La première fois que le nom de Heinz apparaît dans les notes de Claudio est le 25 juin 1960 à Blens.
Heinz m’explique l’histoire de Sefkow “der Gaskammerwächter”, le gardien des chambres à gaz… l’esprit malin, celui qui tourmente les alpinistes. C’est lui qui fait disparaître les Opinels, qui obstrue les fissures dans les parois, fait les nœuds dans les cordes, bref il est la force démoniaque qui tourmente les grimpeurs…  Heinz m’explique aussi sa théorie des bananes:
-“Quand les bananes croissent sur les arbres, elles sont droites, d’ailleurs c’est plus rationnel pour les caser dans les caisses pour les transports. Mais, personne ne veut manger une banane droite, tout le monde veut acheter des bananes courbées. Donc, quand les bananes arrivent à destination il y a le préposé au pliage des bananes qui se pratique en prenant une banane à deux mains et en la pliant autour des pouces, comme ça, dans un mouvement circulaire: les quatre doigts tirent les extrémités des bananes vers le bas, tandis qu’au milieu les pouces repoussent les bananes vers le haut »… Sans rire… très professionnel…tout à fait sérieux…
Eh bien, avant, Sefkow était gardien de chambre à gaz, maintenant il est devenu plieur de bananes… Ensuite Heinz m’indique une taupinière:
-“Voilà le Monte Sefkow, aujourd’hui nous avons conquis le Mont Sefkow, der
Monte Sefkow Nordwand…”…
Le Sefkowclub était né et Claudio allait en être le premier membre…
Heinz est inépuisable,  chaque phrase a ses jeux de mots, ses blagues, ses gags; il est virtuose du non-sens. Entre Claudio et lui on sent tout de suite une vieille complicité faite d’aventures, histoires drôles inventées tout au long des interminables bivouacs et  leur langage codifié est ponctué de  maître-mots qu’il suffit de prononcer pour réveiller une nouvelle avalanche de souvenirs. Pendant les 20 ans que Claudio a passés dans les Dolomites, les gens ont appris à le connaître, à le comprendre et à l’estimer et lui se sent suffisamment en confiance pour pouvoir se laisser aller à être tout simplement heureux.

Le digestif Jägermeister fait une publicité assidue avec des slogans idiots.- du genre “io bevo Jägermeister perché…” c.-à-d.  “je bois du Jägermeister parce que etc.…” avec à chaque fois une bonne raison d’en boire.  Heinz s’évertue à en trouver d’encore plus idiots qu’il intercale dans la conversation au fur et à mesure de leur invention:
-“ Je bois du Jägermeister parce qu’il est tellement sirupeux qu’il colle les mains sur les parois”…
-“ Tu sais, Anne, Claudio a toujours été invité au Festival du Film à Trento… Nous on s’habillait avec nos vêtements du dimanche, par contre lui, il poussait le snobisme jusqu’à remplacer la ceinture de son pantalon par une cordelle d’escalade…”
Sans doute Claudio n’avait-il pas de quoi s’acheter une ceinture…
Nous nous assoyons pour partager nos provisions et Heinz ouvre une autre bouteille de vin en disant:
-“ Je bois du vin parce que Sefkow a fini le Jägermeister…”

Nous continuons à errer de restaurant en bistrot en librairie. Claudio  va “draguer” c.-à-d. débusquer les vieux livres de montagne au fond des librairies et chez les bouquinistes. Ils sont toujours trop chers, alors il va, repart, réfléchit, retourne et finalement quand il se décide à les acheter, ils ont à peine été vendus et alors il est de mauvaise humeur, ce à quoi je réponds pour le consoler:
-« Mais quelle économie… »

La Chapelle de la Glière.
À l’improviste Claudio décide que nous courrons à la Chapelle de la Glière qui n’intéresse pas Jean-Yves. Depuis le sentier on aperçoit un groupe de personnes au départ de la voie. Nous arrivons, sans dire un mot Claudio s’encorde, je m’encorde aussi, puis, d’un geste courtois mais décidé il écarte tout le monde en disant “paaaardooooooonnnn” et attaque la voie sans autre forme de procès.
Cela déchaîne les protestations générales. Quelqu’un lui lance:
-“ Vous êtes arrivés les derniers…”
-“ Ca fait une demi-heure que nous vous voyons depuis le sentier – répond-il - vous avez eu le temps de partir, nous on n’a pas de temps à perdre et d’ailleurs c’est bien connu que les derniers seront les premiers…” etc.…
Tout le monde est perplexe, il est déjà au premier relais. Je n’ai qu’à suivre, forcément je lui emboîte le pas, avec un petit air de dire qu’il faut m’excuser mais qu’il n’y a pas d’autre solution… Je pars donc laissant les spectateurs estomaqués par notre sans-gêne…
Les autres sont chargés de casques, baudriers, clous, nuts et autres bizarreries, nous n’avons que la corde nouée autour de la taille et quelques mousquetons.
Nous venons de dépasser 8 personnes.
-“ Alors?” me demande Claudio quand je le rejoins après la première longueur.
-“ Vachement gratonant…”
-“Comment ça gratonant? Où as-tu vu des gratons?”
-“ Et bien sur les faces du dièdre…”
-“ Et tu es passée comment ?”
-“ Mais avec un beau grand écart, les pieds bien en adhérence sur les deux faces du dièdre comme tu m’as toujours dit de faire…”
-“ Mais ici y a pas de grand écart, ici c’est en Dülfer… C’est l’exemple typique d’un Dülfer! Tout le monde sait ça, c’est écrit dans  tous les topos… et tous ces gens qui t’ont vue  faire…”
En effet c’était bien un peu bizarre, mais je suis passée quand même… Une dizaine de jeunes sont couchés sur une petite terrasse, ils bronzent pendant que l’un d’eux essaye de s’élever sur un petit mur. Claudio enjambe le fatras de cordes et de jambes, passe à droite, fait un petit saut sur la gauche et s’élance dans le dièdre sans mousquetoner.
Quelqu’un crie:
-“Si t’es si fort, t’as qu’à aller à la Walker…” Très timidement je réponds:
-“Il a déjà été à la Walker…”
Je suis très réservée car, au cas où je dérapais et me cassais la figure, je ne voudrais pas me ridiculiser. Ils me demandent si nous sommes belges. Apparemment l’un d’eux nous a vus à Freyr,  ils me demandent le nom de mon premier de cordée et ensuite ils passent du “tu” au “vous”…
J’essaye de faire la meilleure impression possible et exactement comme Claudio je vais à droite, fais le petit saut à gauche et puis le dièdre. Quelqu’un crie aux autres:
-“Au moins si c’était pour entraîner quelqu’un de moins fort, mais ces deux-là, ils se valent…”
Intérieurement, je jubile surtout en pensant à la tête qu’ils feraient  s’ils savaient que c’est ma deuxième voie en montagne…
En tout nous aurons dépassé 27 crabes. Claudio exulte, il est heureux, le raconte à tout le monde, il rit, il est euphorique: -“ Ha, ha! Pas mal pour des débutants !”

Le Peigne.
Aujourd’hui, finalement le temps s’est mis au beau. Claudio et Jean-Yves retournent au Peigne et quand ils rentrent Claudio est au septième ciel: tous les autres se sont trompés de départ, eux se sont lancés dans la voie et l’ont bouclée en 4h10! Ottimo! Ottimo! Claudio est satisfait!

Le 16.VII.76 il écrit à ses parents : «  Hier on a fait une très belle voie (celle loupée dimanche ) (le Peigne avec Jean-Yves) Nous faisons encore une course et puis je vais dans les Dolomites avec Anne. Elle a fait deux voies avec nous et se comporte très bien. »

Nadine, l’épouse de Jean-Yves vient d’arriver et nous sommes tous couchés sous les mélèzes, le temps reste beau et on reparle du Dru, tôt ou tard il va falloir se décider…
-“Alors, vous y allez ou vous n’y allez pas?”…
Ils décident d’y aller le soir même. Nous rentrons au mazot, Claudio prépare son sac. Moi, je dois recopier le topo avec ma plus belle écriture pour qu’il ne doive pas emporter le guide.  Ce livre pèse lourd et est  trop beau pour être trimballé dans une voie et risquer d’être abîmé ou même perdu. Mais le topo est indispensable pour éviter les erreurs. Je m’applique. Claudio est super concentré, silencieux, il choisit le matériel, essaye, change, mesure, pèse, fait de grands mouvements en l’air pour tester la liberté de mouvements…
-“ Ce soir nous bivouaquons au pied de la paroi. Demain matin on attaque. Si tout va bien et vite, demain soir on est de retour mais il est plus probable que nous ne rentrions qu’après-demain. Si après-demain on n’est pas rentrés, tu donnes le pré alarme. Cela peut arriver, à la Walker nous sommes restés bloqués 3 jours. Ne t’inquiètes pas, va trouver Jojo, ne reste pas seule… Si demain il fait beau, va à la piscine, de là tu verras la montagne et moi je saurai que tu es en train de me regarder…”

Je m’assieds sur le seuil du petit mazot, le temps est vraiment splendide, je me sens bien, devant moi le Dôme du Goûter, le glacier des Bossons… C’est magnifique… ces montagnes me fascinent…
Mentalement je suis  leur route: le petit train du Montenvers, la traversée de la Mer de Glace et puis la longue montée vers le Dru. Demain j’irai au bureau des guides, ils ont une maquette des montagnes et je m’y ferai expliquer la voie.
À l’improviste Claudio débouche de derrière le coin de la maison, il est hagard, marche lourdement, le dos courbé, la mine sombre. Il pousse la porte, jette son sac dans un coin et s’affale sur le lit et puis il reste là, prostré…
-“ On n’y va pas… Quand je suis arrivé il a dit “ je ne pars pas, j’espère que tu n’es pas trop déçu”. J’ai dit non et je suis parti. Aux Houches il n’y a personne. Riga est à un rassemblement de motocyclistes! Voilà, quand il fait beau je n’ai pas de compagnon. Tout le monde fait de belles voies, y a que moi qui ne fais jamais rien… je suis vraiment maudit… mais qu’est-ce que je suis venu foutre à
Chamonix? Qu’est-ce que je viens faire ici? J’en ai vraiment marre des Alpes ! “
-“ Tu ne veux pas qu’on parte dans les Dolomites ?”
-“ Il est déjà tard… on devrait mettre de l’ordre, choisir le matériel, faire des courses…”
Il se reprend, au moins il sort de son humeur noire, la simple idée des Dolomites le ranime.
Nous courons à Chamonix,  faisons des emplettes,  rangeons tout ce qui ne va pas nous servir dans ma voiture. Nous la garons soigneusement sous les sapins et de façon à ce qu’on la voie le moins possible. Puis nous avertissons Madame du Chalet Balmat de ce que nous partons à deux jusqu’à la fin août ; qu’elle ne soit pas inquiète.
Il recommence à pleuviner.
Nous avons gaspillé deux heures à chercher “le” lait solaire que Claudio cherche… Il s’est fâché avec les vendeurs qui voulaient lui en refiler un autre parce que celui-là ils ne l’avaient pas… Maintenant qu’il s’est énervé pour ce lait solaire… il pleut…

De Chamonix aux Dolomites.
Il fait nuit quand nous sortons du tunnel du Mont Blanc. Les douaniers essayent de nous parler en français, Claudio répond en italien et quand ils voient notre matériel de montagne, ils deviennent cordiaux.
Maintenant il se fâche contre les douaniers…
-“ En 1965, j’étais au stage de l’ENSA, il y avait aussi Garry Hemming et Bonington, Deck et Fréhel, Bourgeois et Lionel Terray… On décide d’aller faire une voie sur le versant italien, mais il y avait un type avec nous qui était mineur d’âge et n’avait pas de permission écrite de ses parents pour passer la frontière, alors les douaniers nous refoulent… Mais quand Terray arrive, ils le reconnaissent et c’est tout de suite des “bonjour monsieur Terray et monsieur Terray par-ci et monsieur Terray par-là et qu’est-ce qu’on peut faire pour vous faire plaisir, monsieur Terray… » et ils nous laissent passer… Quand on a un nom on peut tout se permettre, par contre un pauvre diable comme moi il se fait toujours baiser…
Une année, ma mère m’avait donné un paquet de sucres emballés individuellement dans du papier avec la publicité pour le café Mariana. Quand ces connards de douaniers ont vu imprimé “ Mariana” ils m’ont bloqué et ils ont appelé tous les maresciallo qu’ils ont trouvés…
-“ Ca qu’est-ce que c’est?”
-“ C’est du sucre”
Alors ils enlèvent le papier d’un cube de sucre qu’ils avaient pris pour de la Marijuana et me le fourrent en bouche et avec des mimiques obscènes ils ajoutent “si c’est du sucre, alors, bouffe”…
Avec un pauv’type comme moi ils peuvent tout se permettre, t’insulter, te maltraiter… Ca ne risque pas de t’arriver si tu es en Jaguar …  Quand un chien a du fric on dit monsieur le chien…”
Je n’avais jamais rencontré une personne capable de ronchonner si sérieusement et si longtemps…

L’autoroute est interminable, la chaleur est horrible, nous sommes morts de fatigue…
Claudio s’arrête sur le bas-côté de la route, il me fait m’allonger sur les deux sièges, lui se couche dans l’herbe et s’endort instantanément. Une heure plus tard nous repartons. Tout autour de nous le paysage est déprimant: des industries, des fabriques dont  émane une puanteur écœurante. Récemment, lors d’un accident à Seveso il y a eu une importante fuite de dioxine.
Claudio recommence à ronchonner:
-“ Tout ça pour du fric… ce sale pognon qui détruit tout…”
Il est agrippé au volant avec une expression effrayante…

Sirmione.
Vers 4h du matin il gare sa voiture devant la vielle porte de Sirmione, sans un mot il sort de la voiture, saisit sa couverture, s’écroule sur l’herbe entre les rhododendrons et les azalées et s’endort comme un caillou…
Moi aussi je m’étends, mais les insectes qui courent le long de mes jambes m’empêchent de m’endormir.
Dormir… L’air est devenu délicieusement doux, un souffle tiède nous porte l’odeur lourde du lac,  le ressac des vagues le long des berges, le choc mat des barques en bois qui se cognent  et le grincement des lourdes chaînes bercent le silence des premières lueurs de l’aube.
Au-delà du petit port et de la porte médiévale la presqu’île dort, le ciel est immense, les étoiles semblent très proches, les hirondelles gazouillent tandis que les martinets poussent leurs cris stridents sans mélodie tout au long de leurs loopings acrobatiques en larges 8 avec une boucle dans le bleu du ciel et une boucle dans le bleu du lac qui se reflètent d’un miroir à l’autre. 
Les lauriers-roses et blancs, intensément fleuris alternent avec des avalanches de  bignonias aux grappes de  clochettes rouges et les bougainvillées violacées. Le ciel devient plus clair tandis que le lac s’assombrit et devient plus profond. Le rythme des rames, les voix des pêcheurs, le couinement des roues d’une poubelle qu’un éboueur pousse devant lui, le crissement d’un râteau métallique dans le gravier des allées, les nasillements des canards, les trilles des oiseaux et les vocalises brillantes des merles, lentement se réveillent et s’intensifient… Claudio lui aussi commence à se réveiller…
-“ Tu n’as pas dormi?”
-“ Trop beau…”
Nous sommes assis sur le mur du quai, nos jambes se balancent au-dessus de l’eau étonnement limpide, de gros poissons glissent entre les longues algues qui ondoient paresseusement. Pour notre petit-déjeuner, nous picorons tour à tour, chacun avec sa fourchette dans la même boîte de poires au sirop…
Les pêcheurs portent des trousseaux de petits poissons. Le léger brouillard qui se lève du lac intensifie les odeurs et alourdit les parfums des arbres et des buissons fleuris avant qu’ils ne s’évaporent sous le soleil trop agressif. Le jour se lève, radieux, encore frais mais annonçant déjà la chaleur estivale. Sirmione dort encore dans ce petit matin: c’est l’heure des éboueurs qui ramènent les bruits quotidiens, les couvercles  retombent sur les poubelles qui résonnent comme des cymbales, les rideaux métalliques se lèvent, les garçons de café commencent à redéployer les parasols,  tables et chaises de jardin sur les terrasses. Nos pas résonnent gentiment dans les ruelles qui serpentent entre de hauts murs derrière lesquels on devine des jardin luxuriants, des cyprès élancés, de vastes cèdres et les hautes cimes des pins maritimes à l’ombre desquels fleurissent des parterres d’iris, glaïeuls et roses  opulentes.
Le lac, les rochers, les récifs, la grotte du poète Catulle et les chants des amours et des orgies… Je me souviens des vers appris par cœur au lycée mais n’en comprendrai les doubles sens que des années plus tard quand je connaîtrai suffisamment l’italien pour en saisir toutes les finesses…
Sirmione dévoile lentement ses charmes, seulement pour nous deux qui flânons dans son silence matinal avant le déferlement des hordes sauvages  de touristes.
L’architecture est déjà méditerranéenne, les tuiles rondes, les pastels roses des briques annoncent les bouquets colorés de vins suaves et les effluves sensuelles de fruits charnus. Nous flânons dans ce silence évocateur en pensant aux vers de Baudelaire: “ songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble, là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté…” Ce là-bas voluptueux, nous y sommes et nous en sommes conscients et nous en jouissons pleinement… Les maraîchers poussent des charrettes chargées de tomates, thym, romarin, basilic, d’énormes melons jaunes, des pêches en velours cramoisi. Toutes ces odeurs se conjuguent et, prisonnières des hauts murs le long des ruelles étroites, flottent autour de nous, délicieusement enivrantes…
Nous nous enfuyons avant que le charme ne soit profané, avant que la belle péninsule endormie dans le lac ne succombe aux déferlements barbares. Claudio se détend, il est tranquille, bavarde, sourit, raconte…il renaît.

Le temps qui passe.
Il me fait visiter Trento, nous allons au pied de la tour sur laquelle Cesare Maestri avait grimpé et quand il était arrivé près de l’horloge, Heinz Steinkötter lui avait crié:
- “ Cesare, ramène les aiguilles 20 ans en arrière !”…

Le temps… le temps qui passe, et tout ce temps qui est déjà passé…Claudio se sent déjà si vieux avec ses 38 ans ! La nouvelle génération a 15 ans… Lui, il a déjà son histoire, un passé, il fait déjà partie de l’histoire et du passé…Il  a déjà des cheveux gris. Plus tard son médecin de famille racontera combien il était préoccupé de devenir vieux, combien il craignait la déchéance physique.
Etrangement moi aussi je le perçois comme “vieux”… Il n’a que huit ans de plus que moi et pourtant j’ai l’impression de quelqu’un de vieux… Quand moi-même j’aurai atteint 60 ans je me rendrai compte de combien nous étions jeunes … 38 ans… en réalité il n’était qu’un gamin et pourtant … Cela venait-il de son âge mental, de sa longue et “terrible” expérience? Il avait recopié cette phrase de Nietzsche : « Une vie d’aventures terribles nous fait douter si celui qui en est le héros n’est pas  terrible lui-même. »
Plus tard, j’allais prendre la mesure de tout ce que moi j’avais fait entre 30 et 60 ans… 30 ans, une vie! À 60 ans j’allais commencer à me sentir bien, dans la « pleine possession de mes moyens », non plus physiques puisque moi aussi j’avais eu des accrocs de santé, mais  intellectuels et mentaux. Ce n’est qu’après 50 ans que je commençai à lire des analyses de l’histoire contemporaine, à m’intéresser aux dessous de la politique internationale, à entrevoir “comment ça fonctionne” et trouver des réponses aux  “qui? pourquoi?” de la finance, la politique, les “synergies”, les mécanismes, les manipulations, les religions et les magouilles en générale…

J’allais aussi comprendre mon chagrin congolais. Dans les années 50 il y avait déjà des « élèves autochtones » dans les « écoles des blancs ». Si nous avions pu continuer à étudier, grandir et travailler ensemble, aujourd’hui, le Congo et sans doute toute l’Afrique, formeraient le continent le plus prospère de la planète. Le livre « Chief of Station Congo » (2007) de Larry Devlin qui en 1960 était chef de la CIA à Léopoldville, m’expliqua pourquoi le Congo avait été saboté : la décolonisation n’avait été « qu’un épisode de la guerre froide entre l’URSS et les USA » … Rien à voir avec les illusions droitdelhommistes… Les Russes voulaient l’uranium, les Américains aussi et les idiots utiles ont fait le reste… et nous, les gens normaux, Congolais et Belges, en avons payé le prix. 

Peut-être, Claudio avait-il compris toutes les absurdités, inutilités, futilités, 30 ans plus tôt ? Mais souvent, aussi en voyant nos amis qui « ont eu la chance de devenir vieux »,  je pense  à tout ce qu’une personne peut faire d’extraordinaire pendant ses « meilleures » années et sans doute encore au-delà… Tout ce que Claudio aurait encore pu faire… comme Heinz, comme Almo qui à 73 ans grimpe encore et part encore en expédition et gère toujours le refuge Antermoia. Cela me remplit d’une grande tristesse.
 
Claudio collectionne les photos des cadrans solaires, surtout pour leur devise: “craignez la dernière”, “toutes blessent, la dernière tue”… je lui réponds avec celle du clocher de Val d’Illiez: “carpe diem”… et il est ravi que moi aussi j’aime les cadrans solaires et  leurs philosophies.

Nous ne trouvons pas de chaussures d’escalade assez petites pour moi. D’un côté cela l’embête car mes petites Freyr sont un peu légères pour grimper en montagne mais d’un autre côté il s’extasie devant des petits pieds si petits…  Puis il m’offre un mini mousqueton qui me servira de porte-clés. 

Trento-Moena-Canazei…
Claudio téléphone au Pordoi pour avertir de ce qu’il est en train d’arriver “avec une compagne”. A Canazei il s’arrête au distributeur d’essence pour refaire le plein, les gens le reconnaissent et le hèlent:
-“ Oè Barbier! Ciao Claudio, comment vas-tu? Où vas-tu? Que fais-tu? Toujours en route? Tu restes un peu chez nous ? On va se voir?...”
Lui répond, salue, blague, raconte… Comme cet homme a changé depuis deux jours… il est devenu une autre personne…

L’hôtel « Col di Lana » sur le col du Pordoi.
Nous grimpons les 27 tournants qui montent au Pordoi. Progressivement le paysage devient de plus en plus beau, et encore plus beau. Au fur et à mesure que l’on s’élève au-dessus du niveau des forêts, les parois des montagnes apparaissent. C’est tellement impressionnant que nous en devenons silencieux, hypnotisés, enchantés… Le Vernel, la Marmolada, le Sass Beccè, le Sass Pordoi, l’immense Piz Ciavazes, l’extraordinaire Sassolungo… C’est une vue panoramique exceptionnelle sur des montagnes extraordinaires qui se découpent sur un ciel bleu intense et resplendissant. C’est une impression qui ne s’oublie jamais…
Au sommet de la montée s’ouvre le col du Pordoi, un vaste espace relativement plat sur lequel ont été construits plusieurs hôtels. L’hôtel Col di Lana est le premier. Il a la forme d’un très grand chalet, tout blanc. Claudio en fait le tour lentement : il sait qu’on l’attend et qu’on guette le moment de son arrivée. Pour exciter la curiosité de ses amis qui certainement nous ont déjà vus depuis les fenêtres des cuisines, il roule lentement  et après ce large cercle, il va garer sa voiture devant les baies vitrées du bar.
Diana accourt et puis Mariangela et puis tous les membres du personnel, les exclamations fusent de toutes parts, tout le monde rit, on se salue, on se sert les mains et on le taquine :
-“ Claudio, qu’est-ce que cela signifie? Tu annonces que tu viens avec un compagnon et te voilà avec une fille !!!  C’est quoi ça?   Qu’est-ce que ça veut dire ?”
Et Claudio rit, il danse, il gesticule avec ses longs bras:
-“ Mais non, mais non j’ai dit “une” ! une! Une compagne! Je l’ai dit, je l’ai même écrit…”
Mais il écrit si mal, sa calligraphie est si difficile à déchiffrer… et puis qui aurait cru qu’il allait arriver avec une fille…
Voilà Almo … qu’il est beau, avec ses magnifiques, énormes, moustaches. Almo, le merveilleux Almo… Claudio se précipite, Almo, enfin… Ils s’étreignent… Almo a un sourire rayonnant et il tape fraternellement sur l’épaule de Claudio comme on tapote l’épaule d’un petit enfant pour lui dire d’être tranquille, de ne plus avoir peur… maintenant qu’il est ici, tout est bien…
C’est là que je comprends combien Claudio a aspiré à revenir dans les Dolomites, combien son séjour à Bruxelles doit être opprimant, déprimant, destructeur… 
Devoir affronter Bruxelles gris et froid, avec au fond des yeux les plus belles montagnes du monde, ce ciel sans un nuage d’un bleu presque sombre, ce soleil radieux et puis ces personnes enthousiastes pleines d’énergie, de vie et de joie de vivre…
Ici, même les vieux sont jeunes et avec leur caractère de montagnards,  les jeunes ont la sagesse des vieux. Mais surtout, les vieux comprennent les folies des jeunes car eux-mêmes ont couru les montagnes et savent ce qu’elles représentent. L’ambiance est extraordinaire parce qu’elle bouillonne d’énergie.

Claudio continue à rire, à aller de l’un à l’autre, à gesticuler “avec ses longs bras”…qui étaient légendaires…
Ses bras étaient si longs qu’on ne trouvait pas de chemises à sa taille dans le commerce. Sa mère devait les faire confectionner sur mesure par les demoiselles couturières spécialisées qui travaillaient pour toute la famille.
On disait que Barbier avait des bras de singe. Il avait aussi deux lignes de vie: un jour il avait coupé le bout de pain, qu’il tenait en main, avec son Opinel, avait traversé le pain et s’était vilainement entaillé la paume au point de devoir aller se faire recoudre par un médecin et ce médecin lui dit qu’il avait une peau d’éléphant…

Notre chambre est prête, nous sommes ravis d’enfin pouvoir faire une vraie douche et pour descendre au souper, nous nous habillons comme des gens normaux…
Notre table est près de celle de la direction. Le personnel vient saluer Claudio et lui entre dans la cuisine comme s’il était chez lui et va saluer le chef et les cuisiniers. Le souper est exquis avec du vin, des melons, des jambons et des fromages.
Ils ont tant à se raconter et je n’y comprends pas grand-chose, d’ailleurs je tombe de sommeil. Ils parlent d’une “Maria”.  Claudio s’amuse à laisser planer des doutes et des suppositions. Il aimerait même faire croire que je suis sa cliente… Ils me regardent avec des yeux inquisiteurs. Je ne comprends décidément rien de ce qu’ils racontent et pour une bavarde comme moi, c’est un supplice…
La chambre est spacieuse et claire, les lits sont larges et moelleux. Les oreillers de plumes et l’épais duvet m’engloutissent, je me laisse emporter comme une marmotte repue. Après 17 jours de camping sous la pluie nous apprécions  tous ces luxes… On entend au loin le juke-box du bar qui joue “Fernando” des
ABBA…

« There was something in the air that night
The stars were bright, Fernando
They were shining there for you and me For liberty, Fernando
Though we never thought that we could lose
There's no regret
If I had to do the same again
I would, my friend, Fernando … »

L’air frais, le silence de la montagne, la fatigue m’entraînent dans un sommeil délicieux.

La « Maria ».
Le matin nous avalons un rapide petit-déjeuner et nous courons au téléphérique pour monter au sommet du Pordoi. Puis nous dévalons le pierrier jusqu’au départ de la voie « Maria ». Il y a deux autres cordées dans la paroi. Une fille crie qu’elle n’a jamais rien vu d’aussi difficile. Nous les dépassons.
Quand nous arrivons au sommet les touristes nous crient “bravi! bravi!”
Ils nous prennent en photo. Nous nous enfuyons en riant et quand nous  redescendons en téléphérique nous voyons que les Allemands sont encore toujours dans la voie. Grimper comme cela doit vraiment devenir fatiguant.
Après la course, dopo la salita, la récompense: des grosses boules de Berlin, les fameux Berliner remplis de confiture, vin et café… Ensuite arrive un joyeux petit groupe qui s’exclame dès qu’ils voient Claudio et lui bondit vers eux avec exubérance, ce sont Ben Laritti, Giuliano Giongo et Aldo Leviti.
Il me présente:
-“Voici Anne, ma compagne…” on sent qu’il jubile de voir qu’eux aussi me regardent avec étonnement. -“Tu as grimpé quelque chose?”
-“Aujourd’hui! la « Maria » !” répond Claudio rayonnant comme un écolier qui a pris de bonnes notes.
-“ Avec elle?” avec un petit accent d’incrédulité.
-“ Oui, avec elle!” répond-il très satisfait de l’effet surprise.
-“Alors elle grimpe bien?”
-“ Très bien!” toujours plus satisfait.
-“ Alors elle aussi, c’est une bête?” demande Ben.
-“ Euh! Une bête… En somme, une bête… avec ces petites mains… une bête, peut-être pas tout à fait, disons une petite bête…”
Ensuite il leur montre mes mains et leur fait tester mes petits doigts qui, pourtant, ont pas mal de force car, non seulement je vais à Freyr depuis un an, mais surtout, avec ma profession, j’exerce mes mains constamment. Tout le monde rit de son emphase. Je comprends bien que la « Maria » est une petite voie, mais il en parle avec autant d’enthousiasme que si nous en avions fait une grosse.
Il est heureux et se laisse emporter, il fait la grosse voix et fronce les sourcils pour raconter des choses graves, il lève l’index et prononce des sentences, il trône come un patriarche et les “jeunes” s’enthousiasment, eux aussi. On sent qu’ils l’adorent et qu’ils sont fascinés par ce personnage extravagant qu’ils estiment et respectent.

Plus tard Claudio m’emmène en promenade vers le monument aux morts de la première guerre mondiale. Dans les Dolomites les batailles et les tueries ont été horribles. Les cimetières militaires et les ossuaires, comme celui-ci, sont nombreux. Dans les prés, sous la route étroite, les fenils ressemblent au  petit mazot de Chamonix.
Claudio a souvent dormi dans l’un d’eux et sans doute a-t-il aussi fréquenté le club de hiboux  qui avait son camp de base dans La baïta dei Gufi, la cabane des hiboux. Les hiboux en question étaient une joyeuse bande de jeunes, garçons et filles qui dans les années 60 découvraient la liberté, allaient en montagne, venaient au Pordoi pour skier et s’en donnaient à cœur joie, même quand le temps était mauvais et qu’il fallait rester à l’intérieur et se consoler avec d’autres réjouissances auxquelles le vin ne manquait pas et qui se terminaient même par le bain de minuit dans la neige… (cf. “Quelli del Pordoi” de Alberto Sciamplicotti)

Nous aimons dormir dans le foin, mais pour l’heure nous apprécions les conforts de la chambre au Col di Lana.   Almo est parti avec Aldo pour la Nord du Pelmo.
Puis il commence à pleuvoir…il pleut toute la nuit…

Pendant que je suis sous la douche Claudio commente l’évolution météorologique:
-“ Ca s’éclaircit… le brouillard monte mais il s’éclaircit… on dirait qu’il va pleuvoir… qui sait s’il va faire beau?… on ne voit même plus le départ du téléphérique… Elie aurait dit que ce sont des nuages de beau temps… »

Claudio a reçu des lettres de ses parents: à Bruxelles il fait beau et tellement sec que l’eau est rationnée, par contre ici…
Nous prolongeons notre petit-déjeuner en attendant une éclaircie.

Nous sommes tous deux très attentifs à notre alimentation: yogourt, fruits, vitamines, calcium…
En 1966, j’ai appris à connaître l’alimentation macrobiotique selon Georges Ohsawa. Depuis lors j’étais  devenue pratiquement végétarienne. J’avais  fait ce choix sans aucun fanatisme mais encouragée par les scandales des élevages aux antibiotiques et aux hormones et surtout par la prise de conscience que l’alimentation céréales-légumes-fruits me convenait parfaitement. 
Claudio est convaincu que les comprimés de Rovigon, qui est un complexe de vitamine, lui sont indispensables. Mais il a peur des médicaments et n’ose même pas prendre une aspirine quand il a mal à la tête. Il me raconte aussi que par deux fois il s’est retrouvé avec des copains qui fumaient de l’herbe et que donc lui aussi avait essayé mais alors que les autres étaient partis en transes, lui n’avait eu aucun effet ce qui l’avait profondément vexé et fâché à tout jamais avec les drogues. Je n’ai jamais essayé aucune drogue, non pas par vertu mais par peur que cela ne me plaise au point de ne plus être capable de m’en passer…  Moi aussi je suis attentive à ma santé. Avant de partir j’avais fait un “check up” chez le médecin.
-“ Madame êtes-vous sportive?”
-“Pas plus que ça…” je ne m’étais jamais considérée sportive, bien au contraire.
-“Vous savez que votre cœur bat à 56 ?”
-“ C’est bien possible, aujourd’hui je suis particulièrement nerveuse car j’ai de gros ennuis domestiques… mais normalement il bat à 52…”
Le médecin n’avait rien ajouté, sans doute avait-il pensé que je faisais de l’esprit alors qu’il s’agissait de la réalité. D’ailleurs, avec les cours de training autogène et les techniques de relaxation ou de méditation j’avais appris à abaisser mon rythme cardiaque…

Le Passo Sella.
Nous partons pour le Passo Sella avec l’intention de faire la Deuxième Tour, mais avec ce temps changeant, nous nous contentons du Spigolo Steger de la Première pendant qu’il pleuvine.
Nous rattrapons un guide avec son client. Ils prennent vers la droite, Claudio part à gauche et quand il fait relais il me crie:
-“Tu peux venir, et on va peut-être conserver notre palmarès…”
Alors je comprends que Claudio veut dépasser le guide. Le guide fait relais et il reconnaît Claudio, ils se mettent à parler. J’en profite pour grimper le plus vite possible et dès que j’arrive, Claudio repart: nous les avons dépassés et Claudio exulte…dépasser un guide quelle jouissance…
Nous sommes déjà en train de déguster les poires au sirop quand Mario Senoner arrive avec son client Hans Kunel de Mitterteich. Kunel connaît Claudio de réputation et est ravi de  serrer la main de ce grand alpiniste… Je trouve qu’il exagère, mais bon, il est gentil et nous photographie… Il nous enverra les photos plus tard et ce seront pratiquement les seules  où Claudio et moi sommes ensemble. Quand enfin mon livre a été publié je lui en ai envoyé un exemplaire mais son épouse m’a répondu qu’il venait de décéder…

À l’improviste Claudio saisit ma cuisse droite entre ses mains avec les doigts écartés comme pour prendre une mesure, stupéfait il me regarde:
-“ Les avant-bras de Terray…”

Le brouillard se lève lentement, nous attaquons le Dièdre Glück et ensuite nous descendons sous une pluie battante… Pour nous consoler nous trouvons des edelweiss.
-“Plus bas ils sont arrachés par les touristes iconoclastes, ici il ne passe que des grimpeurs. Eux, ils ne cueillent pas les fleurs pour ne pas alourdir leur sac et puis ils ne les voient pas puisqu’ils regardent toujours vers le haut… ou bien ils n’aiment pas les fleurs…” -“ Tu n’aimes pas les fleurs?”
-“ Non, je les supporte…”
Je suis perplexe et nous poursuivons en silence…
-“ Tu as bien grimpé, maintenant la récompense… Je vais te faire connaître la belle Claudia…”
S’il considère que me faire connaître une fille est une récompense, c’est qu’il me considère non pas comme une fille moi-même, mais comme un compagnon tout court…
Nous nous arrêtons dans un charmant petit chalet qui se trouve le long de la route sous l’impressionnante paroi du Ciavazes: le Refuge Monti Pallidi. -“ Tu vas voir, son frère Ivo comme il est beau… d’ailleurs, avec Aldo, ils ont fait partie de l’expédition de Monzino à l’Everest en 1973…”

Le refuge est en effet remarquable, petit, tout en bois, chaud, intime, accueillant et après le brouillard et la pluie c’est une bénédiction. Malheureusement quelques années plus tard il allait être transformé en hôtel de luxe… mais pour l’heure nous y sommes heureux.
Comme partout, dès que nous franchissons le seuil les exclamations fusent:
-“Claudio! Alors tu es de nouveau en route! Tu restes avec nous au moins?
Qu’est ce que tu bois?...”
-“ Bianco con amaro! Due bianchi con amaro !”
Le bianco con amaro est du vin blanc avec du Campari, très désaltérant mais traître, surtout quand on a soif…
En effet, Claudia est une superbe blonde qui ne manque certainement pas d’admirateurs. Elle nous apporte le super minestrone fait par Cristina qui est la deuxième sœur. Cristina est enseignante et professeur de ladino mais pendant les vacances elle cuisine au refuge.
-“ C’est le meilleur minestrone des Dolomites, meilleur que celui du refuge Locatelli aux Tre Cime, et ça, c’est un refuge gastronomique !”
Admettons que nous soyons fatigués, affamés et transis, mais même sans cela les petits pains de Canazei, le fromage râpé, le demi de vin rouge et le minestrone sont un vrai bonheur. Quand je commence à m’assoupir, Claudio se commande encore un énorme plat de spaghettis!...   
-“ Comme disait Don Whillans: I don’t like spaghetti, but it is cheap…” Ensuite Claudio nous raconte ses rencontres avec Don Whillans, il imite l’accent anglais et s’amuse beaucoup de ce que Whillans lui répétait à chaque occasion:
-“ Tou va casser ton figioure…”

Maintenant c’est Ivo qui arrive et les exclamations recommencent mais après les embrassades, tout d’un coup Claudio retombe sur la banquette et regarde Ivo, consterné:
-“ Tu t’es coupé les cheveux !!! Quel dommage, il s’est coupé ses magnifiques cheveux… Anne, tu dois me croire, il était vraiment beau quand il avait ses beaux longs cheveux… quel désastre… quel dommage…”
Ensuite ils se remettent à discuter l’expédition à l’Everest. Ivo est fâché et Claudio le taquine. Les mauvaises langues racontent qu’uniquement les “amis intimes” du chef d’expédition sont allés au sommet.
Claudio insiste en faisant des sous-entendus indélicats:
-“ Peut-être Ivo est-il vraiment allé au sommet, mais il n’ose pas l’avouer…” Tout d’un coup Claudio se lève d’un bond, nous sommes déjà en retard, nous allons arriver en retard pour le souper au Col di Lana…
-“ Mais tu n’as pas assez mangé?”
-“ Ca c’était seulement l’entrée… Moi j’ai faim!...”
Après le souper nous allons nous promener, le long de la route il y a des échoppes, comme sur un marché, avec des articles pour touristes: des souvenirs, des vêtements de montagne, du linge de maison avec les dessins typiques du Tyrol.  Claudio repère tout de suite une nouvelle vendeuse, une blonde opulente, mais il ajoute:
-“ Elle est belle, mais ceux du Col di Lana m’ont déjà mis en garde: elle est belle mais elle est froide… et tu sais qu’il vaut mieux un café chaud qu’une femme froide…”

Alberto.
Un jeune homme saute en dehors d’une petite Fiat et court vers nous en criant
“Claudio!”
Claudio le voit et court vers lui en criant “Alberto!” Enfin il se tourne vers moi:
-“ Je te présente Alberto Dorigatti, c’est un des alpinistes les plus forts, il pousse la modestie à ne pas aller en montagne avec un sac à dos mais avec un sachet en plastique qu’il replie et met en poche pendant qu’il grimpe et il fait la « Maria » en solo en 17 minutes…”
Encore une fois il y a trop de choses à raconter et, puisque je ne comprends pas grand-chose, j’en profite pour observer Alberto. Il a des yeux magnifiques, tellement beaux qu’ils m’embarrassent, il s’en rend certainement compte… Mais Claudio le sait bien, lui aussi et il finit par me dire:
-“Regarde les yeux d’Alberto, ils sont les plus beaux parce que lui est le meilleur.  À moins que ce ne soit le contraire : lui est le meilleur parce qu’il a les plus beaux yeux… Même Comici le dit: ceux qui ont les yeux bleus sont les plus grands alpinistes car ils sont plus calmes, ils sont plus proches du ciel, ils ont déjà un peu de ciel dans leurs yeux…”
Puis il se lance dans une de ses théories faites pour moitié de ses élucubrations personnelles et pour moitié basées sur les écrits de Comici. Il ne manque pas d’imagination…
Il insiste naturellement : lui aussi et moi aussi, nous avons les yeux bleus.
Il avait recopié ce passage de « Alpinismo eroico » de Comici :
« Si è constato che quasi tutti i forti alpinisti hanno gli occhi celesti. La ragione è che persone dagli occhi chiari sono generalmente meno impulsive, più ponderate nelle decisioni e dimostrano maggior dominio di se stesse sul momento del pericolo. » On a constaté que presque tous les forts alpinistes ont les yeux célestes : bleu clair. La raison est que les personnes aux yeux clairs sont généralement moins impulsives, plus pondérées dans les décisions et démontrent une plus grande domination de soi au moment du péril…

Brusquement, il devient exubérant, comme il le fait régulièrement, sans qu’on puisse faire la différence entre son sérieux et son semblant de sérieux et même la part de canular:
-“ Sorge! Ah, Sorge! Ces journalistes écrivent n’importe quoi ! Dans le Gazzettino il a même osé écrire que j’avais “des yeux très noirs qui scrutent avec attention…!!! Personne n’aurait osé insinuer que Comici avait des yeux noirs mais de moi on peut impunément écrire n’importe quoi !!!”
Alberto qui connaît Claudio depuis longtemps rit de bon cœur, ils racontent encore quelques histoires drôles et prennent rendez-vous pour aller prospecter dans le Bosconero où Claudio veut ouvrir de nouvelles voies. Claudio évoque aussi la Comici de la Cima Grande. C’est là que j’apprends que cette année il veut la répéter car c’est le vingtième anniversaire de la première fois qu’il en a fait l’ascension ; c’était avec Henri Mabille.  Il ne se risque pas à y aller seulement avec moi et demande à Alberto de nous accompagner ou même de faire la voie vite fait, bien fait, eux deux,  sans moi… 
-“ Ca ne t’embête pas qu’Alberto vienne avec nous ?”
-“ Non, non, bien au contraire…”
-“ Hmmm… grommelle Claudio, vaut p’têt mieux qu’Alberto ne vienne pas avec nous …”

Claudio et Almo s’enferment dans le petit bureau, manifestement ils ne veulent pas être dérangés. Ils ont des choses confidentielles à discuter parmi lesquelles une question épineuse. Il y a un alpiniste qui prétend avoir fait telle voie en solitaire, mais d’autres alpinistes qui étaient dans les parages prétendent que les traces n’allaient même pas jusqu’au départ de la voie… Le doute est permis… ça se discute sérieusement… derrière des portes soigneusement fermées…
Claudio offre des livres à Almo, lui fait lire des articles, commente les événements de l’hiver passé… Almo raconte les dernières nouvelles: un tel a fait cela, un tel a dit cela, un tel a écrit cela…

Le Torrione Aurelia.
Quand ils émergent du petit bureau ils décident que nous allons à la voie Piaz du Torrione Aurelia puisque Claudio connaît déjà le Torrione Roma.
Avant de partir il m’emmène devant le coffre de sa voiture, il me tend les deux cordelles à mettre en bandoulière pour récupérer les mousquetons, puis il passe autour de ma taille une ceinture avec un porte marteau et un marteau. Je le regarde interdite:
-“ Un marteau,  pour quoi faire?”
-“ Pour pitonner et dépitonner…”
-“ Mais puisque je ne sais pas dépitonner et puis il ne me semble pas que nous allons ouvrir de nouvelles voies…”
-“ C’est une question d’entraînement… pour quand nous irons ouvrir de nouvelles voies dans le Bosconero… Et puis au moins comme ça tu as l’air un peu plus sérieuse…”
Il continue à serrer cette ceinture tandis que je m’étire de plus en plus vers le haut, comme s’il voulait démontrer  que j’ai une taille de guêpe… Je viens de m’apercevoir de ce que, derrière la fenêtre du bar, tout le monde nous observe en riant…

En passant sous le Sass Pordoi, Claudio s’arrête pour observer une cordée d’Allemands qui sont en train de  cafouiller dans la « Gross-Momoli ».
-“ Aha! – commence par ricaner Claudio - ils se trompent … Si on allait vite les dépasser…”
En 1970, avec Elie, ils avaient fait la même erreur: au lieu d’aller à gauche ils étaient allés à droite et avaient dû redescendre pour aller relire le topo avant de refaire la voie… En 1981 j’allais avoir la même mésaventure avec Giancarlo Milan. Il partit vers la droite puis me cria:
-“Fais attention, ici il n’y a plus un clou et c’est aussi plus dur que prévu…”
Giancarlo, qui était très fort, passa et j’essayai de le suivre, mais c’était du vraiment costaud et plusieurs fois je dus lui crier “tira” et pendant que lui tirait énergiquement  la corde vers le haut, moi je sautais le plus haut possible car la force de mes bras était totalement insuffisante.  Arrivés au sommet, je lui demandai ce que disait le topo.
-“ Je ne l’ai pas lu.” – me répondit-il et je pensai que si je devais me casser la figure parce que mon premier de cordée ne se donnait pas la peine de lire le topo, j’avais intérêt à rester à la maison. Lui se tua en dévissant quelques semaines plus tard.
J’avais été trop habituée au sérieux de Claudio et à sa prudence pour pouvoir me contenter de ces comportements irresponsables.  J’avais été gâtée par un premier de cordée qui connaissait les voies par cœur. En fait, avant de partir avec quelqu’un d’autre, j’aurais dû moi-même lire les topos…  Trouver quelqu’un avec qui grimper n’était déjà pas facile, mais trouver quelqu’un en qui avoir confiance était encore plus difficile…
Je n’allais le rencontrer qu’une seule fois. A l’époque je suivais n’importe qui sans même avoir une idée de la voie, parce qu’il ne me venait pas à l’idée qu’un premier de cordée puisse ne pas être aussi prudent que Claudio. Aujourd’hui j’aurais pratiquement plus de plaisir à préparer une ascension qu’à la faire...

La voie « Piaz » dans le Torrione Aurelia est magnifique: une superbe cheminée.
-“ Il te suffit de ramoner, regarde comment je fais…”
Ce maudit marteau reste accroché à toutes les aspérités et se bloque sous ce qui semble vraiment un escalier renversé avec une infinité de petites marches à l’envers…
Claudio grimpe vite et je m’efforce de  suivre le plus rapidement possible pour ne pas l’impatienter ou le rendre nerveux. Cependant vers le milieu de la voie il s’arrête et se met à ronchonner … il souffle bruyamment, redescend quelques pas, hésite, “râle”…
Au premier moment je me demande ce qui se passe, je me dis olala, il est bloqué… et s’il ne passe pas, qu’est-ce que nous allons faire ? Allons-nous devoir redescendre? Va-t-il m’envoyer en tête?
Puis il repart … Ce n’est que bien plus tard que je me rendrai compte de ce que cette voie il la connaissait par cœur, qu’il la faisait en solo comme passe-temps… Pourquoi s’était-il arrêté à ronchonner ? Chi lo sa?  Avait-il remarqué qu’il y avait un piton de trop ou que quelqu’un avait brisé une prise ? Je n’en sais rien, toujours est-il que me voilà extrêmement tendue et attentive et quand nous arrivons au sommet je ne me souviens plus de rien tandis que lui se souvient de chaque centimètre, prise, couleur, clou, chaque dessin dans le rocher…que naturellement il ira discuter avec Almo dans le petit bureau…
Je comprends aussi qu’il choisit les voies pour que les problèmes augmentent progressivement et que je n’aie pas de difficulté.
Quand nous arrivons au sommet je ne puis m’empêcher de lâcher le morceau:
-“ Ce stupide, maudit, inutile marteau n’a servi qu’à m’embêter!...”
-“ Et moi alors? Qu’est-ce que moi je dois dire ? Tu te lamentes pour un petit marteau et moi je dois grimper avec un énorme sac dans lequel il y a ton pull, ton KWay, la gourde d’eau pour toi, les poires au sirop aussi pour toi… “
Claudio porte aussi dans son sac tout le matériel: cordes, mousquetons, etc.… Cela m’apprendra à ne plus  me plaindre et pour me faire pardonner il ne me reste qu’à le prendre dans mes bras et à lui faire tant de “doudouces” qu’il se laisse fondre en câlineries…
Nous retournons à la forcella et de là nous descendons par le pierrier… Je suis décidément très empotée et descends caillou par caillou… Claudio dévale la pente et quand il voit que je ne suis pas, il s’arrête et m’attend puis il m’explique: -“ Regarde, d’abord tu serres bien les lacets de tes godasse, ensuite tu ne marches pas mais tu bondis en enfonçant bien tes talons et tout droit, face au vide, le plus vite possible, plus tu vas vite, moins tu risques de te planter… “
Il me prend par la main, nous courons dans la pente à tout allure, nos pas tracent un profond sillage, les pierres courent derrière nous, nous sautons de blocs en blocs… quelle pirouette si on fait un faux pas…

Dans le Tessin j’allais retrouver la même technique sur le sol gelé recouvert de feuilles de hêtres… et comme aurait pu dire  Terray: le sol gelé recouvert de feuilles de hêtre, c’est terriblement glissant…

Les Allemands sont encore dans la « Gross-Momoli ».
-“ J’avais bien dit que nous avions le temps de les dépasser…”
À peine sommes-nous rentrés au Col di Lana que l’orage éclate et nous pensons aux Allemands et à la « grosse môme au lit »…

Le Falzarego.
Nous déménageons. Nous allons grimper du côté du Falzarego. Nous descendons dans la Val Parola et montons la tente canadienne  au bord du petit lac et il se remet à pleuvoir… Sur le Passo Falzarego les restaurants ferment tôt, nous abandonnons notre tente et nous nous replions sur le Refuge Dibona. -“ Caro Barrrbierrr! – s’exclame madame Antonia – tu es toujours en route? Vous restez ce soir? Vous allez manger? Vous mangez l’omelette?”
Avant de pouvoir réagir je me retrouve en cuisine devant les fourneaux et madame Antonia m’explique comment faire l’omelette à la marmelade… car une femme doit être capable de cuisiner pour son homme… et encore plus quand cet homme c’est Claudio qui est une bonne fourchette qui apprécie la bonne cuisine… Donc ici aussi on le connaît bien…
La fameuse omelette n’est évidemment pas notre omelette aux champignons mais une espèce de grosse crêpe fourrée à la confiture qui dans ce cas est aux myrtilles…
Une fois de plus l’orage éclate et retentit avec des échos répétés qui sont renvoyés par les hautes parois.

À ce moment il entre dans le refuge un garçon qui est habillé et chaussé comme s’il venait de sortir du bureau. Il porte d’ailleurs un cartable d’employé et est trempé jusqu’aux os. Pour se protéger de la pluie, il a pris un grand sac poubelle en plastic et y a découpé des ouvertures pour y passer la tête et les bras. Il n’a pas d’argent italien, ne parle que le français et il cherche une fille…  Il fait le tour de toutes les personnes présentes, montre une photo et demande si nous avons vu la demoiselle en question… Lui, il sait qu’elle est passée ici car elle le lui a écrit la semaine passée depuis Cortina… Quand il a reçu la carte postale, il a sauté dans le train et le voici qui lui court après… Non, non il n’a pas le temps de s’arrêter, ni de se reposer, ni de se sécher, ni même de manger, il repart tout de suite vers le prochain refuge qui se trouve là-haut quelque part… Il n’a pas le temps, il n’a pas le temps, il doit la retrouver, il est déjà reparti…  Tout le monde se met à rire sauf Claudio :
-“ C’est ça, riez seulement, et s’il se perd qui va devoir aller le chercher ? Et s’il a un accident qui va devoir aller le récupérer? Et s’il se tue qui va devoir aller ramasser les morceaux ?”
Tout le monde se tait et regarde Claudio, ils savent qu’il a raison… Claudio a souvent participé aux opérations de sauvetage avec Almo… Tous savent que cela n’a rien de rigolo…
-“ C’est pour des connards de ce genre que les autres doivent risquer leur vie… Ce n’est pas la montagne qui est dangereuse, c’est ceux qui vont en montagne qui sont dangereux…”
Silence…

Le 18.VII.72 Claudio écrit à ses parents :  « Aujourd’hui on est allé transporter une jeune fille qui avait glissé dans une pente de neige et s’était arrêtée  juste au bord d’une paroi de 100m. Chaussures totalement insuffisantes. A première vue, elle s’en tire bien, si la moelle épinière n’est pas amochée. Transport ultérieur par hélico de l’armée. »

J’y repenserai souvent quand, 10 ans plus tard, je ferai partie du secours en montagne. Nous aussi, nous partions de nuit et par n’importe quel temps, à la recherche d’imprudents…
Combien de fois n’ai-je pas pensé qu’il fallait supprimer le secours en montagne et le remplacer par des affiches sur lesquelles on aurait dessiné quelque chose d’effrayant avec comme légende: « attention, si vous vous perdez, seul les sangliers et les corbeaux viendront vous chercher »…
Nous avons récupéré des gens accidentés encore vivants. Nous avons même sauvé des vies. Nous avons aussi récupéré des cadavres. Ce qui me bouleversait, ce n’était pas de ramasser un mort, mais de penser aux gens qui, pour le restant de leur vie, allaient s’asseoir à table, à côté de cette chaise qui allait rester définitivement vide…

Près du refuge se promène un chamois…
Au matin l’orage continue et il n’y a vraiment rien à faire… Nous allons jusqu’à la Malga Trieste, une grande ferme abandonnée aux pieds de la Tofana dans laquelle nous trouvons une chambre avec de la paille fraîche, très propre et surtout sèche…
Nous allons récupérer notre petite tente qui  est trempée… Puis nous nous promenons jusqu’au refuge Pomedes pour aller saluer Bibi Ghedina… Claudio continue à répéter:
-“ Pour une fois que j’ai un compagnon, le temps est dégueulasse… grimpeur maudit…”

Nous passons une bonne nuit dans la malga, la paille sent bon, dehors l’orage continue, il y a un vent fort,  des éclairs et du tonnerre…
Nous prenons notre petit-déjeuner au lit. Finalement une petite éclaircie nous permet de courir à la Cima Piccola du Falzarego faire la voie « Comici ». Le rocher est magnifique, plein de prises, d’ailleurs Terray aurait dit que c’est du “rocher prisu” … on dirait du papier Emery parsemé de petites pointes très aiguës, alors il suffit de déposer la main, elle tient toute seule… Le sommet.
-“ Et pour descendre?”
-“ Il n’y a qu’un rappel…”
Ce n’est pas le rappel qui me fait peur, ni la corde, mais le clou… -“ Eh, oui, d’habitude c’est le piton qui se barre…” Claudio montre comment faire, puis il descend:
-“ À toi maintenant… tu vois, c’est simple… maintenant tu es aussi capable de descendre en rappel…”
C’était donc ça l’objet de la leçon… à chaque nouvelle voie il m’enseigne quelque chose de nouveau…
Comme récompense nous allons visiter Cortina où nous nous offrons une pizza à la Pedavena qui est le rendez-vous des Scoiattoli, les célèbres guides avec leur beau pull rouge…
Dans le juke-box Matia Bazar chante « per un’ora d’amore venderei anche il cuore... » pour une heure d’amour je vendrais aussi mon cœur ...

La Cima Bois.
Finalement le temps est beau, nous allons au « spigolo S.E. de la Cima Bois », Almo et Aldo viennent d’y aller.
Presque au sommet il y a un pas très bizarre… Nous trouvons un piton orange: -“ Ah! ça c’est un piton de Almo… je vais le récupérer…”
Claudio prend son marteau… après un certain temps il ajoute:
-“ Je comprends pourquoi il ne l’a pas récupéré…” et on laisse le piton où il est

Encore une cheminée, mais cette fois elle est surplombante, Claudio a enlevé son sac et il le tire derrière lui à une cordelle. Pour sortir de cette cheminée il y a de nouveau un pas bizarre, nous serions-nous trompés…
Il faut tout bonnement arrêter de grimper sur la paroi et se mettre en grand écart avec les pieds sur les deux faces d’un dièdre, le pied gauche reste sur la paroi tandis que le pied droit part sur la face opposée, tout en regardant vers le fond du dièdre, le gag c’est qu’en dessous, tout d’un coup,  il n’y a plus rien… woufff… 200m de vide… et pour une petite comme moi, les parois du dièdre sont très écartées et le vide en dessous c’est vraiment “le” gaz…
Au sommet Claudio est satisfait:  3h28min… pas mal pour des débutants… Il tient mentalement un registre précis de toutes les voies avec les temps et les particularités et est capable de dire qu’en telle année il a fait telle voie en autant d’heures et autant de minutes…
Cette année je suis chargée de tenir le journal: chaque soir je note tout dans mon superbe agenda rouge et pour régler les honoraires de mon guide je dois lui faire un dessin par course, mais cela sera pour plus tard.

Quand quelqu’un s’étonne de ce qu’il compte les minutes ils s’exclame:
-“ Au Tour de France il y a bien les centièmes de secondes qui comptent!”
-“ Ah, mais ça c’est de la compétition…”
-“ Et l’alpinisme, ça n’est sans doute pas un sport de compétition ? Ce n’est sans doute pas une course contre le chronomètre quand l’orage arrive? Quand l’orage arrive, c’est même une course contre la mort et les centièmes de secondes comptent drôlement…”
Claudio n’oublie pas son ami Rudi Comploj qui est mort en montagne de froid et d’épuisement…
 
Avec Jean Alzetta et quelques autres grimpeurs belges, ils avaient mis au point un système de cotation qui attribuait des points en tenant compte de la difficulté de la voie, du temps employé pour la parcourir, du passage en jaune etc., bref une vraie compétition…

Claudio avait hérité de la mémoire de son père qui à 80 ans était encore capable de se souvenir des détails les plus étonnants comme de ce qu’ils avaient mangé tel jour, dans tel endroit, pendant tel voyage, dans tel pays… Il s’en amusait. Madame Barbier prenait ses carnets de voyages et confirmait et alors monsieur Barbier nous regardait avec une immense satisfaction en disant:
-“ Mais comment est-il possible que vous ayez si peu de mémoire…”

Dans la malga nous avons un voisin. Pendant notre absence il est allé jusqu’au refuge et là il a entendu les histoires qu’on raconte au sujet de Claudio. Il veut engager la conversation mais Claudio coupe court:
-“Mais qu’est-ce que je dois raconter? Qu’est-ce que tu veux dire à des types qui
ne savent même  pas ce que c’est qu’un caillou?” Puis il s’éloigne en bougonnant :
-« À quoi bon, il ne comprendrait quand même pas… »

L’artif.
Le temps devient de plus en plus moche, alors nous nous replions sur le Pordoi. Almo est parti avec Aldo vers le Mont Blanc, là le temps est splendide… Mariangela est à la barre de l’hôtel, elle nous observe par-dessus ses grandes lunettes et ne nous épargne pas les taquineries.
Le Corriere della Sera écrit qu’à Genève le temps est magnifique, à Bruxelles il y a 35°C depuis des semaines, on y craint même la sècheresse car depuis des semaines il ne pleut pas. Ici il commence à neiger… il neige abondamment, nous sommes le 25 juillet…

Le 26 juillet c’est ma fête et pour fêter Sainte Anne, Claudio m’emmène sous la paroi du Piz Ciavazes.
Il me fait m’assoir, prend des étriers et se met à monter sous cette paroi surplombante: tous les deux mètres il y a un clou, il mousquetone un étrier à un clou, se redresse sur cet étrier, en attache un suivant et d’étrier en étrier il s’élève de plusieurs mètres, puis il redescend. -“ Tu as vu? Bon, vas-y, c’est à toi… “
Je fais la même manœuvre: je monte les dix mètres et puis je descends et il est satisfait:
-“ Bien, maintenant tu es aussi capable de grimper en artif, nous sommes prêts à aller faire la « Comici de la Cima Grande »… D’ailleurs cette paroi est tellement surplombante qu’on y est à l’abri de la pluie…”
Ensuite nous avons une longue séance d’ajustement du matériel… Puisque c’est moi qui ai les petits doigts, c’est à moi qu’il incombe de défaire les nœuds qui supportent les marches des étriers, ensuite on refait d’autres nœuds…
C’est là qu’éclate le drame… Claudio se met à retourner tout son matériel, il pousse les caisses, les sort, les vide, les remplit… J’ose à peine lui adresser la parole tellement il a l’air courroucé…
-“ Qu’est-ce que tu cherches?”
-“ Les fifis… On a laissé les fifis à Chamonix… Voilà ce qui arrive quand on s’encourt à l’improviste, on finit toujours par oublier un tas de choses… Qu’estce qu’on va faire maintenant? …”
Il s’agite encore une demi-heure, en soufflant comme un cheval au bout de ses forces et puis soudain, il s’écroule dans le coffre de la voiture en serrant un paquet de crochets contre son cœur: les fifis… Il lève les yeux au ciel, sourit et soupire de soulagement, ah, ses chers fifis, qu’est-ce qu’on aurait fait sans eux… Suit la démonstration des fifis…
Claudio attache un fifi au sommet de chaque étrier et accroche, par fifis interposés, les étriers aux pitons, ensuite il suffit de tirer sur la cordelle attachée aux fifis pour  les récupérer et avec eux les étriers. C’est tellement plus simple, facile et rapide que de devoir mousquetoner et récupérer les mousquetons… Evidemment si nous voulons aller grimper sous des parois surplombantes  pour nous protéger de la pluie, nous avons besoin des fifis…

À peine l’orage des fifis est-il passé que voilà celui de la petite enveloppe rouge dans laquelle il conserve ses timbres-poste… Il recommence à chambarder tout le contenu de sa voiture, c’est de nouveau la crise d’anxiété et enfin il retrouve sa petite enveloppe rouge bien rangée à sa place dans son cartable…

Pendant le souper Claudio m’offre très cérémonieusement, comme cadeau pour ma fête, les topos des voies que nous avons faites à la Chapelle de la Glière et au Moine, dans la super édition Mythra.

La Torre Gialla.
Le mauvais temps continue, nous partons dans le brouillard pour la « Platter » de la Torre Gialla.  Claudio trouve un mousqueton et moi je récupère entre le pouce et l’index et sans aucun effort un clou Cassin, pelle à tarte, qui tenait par miracle dans le rocher délité.  Claudio chante:
-“ les clous quand ils vous arrivent, oh oui, oh ça fait mal…”

Cette histoire de clous commence à nous inquiéter: et si les clous n’étaient pas de simples clous ? S’ils faisaient semblant d’être des clous, mais qu’en réalité ils faisaient partie de la famille des chauves-souris ? Ca expliquerait pas mal de choses. On sait bien que la nature est vivante, alors quand le crépuscule s’installe, le rocher se détend avant de s’endormir, il perd donc son tonus et relâche sa tenue des pitons, qui eux se sentent moins tenus et donc se réveillent et comme toute chauve-souris qui se respecte, ils sortent de leurs trous et s’envolent… À l’aube tout doucement la montagne se réveille et reprend son tonus normal. Les pitons rejoignent leurs trous aux premières lueurs et tout rentre dans l’ordre, ni vu, ni connu… Evidemment il y a les retardataires … ceux qui rentrent au bercail quand le rocher s’est déjà rendurci et … ne peuvent plus regagner leur place… alors les grimpeurs qui passent doivent bien constater qu’il y a des clous qui manquent, ou bien qu’il y a des clous qui ne tiennent pas…
Ce comportement des clous pendant les heures nocturnes n’a pas encore fait l’objet de publications scientifiques pour la simple raison qu’on manque d’observation puisque la nuit les grimpeurs ne grimpent pas. Et quand il y a des cordées qui bivouaquent en paroi, forcément la montagne reste en alerte et ne dort pas  non plus…
Les clous voleurs ne sont pas les seuls êtres bizarres à peupler les montagnes: du côté de Chamonix on connaît les dahus. Les dahus sont de la famille des chèvres, chamois, bouquetins etc., mais ils ont ça de particuliers que puisqu’ils tournent autour de la montagne, ils ont leurs pattes plus courtes du côté amont et plus longues du côté vallée.
D’autres animaux sont tout aussi intéressants: la perdrix des neiges ou le lièvre variable sont blancs mais on les voit sur la neige parce qu’ils se meuvent rapidement, par contre le serpent des neiges ne se voit pas puisqu’il est totalement blanc et en plus  bouge extrêmement lentement. On ne voit que ses yeux qui sont deux petits points noirs, malheureusement ils ne se voient que de près et alors…évidemment…  il est trop tard…  En italien il y a même le chat des neiges : il gatto delle nevi qui en français se camouffle sous le nom de petite chenille...  Pour le rapport entre le chat et la chenillette il faut s’adresser à Lewis Carroll...

Les Cinque Torri.
On quitte le Pordoi pour aller aux Cinque Torri.
Au refuge Scoiattoli c’est le même accueil cordial: le gardien Lorenzo Lorenzi accueille Claudio avec des exclamations de joie et Claudio est euphorique… En Belgique, Claudio a la réputation d’avoir un caractère ronchon, d’être continuellement de mauvaise humeur, à Chamonix c’était pareil, depuis que nous sommes dans les Dolomites, décidément il est tout à fait différent.
-“ Forcément – se justifie-t-il – dès qu’on est un peu différent, on doit se défendre des emmerdeurs…”
Lorenzo s’assied avec nous et ils se racontent un tas d’histoires, comme d’habitude de cotations, clous, topos etc.… Lentement je commence à comprendre la langue, je ne me sens plus étrangère…
Nous descendons au refuge Cinque Torri pour prendre une chambre et déposer nos bagages et ensuite nous remontons vers les parois. Sur la « Miriam » il y a trop de gens nous allons d’abord à la « Nord de la Torre del Barancio », ensuite la « Miriam » se libère et nous nous y précipitons.  -“C’est une très belle voie, même le roi Albert l’a faite !”
1h25min… mon guide est satisfait, mais il commence à faire de prudentes insinuations:
-“ Si on grimpe en alterné, on gagne beaucoup de temps… Si l’an prochain tu grimpes en tête, on fait une longueur à tour de rôle et là on va vraiment faire de bons horaires…”
Pour le moment j’avoue que ceci me suffit… en outre Claudio aime grimper en tête. J’imagine son impatience, même son inquiétude s’il devait attendre au relais… Mais s’il insiste, cet hiver je m’entraînerai.

La chambre dans le refuge ressemble à une cellule monacale, nous déménageons les deux lits pour qu’ils soient l’un à côté de l’autre. Ils sont lourds, mais s’endormir en se tenant par la main vaut bien un petit effort.
Le souper abondant, le vin, l’air frais nous procurent un sommeil magnifique.

Grand beau! Nous courons à la Torre Grande pour faire la « Directe Dimai »: 2h45min.
-“ En 1963 nous avions fait la « Dimai » en 1h05min et la « Francheschi » en 1h30min. Le gardien nous avait suivis avec les jumelles et quand nous sommes rentrés au refuge il nous attendait avec une bouteille de vin ! De ce temps-là, les gardiens comprenaient de quoi il retournait… pas comme maintenant qu’ils ne te regardent même plus…”

Mes petites chaussures d’escalade Freyr deviennent problématiques: les orteils commencent à traverser le cuir… Nous essayons de combler les trous avec de l’araldite pendant que Claudio m’explique que ce n’est pas le rocher qui abîme les chaussures, mais les orteils qui perforent le cuir tellement ils cherchent les prises avec force.

Nous partons dans le brouillard et commençons par la « Torre Inglese » pour nous réchauffer. Claudio me laisse partir en tête: -“ En 1955 cela a été ma première voie en tête!” …
Ensuite nous partons dans la « Direttissima des Scoiattoli ». La première longueur est en artificielle, le premier clou se trouve à 10m…
Claudio se place bien en équilibre avec les pieds de part et d’autre du sommet d’un gros bloc de rocher et il appuie les mains contre la paroi de façon à former une espèce de pont… Je dois escalader son dos, grimper sur ses épaules et de là, m’étendre le plus possible pour aller mousquetoner le premier clou…
-“ Y’a vraiment pas un autre moyen?...”
-“ Non c’est classique comme ça…”
Avec les  “yaka” j’arrive quand même à attraper le clou et Claudio part avec un étrier. Mauvaise surprise : la deuxième moitié de la longueur est une épouvantable traversée vers la droite... Je n’ai plus de force dans les bras, je me repose sur l’étrier pendant que Claudio s’énerve… Maladroitement je fais tomber un caillou et instinctivement je crie “caillou” et là il se fâche:
-“ Ne crie pas ça! Ils vont penser que tu cries “aiuto” et ça, ça veut dire “au secours”… Quel air on va avoir: la cordée de Barbier qui crie au secours… Ca ferait rigoler le monde entier …”
Après le deuxième relais je suis de nouveau en forme, mais nous employons un temps honteux: 3h45min: le double du record des Scoiattoli… Eux ils n’y avaient mis que 2h…
-“Si tu veux aller à la « Comici de la Cima Grande » il est temps que tu te réveilles…”
Il tombe quelques gouttes… et puis depuis ce matin il y a un continuel passage d’avions qui font un bruit agaçant. Mais quels avions ? Il n’y a pas d’avions… C’est l’orage et ce que je prenais pour des avions, c’est le tonnerre qui continue à gronder là-haut… Claudio est en train de plier la corde, juste au-dessus de mon épaule gauche le rocher se met à crépiter… merde alors: les abeilles… ça non plus ce n’est pas une figure de style…
-“ Je pense que nous ne devrions pas nous attarder…” Mon bonnet de laine se lève tout seul.
-“ Je ne m’attarde pas…” réplique Claudio…
Nous nous jetons dans les rappels et descendons le plus rapidement possible tandis qu’autour de nous l’orage est à nouveau violent avec des éclairs effrayants et un fracas de tonnerre continu. Nous n’avons plus envie de parler… Descendre…
Alors que nous nous dépêchons le plus possible vers le bas, nous rencontrons trois jeunes gens qui, eux, montent tranquillement, ils portent des vêtements de ville et des pantoufles de gym.
-“ Dove pensate di andare ? »   « Où est-ce que vous pensez d’aller ? - leur hurle Claudio en italien – demi-tour, descendez immédiatement! Si vous vous faites foudroyer, nous on ne vient pas recueillir vos cendres…” D’abord ils nous regardent stupéfaits et puis eux aussi descendent.
Fuite désespérée vers Lorenzo, nous sommes tellement trempés et couverts de boue que nous laissons nos chaussures, le sac avec le matériel et bonne partie de nos vêtements dehors avant d’entrer dans le refuge.
Lorenzo met à notre disposition une petite chambre, sa salle de bains privée et la douche bien chaude. Quelle merveille! Et pendant que Claudio court à l’autre refuge récupérer le reste de notre matériel, je m’écroule sur la banquette en disant en italien:
-“ Lorenzo, sono stanca!” je suis fatiguée.
-“ Euh! –me répond-il – adesso ti riposi…” maintenant tu te reposes…
Ensuite arrivent les trois jeunes. L’un d’eux parle italien, les deux autres anglais et la fille dit:
-“ I never did it but I like it”… je ne l’avais jamais fait mais cela me plaît…

Le 1.VIII.76, Claudio écrit à ses parents :
« Jeudi temps froid le matin, beau l’après-midi, 2 voies aux 5 Torri (100 et 150m)
Vendredi temps très beau, une voie difficile (150m)
Samedi beau à 7h, mer de nuages ! Voie dure de 150m (Direttissima Scoiattoli), orage au sommet, pas très mouillés, mais glissade sur le sentier  pantalon marqué d’une terre rougeâtre, effet très bizarre. Ce matin pluie 10 – 13h , maintenant très beau à Agordo - Allons demain au ref. Vazzoler rejoindre Livanos ! »

Alleghe.
Il continue de pleuvoir, nous partons pour Vazzoler. 
Depuis que nous sommes dans les Dolomites, Claudio téléphone régulièrement à Vazzoler pour demander si Livanos et Sonia sont arrivés. Finalement nous y allons et chaque fois que l’on aperçoit la Civetta depuis la route, il s’arrête pour que nous puissions l’admirer. “Y a pas à dire les gars, cette montagne-là elle est terrible !”
Claudio y a gravi les voies principales et même en solo, mais cela aussi j’allais l’apprendre bien plus tard, quand j’allais retrouver ses notes et rencontrer ses amis.

Premières voies dolomitiques
Donc, Claudio avait commencé à grimper en 1955.
En fait il était en vacances à Cortina d’Ampezzo avec ses parents et puisqu’il avait déjà fait quelques courses en haute montagne, cette fois il  aurait aimé s’essayer au rocher, activité tout à fait comme il faut puisque même le roi Albert avait pratiqué l’escalade.
Monsieur Barbier s’adressa au directeur de l’hôtel (probablement l’hôtel Principe) dans lequel ils séjournaient pour qu’il leur trouve un guide fiable. C’est ainsi qu’un beau matin le directeur vint leur présenter Lino Lacedelli… le héros national qui l’année précédente, en 1954, avait “conquis le sommet du K2”
Monsieur Barbier connaissait certainement le K2, car il était particulièrement érudit, mais je doute fort qu’il ait mesuré ce que représentait Lacedelli dans le monde alpin et ce que signifiait grimper avec lui. Sans doute Claudio lui-même  n’en a-t-il pris conscience que par la suite.  Ils avaient fait une dizaine de petites voies:
Torre Inglese « voie normale »; Torre Lusy « voie normale »; Torre Grande « voie Dibona »; Torre del Barancio « paroi Nord »; Torre del Falzarego; Punta Fiammes « voie Dimai »; Tofana di Rozes « voie Dimai » et puis le Dôme de
Miage…
L’année suivante, en 1956, Claudio grimpait sans guide…  et tout à fait sans complexe il s’était jeté dans:
Spigolo Giallo « voie Cassin »; Cima Grande di Lavaredo « voie Comici »; ensuite il était parti pour la Civetta où il avait fait la « Solleder - Lettenbauer » ; la « Tissi », la « Ratti » et la « Castiglioni » de la Torre Venezia ; la « Soldà » de la Torre di Babele ; la « Ratti » de la Su Alto ; la « Rittler » de la Busazza et la « Carlesso » de la Torre di Valgrande…  Pas mal pour un débutant de 18 ans...
Du 5 juillet au 6 septembre il avait parcouru 12 voies prestigieuses et fait 4 vols… Il avait aussi cafouillé et dû retourner sur ses pas car régulièrement il se perdait dans la voie…
Dans la « Su Alto », il avait volé avec une prise et un clou.
Pour passer, en une année, de petites voies de III en second à des voies de VI en tête, ou bien il devait être inconscient ou bien il devait se sentir très sûr de lui. Étant donné que Claudio n’était pas du genre casse-cou, on ne peut qu’en déduire que, déjà à l’époque, il était vraiment à la hauteur des grandes voies.

Pendant que nous suivons la célèbre route des Dolomites, Claudio me raconte les horreurs de la première guerre mondiale: les tranchées dans les glaciers, les tunnels creusés dans les montagnes, les milliers de morts, la Montagne profanée. Les Italiens occupaient le Col di Lana, les Allemands avaient creusé des tunnels en dessous, bourré le tout d’explosifs et fait exploser la montagne avec tous les soldats…
Claudio souffre plus de la destruction de la montagne que de la mort des soldats car l’homme est victime de sa propre folie tandis que la montagne…

Moi aussi, plus je vois de films, plus je vois l’actualité et plus j’apprends l’Histoire, plus je suis persuadée de la folie des hommes. Comme disait Renan :  «  La bêtise humaine donne une idée de l’infini ».

Il me promet d’aller visiter le château de Andraz:
-“ Avant, tout était beaucoup plus beau, plus en ruine, abandonné, solitaire, sauvage, romantique…”

Ceci Pollazzon.
À Alleghe aussi, nous faisons  le tour des amis. Dès qu’il franchit la porte du Bar Trieste on lui tend le bianco con amaro avant même qu’il ne le demande. Nous dînons à l’Albergo delle Alpi, comme l’avait fait  le roi Léopold III, ensuite nous allons saluer Cesare Pollazzon.

Ici l’atmosphère est poignante. Cesare, que tout le monde appelle « Ceci » et qui se prononce « Tchétchi » est un vieux guide, il est né en 1910 et  a suivi toute l’histoire de l’ouverture des voies dans la région. Il a été parmi les meilleurs... quand il était jeune.  Le 10.IX.41 il avait parcouru avec Mariano De Toni la fameuse fissure au milieu de la face sud de la Torre di Valgrande. Son épouse, Veronica, (qui d’ailleurs est la tante des Lorenzi de Liège ; comme le monde est petit) est née en 1912 ; elle a  donc l’âge de ma mère.   Ceci et Veronica ont pour Claudio une tendresse toute paternelle.  Ils ont donné le nom Emilio à leur fils en souvenir de Comici. Comici était né en 1901 mais était mort à 39 ans et avait laissé ses contemporains sous le charme de sa jeunesse, de ses exploits mais aussi de son extraordinaire sourire. Leur fils Emilio ne grimpe pas, Claudio comble-t-il un peu le côté escalade qui manque à leur fils? Pendant l’année Claudio leur envoie des lettres et des cartes postales. Maintenant ils font la récapitulation… Veronica prépare le café. Ceci veut me faire manger des pêches, elles sont énormes et je reçois ma première leçon d’italien:
Un pesce, dei pesci c.-à-d. un poisson, des poissons, mais una pesca, delle pesche c.-à-d. une pêche, des pêches… cela m’a l’air bien compliqué… Puis Ceci me raconte:
-“ Tu sais que Claudio est un phénomène extraordinaire?  Qu’il a fait de grandes premières et des grandes solitaires? Et en 1961 la « solitaire de la Valgrande »?  La première répétition de la « Philip-Flamm »! Et en 1962 la première solitaire de la « Comici de la Punta Civetta »? Et en 1964 Le « Spigolo de l’Agner » en solitaire? “
A ce moment-là, non, je n’en savais rien… c’étaient d’ailleurs tous des noms inconnus…
Puis il se met à rire:
-“ Et cette histoire avec Pellegrinon… ha, ha… Comment s’était déjà… racontenous encore une fois comment ça c’était passé?...” -“Laisse tomber Pellegrinon…” rétorque Claudio.
-“ Et pourquoi n’es-tu pas venu à la fête pour le 50ème anniversaire de la « Solleder »? J’ai pris une plaque souvenir pour toi…”
Ceci lui donne une plaque ovale en bronze qui commémore la célèbre voie. Claudio en est ravi et il se perd dans un tas de méandres pour expliquer qu’en fait il n’est pas venu tout simplement pour éviter d’être obligé de saluer Messner… Et puis, l’an dernier il était en pleine crise et avait passé la majeure partie de son temps assis dans un coin du bar au Pordoi… La plupart du temps il se cachait derrière de grandes lunettes noires et se laissait aller aux idées les plus sombres…
Les autres pensaient qu’il voulait être seul et n’osaient pas le déranger et lui se sentait abandonné, écarté… Tout le monde grimpait tandis que lui, il était devenu trop vieux, quel futur avait-il encore? Que lui restait-il au-delà de l’amitié d’Almo? Almo était la seule personne qui le comprenait…
-“ Tu sais –me dit Ceci – Claudio vient chez nous depuis 20 ans. Il a toujours dormi dans notre fenil. Tous les grands alpinistes ont dormi dans notre fenil.  Je dois aussi t’avertir de ce qu’il était toujours accompagné de très jolies filles.” Puis tout d’un coup Ceci se tourne vers Claudio:
-“ Mais Anne, c’est ton épouse?”
-“ Non ancora…” pas encore... répond Claudio avec un sourire tendre et timide…
-“ Maintenant il est temps que tu te maries, que tu te fasses une famille, que tu aies des enfants… Viens t’installer ici chez nous, nous te ferons bourgmestre de Alleghe, tout le monde te connaît, tout le monde t’aime bien et puis, ici tu es chez toi… Au moins viens chez nous en voyage de noces, mais pas comme ce fou de Trento, comment s’appelle-t-il déjà? Ce Steinkötter… ce cinglé qui a porté son épouse Vitty sur la « Comici de la Civetta » en guise de voyage de noces… “

Tourments secrets.
Ceci a raison, Claudio adore ce pays, mais personne ne sait comment il vit, quels sont ses tourments… Cela aussi j’allais l’apprendre beaucoup plus tard.
Claudio avait fait d’excellentes études classiques latin-grec et était prêt à entrer à l’université dans la faculté des langues romanes. Mais alors, il avait commencé à grimper…
-“Mon temps n’a jamais correspondu avec le temps des autres… Je ne suis pas doué pour l’escalade, je suis grand, gros, balourd, je dois donc m’entraîner beaucoup plus que les autres. Si je veux pouvoir faire quelque chose en montagne, je dois m’entraîner le vendredi, samedi et dimanche, je n’ai donc jamais eu un week-end libre pour pouvoir étudier… Si on se prépare à faire une voie de 1000m en montagne, on doit en faire au moins 1500 ou 2000 à l’entraînement, c’est une question de rapidité, de sécurité. Quand les autres étudiants se préparaient en mai, juin pour les examens de fin d’année, moi je devais déjà être dans les Dolomites, et quand je retournais à Bruxelles au mois d’octobre, eux ils avaient déjà commencé l’année académique… Moi, je n’en avais pas le temps…”
En 1961 il était même parti en montagne dès le 16 mai.
Dans sa famille, si bourgeoise, tous les cousins avaient les meilleurs diplômes des meilleures universités. Pendant les réunions de famille les mères se vantaient de leurs enfants: qui avait une fille pharmacienne, qui un fils ingénieur, qui un fils médecin etc. et immanquablement quelqu’un demandait:
-“ Et vous Isabelle, votre fils… il fait quoi?...”
-“ Claude?... Et bien… il grimpe…”
Difficile! Même dramatique…
Le père de Claudio était ingénieur civil, directeur à la Régie des Télégraphes et Téléphones. Quand il devint clair que Claudio n’allait pas poursuivre d’études, monsieur Barbier trouva pour son fils un emploi dans un bureau. Claudio tenta donc de travailler mais ce fut une catastrophe. Tout d’abord comment mener à bien une saison en montagne  quand on ne dispose que de trois  petites semaines de vacances…  Pire encore la promiscuité: les autres employés arrivaient le matin sans s’être douchés, sans s’être brossé les dents… sans avoir changé de linge. Ils “avaient une odeur”, même ils puaient… À l’époque, rares étaient ceux qui prenaient  une douche tous les matins et changeaient de linge tous les jours. Les machines à lessiver étaient rudimentaires.  Il n’y avait pas encore ni after-shave, ni déodorants… Claudio qui était particulièrement sensible aux odeurs, tout simplement, ne pouvait réprimer les haut-le-cœur et les vomissements. En plus ces gens refusaient d’ouvrir les fenêtres pour au moins changer d’air… Le plus insupportable, et là c’était le coup fatal, insurmontable: les murs étaient peints en vert…
Cela ne dura pas longtemps avant que Claudio ne tomba sérieusement malade…  Pour quelle raison Claudio était-il si sensible aux odeurs  et à la couleur verte ? et pourquoi détestait-il les fleurs ?…

Il fallut bien constater qu’il n’était pas capable de travailler. Il n’était pas paresseux: par la suite il allait se chercher des petits boulots dont il était très fier comme par exemple distribuer les annuaires du téléphone.
Ses parents l’emmenèrent chez les psychologues et autres spécialistes.
Quand on a un enfant handicapé, mental ou physique, on peut comprendre et accepter, mais avec Claudio... S’il allait  grimper cela signifiait qu’il était en excellent forme physique. Ensuite, les tests révélèrent qu’il possédait un quotient intellectuel au-delà de la moyenne…
Son père était furieux et cette hostilité resta jusqu’à la fin.
Madame Barbier s’adressa à son confesseur.
-“ Mais madame, foutez-le à la porte, il sera bien obligé de travailler…”
C’était sans compter avec le caractère de madame Barbier qui était  profondément, sincèrement chrétienne, sans toutefois être bigote, ni hypocrite: -“Et la charité chrétienne, mon Père, que faites-vous de la charité chrétienne? Pouvons-nous risquer de voir notre fils  finir dans la délinquance? Tant qu’il y en aura pour deux, il y en aura pour trois… Et ensuite, et bien, confions-nous à la Sainte Providence…”
Cela était contre leurs principes, ils l’ont fait mais ne l’ont jamais accepté. Malgré eux ils  installèrent un modus vivendi très difficile et très délicat: les parents payaient les dépenses de base et  allouaient à leur fils une petite pension qui lui permettait de survivre. Chaque soir il dînait à leur table.

Tout le monde croyait que Claudio était riche, on racontait même que sa grandmère lui avait laissé des appartements en héritage et qu’il vivait de ses rentes, mais sa marraine était morte quand lui n’avait que 10 ans.  Ou bien qu’il avait hérité d’un oncle qui vivait en Amérique…Hélas il n’avait pas d’oncle en Amérique.  Le frère de sa mère, l’oncle Paul lui offrait régulièrement des livres et lui avait acheté sa première corde. Claudio lui était infiniment reconnaissant.
Mais pas d’oncle d’Amérique…   
C’était une famille de travailleurs qui était aisée grâce à son travail, à sa sévérité et à sa rigueur morale. Claudio en avait hérité les principes, en avait l’éducation, mais n’avait pas été capable de s’insérer dans ses carcans. Il était le seul à connaître sa situation et en souffrait terriblement. D’aucuns diront qu’il avait trouvé le bon filon pour ne pas travailler, mais pour lui, bien au contraire,  c’était une tragédie.
Evidemment, dans ces conditions il était exclu de pouvoir se marier car un homme marié doit subvenir aux besoins de sa famille et il me raconta combien il avait souffert à l’idée de ne jamais avoir de foyer. Il avait souvent pleuré à l’idée qu’il n’aurait jamais eu d’enfants… Je lui répondis qu’avoir des enfants ce n’était pas une sinécure non plus:
-“ Pense donc s’il y avait des tas de petites mains qui  froissent les pages de tes précieux livres ou y font des dessins avec des feutres…”
 -“ Les enfants, ça s’éduque…” répondit-il…
J’eus envie de lui répondre « on essaye de les éduquer ». J’avais essayé d’éduquer mes enfants,  ses parents avaient essayé de l’éduquer... Mais à quoi bon discuter une chimère ?
Ses parents le considéraient comme très naïf et craignaient par-dessus tout qu’il se laisse entraîner par de mauvaises compagnies dans la délinquance.

Sa mère me raconta un épisode significatif. Quand il commença à aller seul dans les Dolomites, il y allait en train, chargé comme un âne, avec son sac à dos et ses valises. Sa mère l’aidait à les préparer et un jour elle trouva un petit paquet bien emballé dans du papier brun et bien fermé avec du papier collant.
-“ Et ça, qu’est-ce que c’est?”
-“ Je ne sais pas, c’est ami qui m’a demandé de porter cela à un ami commun…” -“ Vous comprenez - me dit sa mère - dans ce petit paquet il pouvait y avoir n’importe quoi et que serait-il arrivé si un douanier y trouvait une substance illicite? Il serait allé en prison tout simplement parce qu’il était trop naïf pour se méfier…Un garçon aussi naïf aurait été une proie facile pour la délinquance, le mettre à la porte était bien trop dangereux…”
Je pensai que le petit paquet contenait une petite blague piquante pour un copain ou un petit cadeau. Claudio n’était pas ingénu mais comment aurait-il pu expliquer un flacon de parfum pour sa petite amie ou pire encore un paquet de préservatifs…Ou bien tout simplement ne désirait-il pas discuter de certaines choses privées avec sa mère. Mais sa mère était anxieuse parce que, avec son expérience  de “tout ce qui se passe” elle craignait le pire pour ce fils qu’elle adorait.
Elle adorait son fils au point d’avoir prié le Bon Dieu pour qu’il veuille le lui reprendre… Une idée incroyable, mais pas pour une femme de cette trempe: son obsession était que son fils adoré finisse en clochard sous les ponts. Le jour où il allait se retrouver seul, sans diplôme, sans travail, sans le sou, qu’allait-il lui arriver? La misère, la souffrance, alors plus tôt le savoir mort que malheureux.  Sans doute la foi de madame Barbier dans la Sainte Providence n’était-elle pas suffisante. En tous cas elle n’avait pas tenu compte du fait que les dieux exhaussent nos prières quand ils veulent nous punir… 

Chaque fois qu’on faisait allusion à l’argent, au mariage, à la famille ou aux enfants, Claudio se sentait mal car il se considérait un incapable, un bon à rien, un raté. Bien sûr il y avait ses exploits en montagne, mais en Belgique cela ne signifiait rien, on n’en savait rien, on ne le connaissait pas, cela ne lui procurait l’estime que d’une poignée de connaisseurs. Ce n’étaient pas ses premières, ni ses solitaires mais l’argent qui faisait la valeur et la position d’un homme. Alors, quand on lui parle de mariage... changeons de sujet...

Écologie.
Ceci Pollazzon  nous explique que des promoteurs veulent construire un téléphérique pour monter de Alleghe jusque sous les parois de la Civetta, Claudio se fâche:
-“S’ils font un téléphérique sur la Civetta, je n’y mets plus jamais les pieds!” En 1962 Claudio avait écrit à Devies au sujet de la Marmolada:
-“Sur le sommet de la Reine des Dolomites, un bar restaurant… Quelle infamie!” En 1966 il écrivit dans la revue Alpinismus:
-“Chaque montagne a sa beauté jusqu’à ce qu’elle ne soit dégradée par des installations mécaniques. Un Cervin ou un Mount Everest avec téléphérique perdraient leur âme exactement comme la Marmolada!”
En 1968 suite à la proposition de Claudio, le CAB envoya son soutien moral au groupe italien qui se battait pour empêcher la construction de téléphériques dans le massif de la Brenta.
Au début des années 70, la date précise me manque, Claudio écrivit en allemand, probablement en réponse à une enquête faite par Alpinismus:
-“L’alpinisme en l’an 2000? Le monde change si vite qu’on ne peut même pas imaginer comment la montagne se présentera dans 30 ans. Toutefois, aujourd’hui trois tendances apparaissent clairement:
1. La mécanisation en montagne: partout des téléphériques. Egalement moche:
toujours plus d’autoroutes, particulièrement dans les Dolomites.
2. Toujours plus d’alpinistes.
3. Les grimpeurs veulent trop de sécurité. Que de nombreuses voies classiques soient pitonnées, on le sait. Progressivement les alpinistes croient que leur activité est sans dangers. En fait on ne devrait pas chercher le danger. Cependant, que serait le sport de montagne sans risques? Pour moi deux concepts sont également importants: Romantisme et Sport. Qu’en survivra-t-il?”

Une impressionnante série de photographies démontre les préoccupations “écologiques” de Claudio: la masse des touristes portée par le téléphérique au sommet de l’Aiguille du Midi, les déchets abandonnés sur le sommet du Lagazuoi ou près des refuges, les bulldozers qui tracent des pistes de ski dans la forêt sous les Cinque Torri, les sentiers marqués par des badigeonnements de peinture rouge sur les rochers, les restes des guerres, bois, ferrailles, constructions et destructions, mais aussi des photos délicates de cimes qui se reflètent dans de petits lacs, de vaches couchées dans les prés, d’ânes qui portent dans leurs paniers des agneaux nouveau-nés, de bergers avec leur troupeau, de chiots, de fleurs entre les blocs de rochers…
Ces idées ne furent reprises par les écologistes que 20 ans plus tard…

Il fut aussi précurseur avec ses opinions au sujet de l’escalade en libre et même de ce qu’aurait pu devenir l’esprit de l’Union Européenne. A l’époque il était membre des différents clubs alpins : CAB, GHM, Osterreichischer Alpenverein, Spélé-Alpi Club, Alpine Climbing Group . Il possédait même la carte de libre entrée pour les Instituts des Antiquités et Beaux-Arts délivrée par le Ministère de l’Instruction Publique à Rome... Il parlait flamand, français, italien, allemand, anglais et même essayait de se débrouiller en espagnol. Il lisait les revues alpines et était abonné à : Bulletin du CAB, La Montagne, Rivista Mensile del CAI, Lo Scarpone, Rivista della Montagna, Alpinismus, Alpenverein, Bergkamerad, Bergsteiger, Les Alpes, Mountain, Alpine Journal.
Il suivait l’actualité des livres, même les anglais et américains. Il  suivait avec passion l’évolution du matériel et des nouvelles techniques d’escalade.
Quand on commença à parler de “free climbing” et il exultait:
-“ Finalement ils y arrivent! Ca fait vingt ans que je le dis...” et puis il ajoutait:
-“ Comme le disait Aragon: on sait que le propre du génie est de fournir des idées aux crétins une vingtaine d’années plus tard…”

Vazzoler.
Madame Veronica nous fait toutes les recommandations de prudence et nous fait promettre que nous nous arrêterons chez eux à notre retour.
Nous descendons vers Agordo. 

Nous longeons le petit lac de Alleghe. Quand nous arrivons à son extrémité, Claudio me raconte comment, dans le passé, il n’y avait que la  rivière Cordevole. Pendant la nuit du 11 janvier 1771 tout un pan du Monte Piz s’était éboulé et avait obstrué la vallée. En deux mois ce barrage avait formé le lac, profond de 55m et submergé plusieurs villages. D’autres éboulements avaient suivi. Claudio aime cette atmosphère mystérieuse: les villages engloutis, les maisons au fond de l’eau, le clocher qui affleure, peut-être même entend-on encore sonner les cloches et sans doute rencontre-t-on des fantômes…

Agordo c’est tout autre chose. Alleghe c’est le village de montagne, “pauvre”. Agordo c’est la petite ville, de province, mais riche, avec de belles maisons bourgeoises qui bordent la place, les portici et surtout le splendide Palazzo Manzoni. Il est construit en forme de L et  le coin qui forme le jardin est entouré d’un mur avec pilastres sur lesquels trônent les célèbres statues. L’architecture est méditerranéenne, il fait chaud, les cris des martinets  ont remplacé ceux des choucas du Pordoi. L’atmosphère est tout à fait différente.
Nous nous promenons sous les portici. Immanquablement nous nous arrêtons devant la librairie et y trouvons une belle série de cartes postales qui représentent des champignons. Le Boletus satanas, rare et mortel  séduit Claudio avec ses couleurs violacées.

Nous nous offrons une glace, nous sommes assis à une terrasse, la serveuse vient prendre la commande, Claudio lui parle en italien, elle ne le comprend pas. Arrive un serveur qui nous parle en allemand... Claudio explose:
-“ Ca fait dix minutes que je vous parle en italien, répondez-moi en italien! Comment vous permettez-vous de m’adresser la parole en allemand?  Je ne suis pas allemand et je ne permets pas qu’on me prenne pour un Allemand, j’ai une tête d’Allemand ?...”
Mais peut-être ces serveurs font-ils partie de ces Yougoslaves qu’on engage dans l’hôtellerie parce qu’on les paye moins cher...
Pour se calmer il m’emmène dans un coin qu’il connaît bien et qui est idéal pour bivouaquer, très tranquille: juste derrière le mur du cimetière…

Nous montons vers Listolade et entrons dans le bistrot du village.   Claudio connaît le patron, Silvio, qui nous accueille sur un ton badin, ils plaisantent et puis Silvio demande avec un clin d’œil espiègle:
-“  C’est ta compagne d’escalade? Elle va bien ? Elle va bien pour tout?...” et puis ils rigolent entre mâles…
Nous trouvons une chambre dans une locanda. Le lit est grand et recouvert par un splendide couvre-lit en soie jaune sur laquelle sont brodés des marquis et des marquises et des oiseaux de paradis extrêmement romantiques.
-“Hmm, hmm…- réfléchit Claudio- ce ne serait pas facile de le voler… et il est peut-être un peu lourd… mais fantastique à porter en paroi pour un bivouac… Mais pour que le gag fasse son effet il faudrait des spectateurs, un groupe de Français par exemple. Il n’est même pas dit qu’ils saisissent la finesse du couvrelit jaune… »  Moi non plus d’ailleurs je ne saisissais pas toute la finesse…

Nous montons vers le refuge Vazzoler. Cette fois le poids de nos sacs a été honnêtement réparti. Claudio marche devant moi. Il fait une chaleur étouffante. Il a de la peine à marcher et se sent fatigué à tel point que, quand je lui propose de porter les cordes,  il accepte...

Entre lui et moi un serpent traverse la route…
-“ Oh! Un serpent…”
-“ C’est certainement une vipère… Ici c’est plein de vipères… D’ailleurs interdiction formelle de s’éloigner de la route, même pour faire pipi car elles sont toutes là à te guetter, en embuscade, prêtes à te sauter dessus… C’est la faute de ces maudits chasseurs: ils ont exterminé les rapaces, et maintenant ce sont les vipères qui nous exterminent…”

À Vazzoler Claudio dépose son sac et entre dans la cuisine comme s’il était chez lui. Il va saluer tout le monde, engage la conversation et, surtout, veut savoir où est Livanos. Giorgio et Sonia sont allés en promenade jusqu’au refuge Tissi, ils ne rentreront pas avant ce soir.
-« Lui, on l’appelle « Le Grec » parce qu’il est d’origine grecque et il appelle sa femme « Sonia » comme l’héroïne de Tartarin sur les Alpes d’Alphonse
Daudet... »
De fait, le soir nous ne pouvons pas ne pas les entendre rentrer car l’accent comique de Marseille ne trompe pas… Giorgio parle continuellement par jeux de mots et plaisanteries qui provoquent une hilarité continuelle autour de lui.
Claudio se précipite vers eux, ce sont de grandes effusions et tout de suite Sonia le taquine car pendant plusieurs années, Claudio n’est pas venu...  Entre eux, il y a une controverse que lui n’a pas encore digérée… Mais aujourd’hui, on passe l’éponge… Claudio cite des pages entières du livre de Giorgio “ Au-delà de la Verticale” et ils se réconcilient sur le dos du gardien du refuge Armando Da Roït:
-“ Que voulez-vous ... dans un refuge qui n’a même pas de gardien, où le feu ouvert a été démoli et dont le gardien s’est lancé dans la politique…”
Des Français sympathiques, Philippe et Mireille se joignent à nous, la soirée est très animée…
-“Une fois – raconte Giorgio – moi j’étais déjà arrivé au relais, j’étais en train d’assurer Sonia, alors elle, elle arrive au début d’un passage difficile et très délicat quand je m’aperçois de ce que son nœud est en train de se défaire… Alors je lui dis, viens, viens… le plus tendrement possible, pour ne pas l’effrayer, si elle s’était aperçue de ce qui se passait, elle se serait effrayée et alors c’était le drame… non, non le drame pas pour elle, le drame pour moi, pensez donc, je n’aurais plus eu personne pour m’assurer, j’aurais dû sortir de la voie en solo et la partie difficile devait encore venir…”

La Andrich de la Torre Venezia.
Le lendemain matin le temps est splendide.
-“ Ici au moins on vit bien… - dit Claudio – Nous allons déjeuner tranquillement, pendant ce temps le soleil va réchauffer la paroi et vers 9h nous partons pour la  « Andrich » de la Torre Venezia…” Notre topo nous annonce 11 longueurs pour 315m.
-“ Du sentier, on part par une vire vers la droite – explique Livanos – ensuite quand la vire s’est tellement rétrécie qu’il n’y a plus rien, tout d’un coup y a un de ces gaz… et là il y a un piton avec un anneau, c’est là que ça part…”

Nous ne disons jamais où nous allons. Nous tenons nos intentions secrètes par pure superstition et pour éviter de retrouver d’autres grimpeurs dans la voie, mais quand nous arrivons, Philippe et Mireille y sont déjà. Claudio n’est pas content car notre palmarès va en prendre un coup. Ils sont super sympa et nous crient de nous dépêcher de façon à vite les dépasser, ainsi chacun peut y aller à son rythme. Claudio se détend, mais il fait tellement froid qu’il n’a pas de sensibilité dans les doigts et il me demande d’être attentive car… peut-être il ne va pas tenir… Il a abordé le dièdre par son centre et a un peu cafouillé. Pour moi, « qui suis petite », toujours le même problème, les choses se présentent de nouveau très différentes et je ne prends pas le dièdre de front,  comme sans doute c’est décrit dans le topo, mais je grimpe sur la face de gauche qui est même très facile. Ce qui me ravit c’est de voir l’expression étonnée de Claudio quand j’arrive au relais. D’un côté, que je sois passée mieux que lui, le chiffonne. Cela ne lui plait pas vraiment. Mais d’un autre côté, manifestement, il pense déjà que l’an prochain quand on grimpera en alterné, je serai assez débrouillarde pour m’arranger  toute seule…
Pendant toute la voie Claudio est furieux car il souffle sur la Civetta un vent de dépitonnage fou. Les clous ont été arrachés et souvent même brisés ou simplement tordus. Dans un passage il doit  planter trois pitons dans le même trou pour qu’ils puissent tenir. Les pitonnages et dépitonnages successifs dans cette voie classique ont fini par abîmer le rocher et les fissures sont devenues de vraies crevasses. D’ici peu il va falloir venir avec des coins de bois… Claudio appelle Philippe et Mireille:
-“ Je ne voudrais pas vous vexer, ni insinuer que vous grimpez mal… mais je pense qu’on n’est jamais trop prudent et ici, n’y a rien qui tient… Vous ne croyez pas qu’on pourrait tous se lier ensemble pour passer cette longueur  qui est vraiment délicate… d’ailleurs Philippe pourrait dépitonner…”
Nous franchissons le passage problématique avec beaucoup d’attention, ensuite chacun reprend sa liberté pour le dernier magnifique dièdre. Au sommet, nous nous réunissons pour les congratulations réciproques selon les règles de l’art et des traditions : on se serre la main, on se remercie, on partage une goulée d’eau fraîche et un bout de chocolat et on laisse éclater le bonheur de l’arrivée au sommet après cette belle voie. Tout s’est bien passé, le soleil est radieux, nous sommes heureux.
Nous redescendons ensemble et nous nous assoyons avec Giorgio et Sonia devant le refuge pour boire un verre de vin blanc.
Pendant que nous sommes en train de bavarder passent devant nous deux bonshommes qui sont habillés comme des top-modèles avec des vêtements bariolés, des casques et des kilos de matériel sophistiqué. Ils portent l’insigne du CAAI : Club Alpin Académique Italien. Ils disent qu’ils viennent de Torino et que c’est la première fois qu’ils sont dans la Civetta…
Quand on le raconte à Da Roït il prononce une de ses phrases célèbres, tout en mâchonnant son cigare toscan:
-“ Un accademico che non è mai stato sul Civetta non è un accademico è una merda…”  un académique qui n’a jamais été sur la Civetta, c’est pas un académique, c’est une merde…

Le matin suivant le temps est beau, nous nous assoyions tous au soleil. Giorgio a d’énormes jumelles, Sonia étudie une grammaire italienne, Claudio lit le Corriere della Sera, je ravaude ses jeans.

Giorgio observe une cordée dans la « Cassin » de la Torre Trieste et nous fait le reportage, lentement, continuellement, comme s’il ne parlait que  pour lui, et toujours avec cet accent de Marseille…
-“ Est-ce qu’ils vont tomber? Je ne peux pas détourner le regard car si à ce moment-là ils tombent... je ne veux pas rater le spectacle. Pense un peu tu les regardes, tu détournes le regard, tu regardes de nouveau et ils ne sont plus là… Ah! ils se trompent… Ils sont en train de se tromper… mais peut-être pas…
On ne se tue jamais sur du VI, les accidents arrivent toujours sur du III, c’est pourquoi, à mon âge (il a 53 ans)  je ne devrais grimper que sur du VI.
Ce ne serait pas la première fois qu’on va acheter un cercueil… Une année, à l’aube, musique de Ennio Morricone, Da Roït avec son toscan au coin du bec, moi, les mains en  poche, nos pas résonnent sous les portici de Agordo, la place est vide, le silence est lourd, on va acheter un cercueil pour un type qui a fait un vol…Armando crachote en mastiquant son cigare: “ Aussi longtemps qu’on va les acheter pour les autres, on est du bon côté…”

Nous sommes interrompus par le retour des deux académiques de Torino, toujours habillés aussi impeccablement, comme des cosmonautes. Ils ont fait « un but » (échec) à la « Videsot  - Rudatis » de la Busazza. Ils ont même bivouaqué et sont redescendus avec une série de rappels…
Claudio et Giorgio s’exclament en cœur:
-“ C’est pas des académiques, c’est vraiment de la merde…”
-“ Et – ajoute Claudio – après un but à la Busazza on cache son insigne de CAAI tout au fond de son sac…” et en même temps il se demande comment il va pouvoir leur chiper leur insigne...
Giorgio raconte qu’une année les Français étaient venus ici. Le temps était exécrable. Ils étaient quand même partis dans une voie malgré les mises en garde du gardien. Ils avaient même rétorqué que de toute façon quand il pleut dans les Dolomites c’est de l’eau chaude…
En pleine paroi ils avaient pris l’orage et étaient rentrés trempés et pas mal secoués, Giorgio en rit encore:
-“ Il y avait eu un court-circuit dans le choffebaing…”

Nous nous promenons jusqu’à la Malga, faisons des photos près de la fontaine, quelques pas vers le Pian della Lora, quelques acrobaties sur le Sasso Carlesso et ensuite il repleut et l’orage reprend… Le soir quand nous sommes assis autour d’un verre de vin, Claudio est d’une exubérance telle que je finis par demander à Sonia s’il a toujours été aussi fou.
-“ Non – répond-elle en riant – pas à ce point-là…” Par contre Giorgio corrige:
-“Mais si, mais si, il a toujours été cinglé. Une année il grimpait sur les murs du refuge, puis quand il est arrivé sous le surplomb de la lanterne il est tombé comme un sac de patates et il s’est tellement fait mal que pendant plusieurs jours il n’a pas pu grimper… Une autre fois il s’est levé en pleine nuit, a vidé la fiasque  de vin et le lendemain il ne tenait pas sur ses quilles…”

Le 15 août 1959 il écrivit à ses parents : « Chers Papa et Maman, je me trouve pour le moment en repos forcé : il y a deux jours, en grimpant sur la façade du refuge, je suis tombé de 1,50m et je me suis fait mal au bras. Hier je suis allé me faire radiographier; il y a simplement un hématome à l’avant-bras et il n’y a qu’à
attendre que cela finisse. Ci-joint la facture pour l’assurance. »

La « Philipp - Flamm ».
C’est aussi dans la Civetta que Claudio a vécu une de ses plus grandes déceptions. Le 5 septembre 1957 avec Marchart, Philipp et Flamm ils attaquèrent une nouvelle voie. A mi-paroi Marchart fut blessé par une chute de pierres, Claudio qui était encordé avec lui l’aida à redescendre  tandis que Philipp et Flamm ouvrirent … la célèbre « Philipp - Flamm » qui allait devenir la classique des classiques… Claudio en fit la première répétition, mais quelle amertume… Pas étonnant qu’il se sente maudit…

Un lac de sestogrado.
Le jour suivant il fait mauvais, puis le temps change de nouveau… Nous quittons Vazzoler, remontons le long de la rive du lac de Alleghe et  piqueniquons avant d’aller à la recherche de Ceci.
Petit à petit, par bribes et morceaux les histoires, les paysages et les personnages se précisent. Ceci raconte. De superbes photos en noir et blanc  le montrent en train de patiner sur le lac gelé.
Claudio le taquine:
-“Il a même été fasciste…”
-“On a tous été fascistes – répond Ceci – et on ne savait même pas qu’on était fascistes, c’était comme ça, tout le monde aimait les mouvements de jeunesse et les grandes idées… On faisait comme tout le monde… Ce n’est que plus tard qu’on nous a expliqué que ça clochait…”
Maintenant Ceci a 66 ans mais il semble bien plus vieux avec ce  visage ridé et brûlé par le soleil et quelques rhumatismes… Il ne va presque plus en montagne mais loue des barques aux touristes et passe ses journées assis devant le lac à rêver, à regarder les montagnes  et à ressasser les  histoires du passé.  Quel dommage qu’il ne mette pas ses souvenirs par écrit… Bepi Pellegrinon veut lui faire conférer le titre d’amiral des lacs alpins…
Nous sommes assis avec lui sur un banc…
-“Comme le temps a passé… L’Albergo Polo Nord, où tous les grands alpinistes se rencontraient, est fermé, notre fenil est vide… Les temps ont complètement changé... Il ne reste que le souvenir des exploits, des bagarres, des années enthousiasmantes, de notre jeunesse… Prenez une barque et allez faire une balade, vue depuis le lac la montagne est encore plus belle… Profitez de la vie tant que vous êtes jeunes…”
Nous montons dans une barque, quelques coups de rames suffisent pour nous éloigner du bord et nous laisser entraîner par le faible courant. Du milieu du lac la vue sur les montagnes est étonnante. Claudio vient ici depuis  20 ans,  mais cette vue l’émerveille toujours autant :
-“C’est vraiment un lac de sestogrado… » murmure-t-il.
Quand je le raconte à Ceci il rit:
-“ Ca, il l’écrit sur toutes ses cartes postales…” Claudio conclut :
-« En tous cas il vaut mieux du sesto à mac plutôt que la sieste au hamac... »

Les vieux amis.
Quand nous rentrons au Pordoi, nous y trouvons une joyeuse troupe: Aldo, Almo, Alberto, Heini Holzer et Marino Stenico. Ils rient, ils plaisantent, ils sont sympathiques pas étonnant que Claudio soit plus heureux ici qu’à Bruxelles.  Donc, quand on parle du loup on voit sa queue: on vient à peine de parler de Marino Stenico avec Livanos. Sonia nous a raconté comment Marino est un alpiniste hors pair dans le vertical mais tellement maladroit sur le plat qu’il réussit toujours à se faire mal… Un jour, il s’est même fracturé un demi thorax en trébuchant dans sa propre corde. Une autre fois les choses auraient pu mal se terminer. Marino avait commencé à grimper avec une fille, très moche, mais qu’à cela ne tienne,  Annetta, son épouse, y avait mis l’halte là... Alors il était parti en solo, avait dévissé et atterri dans les sapins qui l’avaient écorché au point qu’il ne lui resta pas un centimètre de peau sur les jambes… Marino est né en 1916, il a donc 60 ans ce qui alors pour nous était très vieux… Après tous ses accidents et ses opérations, il ne boit plus que de l’eau sucrée, “comme les chirurgiens” prétend-il… Tout le monde se retourne vers moi:
-“ C’est vrai ça que les chirurgiens ne boivent que de l’eau sucrée?...”
-“ En Italie, peut-être…”
-“ Et en Belgique qu’est-ce qu’ils boivent ?”
-“ Whisky…”
-“Oh ! quelle horreur–s’écrie-t-il – Je n’irai jamais grimper en Belgique…”
La conversation tourne au philosophique. Marino se sent vieux mais satisfait: la vie lui a donné tout ce qu’il pouvait espérer, la seule chose qui lui manque c’est de mourir en montagne.
Le 9.IX.78 il allait dévisser d’une falaise…
Nous parlons de la mort ; chacun de nous espère mourir en montagne au lieu d’agoniser sur un lit d’hôpital… Mais en attendant pensons à la vie: les jeunes comme Claudio doivent penser au futur, former une famille, un foyer …
Heini détourne cette conversation trop sérieuse et propose que nous allions grimper à quatre: lui avec Sieglinde, Claudio et moi, en  alterné et aussi en compagnes alternées. D’ailleurs, il vient d’ouvrir de nouvelles voies du côté de l’Alpe du Siusi, très faciles… du petit IV…
-“ Je le connais ton IV – rit Claudio – avant et après la voie c’est du IV mais pendant c’est du VI…”
Heini est ramoneur, petit, vif, sympathique, ses yeux sont toujours en effervescence, ils pétillent et il rit continuellement.

La Deuxième Tour de Sella.
Le jour suivant… le ciel est couvert. Je propose que nous en profitions pour faire la lessive et Claudio s’insurge:
-“ Ce n’est pas à toi de laver mon linge sale. Chaque année je fais laver mes affaires à Canazei.”
Je suis embarrassée: Claudio doit compter chaque lire que nous dépensons. En contrepartie je puis offrir du travail au bénéfice de l’expédition: pour épargner les “sapeks” comme aurait dit Tintin. Pour Claudio le mot “sapeks” ou « sapeques » couvre les francs, lires, marks, monnaie, billet de banque etc. bref tout ce qui est financier et qu’il déteste.
Claudio s’énerve: tout ce temps perdu à laver ce bête linge alors que le ciel s’éclaircit… Tant pis pour le linge : il n’a qu’à tremper dans le bidet pendant que nous courons à la Deuxième Tour de Sella. Nous dépassons trois Suisses particulièrement lents, un Allemand et un Florentin. L’Allemand Peter se lance dans des conjectures étymologiques au sujet des mots gemse, kamoskio, apikli, apotchi qui sont le résultat des affreuses déformations par l’accent germanique des mots camoscio: chamois et apigli et apoggi qui signifient des prises…    Pendant qu’ils perdent leur temps à dire des idioties, nous les dépassons ainsi que deux cordées à la descente.
En fait, Claudio s’amuse le plus quand il peut dépasser d’autres cordées. Dès qu’il aperçoit quelqu’un dans une voie il veut lui courir après, le rattraper, le dépasser… et à tout moment il regarde sa montre.

« Claudio »
Au soir nous nous retrouvons à écouter les histoires du romantique Marino. Puisqu’il est le seul à ne pas boire de vin, c’est aussi le seul qui garde la tête froide et parle sérieusement tandis que les autres divaguent joyeusement.
-“Tu sais – me dit-il – c’est chez moi à Trento pendant le dîner que Claudio a changé de nom. Avant il s’appelait Claude, mais chez nous il a décidé de s’appeler Claudio à la manière italienne…”
En effet, non seulement  les Italiens sont incapables de prononcer l’e muet mais surtout, ce nom asexué ne lui plaisait pas du tout. Il y avait aussi l’option germanique: mais Klaus Barbier ressemblait trop à Klaus Barbie, le célèbre bourreau SS… Par contre “Claudio” lui plaisait beaucoup et chaque fois qu’il rencontrait un titre dans un journal du genre “il divino Claudio” ou “il povero Claudio”  il le découpait comme s’il s’était agi de lui. Quant au  « Divo Claudio »... ce titre désigne l’empereur romain...

Claudio écrivait régulièrement à la famille Stenico pour raconter ses aventures en montagne, envoyer les vœux de Noël mais aussi simplement pour se confier.
Le 30.XII.60 il leur écrivit en italien “ La Belgique est un pays très triste, l’Italie me plait plus. Le groupe de la Brenta m’a enthousiasmé pour la sauvagerie de son paysage et le rocher est idéal. Aste écrit-il un livre? Je l’espère car s’il continue comme ça il va se casser la figure. C’est dommage, mais au moins la moitié des alpinistes meurent en montagne…”

En 2010 à Vallarsa, Armando Aste  raconta qu’un jour il avait taquiné Claudio en lui disant que pour un alpiniste comme lui, se contenter de faire des répétitions, c’était un peu maigre, à quand quelque belle première? Après cette remarque, chaque fois que Claudio avait ouvert une voie il avait envoyé une carte postale à Aste en disant “je viens d’ouvrir cette nouvelle voie…”

Marino nous raconte l’histoire d’un tel qui avait écrit une dizaine de fois dans le livre d’un refuge “ pour m’entraîner j’ai fait ceci, pour m’entraîner j’ai fait cela”… et la semaine suivante il était mort… Ca fait rire tout le monde, mais la mort… on y revient toujours… Marino fait l’apologie de la vie, de l’amour de la vie, de la joie de vivre et Claudio lui emboîte tout de suite le pas en récitant théâtralement son
-“ Gioia di vivere, soddisfazione, intimo orgoglio di sentirmi così forte da
dominare da solo il vuoto e lo strapiombo…” Tous finissent la phrase en cœur: “che voluttà!”
Marino insiste sur la chance que nous avons de si bien nous entendre dans la vie normale et en montagne… Il cite Giorgio et Sonia. Chaque fois qu’il a grimpé avec eux, c’était toujours Sonia qui assurait Giorgio, elle n’aurait pas permis qu’un autre le fasse…
Claudio et moi sommes conscients de la chance que nous avons. Notre complicité est joyeuse et sans limites, pendant que nous grimpons nous n’avons même pas besoin de parler, tout au plus on se crie “relais” ou bien “départ”… Nous sentons au mouvement de la corde comment est la voie: rapide, hésitante, prudente… Claudio, en plus, sait à l’avance que dans ce passage il va devoir tenir la corde plus tendue et dans cet autre laisser du mou… Ensuite vient la joie du sommet, intense, sans retenue… les bonheurs les plus complets…
Je n’avais jamais vécu une telle complicité, tant physique qu’intellectuelle, c’est tout simplement le maximum… Nous en sommes bien conscients. Nous jouissons des repos comme des escalades, du soleil comme de la pluie, des promenades, des bavardages, du simple plaisir d’être ensemble… la simple joie de vivre ensemble… 

Le Monte Averau.
Mais Claudio est aussi agité, inquiet, instable: à peine sommes-nous installés dans un endroit, qu’il voudrait être autre part, comme s’il voulait être partout à la fois. Abuser de l’hospitalité au Pordoi l’ennuie. Il voudrait grimper dans tous les massifs à la fois, mais encore faudrait-il, au même moment, pouvoir être assis à une terrasse à manger des glaces, dans un bar à bavarder avec les copains, pouvoir dormir tout son saoul, prendre des bains de soleil, lire le journal, aller chez les amis,  visiter les sites historiques et les belles villes plus au sud et les expositions … Il faudrait pouvoir faire tout à la fois…

Nous repartons vers les Cinque Torri. Lorenzo lui conseille une nouvelle voie sur la « Sud Ouest » du Monte Averau. Pendant la voie, Claudio s’énerve: -“Si c’était pour faire une promenade avec passages d’escalade on pouvait rester au Pordoi… Voie de IV je me demande où ils ont vu du IV…”
Nous avons emporté la corde mais elle est restée au fond du sac car nous n’allions nous encorder que quand cela allait en valoir la peine.
-“ On se sera gourés de voie…” ronchonne Claudio…
Mais il ne se trompe pas et se fait réexpliquer la voie sur la carte, d’ailleurs on avait bien trouvé quelques clous. Cela lui donne l’occasion de ronchonner contre les crabes…
-“ Dans les falaises qui servent d’écoles d’escalade comme à Freyr, il y a toujours plus de monde, ils sont toujours moins bien préparés et au lieu d’améliorer leur propre niveau, ils abaissent le niveau des voies avec des clous et des nuts, ensuite ils se jettent sur les voies de montagne. Quand ils rencontrent des vraies voies de IV ils n’en sortent pas et on s’étonne qu’il y ait des accidents.  C’est même étonnant qu’il n’y en ait pas plus. Tu as bien vu à la Glière, trois quarts de ces types n’étaient pas à la hauteur de la voie. Idem au Peigne. Ils n’en sont pas capables, ils s’amoncellent et une voie de 2h en dure 4 ou 5 , on se fatigue et on se tue… Ou bien ils cotent leurs voies 1 ou 2 degrés plus haut que la réalité comme aujourd’hui… Ca fait 20 ans que je me bats pour un minimum de sérieux, mais qui m’écoute? Ils veulent tous la facilité…”

Claudio, par contre a fait de la montagne une discipline par laquelle atteindre les niveaux toujours plus élevés physiquement, mentalement, moralement…  Plus jeune, il avait passé des journées à arpenter sa chambre en répétant “ Hart sein! Hart sein ! » être dur, être dur…

La guerre des pitons.
1969 avait été pour Claudio une année importante car il avait été accepté par le GHM, le très élitaire Groupe de Haute Montagne français.
Denise Escande me raconta qu’il ne fut pas facile de l’y faire entrer car le GHM n’acceptait que des alpinistes de haut niveau et  “complets”.  Claudio n’était pas assez à son aise, ni sur la glace, ni sur la neige.
Paragot et Berardini furent ses parrains.
Plus tard, Messner me dit:
-“ Claudio a certainement été un des plus grands rochassiers, mais ce n’était pas un alpiniste” Je crois qu’il aurait été d’accord.
On pourrait répliquer qu’il avait quand même fait de grosses voies de mixte et pour cause… la Walker… mais ce n’était pas son élément.

À ses parents il avait écrit le 20.VII.65 : « j’ai fait l’escalade de ce très beau sommet : le Grand Capucin, une des plus belles escalades que j’aie jamais faites. »

Il appartenait intimement au rocher et plus particulièrement aux parois des Dolomites. Il avait grimpé dans les Pyrénées, en Autriche, France, Allemagne, Italie, dans tout l’arc alpin, mais seules les Dolomites par la nature même de leur rocher et de leur configuration répondaient parfaitement à sa sensibilité.

En rencontrant le granit,  j’allais comprendre cette relation physique avec le rocher.
L’escalade sur granit a une composante de force, de domination tandis qu’avec  le calcaire comme à Freyr et donc aussi la dolomie il s’agit plutôt d’une osmose, d’en faire partie, de se fondre dans le rocher. Le granit est dur comme la glace, on reste à l’extérieur, le calcaire est moelleux comme la neige on s’y intègre…   Le granit est froid et dur, par contre la dolomie est chaude et voluptueuse.

Quant aux courses de neige et de glace,  quel plaisir y a-t-il à errer entre les crevasses, à peiner dans la neige pourrie, à s’enfoncer à chaque pas, à être mouillé, avoir froid, souffrir?...
Il haïssait les longues marches d’approche, la fatigue, le gaspillage d’énergie.  -“Il est absurde de perdre son énergie à marcher sur les sentiers au lieu de l’employer à grimper.”
Claudio était gauche, balourd, il trébuchait dans sur sentiers et même sur les trottoirs, dérapait sur un sol mouillé, par contre dès qu’il commençait à grimper il était bien.
Il aimait vivre confortablement, pas nécessairement dans le luxe. Bien sûr s’il pouvait jouir de luxe il ne s’en privait pas, mais ce n’était pas une question d’argent. Il créait le luxe, pris au sens de “qualité”, même en dormant dans la paille d’une malga abandonnée, en bivouaquant dans sa petite tente canadienne ou en pique-niquant assis dans un pré. C’était sa façon de faire qui donnait le luxe à la vie. Sa façon de traiter  les gobelets en plastique en faisait  des verres de cristal et une boîte d’épinards froids avait autant de saveur que la spécialité d’un grand restaurant. D’ailleurs il abordait un pique-nique de pain-fromage avec autant de cérémonial et de plaisir que les quenelles de brochet dans un restaurant côté par Gault et Millaud.
Il détestait et fuyait  le bruit, la promiscuité, la saleté, les refuges bondés et mal gérés surtout dans le massif du Mont Blanc mais adorait les petits bivouacs non gardés et solitaires. Il renonçait à faire une voie rien qu’en pensant aux refuges qu’il aurait dû affronter…

En 1969 il fut parmi les fondateurs du GBA, Groupement d’Alpinistes Belges qui devait être l’équivalent du GHM. De nombreux alpinistes étrangers en furent membres. Il était même parvenu à faire verser une participation financière par sa mère et celle-ci s’étonna beaucoup d’avoir été à son insu membre fondateur d’un club alpin… Pour se distancer du stage des Houches, les membres du GBA avaient loué un chalet au Lavancher où ils reçurent la visite de personnages comme Burke et Don Whillans.
Le GBA alla lentement à la dérive. Régulièrement Claudio revenait à la charge: il fallait liquider le GBA… qu’allait-on faire de “son capital”?

Au moment de sa création, le GBA répondait aux aspirations des jeunes et de tous ceux qui avaient participé à La Guerre des Pitons. (On se souviendra de La Guerre des Boutons, roman de Louis Pergaud de 1913 porté au cinéma par
Jacques Daroy en 1936 et Yves Robert en 1962)

La Guerre des Pitons a été un épisode épique et rocambolesque qui peut se résumer comme suit: avec le temps le nombre de grimpeurs à Freyr avait augmenté considérablement. Fatalement il y en avait de plus forts et de moins forts. Certains “moins forts” voulaient parcourir des voies qui n’étaient pas à leur portée. Au lieu de s’entraîner et d’élever leur niveau à celui des voies, ils avaient trouvé le moyen d’abaisser la difficulté des voies en y plantant des pitons supplémentaires, ce qui aux yeux des “plus forts” était inacceptable.

C’était aussi l’époque à laquelle Claudio  provoquait de plus en plus de controverses  à cause de ses escalades en solo. Ses exploits dans les Dolomites n’étaient connus que par les initiés.
À Freyr il déchaînait les passions quand il parcourait la « Directe » en solo. Dans “Le Pas” de la « Directe » il s’arrêtait, extrayait un peigne de sa poche et se peignait ou allumait une cigarette ou brandissait le poing ganté de noir pour faire comme Johnny pendant ses concerts ou  pour rappeler le geste des athlètes noirs américains Tommie Smith et John Carlos aux jeux olympiques d’été à Mexico en 1968. Ils avaient brandi le poing pour réclamer le Black Power et Power to the people au nom des Black Panthers …

Normalement Claudio ne fumait pas, il était d’ailleurs dégoûté par la puanteur de tabagie qui régnait dans l’appartement de ses parents qui fumaient trop, tous les deux! Sa mère avait commencé à fumer vers 18 ans et même si cela était très mal élevé, elle fumait aussi au restaurant et, le comble, en marchant en rue…
Le jour où elle eut de gros ennuis de santé, quand son médecin lui interdit de fumer, elle lui répondit qu’il devait faire son travail de médecin mais n’avait pas à s’immiscer dans la vie privée de ses patients… 
Encore aujourd’hui, quand j’ouvre un des livres qui a séjourné dans leur salon, il en sort cette odeur typique…

Donc, à part dans le pas de la « Directe », Claudio ne fumait pas à moins de trouver des cigarettes de la marque Everest. Thierry Leruth me rappela que...
« I never climb, I ever rest »...
Il aurait aussi aimé habiter rue de la montagne, il buvait du génépi Saint Roch, mangeait des biscuits qui s’appelaient des rochers et était fanatique de rock’n roll,  Dans son appartement il avait une petite “cuisine américaine” avec frigo, évier, cuisinière “encastrés” mais lui au lieu d’employer les plaques électriques, cuisinait sur son réchaud au camping gaz… D’ailleurs il me répétait souvent que Bonatti s’entraînait pour les bivouacs en dormant, en plein hiver,  sur le balcon de sa maison  et lui-même avait repéré une gouttière, le long de la façade de l’immeuble, grâce à laquelle il aurait pu rentrer chez lui sans employer l’ascenseur…
En juin 1975, à Saint Malo il avait admiré les voiliers rassemblés à l’occasion du Congrès des Cap-horniers et  avait été fasciné non pas par les voilures mais par tous  ces cordages le long desquels grimper…
Pendant ce voyage en Normandie et Bretagne il avait fait des dizaines de  photos de rochers bizarres le long des côtes, de dolmens et de menhirs qui représentaient de nouvelles formes d’escalade dans un nouvel environnement. Il me disait qu’il aimait les dolmens mais préférait les petites dolwoman.
Il racontait que le comble de l’alpiniste c’est se fracturer le rocher qui est un os à la base du crâne.

Le Jaune.
Claudio avait été un des promoteurs de la discussion sur l’épuration des voies et un jour d’euphorie, avec Eddy Abts il avait décidé de peindre en jaune tous les pitons qui ne pouvaient pas servir à autre chose qu’à la sécurité et en aucun cas à la progression. Eddy Abts avait d’ailleurs un nom prédestiné : quand, dans une voie, il s’approchait d’un clou, Claudio ne manquait pas de lui crier : -«  Abts tenez-vous… »

 Il s’en suivit tout un langage : une voie jaune, jaunir une voie, passer en jaune, un piton jaune, etc.
Il poussait le jeu jusqu’à grimper avec une corde jaune, porter une chemise ou des bas jaunes et au moment le plus inattendu il s’exclamait:
-“ Oh! Quelle magnifique nappe jaune!” Même les poubelles jaunes étaient belles et que dire des crayons jaunes de la poste…
Il n’était pas rare de l’entendre crier à quelqu’un qui était en train de grimper: -“Touche pas à ce clou, il est jaune!”  Ou bien il répondait:
-“Oui, mais tu n’as pas fait la voie en jaune, tu t’es tiré sur le clou…”
Son admiration était sans bornes pour ceux qui respectaient la discipline de la qualité.

Franky Boeye nous raconta que quand il rentra de l’Eiger, Claudio l’accueillit en lui offrant un exemplaire d’un numéro de la revue La Montagne qui contenait l’article dans lequel Toni Kinshofer raconte son hivernale à l’Eiger. 

En juin 1967 Claudio expliqua sa conception du pitonnage et de l’élégance des voies dans le journal du CAB:

<< Contre le dépitonnage.
« Il y a des gens qui ne louent que ce qu’ils se font fort de pouvoir imiter » Cicéron.

Depuis des années, les pitons font beaucoup parler d’eux et spécialement par leur disparition. On parle fréquemment de dépitonnage, de vol de pitons.
L’heure est venue d’aborder ce sujet qui intéresse de nombreux grimpeurs. Veuillez excuser l’abondance de “je” dans cet article, mais il me semble préférable d’écrire à visage découvert, plutôt que de me dissimuler sous des “on” et des  “certains”.

De nombreux habitués de Freyr (limitons-nous à Freyr) voudraient voir le pitonnage des voies rester tel qu’il est, sans le moindre changement, même minime. C’est leur droit de professer cette opinion. Au moins, qu’ils s’abstiennent de taxer systématiquement de “voleurs de pitons” ceux qui enlèvent les clous.

Une distinction s’impose entre le dépitonnage et l’épuration. J’appelle dépitonnage, le fait d’enlever une partie ou la totalité des pitons d’une voie, la rendant ainsi, soit tellement exposée que le risque devient excessif, soit, dans le cas d’une voie artificielle, totalement impossible (exemple: la Marguerite). Ajoutons le vol de pitons de relais, pratique stupide: il n’y a jamais trop de pitons à un relais. (Quand je pense que l’on m’a critiqué pour avoir porté à quatre le nombre des pitons au relais du Zig-Zag…)

D’autre part, il y a épuration: la suppression de certains pitons judicieusement choisis, afin de rendre à un passage d’escalade libre sa véritable valeur. Avant de continuer, je veux souligner ceci: jusqu’à présent, par une sorte d’accord tacite, on n’a rien enlevé dans les voies moyennes. Quant à moi, je n’enlève rien, je ne modifie rien dans les voies PD, AD et D.

Le problème de l’épuration se limite donc aux voies TD et ED. Des modifications de détails sont possibles, qui rendraient de nombreux passages parfois plus difficiles, toujours plus élégants. A partir d’un certain degré, il n’est plus possible de passer un piton sans le mousquetoner. On a le sentiment de commettre une imprudence, donc une faute. Par contre, en faisant le même passage dépourvu de piton, on ressent la joie exaltante de dominer sa peur.

Bien entendu, la suppression de certains pitons devrait toujours être accompagnée d’une révision du pitonnage général de la voie. Par principe, avant des passages très difficiles, j’aime trouver deux bons pitons. Deux précautions valent mieux qu’une: un piton peut s’arracher, un mousqueton peut casser. Exemple: le surplomb de la deuxième longueur de la voie Lecomte, où deux pitons successifs, qui faisaient de ce surplomb un passage artificiel, ont été enlevés et remplacés par deux pitons d’assurance pure, placés sous le surplomb.

Il y a d’ailleurs toujours eu une certaine épuration naturelle: des pitons arrachés par accident n’étaient pas remis. (Exemple: le piton du premier surplomb de la voie Lecomte). Un point commun entre les épurations involontaires et les autres: les grimpeurs s’y habituent très vite et on se demande même pourquoi certains pitons sont restés si longtemps en place (exemple: le dernier piton de la Direttissima).

L’escalade fait des progrès continuels. En 1952, la voie du Jardin Suspendu, au Saussois, été cotée ED avec neuf pitons, dont plusieurs avec emploi d’étrier. Dix ans plus tard, la voie ne comportait plus que quatre pitons, ce qui n’empêchait pas plusieurs grimpeurs belges, qui n’avaient jamais fait la voie, de la franchir en tête sans aucun étrier.

En 1964 fut créée une commission des voies et pitons. Elle devait s’occuper de remplacer les pitons rouillés, ainsi qu’étudier les possibilités d’épuration. Le principe était excellent. En pratique, les propositions de modifications n’étaient pas examinées. C’est ainsi que plusieurs grimpeurs, dont certains, comme moimême, faisaient partie de la commission, durent se passer de la permission. Après coup, la commission entérinait les modifications!

Peu à peu, cette commission perdit toute autorité. Les réunions se raréfièrent. Plusieurs bons grimpeurs furent éliminés, des grimpeurs médiocres prirent leur place. Comment discuter du pitonnage d’une voie, si on n’est pas capable de la franchir? Bien plus: plusieurs membres n’ont qu’une pratique très limitée du pitonnage…

Dans ces conditions, on peut supposer que les épurateurs ne demanderont pas l’avis d’une commission incompétente. Il faut espérer qu’ils sauront garder la juste mesure. Quant à moi, que beaucoup présentent comme un vampire assoiffé de clous, je ferai simplement remarquer ceci: les épurations que j’ai faites se limitent aux voies très difficiles et j’ai toujours veillé à les rendre aussi sures que possible. La preuve que j’agis avec mesure: les pitons enlevés par moi et remis en place peuvent être comptés sur les doigts d’une main et, comme dirait José Giovanni, sur les doigts de la main d’un ouvrier de scierie maladroit!
Claudio Barbier.>>

<< Les pitons jaunes.
Les habitués de Freyr seront peut-être surpris de constater d’ici peu que beaucoup de représentants de l’armée innombrable et si variée – en âge, en espèce et… en qualité – des pitons qui fleurissent sur nos bons vieux rochers, ont été recouverts d’un badigeon jaune.

Signe d’une belle saison particulièrement précoce? Œuvre de quelque farceur? Témoignages des âmes d’artistes qui animent tant de membres de notre club? Nullement, ces “clous” auront été peinturlurés par mes amis (il en reste!) et moimême, dans un but purement sportif.

Quelle est la signification d’un piton jaune? Tout simplement ceci: il s’agit d’un piton servant – normalement – uniquement à l’assurance, et qui n’est pas absolument indispensable à la progression. C’est-à-dire qu’il est possible de passer ce piton sans s’y tirer des mains, sans s’y “bloquer”, et sans y poser le pied (ni, à fortiori, toute autre partie du corps), en s’aidant donc uniquement des aspérités naturelles qu’offre le rocher (ceci pour s’en tenir à la définition bien connue de l’escalade dite libre).

Je précise: les pitons jaunes peuvent servir à l’assurance, c’est-à-dire que, normalement, on y passera un mousqueton avec la corde; ensuite le grimpeur – s’il le désire – effectue le passage sans utiliser le piton, tout en restant sous sa protection immédiate. Il ne faudra donc pas s’empresser de crier au scandale, à la folie furieuse, sinon criminelle, si on aperçoit des longueurs entières peintes en jaunes (ou, du moins, les pitons d’une longueur… ): cela ne veut absolument pas dire qu’aucun de ces pitons ne sera mousquetoné! Ainsi, par exemple, la Direttissima est entièrement “jaune”: mais il est bien évident que les huit pitons du dièdre final seront, habituellement, tous soigneusement mousquetonés, pour l’assurance: simplement, il est ainsi signalé à ceux qu’intéresse le perfectionnement de leur technique (je suis, malgré tout, convaincu qu’il y en a…) qu’ils peuvent trouver, près de ces pitons, des prises leur permettant de passer en escalade libre.

Parmi les avantages que je vois à cette formule, il y a surtout la véritable “création” d’une quantité énorme de nouveaux passages, souvent fort difficiles. Ceci plaira en particulier à ceux qu’on entend parfois dire avec dégoût qu’ils “connaissent tout à Freyr”: ils auront la surprise de découvrir des pas très difficiles, à des endroits souvent parfaitement inattendus. Autre avantage, d’ailleurs déjà cité: apprendre à rechercher des prises, au lieu de tirer simplement sur le piton qui se présente.

Des inconvénients, franchement, je n’en trouve pas à ce système: en effet, personne n’est évidemment obligé de tenir compte des pitons jaunes: c’est un choix purement personnel de décider si on essayera de passer “avec” ou “sans”, ce sera ainsi une satisfaction personnelle (pour ceux que la question intéresse, bien sur) de réussir à passer “sans”.

En somme, c’est un nouveau jeu que je me permets de proposer à mes lecteurs; jeu d’ailleurs dépourvu de tout risque puisque – il faut y insister – les passages effectués “sans” se font évidemment sous la protection de la corde passée au piton même qu’on se propose de “sauter”; c’est-à-dire que, le plus souvent (qu’à des pitons auxquels on se tire) le grimpeur sera assuré d’au-dessus de lui et, en tout cas, dans les conditions les plus favorables, par un piton situé à hauteur de ses pieds; donc, de toute façon, de très près. D’autre part, comme il est notoire qu’à Freyr, les pitons “sortent” plus souvent que les prises, comme on s’en servira moins (je le souhaite simplement), il y aura sans doute moins de chutes. Enfin, la pratique systématique de l’escalade, disons “jaune” doit immanquablement améliorer la technique de celui qui s’y livre et, finalement, posséder une bonne technique est la meilleure assurance qui soit.

Peut-être certains trouveront-ils tout ceci parfaitement superflu: dans l’état actuel, diront-ils, rien n’empêche personne de procéder comme il a été dit plus haut, il n’est pas nécessaire de peindre quoi que ce soit pour cela! Il faut bien dire que cela n’est pas exact: très souvent (presque toujours même) les pitons occupent à Freyr une place tellement voyante, ils s’exhibent avec, je dirais, une telle impudeur, qu’on ne songe même pas qu’il serait possible de ne pas s’en servir. Je dirai seulement que, lorsque j’ai fait mes premières expériences dans ce domaine, je suis allé de surprise en surprise, constatant que de nombreuses voies, habituellement considérées comme de pures “tire-clous” peuvent être parcourues presque entièrement en libre. J’ai donc pensé qu’il fallait caractériser ces pitons, non pas pour obliger qui que ce soit à s’en passer, mais bien pour signaler à la collectivité qu’il est possible de s’en passer (le jaune a été choisis par ce que c’est une couleur particulièrement voyante et non pas pour des raisons politiques ou autres…). Ceci constituera également une aide précieuse pour les meilleurs grimpeurs étrangers en visite à Freyr, qui pourront ainsi découvrir plus vite les “finesses” des voies, sans être obligés de se poser à chaque piton la question: “avec” ou “sans”.

Encore quelques précisions: tout piton dont, un jour, quelqu’un a réussi à se passer (en tête, bien entendu), sera peint en jaune, même si le fait est demeuré unique (exemple: le piton du surplomb Vidal à la Sirène), pourvu, bien entendu, qu’il soit authentique. C’est-à-dire que des pitons qui ne sont pas jaunes aujourd’hui  pourront le devenir demain: je demanderai à ceux qui découvriraient de nouveaux “jaunes” de bien vouloir me les signaler, ou de les peindre euxmêmes.

Bien entendu, bien que ceci ne soit qu’un jeu, il me semble cependant que c’est un jeu suffisamment intéressant pour m’autoriser à prier, poliment mais fermement, les éventuels plaisantins de s’abstenir d’aller peindre en jaune tous les pitons qu’ils pourront découvrir: la blague serait d’un mauvais goût trop sûr, et trop manifestement dirigée contre ma modeste (!) personne. Le système peut évidemment s’appliquer aux autres écoles d’escalade belges: aux spécialistes locaux de s’y mettre. Quand à Freyr, je crois que l’hiver tout entier sera à peine suffisant pour achever mes travaux de peinture, vu le grand nombre de voies à parcourir (les mauvaises langues diront: ça prouve bien qu’il compte toujours ses points!).
Claudio Barbier >>


L’épuration des voies avait eu des conséquences folkloriques: “on” avait déposé plainte pour vol de pitons. Il s’en suivit une perquisition en bonne et due forme, avec saisie des pièces à conviction, chez ceux qu’on soupçonnait d’être les dépitonneurs. Mais les gendarmes  qui n’étaient pas au courant de la guerre des pitons et du dépitonnage saisirent des nouveaux pitons qui ne pouvaient en aucun cas constituer des pièces à conviction et ils ne saisirent pas les clous tordus qui auraient  pu être des pitons “volés”… Evidemment les policiers ne pouvaient imaginer qu’on vole de vieilles ferrailles...
Le malheureux raid provoqua l’hilarité générale et le soutien immédiat même de la part d’alpinistes étrangers.
-“ Quelle mentalité indigne pour des dirigeants d’un club sportif” - écrivit Claudio à Paragot.
La polémique continua avec des échanges d’articles et des déclarations enflammées. Claudio ne laissait rien passer et grâce à sa mémoire phénoménale, il ridiculisait ses adversaires en les confondant avec des citations tirées de leurs propres écrits que tous, sauf lui, auraient oubliés.
Il cita Tita Piaz: “ Pour ceux qui trichent au jeu, l’ennemi numéro 1 – et la chose est humaine – c’est celui qui essaye de fourrer son nez dans les cartes et dévoile les trucs” .

La guerre des pitons eut des conséquences importantes car on posa clairement les problèmes de l’éthique, de la philosophie et de la morale  qu’on n’allait plus pouvoir ignorer.

Par la suite l’allemand Kurt Albert (1954-2010) allait inventer le Rotpunkt c.-à-d. « l’escalade propre » et allait être connu comme « pionnier de l’escalade moderne » et, détail piquant, en 2008 il allait recevoir la Médaille du Mérite Roi Albert, conférée par la Fondation Mémorial Roi Albert inventée par les Suisses à Zurich en 1993.

Ce n’est qu’aujourd’hui, en relisant ces textes de Claudio, que je me rends compte de combien il avait raison quand il me disait que « je n’étais pas assez formée pour comprendre… » Tout cet aspect de perfectionnement m’échappait. Je n’ai pas non plus eu le temps de le découvrir. Je comprends maintenant le plaisir que j’aurais eu à apprendre à passer les « Buses » sans mettre mon pied sur le clou. Ce plaisir je le connais quand, après des jours de travail, j’arrive enfin au texte final d’un article digne d’être publié. Combien de coups de gomme ne fautil pas pour qu’un dessin exprime parfaitement une idée ? En escalade je n’en étais encore qu’au stade de « passer » mais étais encore bien loin de « maîtriser » et donc de la pleine jouissance. J’en étais à apprendre les gammes mais étais encore bien loin de pouvoir improviser de la musique… J’ai raté l’essentiel…

La Liberté.
Nous rentrons déçus du Monte Averau et allons nous promener sous les Cinque Torri. Nous nous assoyons dans un pré pour boucher les trous dans les pointes des chaussures de Claudio avec la colle à l’araldite.  Ensuite nous remontons vers les parois pour observer les crabes…  Une dame près de nous s’écrie:
-“Ooooh!... je viens de voir un petit animal plein de poils…”
-“ Euh! Signora, sarà un orsachiotto…” ce sera un ourson, lui répond Claudio extrêmement sérieux. -“ Oooooh… si petit ? …”
-“ Euh! –réplique Claudio avec l’expression du spécialiste – dopo diventa grande…” après, il devient grand… Silence… Claudio reste impassible, moi aussi, les gens autour de nous nous regardent d’un air interrogateur, ils n’osent pas rire mais ne savent pas non plus s’il s’agit vraiment  d’un ourson… Nous nous éloignons et savourons leur perplexité…

À l’improviste Claudio me dit:
-“ Regarde, il y a deux crabes dans la « Miriam », j’ai juste le temps de les dépasser…”
-“ Maintenant?”
-“ Oui, ils ont à peine traversé sous le surplomb, il reste toute la cheminée. J’ai le temps de les dépasser, un aller et retour, vite fait, bien fait…”
Il est déjà parti… à l’improviste, si brusquement… Il me plante là ! Il était pourtant convenu que nous grimpions ensemble…
Je suis pétrifiée de terreur, je ne l’ai jamais vu grimper en solo, cela me terrorise, je ne parviens même pas à le regarder, je me détourne, je regarde de l’autre côté et mentalement je le vois arriver au sommet et puis, comme une étoile à cinq pointes qui tourne sur elle-même, je le vois lentement tomber, en souriant,  dans le vide… J’attends le bruit sourd de l’impact sur le sol et les cris d’horreur de l’assistance pendant que j’écrase mes mains contre mes yeux. Mes larmes jaillissent, je me tords les mains, je suis en proie à un tremblement paroxystique, je sanglote à haute voix, sans aucune retenue, c’est une véritable crise hystérique, je m’écroule, anéantie…
-“ Et bien – s’exclame Claudio – Tu ne m’as même pas regardé? C’est comme ça que tu es mon supporter? 12 minutes ! et pas même un compliment? Je suis dans une forme exceptionnelle…”
Puis il me prend par les épaules et me dévisage stupéfait:
-“ Tu as eu peur ?...”

J’ai vraiment eu peur, comme une vision prémonitoire, effrayante, devant laquelle je me suis sentie seule et impuissante. Mais il y a plus: je viens de comprendre combien je me suis attachée à cet homme, combien je me sens liée à lui, mentalement, physiquement, combien il a envahi ma vie. Je viens aussi de mesurer combien je suis incapable de respecter sa liberté.
C’était bien clair depuis le début: autant lui que moi, nous serions restés complètement libres, indépendants, nous aurions même évité de vivre dans la même habitation pour ne pas risquer de tomber dans le quotidien, l’habitude, la banalisation,  l’émiettement… pour empêcher que l’un n’empiète sur la liberté de  l’autre… Notre entente aurait dû être la relation idéale entre deux êtres qui n’auraient vécu ensemble que pour le meilleur, l’excellence. Nous étions d’accord dès le départ: rien de médiocre, rien que le maximum. La vie en jaune.
Mais à l’improviste dans ce petit geste si simple, si banal pour lui, je venais de mesurer la difficulté qu’il allait y avoir à respecter la liberté de l’autre.  Moi-même je lui avais dit qu’il pouvait tout me demander sauf le mariage car notre relation devait rester sublime, au-dessus de tout, ne pas prendre le risque  de la déception. Je lui avais dit:
-“ Tu dois rester toi-même : libre…”
-“ Mais tu me l’avais dit…” – me rappelle Claudio.
-“ Je continue à le penser… rester libres, respecter… Mais c’est seulement maintenant que je me rends compte de combien c’est difficile… Avant, jamais je n’aurais pu  l’imaginer… »
Je viens de prendre conscience de ce que je suis prête à tout, pourvu que notre relation reste… jaune…
Nous sommes bouleversés, tous les deux. Sans doute n’avait-il pas encore compris combien il comptait pour moi. Voilà qu’à l’improviste il découvrait que, pour la fille qui grimpait avec Joseph et qui maintenant le suivait, pratiquement aveuglément, il était devenu l’être plus cher au monde… Il y avait de quoi être secoué…
-“ Tu sais quand même que je veux encore faire plusieurs solitaires importantes… Tu devras m’aider, me conduire au départ des voies et venir m’attendre à l’arrivée… Tu sais cela, je te l’ai dit… L’an prochain je veux faire la face Nord de l’Agner, ce sont des voies à faire en solo, où il n’y a pas de plaisir, des voies qu’on fait par acquis de conscience, vite fait, bien fait… Tu devrais avoir plus confiance en moi, je suis dans une forme excellente…”
-“ Mais oui, mais alors je me serai préparée, tu m’auras expliqué le topo, comme pour le Dru, je serai avec toi en pensée, je n’aurai pas peur… Je n’ai pas eu peur pour le Dru…”
En fait c’est ça: si je suis avec lui, fut-ce en pensée,  je n’ai pas peur et quand il préparera ces escalades, j’en ferai partie, je n’aurai pas peur.
Mais je ne savais rien de ses grands exploits en solo. Il racontait peu. Il est vrai que sa façon de grimper inspirait une grande confiance.
-“ Tu ne dois pas t’agripper au rocher, tu dois l’effleurer, le caresser…”

Nous nous réfugions chez Lorenzo. Claudio est euphorique tandis que moi je ne puis cacher mes yeux rouges et gonflés. Lorenzo m’observe et me sourit, je suppose qu’il a compris.
Claudio raconte avec son habituel brio et son véritable talent d’acteur comment il a dépassé les crabes au sommet et la surprise de la dame quand elle l’a vu arriver sans corde et, par-dessus le marché,  lui qui la grondait parce qu’elle était imprudente…
-“ Imprudente? Moi? Mais ce bec de rocher est solide!”
-“ Oui, le bec de rocher est très solide, par contre votre cordelle c’est à peine du 7mm et dans la cheminée il n’y a pas de clou, Madame, et si votre premier de cordée vole, vous volerez tous les deux… C’est comme cela que se produisent les accidents en montagne: ce n’est pas la montagne qui est dangereuse, c’est les gens qui vont en montagne qui sont dangereux…”
Ensuite il avait dit “au revoir madame” et s’était lancé dans la cheminée, très satisfait par l’effet qu’il avait produit…  Lorenzo rit et est tout à fait d’accord…
Ensuite c’est Lorenzo qui court dans la « Miriam » avec Franz.
L’autre jour Claudio avait fait remarquer qu’il y avait peu de clous dans la voie.
-“ Euh! – avait répondu Lorenzo – y a tout c’qu’y faut…”
Maintenant ils sont en train de pitonner à tour de bras et puis il laisse tomber un mousqueton et il y a des jurons qui planent…

« Gli Scoiattoli » c.-à-d. les écureuils sont le groupe d’élite des guides de Cortina. Ils portent un magnifique pull rouge avec un écureuil sur la manche. Nous passons un bon moment à observer le pull de Lorenzo mais ne parvenons pas à le lui chiper. Nous décidons que nous nous en ferons tricoter un mais bleu foncé avec sur la manche une marmotte en bleu ciel. La marmotte nous convient mieux.
Claudio a le don de mettre les pieds dans le plat. En arrivant à Vazzoler il avait demandé si Armando était encore sénateur… silence…
-“Armando n’a jamais été sénateur…”
Maintenant il demande à Franz comment va son refuge et Franz répond qu’il n’a jamais eu de refuge…

Lino Lacedelli.
Dans le fond de la salle un joyeux groupe est en train de festoyer. Claudio aperçoit Lino Lacedelli qui est trop occupé par sa jeune voisine pour nous remarquer. Lacedelli était connu pour ses avis cinglants du genre
-“Rébuffat, pas bon! Livanos, pas bon !” parce qu’il les avait surpris à pitonner là où il ne fallait pas…
Claudio s’approche de lui par derrière et murmure à son oreille:
-“ Attention Lino, les demoiselles… pas bon …”
Lino bondit avec des éclats de joie mais les effusions sont brèves car il est vraiment trop occupé par sa voisine…
Après les exploits au K2, Lino a ouvert un grand magasin d’articles de sport à Cortina et chaque fois que Claudio est dans les environs il s’y arrête pour aller saluer son vieux maître. Une année qu’il avait de superbes cheveux longs dont il était très fier, il était allé au magasin et il entendit le vendeur annoncer:
“ Signor Lino c’è un capellone che la cerca…” il y a un “longs cheveux” c.-à-d.
un beatnik qui vous demande…

Le 16.X.69 il avait écrit à ses parents : «  Après avoir navigué à contre-courant pendant tant d’années avec ma brosse, je rentre dans le siècle avec des cheveux longs. Avec un peu d’habitude, on n’a pas trop chaud, par contre cela protège efficacement du vent. En plus je trouve que cela me convient bien. Donc ne soyez pas surpris ! »

Finalement, le temps devient fort beau. Nous courons à Cortina pour faire des emplettes et monter aux Tre Cime. Cette fois nous rencontrons Lacedelli pour du vrai, il a tout son temps et est d’excellente humeur. Il serre la main de Claudio avec sa force légendaire et Claudio fait semblant de tomber à genoux. Moi, il me serre gentiment… le bout du nez et il me parle en français. Claudio lui raconte que nous avons l’intention de répéter la Comici de la Cima Grande. Lino nous regarde et commente très sérieusement:
-“ Doucement les enfants!  Il faut y aller lentement! Les enfants doivent aller très prudemment…”
-“ Oui, oui…” répond Claudio comme il le fait certainement chaque année.

De nombreuses années plus tard j’allai saluer Lino dans sa maison à Pecol. Il fit rentrer son grand berger allemand, nous nous assîmes dehors, devant la maison, sur un banc en bois, au soleil et nous nous laissâmes emporter par les vagues de nos souvenirs. Ce n’était pas le vainqueur du K2 qui m’impressionnait, mais l’homme, solide, d’une grande tranquillité et sage, devenu fort à force de résister aux tempêtes comme les mélèzes résistent aux  orages.  Les mélèzes deviennent encore plus beaux quand ils ont été frappés par la foudre : ils repoussent, souvent tordus, avec des branches brûlées et quelquefois leur tronc éclaté, mais toujours volontaires ils repartent dans une autre direction. Lino avait 21 ans de plus que moi, c’était vraiment un bel homme. Comme Ceci Pollazzon, il avait  visage brûlé et ridé par le soleil, mais cela ne le vieillissait pas. Ceci était mélancolique et accablé tandis que Lino restait conquérant.  Au K2 il avait eu de nombreuses gelures et il lui manquait un pouce.
-“ Ah, Claudio… Son père a insisté particulièrement pour que je surveille ce jeune exalté… Ses parents avaient l’air d’être des gens bien. Lui aussi d’ailleurs, il avait encore reçu une éducation comme il faut… Moi je prêchais toujours la prudence et lui me répondait <oui, oui, tu as peut-être raison…> alors je lui répondais < j’ai sûrement raison!...>
Maintenant tout a changé… dans le temps nous partions d’ici après le travail… après une journée de travail comme plombier… et nous partions grimper sur les Cinque Torri, le Tofane, même la Civetta…Les grimpeurs venaient d’Autriche en bicyclette… ou d’Allemagne… Il y avait toujours beaucoup de mystère autour de nos projets car il suffisait d’un mot de trop pour qu’un autre te chipe ta première… On ouvrait de grandes voies, nous avions des grandes satisfactions… et puis, nous étions jeunes… et comme on a l’habitude de dire: jeunes et beaux, maintenant nous ne sommes plus que beaux… Aujourd’hui tout a changé, surtout le matériel, mais toutes les grandes voies ont été ouvertes avec des cordes en chanvre et des espadrilles ou des godasses militaires cloutées… Nous n’avions pas une lire en poche… Ce qui ne manquait jamais c’était la passion, l’enthousiasme…”
Comici, Lino, Claudio… un fil rouge…
J’allais encore revoir Lino quelques fois, surtout lors d’une fête au Pordoi pour  la présentation du livre d’Alberto Sciamplicotti “Quelli del Pordoi” ceux du Pordoi, un livre qui raconte très agréablement comment le Pordoi était devenu le pivot autour duquel tournait ce petit monde magique de l’escalade des années 60 - 70. Chaque fois que je rencontrais Lino, nous nous regardions, avec un grand sourire, nous nous serrions dans les bras l’un de l’autre, très fort et très longtemps et puis, tout était dit, il n’y avait pas besoin de parler.
Et puis, comme cela se passe régulièrement, un beau matin un copain envoie un mail pour dire qu’un tel nous a quittés… Lino s’en est allé le 20.XI.09 et je n’ai plus eu l’occasion de me faire dédicacer son livre “ K2, il prezzo della conquista” le prix de la conquête dans lequel lui aussi remet les pendules à l’heure au sujet de la controverse autour de leur expédition au K2 en 1954.

Depuis que des problèmes de santé me contraignent à une vie sédentaire,  je me suis remise à dessiner. A l’occasion du décès de Lino j’envoyai un “cartoon” à un copain. Il représente Claudio, assis sur un nuage, au paradis ; Lino est en train de grimper vers lui sur d’autres nuages et Claudio lui dit “tu en as mis du temps pour me rejoindre…” Lino répond “ J’ai grimpé sans oxygène…” Ce à quoi mon copain a répondu “ Ne fais pas voir ça à Cortina, si tu ne veux pas avoir d’ennuis…”
Il y a des cordes sensibles qui restent sensibles, même plus de 50 ans après les faits…

Le Tre Cime di Lavaredo.
Nous montons vers Auronzo, l’ambiance est magnifique: le petit lac de Misurina, le Sorapis et finalement les Tre Cime, mais d’ici on ne voit que les faces sud qui sont de grands cônes trapus.
Une fois de plus Claudio se fâche, cette fois c’est à cause de l’autoroute avec son péage identique aux péages de n’importe quelle vulgaire autoroute de plaine… Une autoroute ici! Quelle profanation… Il ne gare pas sa voiture mais continue vers Lavaredo. C’est dimanche, la foule des touristes se promène, nous insulte et nous fait des gestes obscènes parce que nous passons en voiture au lieu d’aller à pieds.
-“ Jeunes, vous devez aller à pieds!” – nous crie-t-on au passage. Un autre a regardé dans notre voiture et crie à ceux qui marchent devant:
-“ Ce sont des alpinistes, laissez passer, ils ont leur voiture pleine de cordes…” et tout le monde s’écarte…
Claudio ricane:
-“ Je vais leur dire que je m’excuse de passer en voiture mais que ma femme est paraplégique…”
Claudio gare la voiture au bout de la route dans un espace incliné couvert d’une espèce d’herbe que j’hésiterais à appeler un pré… puis nous montons vers le départ du sentier. A la Forcella, le petit col, nous rencontrons Mireille et Philippe qui ont eu la même idée. Nous devrons nous lever tôt demain pour être les premiers dans la voie. Peut-être devrions-nous aller cacher le sac au départ de la voie, ce soir. Nous partons vers le refuge Locatelli, Claudio me prend par le coude:
-“Ferme les yeux et ne les ouvre pas avant que je ne te le dise…” Je marche donc les yeux fermés… puis tout d’un coup Claudio s’arrête:
-“ Regarde !”
Les parois Nord! Resplendissantes dans le soleil qui les illumine en fin d’aprèsmidi, parois magnifiques, jaunes, énormes, comme si d’un immense coup d’épée on avait amputé ces énormes cônes. Exactement comme les “section de cône” que nous devions calculer et dessiner à l’encre de Chine pendant le cours de dessin scientifique…
-“ Good Lord, Dio mio, mon Dieu !!! …  Quelle beauté et comme nous sommes petits devant ces montagnes…
Je suis en pleine contemplation, Claudio s’éloigne et s’adresse à un passant:
-“ Bonjour monsieur Casara…”
-“ Claudio, carissimo…” s’exclame le monsieur et ils se mettent à parler comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. Quand nous reprenons notre promenade Claudio me dit:
-“ J’espère que tu as bien regardé ce monsieur, c’est Severino Casara… Il a vraiment connu Comici et a écrit un des plus beaux livres de l’histoire de l’alpinisme…”
En fait non, je ne l’ai pas regardé, je me suis contentée de lui serrer la main très distraitement et maintenant je le regrette… mais ne vais prendre vraiment conscience de ma bourde que le jour où Claudio va m’offrir le livre “L’Arte di
Arrampicare di Emilio Comici”…
Ah, les occasions manquées…

Le refuge Locatelli n’a rien d’un refuge, c’est une énorme construction. Nous entrons avec les nombreux touristes qui se dirigent vers la salle du restaurant dans une effervescence digne d’un dimanche après-midi en pleines vacances en plein mois d’août. Malgré la foule il y a tout de suite quelqu’un qui reconnaît Claudio et lui crie “Ciao Claudio!” La serveuse Dora, quand elle voit Claudio, laisse tomber ses clients et accourt avec des cris de joie:
-“ Claudio ! L’an dernier tu n’es pas venu! Tu restes avec nous au moins? Tu restes ici? … “
Et puis le personnel de la cuisine arrive et ce sont à nouveau des exclamations mais en allemand cette fois… et enfin voici le gardien Bepi Reider... Il a un visage souriant et lumineux avec des joues rouges et des yeux pétillants. Il prend Claudio par le bras et le conduit vers une petite table à côté de la fenêtre: -“ Voilà, ta table… - et, s’adressant à moi – c’est la table de Claudio parce que
c’est le meilleur endroit pour observer les parois…”
Claudio demande si pour demain ils auront une chambre pour nous.
-“ Für dich haben wir immer ein Zimmer!” pour toi nous avons toujours une chambre… Claudio est déchaîné, il parle avec tout le monde, en italien, en allemand et en français. Les touristes qui ne le connaissent pas le regardent avec curiosité, mais il n’en a cure et en quelques minutes il fait le compte-rendu des dernières années pendant lesquelles il n’est pas venu. Ensuite il demande des nouvelles de toute la famille, des parents et des amis qui habitent dans la Vallée de Sesto.

Le soir nous dormons dans la petite tente pour être plus proches des parois et  du départ de notre voie…
Au milieu de la nuit nous sommes réveillés par l’orage…
-“C’est un orage électrique…”- décrète Claudio, puis quelques grosses gouttes et ensuite l’orage pour de bon… Corneille avait raison : “ Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie…” mais avec nous cela devient “ orage, ô désespoir…”
De mon côté je pense plutôt au “ levez-vous orages désirés” de Chateaubriand car je déteste devoir me lever tôt… Mais quand je vois la déception de Claudio, j’ai des remords. Pauvre grimpeur maudit… Marino Stenico disait bien que “les femmes sont perfides” et Paul Preuss: « Die Frau ist der Ruin des
Alpinismus »… la femme est la ruine de l’alpinisme...

La phobie du pèse-personne.
Le jour se lève horrible, brouillard dense et pluie, nous nous renfonçons dans nos duvets. Je jouis de mon oreiller que je trimbale partout avec moi, malgré les sarcasmes de Claudio.  Pour aujourd’hui, rien à faire et comme disait Dante Alighieri: « lasciate ogni speranza voi ch’arrampicate »... quittez tout espoir, vous qui grimpez…
Pour me rassurer, Claudio me raconte qu’une année, d’énormes blocs étaient  tombés des parois et l’un d’eux avait atterri sur la voiture des types qui avaient planté leur tente à quelques mètres de la sienne…
Nous replions notre tente trempée, refaisons les sacs et montons lentement vers Locatelli. Dans nos bagages lourds et volumineux nous emportons aussi nos livres au cas où le mauvais temps persisterait…
La petite chambre que Herbert nous a réservée est tout de suite envahie par le matériel et les provisions pour affronter le siège. Nous avons aussi le réchaud et une abondante réserve de biscuits.
Ici aussi Claudio est célèbre non seulement pour ses escalades, mais également pour son appétit. Tout le monde s’en souvient.  Après un souper copieux et excellent, il retrouve sa bonne humeur. Ensuite viennent les bons conseils:
-“ Il faut bien manger parce qu’on grimpe avec le souper de la veille. Evidemment si le jour suivant il fait mauvais et ainsi de suite, ça finit en coussinets… et tu sais qu’il vaut mieux un corps gracile qu’un corps gris sale…”

Un autre point commun entre Claudio et moi: la phobie du pèse-personne … Mes grands-parents étaient des paysans et ne mangeaient que les produits de leur formidable ferme… Quand ma mère a épousé mon père, qui était enseignant… on n’a plus travaillé comme le faisait la génération précédente, mais on a continué à « bien » manger… Nous étions tous obèses… Une obésité très bio mais obèse quand même… Au pensionnat, à Bruxelles, mes compagnes étaient maigres : c’était la mode Twiggy...  Je n’ai tout simplement plus mangé pour mettre fin aux moqueries, surtout pendant les cours de gym. Alors, cela n’avait pas de nom, aujourd’hui on parle d’anorexie… Je ne buvais que de l’eau et ne mangeais que le strict minimum et puis j’allais vomir aux toilettes… C’était efficace: après quelques mois j’étais devenue normale. Cependant, quand je rentrais en week-end mes parents faisaient des scènes:
-“ Ta mère s’est donné tant de mal à préparer le dîner et toi tu ne veux pas manger…” 
-“ Si tu ne manges pas tu vas attraper la tuberculose et nous on a vu comment  le cousin Aimé est mort de la  tuberculose…”
 La tendance à grossir ne m’a jamais quittée. Claudio, c’était pareil, il adorait les  bonnes choses, babas au rhum compris… Le refuge Locatelli n’était pas fait pour arranger les affaires… Il suffisait de regarder les joues rouges et bien rebondies de Dora pour comprendre qu’on n’était pas au carême…

En 1963 Claudio était allé faire la « Scheffler-Uhnert » du pilastre sud de la Marmolada di Penia avec Pit Schubert qui raconta l’épisode dans un article du titre “ Gang durch ein Mausenloch” c.-à-d. passage au travers d’un trou de souris… La voie se terminait par une cheminée étroite… Pit réussit à passer dans la cheminée, mais Claudio… trop gros ne passa pas, resta bloqué et dut redescendre et faire des manœuvres compliquées pour passer la longueur extérieurement…

Le 9.VII.69 Claudio écrit à ses parents qu’il est allé manger « dans ce que vous appelleriez une infâme gargote – cuisine exquise et abondante :potage, poisson inconnu mais délicieux, tripes, steak avec pommes de terre et carottes, fromage, fruits, ½ litre de vin, café, total 10,80 service compris ! » Cela donne une idée de son appétit…

Dora fait préparer, spécialement pour Claudio, un cake au chocolat : le Schokoladekuche. La façon de servir ce dessert n’arrange rien: une assiette avec ¼ de cake au chocolat et ¾ de crème fraîche… Schokoladekuche mit Sahne… oui, oui, on adore… mais la ligne…
Claudio conclut qu’il vaut mieux une grande prise dans une petite main plutôt qu’une petite prise dans une grande main … étant bien entendu qu’il vaut mieux une belle grande prise plate plutôt qu’un vilain petit graton déversé…
Sur ce nous allons nous coucher… car “ domattina, sveglia alle quattro,  pezzo di pane e parete nord” comme disait Livanos… demain matin, réveil à quatre heures,  bout de pain et paroi nord…

La Cima Grande.
Lendemain matin, réveil à 4h… il pleut, on dort…
-“Avec ce qu’on a mangé hier et ce qu’on va manger ce soir… il vaudrait peutêtre mieux se bouger un peu…”
Nous partons pour la « voie normale » de la Cima Grande sous une pluie battante… Le temps est tellement moche qu’on ne voit rien. Heureusement Claudio connaît l’endroit sinon nous nous serions perdus, même, nous serions arrivés sur le sommet sans nous en rendre compte et nous serions restés là à le chercher en tournant en rond  dans le brouillard… Il pleut, le vieil océan est en train de nous tomber sur la tête, il ne manque plus que la corne de brume et le tintement lugubre de la cloche de bord…

67 minutes, pas mal pour des débutants… Aller, reposer, dîner, rentrer: 2h50min
… pas mal pour des débutants…
Nous rentrons à Locatelli trempés malgré le parapluie…  -“ Il pleut?” demande un passant.
-“ Non, non –dit Claudio – nous n’avons ouvert le parapluie que parce que nous sommes ici incognito…”
Nous montons, nous nous lavons, nous nous habillons comme des gens civilisés et nous descendons dans la grande salle. Quand nous entrons Dora nous taquine:
-“ Aha, vous êtes déjà levés? Vous avez bien dormi?...” évidemment toujours avec l’accent allemand : afete tormito pene...
-“ Dora! –réplique Claudio avec un air très sérieux – un alpiniste ne dort pas, tout au plus il se repose…mais nous, même pas, nous on rentre de  la Grande …” ensuite il lui dit en confidence
-“ Dora, ein Bergsteiger macht sieben Sportarten: Sex und Bergsteigen…” un alpiniste pratique 7 sortes de sport: sex = six et escalader… Dora rit , elle connaît les plaisanteries de Claudio…
-“ Ein pastasciuta für Claudio und ein Glüwein mit Zitrone! “ …

Le Monte Paterno.
Sveglia alle 4 e parete nord…
Claudio ouvre les persiennes, il pleut, on dort…
Nous nous réveillons tard, le temps est exécrable… Nous nous levons tard et seulement par acquis de conscience nous allons “faire quelque chose”. Nous passons devant « La Salsiccia », la saucisse qui est un doigt de rocher d’une quinzaine de mètres de hauteur et qui depuis toujours est le théâtre des exploits les plus farfelus: escalade en montant, en descendant, avec une main, sans les pieds…
-“Mon record en 1959 a été de 55sec. et moi je n’étais pas le plus fort…”
Nous entrons dans les tunnels qui ont été creusés pendant la guerre 14-18 sous le Monte Paterno et sortons par l’une des fenêtres puis parcourons la crête NO sous la grêle…Nous redescendons par la voie normale qui est obstruée par des promeneurs qui font les via ferrata ce qui donne l’occasion à Claudio de ronchonner contre les “Wanderschwein” les cochons promeneurs comme les appelle Hasse.
-“Une année, nous étions partis pour faire une grosse voie, on arrive dans le refuge, il est bourré de Wanderschwein hollandais… et bien, nous on a dû dormir par terre, car bien sûr ces gens-là ont la priorité puisqu’ils dépensent plus qu’un grimpeur, il boivent plus, ils mangent plus et font prospérer les affaires du gardien… Les grimpeurs, eux dépensent peu puisqu’ils n’ont rien…”
Le paysage est magnifique, d’un blanc intense sous cette épaisse couche de grêlons…

La Torre di Toblino.
Ce matin nous n’ouvrons même pas les persiennes, on entend battre une pluie furieuse. Claudio descend à la cuisine pour prendre des cafés et des omelettes à la confiture de myrtilles pour notre petit-déjeuner au lit.
Puis les remords pour nos excès gastronomiques nous poussent dehors  et nous partons dans le « Camino Casara » de la Torre di Toblino. C’est un rocher vraiment bizarre, on dirait une infinité de boîtes d’allumettes posées les unes sur les autres dans un équilibre des plus précaires…. Avec un peu de patience on pourrait démonter toute la tour simplement en déplaçant chaque petit cube de pierre… Claudio progresse avec une extrême délicatesse de façon à ne  pas faire tomber  un seul de ces cailloux…
Dans la descente nous rencontrons le muletier avec ses six mules qui, chaque jour, apportent les ravitaillements pour le refuge. Arrivé au refuge il enlève les paniers et les bâts et laisse les mules brouter en liberté dans les prés.

La Cima Ovest.
Le mauvais temps continue. Ce n’est pas Satan mais « sale temps » qui mène le bal… Cependant, nous ne pouvons perdre le peu d’entraînement que nous avons, donc nous partons pour la « normale » de la Cima Ovest. Départ à 10h55, sommet à 12h15 et puis le drame.
Le sommet de la Ovest est plat, Claudio replie la corde en grands anneaux, s’approche du bord du plateau et lance les anneaux de corde sur la partie du plateau qui est séparée de nous par une vaste brèche, puis il saute lui aussi audelà de la brèche et ensuite il me crie:
-“ Saute!”…
-“ Quoi?...”
-“ Saute !”
-“ Jamais !”
-“Mais enfin, Anne, c’est la voie comme ça! Tout le monde fait comme ça, Nadine a fait comme ça, Sonia a fait comme ça, c’est même écrit dans le topo: c’est comme ça…”
-“ Et bien moi je ne saute pas. Je n’ai jamais été capable de sauter, je n’ai jamais sauté, je ne sauterai jamais,  je ne veux pas sauter, un point c’est tout…” Il n’est manifestement pas content.
-“Admettons que j’essaye de sauter, chose que je sais que je ne sais pas faire, si je me casse un poignet ou me tords une cheville c’en est fini de la Comici… Je ne vais tout de même pas risquer la Comici parce que dans les topos il est écrit qu’on saute sur le sommet de la Ovest… »
Il réfléchit, il descend dans le fond de la brèche, remonte vers moi, m’assure pendant que je descends en grimpant. Quand je suis au fond de la brèche il relance la corde de l’autre côté, saute à nouveau, comme pour bien me faire voir qu’il n’y a aucune difficulté et puis il descend près de moi. Je fais semblant de rien, d’ailleurs ce n’est pas le moment pour se perdre en considérations philosophiques car l’orage éclate avec de nouveau de la grêle et ici près du sommet c’est assez malsain à cause de la foudre… Nous nous mettons à l’abri sous un surplomb et attendons que le pire soit passé. Quand nous arrivons enfin au col entre la Ovest et la Grande, Claudio veut descendre par le névé pour raccourcir le trajet du retour. Il m’assure ; je dois traverser tout le névé pour gagner les rochers en bas et en face de nous. Je descends tranquillement comme nous l’avons fait si souvent pendant nos excursions dans le Valais. Il suffit de bien planter les talons et on marche facilement sur la neige. Quand j’arrive aux rochers je trouve un bon bec, bien solide et suffisamment fin pour que je puisse y enrouler deux anneaux de ma corde, ensuite j’y mets un mousqueton, passe la corde de Claudio dedans et lui dis qu’il peut venir. J’avale la corde au fur et à mesure qu’il descend de façon à ne pas laisser de mou mais en évitant aussi de le tirer et de lui faire perdre l’équilibre.  Quand il arrive près de moi il examine d’abord mon système d’assurance puis il sourit:
-“ C’est bon, ça fonctionne… » puis il me regarde avec étonnement:
-“ Tu n’as pas eu peur sur la neige?”
-“ Non… il fallait?...”
-“ Mais comment fais-tu pour être si tranquille sur la neige? Tu ne glisses pas?
Moi je finis toujours par me casser la figure… Je déteste la neige…”
-“ Y en a qui savent sauter, y en a qui savent marcher sur la neige…”
-“ En 1966 on était allés avec Hasse et Pellegrinon faire une belle première, la « Via Internazionale » et bien, moi, je suis tombé la tête la première dans l’unique crevasse qui existe dans les Dolomites… sous la Punta Chioggia… Mais maintenant y a plus de problèmes, quand nous irons sur la neige, tu iras devant…”

Quand nous passons sous la Cima Grande nous rencontrons trois gamins français qui sont en train de faire de l’esbroufe et qui nous apostrophent:
-“ Vous êtes français?...”
-“ Non.”
-“ Suisses?”
-“ Non.”
-“ Alors quoi?”
-“ Malgaches…”
Ca m’a échappé, Claudio est habitué à rester sérieux, il ne bronche pas. Ils nous regardent stupéfaits d’autant plus qu’il y a un négrillon parmi eux. Quand même, j’ai réussi à étonner Claudio, de temps en temps, moi aussi je marque un point… Ce soir non plus nous ne pouvons pas nous soustraire au souper, car dès qu’elle nous aperçoit Dora nous dit qu’elle a préparé spécialement pour nous... son super Schokoladekuche...
-“ Dora, tu nous fais grossir “ – lui dit Claudio en se léchant les babines. -“ Vous devez manger, vous êtes tout le temps dehors avec ce froid et sous la pluie, il faut manger sinon vous n’allez pas tenir le coup…”

L’Ami8
Le mauvais temps persiste… Nous descendons à Cortina. A la Pedavena, Claudio lit les journaux et cette fois c’est une catastrophe pire que toutes les précédentes: Citroën et Peugeot veulent fusionner et produire un nouveau modèle de voiture avec le moteur de l’Ami8 mais pour la carrosserie… le pire est à craindre…
Claudio s’embarque dans ses raisonnements:
-“ S’ils sortent un nouveau modèle, ils vont retirer l’Ami8 du marché, mais l’Ami8 est la seule voiture au monde qui me convient...
D’ailleurs Yvonne, la femme du Général de Gaulle, elle aussi en a une… Celle que j’ai maintenant est trop récente pour la changer, elle n’a que 80.000km, mais si j’attends que celle-ci soit assez vieille pour être remplacée, le modèle Ami 8 aura été retiré du marché. Je n’aurai donc plus de voiture…”
Plus il s’enfonce dans ses raisonnements, plus ils deviennent dramatiques, plus son visage se ferme, moins j’ose me manifester et quand j’ose quand même suggérer qu’il n’y a pas de quoi se mettre dans cet état, qu’on trouvera une solution et que d’ici là il y aura un tas de nouveaux modèles… il explose… -« Evidemment tu ne peux pas comprendre, y a personne qui me comprend… » Ensuite c’est toute une tirade sur ses relations avec ses parents. Il en dit trop mais pas assez pour que je puisse comprendre, en tous cas, ça ne va pas être simple…

Quand Claudio commença à venir dans les Dolomites sans ses parents, il arrivait avec des sacs à dos et des valises. Il voyageait en train et bus et faisait de longs déplacements… à pieds… Il avait ses dépôts dans les caves du Col di Lana ou à Alleghe chez Ceci et de là il allait et venait. Puis ses parents lui avaient acheté, probablement en 1959,  une Renault 4CV qui était une petite merveille.

Je confirme : la Renault 4CV était vraiment une merveille: je me souviens de mon premier voyage à Paris sans doute en 1954  comme cinquième passager avec quatre adultes. Mais bon, ça c’est une autre histoire…

Toujours est-il que quand Claudio reçut une voiture, sa vie changea.
Sa deuxième voiture fut une Ami6 et ensuite une Ami8. Almo me décrivit le cérémonial :
-“ Surtout ses départs étaient épiques: d’abord il contrôlait l’extérieur, la carrosserie, les pneus, les phares, puis il s’installait comme s’il s’était au volant  d’une Lamborghini avant un grand prix, passait en revue toute la check-list des  commandes et lampes témoin et finissait par enfiler des gants de conduite et des lunettes solaires… Ensuite il démarrait en grande pompe…”

Connaître les parents permet de mieux comprendre les enfants…
Les parents de Claudio et surtout sa mère, étaient des personnes très exigeantes et précises, comme on en rencontre rarement. Par exemple, elle remplissait la déclaration des impôts et faisait elle-même tous les calculs. Ensuite quand arrivait le montant des impôts à payer, elle prenait ses documents et allait chez le receveur des contributions pour bien lui expliquer qu’à son avis les calculs manquaient de précision et qu’en fait elle aurait dû payer, rarement moins, et dans la plupart des cas plus que ce que monsieur le receveur n’avait calculé… Ses raisons étaient simples :
-“ Tôt ou tard il y a des contrôles, alors si tout n’est pas parfaitement en ordre, il s’en suit des ennuis à n’en plus finir,  il est beaucoup plus simple de régler le tout parfaitement du premier coup…”
Ni elle, ni son mari n’auraient payé un ticket sans en contrôler soigneusement l’addition pour être sûrs que l’employé ou la serveuse n’arrivent au soir avec un trou dans leur caisse qu’ils auraient dû  combler de leur propre porte-monnaie.  Mais un autre trait de caractère des parents de Claudio c’était leur générosité et leur constant souci de faire plaisir. Madame Barbier trouvait pour chaque occasion les cadeaux les plus appropriés qu’elle choisissait avec le plus grand soin. Pour cette raison, quand ils achetèrent une voiture pour leur fils, il est inévitable qu’ils y aient aussi ajouté tous les accessoires: des manuels pour l’entretien, pour la conduite, pour la sécurité tant du conducteur que des passagers… Ils découpaient les articles de presse, par exemple dans tel accident de la circulation le jugement a été rendu de telle façon ou bien les changements du code de la route ou les dernières tendances des assurances…
Plus tard ils allaient faire la même chose avec moi, mes enfants, nos chats et nos chiens… Chaque fois qu’ils lisaient un article qui pouvait m’intéresser concernant le ballet, la musique, le cinéma, la montagne, etc. ils me le gardaient. Ils lisaient tous les jours « De Standaard » en flamand, « La Libre Belgique » en français et « The Telegraph » en anglais sans parler des revues.  Même quand ils étaient devenus âgés et ne sortaient pratiquement plus de chez eux, ils s’informaient des nouveautés, lisaient les critiques et me conseillaient les nouveaux films, les derniers prix littéraires, les évènements qui allaient se produire, même les chroniques gastronomiques. Quand ils étaient encore valides, ils n’hésitaient pas à prendre le tram pour aller déguster une cassolette de fruits de mer à l’Auberge des Mayeurs ou tel autre restaurant qui avait été bien côté dans leur journal.
Jusqu’à la fin, j’ai toujours vu, entre le divan et la cheminée, une grosse pile de nouveaux livres qu’ils avaient achetés parce que conseillés par la critique. Ils les lisaient systématiquement l’un après l’autre. Ensuite ils les donnaient ou bien  les rangeaient sur les étagères dans la cave. Par contre quand le livre était une déception, il allait droit à la poubelle… 
Madame Barbier resta pour moi une encyclopédie vivante. Je lui téléphonais pour n’importe quel conseil ou renseignement. Quand elle ne pouvait pas répondre immédiatement, elle savait toujours où chercher. La réponse arrivait et quelquefois les photocopies d’articles ou même des pages recopiées avec sa vieille petite machine à écrire.
J’ai entendu de vives critiques de la part des amis de Claudio à l’égard de ses parents tyranniques… et de sa mère oppressive… Claudio parlait peu de sa vie strictement privée, mais plus tard j’allais pouvoir comprendre que si sa mère avait été “ oppressive” c’était à cause de son trop d’attentions.

Un jour je leur racontai que j’avais un danseur classique comme  nouveau patient. Immédiatement suivit le dernier livre paru au sujet des ballets de Béjart. Puis quand mon patient fut guéri j’emmenai mes enfants le voir danser dans Casse-Noisette. A la visite suivante le disque m’attendait…
Il est fort à parier que madame Barbier ait vu dans les revues les accessoires d’automobiles  à la dernière mode et qu’elle se soit rendue dans un magasin spécialisé pour acheter et offrir à son fils,  les gants, l’étui pour les cartes routières, le porte-clés, le disque de stationnement et tout ce qu’elle avait trouvé. Ases yeux ces petits cadeaux étaient aussi des souhaits de bon voyage et des rappels à la prudence ou simplement des mesures de sécurité. Quand les ceintures de sécurité devinrent obligatoires elle m’offrit un gadget à y appliquer pour que, en cas d’accident, on puisse grâce à cet espèce de couteau couper tout de suite la ceinture…
De même, elle avait équipé son fils comme un pilote de Formule 1.
Claudio, qui était né et avait grandi dans cette atmosphère, considérait cela normal et le prenait très au sérieux. S’il était écrit dans le manuel qu’il fallait faire l’entretien à autant de km, il portait sa voiture au garage avant d’avoir atteint l’échéance. Si le manuel du parfait chauffeur disait qu’avant de démarrer il fallait faire tous les contrôles, il le faisait suivant une check-list précise.

Le 1.VIII.60 il eut un accident de voiture relativement grave à Wattens en Autriche: il s’endormit au volant et atterrit dans un pré, sa petite 4CV fut irrécupérable et lui finit à l’hôpital. A peine madame Barbier fut-elle avertie qu’elle sauta dans le premier train pour aller récupérer son fils, le ramener et le soigner à la maison. Cette année-là, la saison en montagne fut brève…

Pour eux-mêmes les parents de Claudio ne voulurent pas acheter de voiture, ni même apprendre à conduire car ils considéraient que c’étaient des machines infernales extrêmement dangereuses, qui faisaient beaucoup de bruit  et dans lesquelles il fallait faire trop de choses à la fois et en plus faire face à tous les dangers produits par les autres conducteurs. Ils se déplaçaient tranquillement en tram, bus, train, métro ou taxi et dans leur jeunesse il leur était arrivé de partir en vacances en avion.

Il y eut aussi des épisodes pénibles, notamment les conflits père-fils.
Dès son plus jeune âge, les rapports entre Claude et son père sont étonnants. Dans les archives j’ai trouvé une lettre étrange. Sur l’enveloppe il est écrit « pour mon Papa, confié aux bons soins de Maman » la lettre est écrite par madame Barbier, donc probablement le petit Claude ne sait-il pas encore écrire. En voici le texte :
«  Mon cher Papa bourreau, Je te souhaite une bonne et heureuse fête en attendant de te voir dimanche. J’ai remis à Maman pour toi un beau paquet surprise – je serais bien rentré à Gand pour ta fête, mais les trains roulent si mal, et comme tu le dis si souvent et si justement voyager maintenant est une entreprise dangereuse et difficile ! Je crois que Marraine va te faire préparer un bon dîner de fête (n’oublie pas tes timbres !) et Bon-papa t’offrira une petite goutte de digestion – Je serai content de te voir mon cher Papa pour t’embrasser
« une fois et puis plus » -
signé : Ton petit martyr.  Le Goose »

Puisque Claude ne sait pas encore écrire et qu’on parle encore de timbres cela se passe sans doute pendant la guerre : 1944 ?
Monsieur et madame Barbier employaient souvent le mot « goose » comme synonyme affectueux du mot « enfant » Je ne sais pas pour quelle raison, cela vient-il de Beatrix Potter ou Lewis Carroll ? ou d’un conte d’Andersen ? ou tout simplement du jeu d’enfant « duck duck goose » ?
Claude signe une de ses lettres d’enfance « le vilain petit canard »
Par contre le 30.VIII.70 il écrit « Et prière de ne plus m’appeler Goose, depuis un quart de siècle que ça m’énerve ! »

Il est probable que cet épisode du « petit martyr » ait eu lieu pendant la convalescence d’Isabelle chez ses parents après sa chute dans la baignoire. Les termes « Papa bourreau » et « petit martyr » laissent perplexe dans la bouche d’un enfant de six ans. Quant à embrasser « une fois et puis plus » cela signifie-il que le père acceptait un baiser de son fils mais pas d’effusions exagérées ? Monsieur Barbier était-il si sévère avec son fils ? Alors que Claude était certainement cajolé par sa mère et même gâté par sa marraine...  Il y aurait donc eu un « conflit pèrefils » dès le départ ?

Éduquer un enfant est une tâche extrêmement difficile. Aujourd’hui nous nous plaignons du manque d’éducation des jeunes. Les méthodes qui étaient courantes il y a cinquante ans, aujourd’hui nous déconcertent. Notre voisin était agent de police il « matait » ses deux fils, qui avaient une dizaine d’années, en les battant avec son ceinturon.
Ma tante conseille, encore aujourd’hui, d’éduquer les enfants de façon à ce qu’ils aient peur de leurs parents.
Enfant, j’avais droit à des fessées. Il ne s’agissait pas de quelques claques au vol mais d’un rituel bien précis. Mon père s’assoyait sur une chaise, je devais ôter ma culotte et me coucher sur ses genoux, puis il assénait sur mes petites fesses nues, une série de claques tellement fortes que les hématomes persistaient pendant plusieurs jours. Ma mère prétendait que « toutes les trois semaines j’avais besoin d’une bonne fessée… » Je me suis interrogée à ce sujet. Donc j’avais cinq-six ans. Qu’est ce qui respecte une période d’environs trois semaines ? Peut-être la « période » d’une femme…
La naissance de Claude avait été difficile, la mienne également. Ma mère avait déjà 34 ans et était obèse. La grossesse fut problématique, les médecins prévoyaient qu’elle serait morte pendant l’accouchement et que je serais née aveugle. Bref ce fut une expérience affreuse et « ça, plus jamais ! » À l’époque les moyens contraceptifs étaient rudimentaires et donc je suppose que pour être sûr du « plus jamais » la seule solution était l’abstinence… qui périodiquement portait à l’exaspération… Donc, la fessée mensuelle pouvait bien être une façon de  défouler les frustrations causées par la grande femelle inaccessible, sur la petite femelle désarmée…
Aujourd’hui cela s’appelle des sévices pour lesquels on se retrouve au tribunal.
Ainsi, dès mon plus jeune âge j’ai appris à haïr mon père.
J’envie les personnes qui disent qu’elles ont eu un père merveilleux, j’ai même de la peine à les croire…

Si mes parents avaient disposé de moyens anticonceptionnels, leur couple auraitil été plus serein et aurions-nous été plus heureux ?
Les hommes de la génération de mes parents étaient obsédés par le sexe parce qu’il était si difficilement accessible et les femmes s’en servaient comme moyen de pouvoir ou de chantage. Entre hommes frustrés et femmes hystériques, terrorisées par le risque de grossesse,  comment pouvait-on atteindre  la plénitude sexuelle ?

En repensant à mon enfance, un souvenir attire l’autre. A l’époque des fessées j’avais un autre tourment qui s’estompa avec l’âge. Il arrivait que, quand on me saisissait brusquement par un bras, mon épaule se « déboîte »… C’était bel et bien une luxation de l’épaule et on sait quelle douleur cela cause… Il ne fallait pas être douillet…
Un autre jour, en plein hiver 1955, sur la cour de récréation nous avions fait une piste de glace et nous faisions des glissades avec nos sabots… et oui, à l’époque j’allais à l’école avec des sabots en bois… Je m’étais appuyée contre le mur et tout d’un coup mes pieds partirent en l’air et je retombai violemment avec la tête sur le sol verglacé… Coup terrible… étourdissement, mal de tête épouvantable… Quand le soir je rentrai, à pied bien sûr, de l’école, ma mère était absente et mon père était occupé par une discussion sérieuse avec un monsieur que je ne connaissais pas. J’eus beau l’appeler et lui répéter que ma tête allait exploser… rien n’y fit… Finalement on met mit au lit comme d’habitude, mais étant donné que le lendemain le mal de tête n’avait pas disparu, mes parents appelèrent le médecin qui vint, m’ausculta et déclara : 
-« Ca, c’est une commotion cérébrale, le plus dangereux est passé, demain elle peut aller à l’école… »

Les parents de Claudio n’étaient pas du genre violence physique, par contre la sévérité morale, cela certainement.   L’entente entre père et fils n’était pas sereine.
Un jour,  il y eut une grève des transports publics,  donc pas de trams… Monsieur Barbier dut aller à pieds au bureau tandis que la voiture se trouvait dans le garage et que Claudio dormait tranquillement dans son lit au lieu d’aller déposer son père…  Épisode qui me laisse pantoise car Claudio était une personne serviable. On peut aussi se demander si monsieur Barbier était capable de demander un service à son fils…
Dans ces circonstances madame Barbier se trouvait entre son mari qu’elle comprenait et approuvait et son fils qu’elle aimait et acceptait “comme il était” sans être d’accord avec lui et toujours en faisant de son mieux pour maintenir la paix dans le foyer.
Sa vie n’a certainement pas été facile, ni agréable tous les jours. 

Cependant, avec les années, une belle tradition s’était instaurée entre eux: au moins deux fois par an ils partaient, à trois, en voyage et c’étaient leurs jours les plus heureux. Pour chaque voyage les parents tenaient un journal et il en ressort une impression très émouvante de bonne entente et de beaucoup d’affection réciproque. Cela contraste avec ce que madame Barbier me raconta au sujet des sautes d’humeur de Claudio et des mésententes père-fils. En fait, plus je découvre les documents dans les archives, plus j’ai la conviction que entre monsieur et madame il y avait une très belle relation avec énormément de tendresse et qu’ils partageaient  cette tendresse avec leur fils malgré l’écueil insurmontable constitué par le fait qu’il n’avait pas de profession.

Dans les lettres qu’il envoie à ses parents depuis les Dolomites en 1968, Claudio se plaint du mauvais service des transports publics : de nombreux bus ont été supprimés car leurs lignes ne sont pas rentables. Sans doute est-il resté sans voiture depuis l’accident de Wattens en 1960.
Le 27.VI.69 il écrit depuis le Vercors : « Il n’y a que la voiture qui aille bien ! Moi aussi. Mais le temps est infect, neige jusqu’à 2000m à Chamonix. »  Donc , il vient de recevoir une nouvelle voiture, en l’occurrence une Ami6. Le 15.IX.69 il répond à ses parents « Tout à fait d’accord pour le voyage en France etc. »  C’est donc depuis lors qu’ils commencèrent à voyager ensemble.
Madame Barbier précise dans ses notes : du 31.X.69 au 11.XI.69 : « voyage en Yonne et Côte d’or avec l’Ami 6 ». L’Ami 8 apparaît dans leur voyage du 31.III.74 au 21.IV.74 dans les Pyrénées.
Après 1969 il parle régulièrement de leurs futures escapades, suggère des itinéraires et apprécie les propositions avec un tel enthousiasme qu’il écrit même « miam miam »…
Le  15.IX.69 il écrit à ses parents : « Si vous commencez (le voyage) par Auxerre, j’aimerais beaucoup vous montrer le Saussois (20km de Vézelay) Le rocher est juste au bord de la route et le spectacle en vaut vraiment la peine. J’aimerais beaucoup y aller le dimanche, pas pour grimper (tout est horriblement dur !) mais pour retrouver des amis français. (…) Il faut que vous voyiez les spécialistes du Saussois en action, cela vaut Holiday on Ice et dans la voiture il fait moins froid qu’au 1ier rang ! »
Pour leur voyage dans le sud de 1971 il redit que les escalades au Saussois sont «  abominablement dures et je n’y tiens pas spécialement » par contre il est enchanté d’aller avec eux en Provence et insiste pour leur montrer les Calanques, par exemple Sormiou.

Claudio se chargeait de la voiture: l’entretien avant de partir et les questions techniques telles que l’essence et les parkings. Les parents choisissaient la région qu’ils désiraient visiter. Monsieur énumérait tout de suite les monuments et faits historiques à insérer dans le parcours. Madame établissait les étapes et repérait les hôtels, faisait les réservations et se chargeait de rédiger un véritable programme  avec tous les détails, heures d’ouvertures des musées, numéros de téléphones, spécialités culinaires etc. Ensuite elle écrivait cela à la machine et le reliait, avec un joli ruban, en opuscule qui servait de guide pendant toute l’excursion.
Madame Barbier était aussi un excellent copilote, elle suivait, carte Michelin en main et ne se trompait pas d’un embranchement. Chaque jour était prévu un “temps libre” pour que Claudio puisse faire ses ballades pour son compte et, si possible, pendant le week-end ils s’arrêtaient près d’un massif rocheux pour qu’il puisse y faire un tour, éventuellement rencontrer des copains et faire quelques pas d’escalade comme cela avait été le cas au Saussois ou dans les Pyrénées.

Tout n’était pas toujours rose, quelques fois Claudio avait des sautes d’humeur qui terrorisaient ses parents. Dans ces circonstances, la seule chose à faire était de se réfugier dans un prudent silence et d’attendre que l’orage passe. D’ailleurs il lui arrivait de se mettre dans tous ses états non pas pour lui mais par inquiétude pour les autres. Quand on avait mal à la tête ou qu’on ne se sentait pas bien, il valait mieux ne pas en parler sinon on risquait de le voir se sentir plus mal que le malade par inquiétude pour celui-ci. Pendant notre séjour à Locatelli je n’osai parler de mon mal à la gorge, je me contentai de boire des thés-citron…
Dans d’autres cas il restait tout au contraire remarquablement calme. Un jour qu’ils partaient en voyage, ils s’arrêtèrent dans un “grill” le long de l’autoroute pour la pause petits-besoins-petit-café. Quand ils eurent repris la route, madame s’écria:
-“Mon Dieu, j’ai oublié mon sac dans le restaurant…”
Consternation… ce sac contenait les pièces d’identité et tout l’argent prévu pour le voyage… que faire ? Claudio resta tout à fait calme, sortit à la sortie suivante,  retourna  au restaurant et trouva le sac de sa mère où elle l’avait oublié…
Mais, la plupart du temps les parents étaient perplexes devant les réactions extravagantes de leur fils, tout comme nous, ses amis, nous l’avons été plus d’une fois…

Après la mort de Claudio j’eus la chance de pouvoir faire plusieurs voyages avec ses parents. Une année nous allâmes en Bretagne et Normandie où nous visitâmes les plages du débarquement et les cimetières militaires.  Une autre année nous allâmes en Bourgogne. Nous fîmes plusieurs excursions en Belgique. Je n’avais que 21 jours de vacances par an et j’en réservais pour aller en montagne. Nos voyages étaient limités par le temps, mais les accompagner était un vrai bonheur.
Mon plus beau souvenir reste notre voyage en 1986, à Florence pour y fêter leurs cinquante ans de mariage. Ils étaient encore en excellente santé et ce fut magnifique.
Ils descendirent en train jusqu’à Lugano qu’ils connaissaient depuis longtemps. Ils vinrent visiter la  vallée dans laquelle j’habite.
Le lendemain nous partîmes vers l’Italie.  Première étape Vérone.
Quand, avec Claudio, nous étions à Sirmione, il m’avait raconté que ses parents y avaient séjourné pendant leur voyage de noces. Peu avant la sortie d’autoroute correspondante, je leur proposai une petite halte surprise.
Nous allâmes donc à Sirmione pour un « petit caf », flâner et raconter tant de souvenirs… Puis ce fut Vérone, Padoue, Florence, Fiesole avec toutes les visites des musées, églises, monastères et parcs.  Leurs souvenirs se mêlaient  à des histoires drôles avec leur humour so british… Le 5 novembre, jour anniversaire nous eûmes droit au dîner de circonstances chez Sabatini.
Je rentrai morte de fatigue. Ils restèrent à Bologne où ils avaient encore d’autres églises et musées à visiter avant de rentrer à Bruxelles en train.…
Notre dernière escapade fut un tour de plusieurs jours dans les Flandres. Monsieur Barbier commençait à se sentir fatigué et il désirait revoir une dernière fois les villes, villages et surtout les cimetières où reposaient les membres de leurs familles. Nous nous arrêtâmes à l’abbaye de Saint André à Loppem où il avait fait les humanités. Il put aller se recueillir sur la tombe des professeurs qu’il avait tant aimés. Puis nous allâmes revoir la maison paternelle…  Que d’émotions…

Madame Barbier se faisait photographier avec les chats et les chiens qu’elle rencontrait et caressait, même quelquefois les vaches et surtout les ânes. Elle aimait beaucoup plus les animaux que les bébés qui font trop de bruit et sont vilains…

C’est ainsi que j’appris à comprendre les rapports entre eux et leur étrange fils, que je finis par les aimer autant que j’avais aimé leur fils et que je pus comprendre ce que signifiaient ces voyages pour Claudio. 

La nouvelle de la probable disparition de la chère Ami8 reposa pour Claudio le problème de sa dépendance financière de ses parents. Cela l’obligeait à devoir demander, mendier. Bien sûr ses parents allaient tout arranger pour le mieux mais ils ne pouvaient pas non plus lui donner l’impression que les crédits étaient illimités. Immanquablement il allait y avoir l’inévitable et insupportable discussion:
-“ Encore une dépense, croyez-vous que cela soit justifié, l’argent ne tombe pas du ciel… etc.…” comme le font tous les parents soucieux de donner à leurs enfants le sens des responsabilités en matière de finances…
À la fin, n’y tenant plus, Claudio décida de téléphoner à sa mère. Cela non plus ne fut pas simple parce qu’il n’y avait pas, à l’époque, de communications téléphoniques directes entre Cortina d’Ampezzo et Bruxelles…Nous allâmes donc au bureau du téléphone et cela dura des heures avant que Claudio ne put parler avec sa mère, ensuite les communications furent interrompues, il fallut tout recommencer plusieurs fois. De l’autre côté du fil madame Barbier fut alarmée d’entendre à l’improviste son fils au téléphone, mais puisqu’il lui parlait c’était qu’au moins il était vivant… À chaque fois que la ligne tombait il s’énervait et finit par s’en prendre à la téléphoniste…
 Bref, dans des conditions aussi difficiles,  cela dura tout l’après-midi avant que Claudio ne  put lui expliquer la fusion prévue entre Citroën et Peugeot et ensuite ses inquiétudes au sujet du modèle Ami8 et ensuite tout le raisonnement au sujet de l’âge de sa voiture… etc. Madame Barbier promit qu’elle se serait informée et ensuite elle aurait discuté le problème avec son mari.
-“Mais enfin, Chou, vous comprenez n’est-ce pas, vous comprenez que c’est important…”

Claudio appelait sa mère “Chou”, ils appelaient monsieur “Sir” et monsieur appelait sa femme “ Petit Cœur” dans les circonstances normales. On comprenait immédiatement que les choses allaient être sérieuses quand les phrases commençaient par “Mais enfin Isabelle” ou réciproquement par “ Mais enfin André”… Moi, par contre, tout le monde m’appelait “Petit” et quand nous nous promenions et que de gros nuages blancs montaient dans le ciel, monsieur Barbier faisait semblant que ces nuages fussent  des montagnes couvertes de neige et il me disait:
-“Regardez, Petit, quelles magnifiques Alpes…”

Claudio est tranquillisé, il sait que son raisonnement tient la route et que sa mère fera tout le nécessaire, mais encore une fois je dus constater que dès que quelque chose le contrariait, c’était la panique.

La Pederiva.
Nous repassons par le Pordoi où une nouvelle catastrophe nous attend: Alberto nous fait faux bond…
-“Ca non plus ce n’est pas la première fois…” ronchonne Claudio et Almo a toutes les peines du monde pour lui expliquer qu’Alberto n’a pas pu prendre les congés qu’il espérait et que dans le monde normal personne ne peut risquer son emploi pour aller grimper…
Le monde s’écroule, Claudio est désespéré…

Alberto me raconta ce qui s’était passé:
-«  Le 5 août 1972, Steinkötter arrive au Pordoi et il m’invite à aller répéter la Nord de l’Agner (voie Jori, Andreoletti, Zanutti). Nous partons et le 6 août nous commençons l’escalade. Entretemps Claudio arrive chez Almo et dès qu’il reçoit la nouvelle de ce que je viens de partir avec Heinz, il se met à râler et il se fâche avec moi et avec tous les Italiens qui ne tiennent pas leurs promesses. En réalité je m’étais déclaré disponible et libre pour Claudio, mais nous n’avions pas fixé une date précise et contraignante et je pensais qu’un jour de plus ou de moins n’aurait rien changé à l’affaire. Je me trompais. Claudio quitta le Pordoi, fâché. Almo me raconta la scène et cet été nous ne revîmes pas Claudio. A Noël je ne reçus pas de ses nouvelles et cela me fut pénible. L’année suivante, au début de l’été, en entrant dans un bar à Canazei je vis Claudio au comptoir, je m’approchai craintivement mais de sa part il y eut un salut cordial, pas de polémique, tout était oublié. Comme toujours, je prétends qu’avec lui il fallait être correct et on n’aurait jamais perdu son amitié. Un monsieur, un véritable ami à respecter, toujours… » (sic)

Pour nous consoler nous allons faire la « Pederiva » sous une pluie battante:
-“ De toutes façons – commente Claudio – ça ne change rien c’est une voie dans des cheminées qui sont toujours mouillées, glissantes et froides … même quand il fait beau…”

En sortant de la voie « Pederiva » et en arrivant sur le sommet du Sass Pordoi, à 2950m, nous trouvons une épaisse couche de neige fraîche…  C’est le 15 août et le thermomètre indique -15°C …
Pour nous réchauffer nous étions montés à pieds jusque sous les parois mais avec ce froid nous décidons de redescendre avec le téléphérique et pendant que nous attendons l’arrivée de la cabine, pour rigoler, Claudio s’approche du thermomètre et se met à souffler dessus.  Quand il voit que le mercure monte, il en fait un jeu et essaye de le faire grimper le plus haut possible et donc il souffle et souffle et réussit à amener le mercure jusqu’à + 20°C !
Claudio me regarde en s’exclamant:
-“Olala, quelle chaleur!” pendant qu’il enlève son pull-over et son bonnet.  À ce moment  d’autres personnes arrivent, elles le regardent avec étonnement et vont elles aussi regarder le thermomètre qui marque en effet + 20°C, mais c’est la stupeur quand ils voient le thermomètre descendre à vue d’œil et même à toute allure jusqu’à -15°C. Claudio lui aussi va regarder le thermomètre, prend un air complètement  ahuri et dit tout haut:
-“ Mais qu’est-ce qu’il fait froid! “ et il remet son pull et son bonnet…
Les autres nous regardent, se demandent ce qui se passe, nous restons imperturbables et réservons à plus tard les commentaires et les rigolades aux dépens de la tête de ces crabes…

Le Bosconero.
En route pour le Bosconero où Claudio veut repérer de nouvelles voies. Nous nous arrêtons dans le refuge Città di Fiume. C’est une construction avec des murs épais constitués de grosses pierres; à l’intérieur ils sont lambrissés. Le feu ouvert carré occupe le centre de la salle, on peut s’assoir le long de ses quatre côtés. De grosses bûches sont en train de brûler et réchauffent agréablement toute la pièce. On se sent bien, la cuisine est excellente, l’ambiance chaleureuse. Nous nous assoyons près du feu que j’attise et ne résistons pas à cette  soirée romantique, avec un verre de bon vin. Nous parlons de notre futur: Claudio m’explique son projet de nouvelles voies. Puis il me raconte l’histoire de ce grimpeur qui voulait ouvrir une grosse voie pour laquelle une grande quantité de matériel était indispensable et qui se trouvait dans un massif éloigné ce qui posait un vrai problème de transport. Alors le type, pas bête, avait divisé son matériel en petits paquets bien emballés et ne pesant pas plus d’1kg. Il avait demandé à tous ceux qui montaient au refuge de porter de sa part ce petit paquet au gardien… Une semaine plus tard tout le matériel était à destination…
Puis il reparle d’Alberto, ce serait bien qu’il vienne avec nous, il pourrait dépitonner…
-“Tu crois vraiment qu’Alberto est indispensable? C’est embêtant de toujours dépendre des autres…” Claudio me regarde étonné:
-“ Ah, voilà, toi aussi tu penses ça? Mais si toi tu étais capable de dépitonner…” -“ Je sais  apprendre. De toutes façons c’est pas pour maintenant, d’ici à l’an prochain t’as qu’à me montrer comment on fait… Ca ne doit pas être sorcier…” -“ Il faut de la force…”
-“ J’en ai… et puis, la maison dans laquelle j’habite, on l’a fait construire, mais tout le bricolage, c’est moi qui le fais… ” -“ Ben, moi je suis un littéraire…”
-“ Si ça tombe, je pitonnerai mieux que toi…”
Claudio est ravi, l’idée d’aller à nous deux ouvrir une infinité de voies annonce de nouveaux horizons, il se lève et va nous chercher encore un verre de vin.
À ce moment arrive un groupe d’excursionnistes italiens qui sont trempés. Ils enlèvent leurs chaussures et les placent près du feu pour les faire sécher, puis eux aussi s’assoient autour du caminetto et tous présentent leurs pieds aux flammes pour faire sécher les chaussettes…
Une forte odeur de cuir, de laine mouillée et de transpiration se mêle aux parfums de cuisine et aux effluves du vin, la fatigue et le froid de la journée nous assoupissent  dans une douce ivresse. Tout doucement les Italiens commencent à chanter, ils chantent bien, ce ne sont pas des amateurs puisqu’ils connaissent les textes et chantent juste et presque sottovoce... qu’ils fassent partie d’une chorale ?
-“ Heureusement que c’est pas un bande de soulards allemands …”- dit Claudio… La lampe au gaz susurre en sourdine, sa lumière tamisée fait danser des ombres bizarres le long des murs. On est bien. Enfin Claudio engage la conversation avec ses voisins et finit par demander qu’ils chantent une chanson pour moi car je dois apprendre l’italien… Mais pas n’importe quelle chanson, il demande le Spazzacamino… la chanson du ramoneur… Tous les Italiens connaissent la chanson du ramoneur qui est à double sens mais tout en finesse: une belle jeune fille est à sa fenêtre quand passe le ramoneur et elle l’appelle, d’abord elle le fait assoir, lui donne à manger et à boire et ensuite elle lui fait voir la cheminée qu’il faut ramoner, mais sa cheminée est étroite… Ne craignez rien mademoiselle répond le ramoneur je suis du métier et tout ce passe tellement bien qu’après neuf mois il nait un bel enfant qui ressemble trait pour trait au ramoneur… 
Nos Italiens se mettent à chanter ils articulent bien, je comprends  les mots,  ils sont expressifs, je comprends les sens… tout le monde rit et dans leur air espiègle je revois les yeux pétillants de Heini, notre vrai petit ramoneur …

Nous montons à la Forcella Cibiana avec un beau soleil, il fait même très chaud au point que nous sommes contents chaque fois qu’un petit nuage nous donne un peu d’ombre et puis les petits nuages deviennent grands et avant le col il douche de nouveau… Nous descendons vers le minuscule refuge  Casera di Campestrin sous les coups de tonnerre et parmi les éclairs qui s’abattent sur les parois tout autour de nous…
Nous entrons dans le refuge qui est une petite maison avec des lits à étages et un poêle à bois. Claudio s’étend sur un des lits. Des promeneurs italiens entrent et ils racontent des histoires hallucinantes de vipères. Il paraît même qu’elles grimpent dans les arbres et sautent dans le cou de ceux qui passent en dessous… Ils portent tous des guêtres de grosse toile ou même de cuir, jusque sous les genoux. Claudio raconte qu’il a même un jour rencontré un type qui avait cousu des grelots au bord inférieur de son pantalon car il pensait que le carillonnement des grelots épouvanterait les vipères et les ferait fuir… Les vipères sont sourdes et ne sentent que les vibrations du terrain… Puis il reprend sa diatribe contre les maudits chasseurs qui tuent les rapaces:
-“Et tu vois maintenant à quel point on en est… On n’ose même plus marcher normalement sur les sentiers et pense un peu quand on est en train de grimper et que dans un passage de V tu lances ta main vers une belle prise et tu atterris sur un serpent qui te saute à la figure…”
Les promeneurs essayent d’allumer le poêle qui se met à fumer épouvantablement… Tout le monde tousse et au lieu de chauffer la pièce on doit ouvrir la fenêtre pour faire du courant d’air… Deux écoles s’affrontent: les uns prétendent que la cheminée ne tire pas parce qu’elle est mouillée et froide et que donc on doit insister et faire brûler plus et plus fort, les autres au contraire prétendent que c’est inutile et  qu’il faut éteindre le peu de feu qu’il y a … Pendant ce temps la fumée devient tellement dense qu’on ne sait plus rester à l’intérieur. Tout le monde sort sous la pluie, Claudio est désespéré et nous rebroussons chemin sous la grêle… Nous n’avons d’ailleurs même pas vu les parois qui ont tout le temps été voilées de nuages et de brouillard. Nous sommes trempés et nous avons froid. Inutile de se faire des illusions: le temps est dégueulasse et il reste dégueulasse, un point c’est tout.

 À ce stade, Claudio m’amène à Pieve di Cadore où nous allons visiter une exposition au sujet du Titien. De là nous continuons vers Auronzo. Dans une vitrine Claudio voit des verres en forme de petites bottes, il en achète six, c’est la première pièce de notre futur  ménage et à partir de maintenant nous allons, chaque soir, boire  une petite botte de liqueur. Nous achetons une bouteille de liqueur aux herbes que nous justifions par le  fait que c’est moins cher qu’au bar…
Claudio parvient à téléphoner à sa mère qui confirme: à Bruxelles le temps reste beau et chaud et l’eau est rationnée…

À Auronzo tous les hôtels affichent complet car, après le 15 août,  tous les Italiens sont en vacances… Nous devons nous contenter d’une chambre minuscule chez l’habitant. En fait ils ont condamné un corridor dans lequel ils sont parvenus à caller deux lits. L’avantage c’est que nous avons un toit audessus de nous. Le désavantage c’est qu’au matin le mélange des odeurs corporelles avec celles de nos provisions qui comportent un gros bloc de gorgonzola,  après une nuit torride, produit une puanteur telle que Claudio doit se précipiter dehors, à la limite du vomissement… Il a l’estomac tout retourné et le teint vert… Il est vraiment très sensible aux odeurs…
Nous nous assoyons sur le trottoir au milieu de grandes boîtes en carton qui attendent d’être emportées par la voierie et nous commençons à chauffer de l’eau dans la petite bouilloire sur le camping gaz pour nous faire une bonne tasse de thé et déjeuner. Nous prenons un de ces cartons pour en faire une table, nous sommes assis par terre et sur un autre carton sont répandus nos fruits, le pain, les confitures, les fromages, le thé, les tasses, etc. Nous avons l’air de clochards de luxe. Claudio est déjà habillé tandis que moi je suis encore toute décoiffée et en pyjama. Les passants nous observent avec méfiance. L’un d’eux nous sourit, un autre nous souhaite bon appétit, nous répondons cordialement,  un petit groupe s’arrête autour de nous. Des dames très convenables passent avec leur panier comme si elles revenaient déjà du marché. D’autres gens s’arrêtent et parlent avec Claudio qui répond avec des flatteries aux dames et tout le monde se met à rire…

Le siège de la Cima Grande.
Finalement nous décidons de remonter à Locatelli et de faire le siège de la Grande…
Nous passons des heures assis à la petite table de Claudio à observer les parois. Il continue à lire Moby Dick et moi je continue à lire Les Chants de Maldoror… Voilà deux passionnés de montagne qui sont en montagne et y lisent des histoires d’océan… Puis il raconte des souvenirs…

-“ Les premières années que nous venions ici, le dimanche nous descendions à la petite église pour assister à la messe. Une année il y avait une fille qui grimpait avec nous et qui me plaisait. Je réussis à la bloquer entre deux portes et veux l’embrasser mais elle refuse catégoriquement parce qu’elle vient d’aller à confesse et puisqu’ensuite nous allons  grimper, en cas d’accident, elle ne veut pas mourir en état de péché mortel pour m’avoir embrassé… Une autre fois, du côté de Chamonix il y avait une fille vraiment belle, alors j’essaye d’engager la conversation, mais elle, rien à faire, alors je lui présente une cigarette et elle me répond “ No thanks, only grass…”

Ah, les filles... ah, les filles... quelle obsession, mais quelles curieuses techniques pour draguer... Outre le fait que Claudio et ses copains croyaient que le meilleur moyen de séduire une fille était de la trainer dans une belle voie à Freyr, ils allaient aussi draguer au dancing « La Ferme Blanche » ... Franky raconta qu’après avoir bien grimpé, sans même s’être débarbouillés, avec un bandana dans les cheveux, leur chemise puante de sueur, leur jeans à l’avenant et leurs grosses godasses d’escalade, ils allaient à « La Ferme Blanche », s’assoyaient près de l’entrée pour observer les jolies filles qui arrivaient et à chaque fois qu’ils en voyaient une qui leur plaisait ils grouinaient comme des cochons ... Était-ce parce qu’en chaque homme il y a un cochon qui sommeille ? Mais ils avaient d’autres pratiques plus coquines... Eddy me raconta qu’ils suivaient patiemment les cordées dans lesquelles il y avait une fille qui portait un short, dans l’espoir de pourvoir apercevoir « les moustaches » dans les passages qui requerraient  un grand écart... 

J’imagine les heures que Claudio a passées assis à sa petite table dans la salle du refuge Locatelli, à observe les parois des Tre Cime et à imaginer les voies qu’il aurait pu y ouvrir.
En 1969 “Bergkamerad” écrivit:
-“ Claudio Barbier veut ouvrir une nouvelle voie l’été prochain qui lui prendra 14 jours sur les parois des Tre Cime.”
Il n’ouvrit jamais cette voie, mais  du 5 au 10 août 1989 les frères Miroslav et Michal Coubal  y ouvrirent la “Claudio Barbier Gedächtnisweg” qui part à gauche de la Comici.  Ils prirent contact avec moi et je donnai la copie de l’article, qui parut dans le numéro de décembre du Bergsteiger 12/89, aux parents de Claudio qui en furent extrêmement émus et écrivirent aux deux alpinistes tchèques pour les remercier et y ajoutèrent même un petit cadeau sous forme de sapeks “au bénéfice d’une future expédition”.

La Preuss de la Piccola.
Sveglia alle 4, pezzo di pane, parete nord…
Le ciel est couvert et donc nous ne partons que vers 9h pour la « Preuss » de la Cima Piccola que nous faisons en 117 minutes. Au bloc coincé je n’ai même pas eu le temps de réfléchir, la corde s’est tendue légèrement et hop, j’étais passée. Au sommet, il neige et nous descendons en rappels ce qui ne me dérange plus du tout,   tellement, maintenant,  je me sens à l’aise dans cette ambiance. Claudio trouve un descendeur.
Nous arrivons sur le pierrier en même temps que deux Yougoslaves qui s’assoient et commencent à piqueniquer, nous aussi nous faisons une petite pause, ils sortent leur gourde et nous la tendent.
-“ Vodka ou Slivovitch? “ – demande Claudio très sérieux.
-“ Nein Wasser…” répondent-ils en riant.
-“ Bèèèèè! ...  - crie Claudio en s’encourant avec un air dégouté – trop froid, beaucoup trop froid…”

Nous sommes assis à la table de Claudio, lui avec son Moby Dick moi avec mon Maldoror quand arrivent un monsieur et une dame d’allure très BCBG. Ils sont vêtus à la mode alpine début de siècle et portent tous deux un très long alpenstock. Claudio fait des commentaires en français, j’essaye de rester imperturbable. La dame dit à son mari en anglais avec un fort accent italien:
-“ Verry founny pipel hire…”
Claudio me regarde très sérieusement et me dit:
-“ If You think a yellow submarine is rolling on the stones on a hard day’s night, I want to hold your hand on the long and windy road because all you need is love…”
Monsieur et madame Alpenstock ne réagissent pas, sans doute ne connaissent-ils  pas les titres des chansons des Beatles…

La Comici de la Cima Grande.
Sveglia alle 4, pezzo di pane, parete nord… C’est une journée très froide, le brouillard est à couper à l’Opinel, dégoûtés, nous la passons à dormir.
-“ Avec ces températures  nous n’avons même pas besoin de frigo pour tenir le champagne au frais…” constate Claudio.
Dans l’après-midi nous descendons dans la grande salle pour nous réchauffer et nous commençons à faire le compte des jours qui nous restent… ça passe très vite… et nous décidons de partir dans la Comici le jour suivant quel que soit le temps… même si les conditions sont hivernales… ce sera plus dur mais plus méritoire … Il y a bien un peu d’inconscience, mais cette longue attente nous a tellement conditionnés que nous ne nous en rendons pas compte. Nous remontons et vraiment décidés, nous préparons scrupuleusement le sac, les provisions et les vêtements.

Sveglia alle 4, pezzo di pane, parete nord…
-“ Vite, debout – s’exclame Claudio – le temps est magnifique! Le ciel est tout à fait clair, des myriades d’étoiles, dépêche-toi… il fait aussi un froid sibérien…” Nous n’avons pas le temps de prendre un petit-déjeuner, nous descendons les escaliers en courant, le refuge dort.
L’herbe des prés crépite sous nos pas et scintille dans les rayons de notre lampe de poche. Quand nous arrivons à la Forcella, je me blottis entre deux gros blocs, Claudio descend jusqu’à la voiture pour y prendre mes petites chaussures Freyr qui sont plus fines et plus légères. Le silence est tellement impressionnant que le bruit des portières résonne contre les parois comme des détonations. Deux silhouettes montent vers les parois nord, pourvu qu’ils n’aillent pas dans la Comici…
J’ai tout le temps pour graver les impressions dans ma mémoire, ce ciel incroyablement limpide et quand même si sombre et cette infinité d’étoiles, les silhouettes des montagnes, le froid intense…
Quand nous arrivons au départ de la voie nous sommes en sueur mais nos mains sont gelées. Heureusement nous sommes seuls dans notre voie.  6h50 : départ!
Au sommet du socle on s’encorde. Sur cette splendide paroi blanche et surplombante, Claudio part vers la gauche en employant déjà des étriers… Cela ne m’inquiète pas après la leçon de 10m reçue sous la paroi du Ciavazes…
À y repenser aujourd’hui, on aurait quand même pu faire un peu plus d’entraînement…   
Dans les voies faciles, nous grimpons avec une seule grosse corde rouge, dans les voies plus difficiles nous en employons deux: la jaune et la bleue, pour avoir plus de liberté dans les manœuvres.
Je le suis en silence: parler est inutile et si je demande par où ça passe, il me répond invariablement “c’est tout droit”. D’ailleurs il n’y a pas d’autre choix que de suivre la corde… et quand je lui avais parlé des difficultés il m’avait invariablement répondu:
-“ Mais non, elle n’est pas difficile, je l’ai faite cinq fois, dont trois fois en solo, si elle avait été difficile, je ne serais pas ici pour te le raconter… Somme toute elle est comme la Directe à Freyr, seulement un peu plus longue…”
Il fait très froid.
Des cailloux tombent depuis le sommet et font fffrrrrrr…..en passant à côté de nous… et puis ils s’écrasent loin de la base de la paroi tellement celle-ci est surplombante. La voie traverse une grande tache sombre qui a la forme d’un chien.
-“ Quand est-ce que nous sommes sur le dos de chien ?”
-“ Maintenant, on y est…”
On s’était mis d’accord : dès que nous arrivions sur le dos du chien on allait faire une pause et aussi manger quelque chose… Nous sommes partis, c’est bien le cas de le dire, avec le souper de la veille, mais rien de plus… Par contre nous sommes sur le dos du chien et voilà Claudio qui continue sans hésiter et sans aucun arrêt-pique-nique… Je ne suis pas “assez formée pour juger de cela” mais j’aurais dû y mettre tout de suite l’halte là… Il continue, je continue…
Lentement l’aube se lève, au loin, dans le refuge des lumières s’allument, il fait un froid de canards… 
Notre progression est lente parce que nous ne grimpons pas en alterné, mais notre rythme est régulier et avant que je n’arrive aux relais, Claudio prend même des photos.
-“ Dans Etoiles et Tempêtes, il y a une photo de Rébuffat de ce passage, mais elle a été imprimée à l’envers… je te la fais parce que c’est une classique, une photo de collectionneur…”
En passant de l’étrier gauche sur l’étrier droit, je sens une étrange instabilité. J’essaye d’établir mon équilibre quand tout d’un coup mon pied gauche part avec le clou et l’étrier qui y pend… Il s’en est fallu de peu que je parte avec eux et dans ce cas, quel pendule… Cela s’est passé en un éclair, Claudio a  tout vu mais me voyant me redresser sur mon pied droit et en même temps récupérer l’étrier et le clou, il rit en chantant “ les clous, quand ils vous arrivent, oh oui, oh ça fait mal…”
Voler ici n’était pas l’idéal, nous sommes en plein surplomb et je me serais retrouvée suspendue comme une araignée à son fil. Ensuite il aurait fallu prendre les cordelles, remonter au prussik, perdre du temps et se fatiguer pour rien…  -“Volare, oho, cantare ohohoh… nel blu dipinto di blu…felici di stare lassù…” Claudio est content il s’en donne à cœur joie… Mais il y a quelque chose qui me chiffonne: ce matin nous sommes partis sans petit-déjeuner, puis il a sauté notre pause pique-nique sur le dos du chien et bien, maintenant moi j’ai les bras qui deviennent tout durs, ma jambe gauche ne suit plus, je dois ouvrir ma main gauche avec ma main droite pour l’attacher sur l’étrier suivant, c’est même effrayant et comme cela je ne vais pas pouvoir continuer…

C’est une impression terrible: le corps tout simplement n’obéit plus à l’esprit… Jusqu’à présent j’avais cru à l’omnipotence de la volonté. Aujourd’hui j’apprends que notre volonté est limitée par notre corps, lequel, somme toute est très faible… Il suffit d’un léger déséquilibre chimique et il se bloque, il se paralyse… C’est une découverte effrayante et bouleversante: la force mentale vaincue par la faiblesse physique… C’est le contraire de ce qui m’a été enseigné depuis mon enfance: la suprématie de l’esprit sur le corps, de la raison sur les sentiments,  de la force morale sur la faiblesse physique, vouloir c’est pouvoir… Et bien, pas du tout: aujourd’hui j’apprends que la défaillance physique ramène tout à zéro et cette expérience me bouleverse et me fait peur.

-“ Tu avais promis qu’on pique-niquerait sur le dos du chien…”
-“ Ecoute, Anne, moi je grimpe et toi, aux relais, tu te reposes…” (sic!)
-“ Oui mais après les repos, moi aussi je grimpe… pas d’essence, pas de moteur…”
Il me regarde tout surpris, et bien ? lui non plus n’a pas mangé ce matin et pourtant il se sent en superforme… mais moi pas… ça alors… stupéfait il extrait la gourde du sac, je bois quelques  bonnes gorgées de thé sucré encore chaud et il repart déjà mais me laisse une tablette de chocolat et après quelques minutes j’ai récupéré… Simple hypoglycémie… fallait le savoir, tout au moins, lui, il aurait dû le savoir… C’est tout de même ridicule de se sentir mal alors que dans le sac nous avons tout ce qu’il faut et que, comme d’habitude, on finira par tout ramener au refuge...
-“ Dépêche-toi maintenant parce que le mauvais temps est en train de revenir.”  Il est déjà reparti avec ses gros bas de laine jaunes tout neufs pour l’occasion. Les nuages sont en effet en train de s’amonceler à l’horizon, mais je m’aperçois d’un danger bien plus grave: une cordée a attaqué après nous et est en train de nous rattraper… et ça pas question! Claudio ne veut pas se laisser dépasser… Moi, quand j’ai vu les deux jeunes en dessous de nous, je me suis dit que puisqu’ils vont plus vite que nous, nous pouvons continuer tranquillement à notre rythme et les laisser passer, mais c’est seulement maintenant que je comprends que pas question, ils ne passeront pas !!! Si au moins il me l’avait dit… et bien oui j’aurais fait un effort supplémentaire… -“Par où veux-tu sortir? On fait les fissures Aschenbrenner ?”
Va pour les fissures, de toute façon pour moi tout est nouveau, mais celles-ci sont couvertes de verglas et pour progresser, Claudio  brise la glace avec des coups de marteau et les débris me tombent sur la figure…
Les deux jeunes grimpent vite en alterné et à la fin nous n’avons plus que deux longueurs d’avance…
À 15h40 nous sommes sortis de la voie:
-“Pas mal pour des débutants…”
Les deux jeunes arrivent au sommet en même temps.

En 1995  l’histoire de l’année 1976 allait être publiée par CDA à Torino sous le titre « La Via del Drago », en 2000 Alberto Sciamplicotti allait publier “ Rotti e stracciati” qui raconte les aventures de jeunes grimpeurs romains et j’allais avoir la formidable surprise d’y lire l’histoire de Pierluigi Bini et Alberto Campanile qui ce 22 août ont eux aussi  fait la Comici de la Cima Grande et dans les dernières longueurs ils rencontrent une blondinette qui “ grimpe bien mais lentement ” merci pour votre gentillesse, en réalité je grimpais très lentement et pour cause…
“mais le premier de cordée grimpe comme un fou”
<<Peu avant la vire circulaire Bini et Campanile rejoignent la fille. Ses yeux clairs rient de bonheur tandis qu’elle les salue: -“Bounjour…”
-“Bongiù aussi à toi!” répond Pierluigi.
-“L’escalade t’a plu ?” demande Alberto.
-“ Oh oui –répond la blondinette – très belle et aussi très difficile…”
Le compagnon de la fille, un type aux cheveux longs et à l’air dégingandé se penche de la vire pour les observer pendant qu’ils grimpent, quand les trois le rejoignent il se lève de l’endroit d’où il était en train d’assurer sa copine et avec la main tendue il fait un pas vers Bini e Campanile:
-“ Bravo, compliments – s’exclame-t-il en souriant – vous avez grimpé vraiment vite. Deux gamins si jeunes et en plus avec des baskets aux pieds… Vraiment forts et rapides! D’où venez-vous ?” >>
Il s’en suit le récit très sympathique de cette brève rencontre…
Ce ne sera qu’en 2005 à l’occasion de la présentation du livre “Quelli del Pordoi “ de Alberto Sciamplicotti qui s’est tenue au Col di Lana que j’aurai l’occasion de rencontrer Pierluigi Bini… Magie de la montagne: nous n’avons pas eu besoin de parler… “c’est toi?”  “alors c’est toi?” … basta, ça suffit.  Bien sûr il a lu mon livre et moi j’ai lu le sien… les paroles sont superflues…

Nous nous assoyons au sommet de la Grande, à l’abri du vent pour enfin manger, les tensions se relâchent d’un coup, une ondée de bien-être m’envahit, je commence même à me réchauffer… on est bien...
-“ Ce matin – avoue Claudio – quand je suis allé prendre tes chaussures dans la voiture le thermomètre indiquait -5°C… je n’ai pas osé te le dire, de peur que tu refuses de partir… Si on compte que par 100m la température descend d’ 1°C… le sommet est à 2999m, la voie mesure 500m et la voiture est à environs 100m plus bas …  disons qu’entre la voiture et le sommet il y a 600 m … ça fait -6°C … ici pour le moment il ne doit pas faire chaud… peut-être pas – 11°C mais quand même…”
Maintenant nous ne sentons plus ni le froid, ni la fatigue, nous jouissons enfin du thé chaud qui aurait dû nous soutenir pendant l’escalade… quelques biscuits et la pomme… J’ai à nouveau assez de force dans mes doigts pour briser la pomme en deux et présenter une moitié à Claudio.
-“ Regarde: cette pomme est l’image parfaite de notre relation: deux moitiés différentes mais qui s’imbriquent si bien…”
Finalement nous entamons la descente et rencontrons deux autres grimpeurs qui parlent allemand ; nous leur demandons de nous faire une photo.
-“ D’où venez-vous?”
-“ De la Comici…”
-“ C’est pas avec ce peu de matériel qu’on fait la Comici…”
Claudio se met à rire en montrant le sac qu’il porte sur le dos:
-“ Et ça? Qu’est-ce que vous croyez qu’il y a là-dedans ? – leur répond Claudio - Vous croyez qu’on est allés aux champignons?”
Tout le monde rit, ils nous photographient… Quand nous arrivons au refuge Locatelli, il y a un soleil resplendissant et Claudio se lance dans  la grande euphorie, il chante sur la mélodie de « La Parisienne » de Marie-Paule Belle: -“ Je ne suis pas alpiniste, c’est bien triste, c’est bien triste, je ne suis qu’un p’tit grimpeur, j’ai trop peur, j’ai trop peur…”
L’orage s’en est finalement allé au loin. Nous montons dans notre chambre nous rafraîchir et changer de vêtements. Quand nous entrons dans la grande salle Dora nous apostrophe avec son accent allemand: -“ Afete tormito pene?” fous afez pien tormi? …  Claudio exulte:
-“ Dans la Comici on ne dort pas !!!”
Stupeur générale: ils avaient vu les cordées dans les voies mais personne n’avait pensé à nous!  C’est la fête! Il y a des verres de vin qui arrivent offerts par d’autres  clients. Malheureusement Bepi n’est pas là, il a dû aller à Sesto  chez l’ophtalmologue…
-“ Il n’aurait jamais cru que tu es venue, toi aussi… Il aurait demandé comme en 1959 quand avec Alzetta et Nadine nous avions fait le Pilastro di Rozes <vous avez fait la voie avec elle? vous l’avez mise dans le sac?>…”

La salle est bondée, un monsieur nous fait de la place à sa table en disant: -“ Il ne sera pas dit que des alpinistes n’ont pas été honorés dans un refuge alpin…”
Les verres de vin continuent d’arriver… Les deux adolescents qui accompagnent le monsieur nous regardent avec de grands yeux curieux et le monsieur finit par demander à Claudio:
-“ S’il vous plaît, dites à ces deux exaltés que des voies comme la « Comici » sont encore trop dures pour eux…”
Un des gamins me demande à l’oreille comment s’appelle mon compagnon et je lui  réponds que plus tard il doit demander le livre du refuge, que tout y est écrit…
-“ Vous avez raison – dit Claudio en souriant tranquillement – il faut être prudent… Si aujourd’hui je suis encore ici, après 20 ans, c’est uniquement parce que j’ai toujours été extrêmement prudent. Ce n’est que maintenant que je me rends compte de combien je grimpais mal à l’époque… La prudence… Tant d’amis ne sont plus là…”
-“ Vous n’avez pas eu peur?” – me demande l’autre jeune homme.
-“ Peur? Non pas peur, mais ce n’est quand même pas de la petite bière… c’est pas donné…”
-“ Monsieur – lui dit très sérieusement Claudio – la peur n’évite pas le danger…”
Tout le monde le regarde et cela ne fait rire personne…

Dans le livre du refuge il écrit:
-“ Im 1956 durchstieg ich die Wand. Es ist ein grosses Glück, die Führe nach 20 Jahre noch einmal als Seilerster zu erklettern!” en 1956 j’ai parcouru cette paroi pour la première fois. C’est un grand bonheur de la gravir  encore une fois comme premier de cordée après 20 ans.

En ces quelques heures, j’ai vécu un concentré de l’expérience humaine: la solitude… la solitude fondamentale de l’homme… La montagne en est le meilleur révélateur et c’est là que réside sa fascination: on se retrouve seul devant les problèmes à résoudre, personne pour aider, il n’y a pas d’autre solution que de continuer. Dans une paroi, on ne peut pas s’arrêter, demander de l’aide, pleurer, rebrousser chemin, faire faire le boulot par autrui, fuir… De gré ou de force il faut continuer, aller de l’avant, grimper, sortir de la voie par ses propres forces, chacun pour soi, seul…
En montagne on ne peut pas faire semblant, on ne peut pas tricher, exactement comme ne peut le faire le navigateur qui se trouve seul devant l’immensité de l’océan…
Dans la vie quotidienne nous sommes leurrés par la présence des “autres”. Nous ne voulons même pas y penser. Pour ne pas devoir réfléchir nous nous laissons éblouir par mille subterfuges, mais en réalité, nous sommes terriblement et irrémédiablement seuls.
Nous sommes seuls quand nous naissons, quand nous devons affronter et résoudre les difficultés de la vie, quand nous souffrons, quand nous comprenons combien nous souffrons, seuls enfin quand nous mourons,  même si nous sommes entourés de nombreuses personnes…
La vie est comme une rage de dents: même les personnes qui nous aiment le plus ne peuvent nous enlever une partie de la douleur que nous sommes seuls à devoir affronter…
La montagne enseigne à prendre conscience de notre propre solitude, à évaluer nos propres forces, à gérer nos peurs et nos faiblesses, à marcher malgré tout,
tout simplement parce qu’il n’y a pas d’autre solution… La montagne est un maître, grand et implacable.

Franky Boeye nous expliqua comment la montagne lui avait appris à vivre et  à vouloir vivre surtout le jour où les médecins lui avaient diagnostiqué une tumeur dans le cerveau…

La montagne, l’océan, le désert… Moïse se retira sur la montagne et c’est sur la montagne que Dieu  vint à sa rencontre… Dans le silence et la solitude « Dieu parle ». Comme les anciens hébreux avaient bien compris cela et comme ils l’avaient bien exprimé !
Uniquement au travers de l’expérimentation et de l’acceptation de sa propre solitude, l’homme se transcende…
Le silence parle et j’ai commencé à l’écouter…
Mais l’heure des méditations métaphysiques était encore bien loin…
“Je suis seul… oh oui, je suis seeeuuuul… ”

Solo
Après la Comici, Claudio est devenu tranquille, serein et joyeux. De temps en temps il me répète
-“Je pensais que je ne l’aurais plus jamais refaite…”

Almo me raconta plus tard que les dernières années de Claudio avaient été pénibles: toujours plus seul, plus isolé, plus dépressif. Il venait au Pordoi mais grimpait peu. En 1975 il n’avait fait que 14 petites voies dont 8 en solo, principalement parce qu’il ne trouvait pas de compagnon. Ah, si on s’était connus plus tôt…
Un jour que nous montions l’escalier du Col di Lana, arrivèrent Heinz Mariacher et Luisa Iovane. Claudio prit Heinz par les épaules, le regarda longuement et me dit:
-“Tu vois, ça c’est la jeune génération… voici les meilleurs… d’ailleurs, Heinz lui aussi, a les yeux bleus…”

Trouver un compagnon avait toujours été un problème. En 1957 il était seul dans le massif de la Civetta. En passant devant le Bocia du Campanile di Brabante, il s’y risqua seul et ensuite il continua à grimper seul. Il était fier que sa première solitaire se fût déroulée sur le Campanile di Brabante qui devait son nom au roi Léopold III.
Puis il s’en fit une raison et s’inventa une philosophie dans laquelle il prétendait qu’il vaut mieux grimper seul qu’avec un mauvais second et qu’un second est forcément mauvais car s’il était bon il grimperait en tête… En somme il grimpait seul par prudence…

En 1961 il rencontra Livanos dans la Brenta. Giorgio me raconta qu’ils avaient conseillée à Claudio  la Preuss du Campanile Basso qui, alors était une voie prestigieuse.
Il la parcourut le 4.VIII.61, en solo et quand il rentra il leur dit le plus naturellement du monde:
“ Oui, bon, chez nous à Freyr, ça serait du III…”
Consternation… non seulement pour le peu de considération montrée à l’égard de la voie de Preuss ce qui était déjà blasphématoire en soi, mais surtout pour la suffisance de ce blanc-bec qu’on ne connaissait pratiquement pas encore. Ce n’est que quand ils virent le sérieux avec lequel il se préparait et l’application avec laquelle il grimpait qu’ils comprirent que pour lui cela n’était vraiment que du III.

Malheureusement Claudio ne tint pas un vrai “livre de courses”. Il avait pris beaucoup de notes, dans de petits carnets à spirales, sur des bouts de papier, des coins arrachés à des journaux, des cartons à bière. Il s’y retrouvait, d’ailleurs pour lui cela ne constituait que des aide-mémoire puisque sa mémoire lui permettait de tout se rappeler sans avoir recours à des écrits.

Il avait appris à tenir des « carnets » avec ses parents. A la première page du carnet de voyage n°1 de ses parents on trouve à la date du samedi 13.VIII.49  une page écrite à l’encre verte par le petit Claude :
<< Départ à Bruxelles-Nord. Le train part à 8h moins 10 et aussitôt nous allons au wagon-restaurant pour le premier service ! Une place était séparée des deux autres mais le contrôleur a su arranger l’affaire. Sommes passés par Namur, Jemelle, Arlon, Luxembourg, Thionville où je me suis éveillé.
Dimanche 14.VIII.49 Strasbourg, et il commence à faire clair. Près de là, nous avons vu (papa et moi) un nid de cigognes. En gare de Mulhouse un train de petits veaux gémissaient de faim, de soif, de froid, d’être secoué pendant le trajet, de ne plus avoir sa mère-vache. A choisir !!
Arrivée à Bâle à 5.45h. Passage long de 2 douanes etc. Déjeuner au buffet. Papa ne veut pas attendre Lausanne pour changer l’argent. Conclusion : il nous fait rater le premier train et les journaux que Chou n’avait pas lus.  Nous partons avec une belle locomotive électrique et franchissons le premier tunnel de 8km !! On arrive à Berne, capitale de la Confoederentio Helvetica. Peu après Berne nous avons un panorama magnifique : les Alpes de l’Oberland ! Après beaucoup de tunnels je suis le premier à apercevoir le Lac de Genève et nous descendons à volle-volle-gaas sur Lausanne. Hôtel Alexandra. Catastrophe : pas de salle de bains ni de lit pour moi !Enfin je reçois une petite chambre pour moi seul avec lavabo et suis à 30cm du balcon de la chambre de Chou. Mon n° est 57 et l’autre 56. L’après-midi avons visité la ville et la plage qui est moche d’après Chou et quelconque d’après Papa; moi je suis entre les deux mais plutôt avec Chou ! je dis : mauvaises chaises et eau froide. Avons bu thé puis souper à l’hôtel. Couvrefeu.  >>(sic)
Le reste du carnet est écrit par monsieur Barbier. Je reçus les trente-six carnets de voyage de monsieur et madame Barbier après leur décès.

Après la mort de Claudio, j’allais trouver dans un tiroir du bureau de Bon-papa  des documents, notes, relations et topos de voies. L’écriture de Claudio  est extrêmement difficile à déchiffrer. Quelque fois elle est très fine et minuscule. J’essayai de tout recopier et de tout classer. Son palmarès constitue une quarantaine de pages. Alberto, Almo et Heinz m’aidèrent à compléter et corriger.  En 2010 Pascale recopia le tout et, grâce à Internet, compléta les détails manquants. Alberto refit un contrôle. Eddy, Franky et Jean apportèrent des précisions.  Quand j’avais entrepris ce travail en 1977, on écrivait encore à la machine et, pour corriger, on employait des ciseaux et du papier collant... Ensuite vinrent les ordinateurs avec d’autres expériences traumatisantes : il suffisait d’une fausse manœuvre ou d’une coupure de courant pour que tout le texte soit effacé car le « sauvetage automatique » n’existait pas encore...  C’était avant Internet et il fallait chercher chaque information dans les guides, les topos, les livres ou les articles dans les revues. Aujourd’hui, il suffit de “digiter” … En 1995 lors de la présentation du livre « La Via del Drago » au Pordoi, Matteo m’entraîna dans son bureau car il voulait regarder sur Internet ce qu’on y disait de Claudio Barbier. Nous n’y trouvâmes même pas son nom…

Chaque week-end, à Freyr, Claudio parcourait plusieurs voies. Son palmarès de montagne en compte au moins 646, avec un rythme moyen de 32 voies par an et cela pendant 20 ans et au moins 176 voies en solo. La somme de ses séjours dans les Dolomites atteint 3 années.

Le 18.VII.69 le “Gazzettino di Belluno” écrivit:
-“ La seule raison de vivre: le sestogrado, le mythe de Claudio Barbier naît et s’alimente de ses exploits en solo (…) Chaque escalade requiert une préparation précise et minutieuse. Barbier est peut-être le seul grimpeur qui se documente à fond, avec une patience minutieuse, sur la voie à escalader. < Je considère comme nécessaire une préparation qui me permette de revivre en paroi, l’expérience spirituelle et technique des premiers grimpeurs. Sinon la répétition n’aurait aucune valeur> De Barbier comme personnage font partie aussi les expressions pittoresques, les fantaisies bizarres, les polémiques sensationnelles, quand on parle d’artificielle, de clous à expansion, et en générale de l’alpinisme d’aujourd’hui. Vous êtes donc contraire à l’évolution des techniques d’escalade? < Non, je suis contraire à l’emploi superflu de clous quand la paroi doit être parcourue en libre ou tout au plus avec une assurance simple. Je propose même un dépitonnage systématique de toutes les voies classiques de sestogrado, celles qui font partie de l’histoire de l’alpinisme. Les conditions de certaines voies sont vraiment décevantes, niveau via ferrata…>

Il Gazzettino écrivit encore: “Claudio Barbier cherche un compagnon pour dépitonner la « Via dei Sassoni »  et le 8.VII.63 “Le Belge Barbier a dépitonné une partie de la « Via dei Sassoni »

À ce moment Claudio ne pouvait pas imaginer que même les voies de sestogrado allaient être répétées à tel point que si on avait dû pitonner et dépitonner à chaque passage, après quelques années le rocher aurait été irrémédiablement abîmé comme nous avons pu le constater dans la « Andrich » de la Torre Venezia. Il en était arrivé à considérer que justement pour préserver le rocher il fallait installer, à demeure, un pitonnage judicieusement étudié et sûr.

Ses escalades en solitaire étaient autant des « petites » que des « grosses » voies, il y consacrait la même attention. On se souviendra principalement des voies :
1959 la « Preuss » de la Cima Piccola aux Tre Cime; la « Comici » de la Cima Grande; la première solitaire de la « Cassin » de la Cima Ovest;
1961 la « Steger » du Catinaccio; la première solitaire de la « Andrich –Faè » de la Civetta; la première solitaire de la « NO de la Torre di Valgrande »;  l’enchaînement des cinq faces nord.
1962 le « Spigolo del Velo » et la première solitaire de la « Comici » sur la Civetta; 1963 le première solitaire de la « Ratti » à la Torre di Venezia;
1964 la première solitaire de la « Detassis » de la Cima Tosa; le « Spigolo » de l’Agner
1968 la première solitaire de la « via Italia ’61 » sur le Piz Ciavazes
1970 la « Cassin » du Badile

Claudio raconta sa dernière grande solitaire au Badile dans un texte de plusieurs  pages en italien : 

<< C’est ici que nous nous séparons, Claudio -  me dit le guide autrichien Sepp Kröll. Et, après un coup d’œil attentif - La paroi est toute à toi, il n’y a personne.” Ces dernières paroles achèvent de me réveiller. Hier matin, j’étais encore dans la Brenta. La descente sous la pluie depuis le refuge des Frères Detassis, la route infestée de virages, le beau temps qui revient dans l’après-midi, la montée au refuge Sass Fura avec son sentier qui semble tracé par une confrérie de pénitents, tout cela s’est succédé très rapidement. Puis au petit matin, il y a la longue montée vers l’Arête Nord du Badile, avec un guide, sa cliente et deux Italiens. Je monte lentement. Je compte redescendre par l’Arête Nord, une corde de 45 mètres ne suffit peut-être pas pour les rappels,  j’en prends deux… Avec le matériel d’escalade, l’anorak, la gourde, etc.… cela fait un beau sac (comme un médecin parle d’une belle plaie!)

Mais tout prend une fin. Le guide me montre la brèche par laquelle il me faut descendre. En effet, personne à voir dans la Face Nord-Est. Je pensais y trouver au moins une cordée venue du refuge Sciora. Curieux, nous sommes le 18 août, le temps est superbe et habituellement il y a du monde dans cette face, comme dans la plupart des voies célèbres: Dru, Capucin, Cima Grande. Tant mieux, d’ailleurs. Grimper avec une cordée derrière soi, ce n’est plus du vrai solo. Si un passage parait scabreux, si on se laisse envahir par la peur, il suffit de patienter et d’attendre la cordée. Ainsi le grimpeur du Tour de France attend le camion balai! Ce sont là de très beaux principes. Mais la séparation ne laisse pas d’être désagréable. Je perds la compagnie de 4 grimpeurs qui continuent à s’élever, alors qu’il me faut commencer par redescendre et tout seul! Descente facile d’ailleurs, mais les ennuis arrivent bientôt: la neige abondante de l’hiver s’est accumulée sur le système de vires qui conduisent vers le milieu de la face. La plus grande partie s’est effondrée, laissant une espèce de front de glacier suspendu. J’essaye de passer sous la paroi glacière mais les vires sont très inclinées et recouvertes de verglas. Je reviens sur mes pas. Là-haut, les deux cordées s’élèvent rapidement. Avant de m’avouer battu, je vais essayer de traverser sur la bande de neige. Très étroite, elle requiert de l’équilibre. Plus loin, l’arête neigeuse se redresse et s’effile. Pas moyen de descendre dans la rimaye, il faut m’abaisser dans la pente. La neige est très dure, il faut chaque fois 8 à 10 coups de pieds pour obtenir une marche suffisante: sans assurance, il vaut mieux ne pas lésiner! Heureusement, j’atteins bientôt une faille qui communique avec le fond de la rimaye. De là un système de fissure me conduit au pied du premier dièdre. Repos! J’ai l’impression d’avoir fait le plus dur, et pourtant, l’escalade ne fait que commencer.

Sur la photo de Rébuffat, ce dièdre avait l’air couché. Eternel illusion des photos d’escalade! Ce n’est pas tellement facile: le dièdre est raide, le rocher moins adhérent que le granit chamoniard. Encore heureux que la fissure soit franche, car la plus grande partie se fait un Dülfer. Après ce début le topo de Rébuffat annonce une longue diagonale de III. Laquelle des deux fissures faut-il suivre? Je me décide pour la fissure supérieure, qui présente bientôt un passage plus dur qu’annoncé et d’ailleurs muni d’un coin de bois. Me méfiant de ce vieux bout de bois, je préfère redescendre à l’autre fissure. Elle se révèle plus facile, mais n’aboutit pas au passage escompté! Hésitations, examen du terrain, le temps passe… Une dalle raide et lisse me sépare d’une zone plus facile. Premier essai, cela ne va pas. Un peu plus à droite cela monte bien, puis un petit pas délicat pour saisir un bon replat et cela passera. Je me redresse sur le graton, attrape à bout de bras le replat… qui est tout lisse et arrondi… (Le genre de pas très désagréable en cordée et qui devient angoissant pour un solitaire.) Il faut se décider très vite: essayer de redescendre, essayer de passer? Je passe!

Après toutes ces émotions, me voici finalement au début des grosses difficultés. Dans les longueurs suivantes, je perds encore du temps en m’assurant pour de courts passages. Puis je me retrouve à la sortie d’un petit dièdre évident, sur une bonne terrasse devant deux pitons munis d’une demi-douzaine d’anneaux de cordes! Nouvelle erreur? Au-dessus, la paroi très raide va buter sous un toit. J’enfile ma corde dans la couronne d’anneaux pour redescendre. Il faut obliquer dans des dalles très jolies, mais l’itinéraire n’est pas évident, on le découvre à mesure qu’on s’élève. Quel flaire il a fallu à Cassin! Il est vrai qu’on n’est pas encore très engagé, on peut redescendre sans grosses difficultés. C’est d’ailleurs ce qui va se passer, si je continue à monter si lentement! Au-dessus, séparées par un pilier, il y a deux dépressions, une desquelles devrait déboucher sur le névé central. Seulement, pas de névé en vue, il a fondu! Me rappelant une phrase du récit de Rébuffat, je me décide pour la dépression de gauche (si ce n’est pas la bonne, je redescends, l’allure est trop lente). Est-ce la chance, est-ce la justesse du raisonnement, j’arrive bientôt au pied d’un dièdre abondamment pitonné. J’ai l’impression de reprendre pied! Maintenant, plus de problèmes d’itinéraire: une série de dièdres, plus haut il y aura la cheminée de 150mètres, plus d’hésitations. Quel plaisir de se savoir dans le droit chemin! Engagé dans le dièdre vertical, j’entends soudain des appels provenant de l’Arête Nord. Jusqu’à présent, les quatre camarades de l’Arête Nord ne pouvaient me voir, car ils grimpaient sur le versant Ouest. Ils viennent de rejoindre le fil de l’arête et s’inquiètent de ne pas me voir dans la face. Encore une dizaine de mètres dans le dièdre et je débouche sur une terrasse. Hurlements, gesticulations, ils m’aperçoivent. “Attendez-moi au sommet, je descends avec vous”. Tant pis pour la descente directe vers Sass Fura, mieux vaut descendre par la voie normale et marcher quelques heures en leur compagnie que de m’embarquer tout seul dans une série de rappels. D’autant plus que le temps semble se gâter!

La fissure-cheminée de 150 mètres. Un filet d’eau coule au fond. Désagréable, mais pas trop gênant. Mais quelle cascade en cas d’orage! Après un ressaut vertical, j’atteins le niveau de la traversée. Jolie dalle pas très difficile. D’ailleurs l’escalade est surtout un état d’esprit,  le sommet approche et je grimpe de mieux en mieux! A la fin de la traversée je jubile en découvrant une corde abandonnée, de 11mm! Un second de cordée se sera fait une assurance en renvoyant dans un piton, il n’aura pas pu la rappeler et aura dû couper la corde. Me voilà enrichi de 14mètres de corde idéale pour l’auto-assurance. Evitant les rappels de la voie normale, j’emprunte la nouvelle sortie qui rejoint directement l’arête sommitale. Un passage délicat, puis les difficultés diminuent et j’arrive à l’arête, très content. Trop content même, car je continue par l’arête en grimpant l’esprit un peu trop désinvolte. En contournant un gendarme, je manque de basculer dans le versant ouest! Cela aurait embarrassé les équipes de croquemorts, qui auraient surement cherché très longtemps dans la face nord-est! Quand l’arête devient horizontale, je m’assieds pour attendre les camarades quittés ce matin. Félicitations réciproques. J’apprends que les Italiens ont leur voiture à Bagni del Masino et rentrent à Milan ce jour-même. “Vous avez bien une place pour moi?” et quelques heures après ce chef-d’œuvre d’autostop, je prends ma douche dans un hôtel près du Lac de Côme. En montagne, c’est souvent l’inattendu qui arrive…
Claudio Barbier >>

L’enchaînement des Cinq Faces Nord.
Le 24.VIII.61 Claudio réalisa une performance qui n’a pas été répétée.
Bepi Reider, le gardien du refuge Locatelli me raconta que Claudio arriva au refuge le 20 août avec l’intention de faire la première solitaire d’une des grandes voies récentes. Mais Bepi  lui annonça que cette “première solitaire” avait déjà été  faite. ( Je ne me souviens pas de quelle voie il s’agit mais c’est probablement de la première solitaire de la Brandler-Hasse faite par Karl Flunger en 1959) D’abord ce fut la déception, puis il sombra dans  une de ses noires méditations et à la fin il déclara:
-“ Et bien, si c’est comme ça, je vais vous faire voir quelque chose de nouveau, un truc que vous n’avez jamais vu…”

On imagine Claudio assis à sa petite table, dans le coin, près de la fenêtre en train de calculer sa feuille de route et il est tout à fait logique qu’il se soit dit:
-“ Puisqu’on grimpe avec le souper de la veille, je ne vais pas lésiner sur les calories d’autant plus que si je réussis, ça va être la fête et je n’aurai plus rien à payer et si j’échoue, je n’aurai plus l’occasion ni de manger, ni de payer… Donc en avant le minestrone, le spagh, le verre de bon vin, la Wiener Schnitzel, le Schokoladekuche, le p’tit caf et pour terminer en beauté une  petite botte de poire comme pousse café…”
Toujours est-il que le 24 avant l’aube Claudio se trouvait au pied de la Cassin de la Cima Ovest.
Bepi Reider me raconta que quand ils s’étaient levés ils avaient vu Claudio dans la paroi, cela n’était pas la première fois… mais tout de même, de nouveau en solo… Donc, ils l’observèrent attentivement aux jumelles et quand il arriva au sommet, tout le monde eut un soupir de soulagement.
Ils allaient lui préparer un bon petit-déjeuner, bien mérité. Mais quand ils ne le virent pas rentrer, ils se demandèrent ce qui se passait… Il ne s’était tout de  même pas fait mal dans la descente ? C’était trop bête… Et puis, ils se rendirent compte de ce qu’il y avait quelqu’un en solo dans la Comici de la Cima Grande…  Que ce cinglé veuille faire ces deux voies en solo en une journée… On allait lui préparer un solide repas car à la vitesse à laquelle il grimpait, il allait certainement rentrer avec une faim de loup… Tout le monde eut un nouveau soupir de soulagement en le voyant arriver au sommet… Dora commença à lui préparer son couvert… Il n’arriva pas car il était parti dans la Preuss et puis dans la Dülfer et puis dans la Innerkofler…
Dans le refuge ce fut la consternation… Bepi resta collé à ses jumelles n’en croyant pas ses yeux… On n’osa plus faire de commentaires… Jusqu’où ce fou allait-il aller… Enfin, vers 19h on le vit déboucher au bout du sentier… Il était donc encore vivant…

Dans son calepin, il nota ses horaires mais pas un mot de commentaire...

En 2010, John Porter, le délégué de l’Alpine Climbing Group dont Claudio était membre, nous raconta pendant la journée à Vallarsa, que cet exploit avait eu dans le monde anglo-saxon le même effet que ce fameux battement d’ailes d’un papillon qui, aux antipodes, provoque un ouragan…

Jean Bourgeois me fit remarquer « qu’il est bon de préciser que ces voies se terminent au < véritable sommet > et non aux vires sommitales par lesquelles les grimpeurs s’échappent usuellement… »

Cet exploit fit la une de tous les journaux sauf, naturellement, en Belgique…
Cette année-là le Trophée du Mérite Sportif fut attribué à un coureur cycliste…Rik Van Looy … et ça, Claudio n’allait jamais le digérer…
À Marino Stenico il envoya une carte postale avec ces commentaires:
Cima Ovest voie Cassin deuxième ascension en solo 5h20 – 8h18
Descente 8h30-9h30
Cima Grande voie Comici 10h10 – 13h10
Piccolissima voie Preuss 14h45 – 15h55
Punta di Frida voie Dülfer 16h30 – 17h30
Cima Piccola voie Innerkofler 17h55 – 18h25

Il avait donc parcouru 1750m d’escalade en 7h50min, soit 3500m si on compte également les descentes. Ce fut le premier enchaînement de cette importance dans l’histoire de l’alpinisme.
On pourrait le refaire, aujourd’hui on en a vu d’autres... Peut-être fait-on même mieux. Mais si on tient compte du matériel de l’époque, des connaissances en matière d’entraînement et d’alimentation et surtout de la mentalité, cela a vraiment été un exploit.
Claudio en était content mais sans perdre son sens critique et il insistait sur le fait qu’il s’agissait là de voies qu’il connaissait et que, donc, la première solitaire d’une voie qu’il ne connaissait pas, comme la « via Italia 61 » ou celle de la Torre di Valgrande, avaient plus de valeur.

Depuis le refuge on l’avait suivi avec attention. Bepi Reider était admiratif comme tout le monde mais il était aussi inquiet, ne se sentait-il pas,  en quelque sorte, responsable de ses jeunes hôtes ? Il prit Claudio à part et lui dit fort sérieusement:
-“Mourir à 20 ans, ce n’est pas difficile, tout le monde en est capable, mais grimper encore à 80 ans, ça c’est un exploit…”
-“ Tu me fais des prêches moraux pires que ceux de mon père” –rétorqua
Claudio…

Il écrivit à ses parents le 26.VIII.61 : « Chers Papa et Maman, J’ai passé quelques jours aux Tre Cime où j’ai fait plusieurs belles choses :2400 mètres en 5 jours ! Le temps devient splendide, mais plus de compagnon. »

Madame Barbier me raconta qu’en réalité son père n’avait pas beaucoup l’occasion de lui faire des prêches, tout simplement parce que les parents Barbier n’avaient aucune idée de ce que fabriquait leur fils pendant ses séjours à l’étranger. Claudio ne leur en parlait pas puisque cela les aurait inquiétés inutilement. Il ne leur téléphonait ou n’écrivait que quand le temps était trop moche pour faire autre chose et ses cartes postales disent souvent : “ il pleut, on ne sait rien faire”. De ce fait les parents imaginaient qu’il passait ses vacances assis dans un bistrot…
Lui se sera dit : « À quoi bon, ils ne comprendraient quand même pas… » Mais ceci n’est pas tout à fait exact…
En réalité, dans les lettres contenues dans les boites à pied-de-poule, Claudio raconte beaucoup, il trace même les voies qu’il a parcourues sur les cartes postales… Mais, en effet, ses parents n’y avaient rien compris…

Après les funérailles de Claudio, les amis italiens qui étaient venus à la cérémonie rendirent visite aux parents. Ils racontèrent les exploits. -“ Somme toute – dit madame Barbier – notre fils était un fou…”
-“Non, non, pas du tout – répliqua Almo – bien au contraire, dans ces momentslà il atteignait un stade d’autocontrôle, de certitude, de prudence, de conscience, extraordinaire. Sinon il n’aurait pas pu réaliser des escalades aussi importantes.” -“ Dans ce cas – répondit madame Barbier avec une pointe d’humour grinçant – quand nous aurons appris à connaître notre fils, nous finirons, nous aussi, par l’admirer…”

Le journaliste Giuseppe Sorge, dans un article devenu célèbre avait qualifié Claudio de “Cartesio dell’alpinismo” c.-à-d. “Descartes de l’alpinisme” et là il avait vu juste surtout en insistant sur la rationalité qui ne laissait rien ni à l’improvisation, ni au hasard. Pour les Tre Cime, Claudio avait tout préparé et calculé. Il avait expressément commencé par les voies les plus difficiles et les plus prestigieuses en se réservant constamment une échappatoire et en laissant les voies les plus faciles pour quand il aurait été plus fatigué. Il raconta même que, la veille, était allé cacher des réserves de raisins secs au départ des  voies. 

Les pendules à l’heure.
Cette mentalité avait un revers de médaille: souvent, il n’arrivait pas à se décider. Dès le début de notre relation je l’entendis parler du livre qu’il allait écrire et dans lequel il aurait remis toutes les pendules à l’heure et réglé tous les comptes…  Quand nous rentrâmes en Belgique, après le séjour dans les Dolomites, nous apprîmes que le propriétaire des Rochers du Pendu avait interdit l’accès à sa propriété: il était chasseur et prétendait que le va et vient des grimpeurs dérangeait ses faisans… Claudio en fut désespéré… Il avait encore d’autres petites voies à y ouvrir et puis, nos petites voies à répéter… Donc il se mit à rédiger une lettre pour demander la permission d’aller au Pendu ne fût-ce qu’une fois par an. Huit mois plus tard je retrouvai cette lettre qui était encore au stade de brouillon… Si en huit mois Claudio n’avait pas décidé du texte d’une lettre d’une page, comment aurait-il décidé le texte des 250 pages d’un livre?...
Régulièrement il s’exclamait:
-“ Ca, je l’écrirai dans mon livre, je dirai comment ça s’est passé en réalité, j’écrirai la vérité…”

Le 30 mars 1976 il écrit à Toni  Hiebeler et cette lettre peut donner un avantgoût de comment aurait pu être le ton de son fameux livre:
«  Cher Toni, voici quelques détails au sujet de ma rencontre avec le Cervin en 1961. Selon la version Barbier, les deux héros montèrent trois fois dans l’espace de six jours à la Hörnlihütte;  dans son livre Schlömmer l’écrit tout autrement. Mais peut-être n’a-t-il pas écrit le livre lui-même.
Je suis trop paresseux pour écrire et continuer la polémique avec Messner. De toute façon, qui est intelligent a compris qu’avec les stupides il n’y a pas d’espoir (…)
Le médecin de l’expédition au Jannu fait une enquête au sujet du doping en montagne. J’ai reçu un formulaire. Oui, Toni, ta mauvaise blague avec Terray vit encore! Tout cela se payera cher dans mon livre! Les 6 et 7 mai, les Rolling Stones viennent à Bruxelles. Entrée seulement 20 DM ! Bonatti ne grimpe plus depuis un bon moment, les Stones continuent à réjouir des millions de personnes.
Servus vieux Seil und Abseilkamarad de la Guglia della XLIII Legione! »

Je pus moi-même me rendre compte du mécontentement que l’on ressent quand on s’aperçoit du manque de sérieux avec lequel les articles ou les livres sont publiés ou simplement mal recopiés par les secrétaires… J’avais rédigé la biographie de Claudio avec le plus grand soin, Alberto, Almo et Heinz avaient passé des heures à m’aider à corriger toutes les dates pour être sûrs  de leur exactitude. Lors de la première édition du livre je trouvai la première erreur dès la neuvième  page… le nom du poète anglais Thomas Moore avait été estropié en More et dans le livre je découvris d’autres coquilles, mais je n’allais pas réclamer, de toutes façons le livre était imprimé et donc tant pis… D’ailleurs j’étais vraiment très heureuse de ce que le livre fut publié, même avec quelques imperfections. Cependant j’allais comprendre les conséquences des imprécisions quand Alberto Sciamplicotti était en train d’écrire son livre “Quelli del Pordoi” publié en 2005. Alberto m’envoya, pour me demander mon avis, quelques pages d’ailleurs fort belles, dans lesquelles il racontait comment il imaginait que Claudio avait participé au festival Rock de l’île de Wight. Cela me parut bizarre car je n’avais pas en mémoire que Claudio y fut allé.
Je contrôlai donc les dates et, en effet, ce festival Rock se déroula le 31.VIII.68. Ce jour-là Claudio parcourait la voie « Mazzorana » du Ciavazes en solo. En 1969 ce fut le 30 et 31.VIII.69. Le 30 Claudio était au Castel Alto dei Massodi dans la « via dei Tetti » et le 31 il parcourait la voie « Micheluzzi » du Ciavazes. En 1970  du 26 au 30.VIII.70  Claudio se trouvait au Pordoi puisque le 25 août il parcourut la « via Zeni » du Piz Ciavazes avec Armin Tengler et le 31 la voie « Pederiva » du Sass Pordoi avec Maurice Fayolle. 
S’il avait été à Wight, Claudio aurait certainement signalé un fait aussi important dans ses notes.
Par contre Alain Vercammen raconte comment Claudio et lui ont assisté ensemble aux deux concerts des Rolling Stones à Bruxelles le 17.XI.73 :
- « Claudio était full-grimpe et tout le reste ne l'intéressait pas beaucoup sauf la littérature et les bouquins et Johnny et les Rolling Stones, Charlebois et Roxy Music et tutti quanti. Je ne sais pas vraiment s'il était à Wight en 69 mais ce qui est sûr c'est que nous étions tous les deux en belle connivence aux deux concerts des Stones le 17 Octobre 1973 à Forest National.
Nous avions des tickets pour l'aprem et notre plan était d'inspecter les lieux pour voir si on pouvait soit rester à l'intérieur soit nous faufiler pour le deuxième concert du soir gratos binentendzu. La "sécurité" n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui et ce fut un jeu d'enfant de rentrer une heure et demie plus tôt par les garages et nous cacher dans les travées du haut en attendant.
Oui ma chère il y avait un concert  "en matinée" l'après-midi et un autre le soir.
Incroyable non???”
Il assista également à leur concert du 6.V.76.

Pour la deuxième édition de mon livre nous fîmes les corrections, notamment le nom de Moore mais aussi une erreur que Steinkötter m’avait signalée: le vol du cerf-volant n’eut pas lieu sur le Passo Duran mais bien sur le Passo Staulanza… Exactitude oblige...
L’employée de l’éditeur et moi-même nous travaillâmes bien ensemble et en peu de temps la superbe deuxième édition sortit de presse en 2008.
C’est avec stupeur que j’allais découvrir une série d’autres erreurs… Nous avions longuement bavardé au sujet de l’adorée Ami8 et nous avions même épluché les photos sur Internet et  ni l’une, ni l’autre nous n’avions remarqué notre grossière erreur: l’Ami8 n’est pas de Renault, mais de Citroën…  L’ordinateur lui aussi avait fait des siennes car du coin “bong bong” dans le texte il ne subsista qu’un seul “bong”… Les jeux de mots non plus n’avaient pas été respectés: la citation de Corneille dans le Cid “ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie” que nous transformions en “orage, ô désespoir…” n’avait été écrite que dans sa première forme et donc il n’y avait plus de jeu de mots… Le nom de Giorgio Livanos avait été changé en Georges sans doute par excès de zèle d’une secrétaire qui tenait absolument à faire savoir qu’elle connaissait le français...   Le plus grave ce fut quand je pris conscience de ce que de nombreuses dates  comportaient des erreurs… Je mis un bon moment à comprendre pourquoi… À l’école j’avais appris à écrire les abréviations des dates en chiffres arabes pour le jour, chiffres romains pour le mois et chiffres arabes pour l’année. Cela est non seulement la forme la plus élégante mais aussi la plus sûre surtout depuis que la mode américaine, contrairement à l’habitude européenne, met le mois avant le jour ce qui donne lieu à des confusions inextricables. J’arrive à la conclusion que la secrétaire, qui avait converti mes dates abrégées en dates écrites en toutes lettres, ne connaissait pas les chiffres romains. Il en était résulté un désordre total. Bref voilà qu’à la fin de la deuxième édition je me rendis compte de ce que mon livre était plein d’erreurs graves. Raison pour laquelle nous refîmes un contrôle complet de toutes les voies et de toutes les dates dans le but de rendre le palmarès de Claudio public.
De mon point de vue, une réflexion au sujet de l’exactitude des textes me semblait extrêmement intéressante. J’en fis donc part aux personnes présentes lors de la journée de commémoration de Claudio à Vallarsa. Mon intervention fut interprétée comme une critique et déclencha une polémique digne du bon vieux temps…  Si un texte aussi modéré provoque d’aussi vives réactions, on peut imaginer les réactions que provoquèrent les prises de position de Claudio qui lui, n’y allait jamais avec le dos de la cuiller… sans parler de ce qu’aurait provoqué son livre…

À l’époque de ses grands exploits, d’aucuns avaient suggéré que Claudio ait fait usage de doping ce qui le blessa profondément car cela signifiait qu’on mettait en doute son honnêteté.

Claudio en voulait à de nombreuses personnes et souvent pour des motifs qui pouvaient paraître puérils mais qui pour lui avaient une importance considérable. Pratiquement, il était parvenu, à un moment ou un autre, à se chamailler avec tout le monde.

-“ Ah! Pellegrinon! La « De Gasperi » ! …” ronchonnait-il et Ceci était le seul qui pouvait se permettre de plaisanter à ce sujet…
Le 5 septembre 1964 Claudio fit dans la voie « Andrich -Zancristoforo – Bianchet » sur la Cima De Gasperi un de ses vols les plus mémorables.
Le 8 septembre il écrivit à Guy Heylemans:
«  Chers amis, je viens de faire encore une fois la triste constatation que les gens se fichent complètement de l’assurance. En second, j’ai volé avec une prise et le type m’a laissé filer sur 10m avant de pouvoir m’arrêter. Et il n’avait pas mis de piton de relais! Pensez aux deux vols dans la « Direttissima » cette année, à la « Focquet », etc. A quoi sert la corde? Amitiés. Claudio. »  Dans ses notes il écrivit:
-“Départ 6h00, sommet 12h10 – Je vole en second avec une prise, Bepi me laisse filer sur 10m!, me cogne la jambe. 4ème  ascension”
Dans un article de journal signé G.S. (probablement Giuseppe Sorge) Claudio déclare:
-“ Nous progressions régulièrement en cordée alternée, quand vers 10h, environs à mi paroi, l’accident est survenu comme un éclair. Pellegrinon avait déjà rejoint un point de relais après avoir gravi un passage de V et là il s’était arrêté sans se préoccuper de planter un clou de sécurité. J’étais en train de le rejoindre quand, à l’improviste, une prise a cédé. Le rocher est en effet assez friable. Pellegrinon, pris par surprise, a laissé aller la corde plus de 10m avant de me retenir. La seule pensée que j’ai eue pendant que je volais vers le bas, vers le socle, était que le premier de cordée n’avait pas tenu et avait volé lui aussi. Par contre, pour notre chance, il a tenu et je m’en suis tiré avec un grand coup à la jambe, des contusions dans toutes les autres parties du corps et mon pantalon en lambeaux. A cause de l’intense frottement de la corde, les mains de Pellegrinon étaient réduites à des plaies sanguinolentes.”

De cette insistance avec laquelle Claudio retourne sur cet épisode on peut mesurer son indignation mais aussi la frayeur qu’il a eue. Dieu sait comment il aurait raconté cela dans son fameux livre…

Cette histoire eut encore une suite. Quand Bepi prit la parole à Vallarsa, il alla droit à l’épisode de la « De Gasperi » et à l’importance capitale de dire les choses exactement comme elles sont. Il précisa que oui, en effet il avait commis l’erreur de considérer cette partie de la voie comme facile, s’était installé sur une petite terrasse avec les jambes pendantes dans le vide et avait assuré sans la moindre appréhension puisque c’était facile et puis à l’improviste, l’accident… Alors dans un éclair il avait « vu » que bloquer la corde n’allait que le projeter, lui aussi, dans le vide et ils allaient y laisser leur peau. Il avait donc amorti le coup en laissant filer la corde et en ne freinant que prudemment ce qui avait été payant… mais au prix de la peau de ses mains…
Bepi insista sur les 10m de corde et Claudio dans ses notes précise lui aussi qu’il s’agissait de 10m… Ca peut paraître dérisoire mais en fait cela donne une image intéressante de l’ambiance… Entre ce genre de personnages il ne pouvait pas ne pas y avoir de polémiques… Les sujets ne manquaient pas: le nombre de clous, le degré de difficulté, les temps…  Quand,  à Vallarsa, Bepi s’est lancé dans ses précisions, 46 ans après les faits et presque avec véhémence, au moment où il a prononcé le nom “De Gasperi” j’ai senti une bouffée d’immense plaisir: « l’ambiance Freyr » était là: la passion, comme au bon vieux temps…
Bepi nous promet son livre sur Claudio alpiniste depuis 30 ans… peut-être cette fois sera-t-elle la bonne ?

Claudio était renommé pour ses chutes et Lionel Terray, dans son livre “Les conquérants de l’inutile” parle de lui en l’appelant “le recordman des vols”. Claudio tenait de ses vols une statistique avec les mètres, les circonstances, les dégâts, les bobos et la pétoche…

Un des massifs de Freyr s’appelle l’ « al’ Leigne » et dans la voie classique du même  nom on évite un pas délicat par un bond du genre Tarzan en faisant un pendule au bout d’un câble, généralement accompagné de l’hurlement de circonstance. Ce passage s’appelle « La Banane ». Claudio faisait régulièrement cette voie en solo pour rigoler et faire enrager ceux qu’il dépassait et aussi ceux qui étaient en train d’y enseigner la prudence aux débutants… Joseph me raconta qu’un jour Claudio courut en solo dans le fameux « combiné  Leigne - Hypoténuse », fit  le pendule de la Banane et le premier grimpeur qui passa après lui fit une chute mémorable avec un bout du câble en main car le câble s’était cassé… C’est une histoire qu’ « on » racontait. Cela s’est-il passé comme ça ou bien est-ce un des épisodes de la légende ? Il faut ajouter que Claudio et ses copains prenaient un malin plaisir à lancer de fausses nouvelles pour le jeu de pouvoir les démentir, ce qui provoquait des discussions interminables et s’amplifiait chemin faisant.  Claudio qualifiait ce mécanisme de « caisses de résonnance »…

Les bagarres de Claudio étaient aussi légendaires.
Le 20 juillet 1962 Claudio part avec Roberto Sorgato pour faire la « Buhl » de la Cima Canali. A la moitié de la voie Sorgato laisse tomber un mousqueton.
-“ Crétin!” – lui crie Claudio furieux parce que les mousquetons, ça coûte cher.
-“ Imbécile!” – répond Sorgato.
Ils se fâchent, se décordent, descendent. Au pied de la voie, Claudio s’excuse, ils se ré-encordent et font la voie…

Le 13 septembre 1964 Claudio part avec Marco Dal Bianco pour répéter la voie
« Paolo VI » à la Tofana di Rozes. Quand ils sont presque arrivés au sommet, Marco regarde sa montre et dit qu’il doit interrompre l’escalade et sortir par un raccourci sinon il va rater son train… Claudio fulmine, on ne quitte pas une voie inachevée et surtout pas quand il ne reste que quelques longueurs. Oui mais ces quelques longueurs vont faire que Marco va perdre son train et demain matin il doit être au boulot… Oui, mais la voie? Oui, mais l’emploi… Claudio n’y comprend rien, il s’énerve, Marco aussi, ils sortent par un raccourci, mais ça, Claudio ne le pardonnera pas et surtout ne le comprendra  jamais… Il est furieux. Il est tellement obnubilé par cette voie incomplète qu’il y retourne seul, mais il se dégonfle et rebrousse chemin. Finalement il y retourne pour l’achever avec Umberto Benvegnù. Mais Dal Bianco… “il l’a lié à son petit doigt” comme on dit en italien…

On sentait aussi des tensions avec Jean Bourgeois. Ils avaient beaucoup grimpé ensemble. En 1965 ils étaient tous les deux au stage de l’ENSA (Ecole Nationale Ski Alpinisme) à Chamonix, ils allèrent grimper dans le Vercors et ouvrirent plusieurs voies dans les Dolomites :
La face Sud à la Cima del Lago; la face O et le spigolo SO à la Torre del Lago; la Cima Scotoni, le « Smisurato Portale » et sa « voie du fond » ; les voies « Zazie »  et « Clepsydre » au Col Boccià. Ils allèrent aussi dans la Brenta.

Franky m’expliqua que « contrairement à Claudio, Jean était un mystique…  qui d’ailleurs avait emmené son épouse Danièle en Afghanistan < chez les barbares > ce qui pour Claudio était inconcevable car lui était <un homme de l’ Occident >. Ils avaient tous les deux leurs <admirateurs> ; il y avait entre eux une certaine rivalité ; ils se respectaient mutuellement, mais, tout simplement,  leur approche de la vie et de la montagne était différente. »

Les mésententes, pour ne pas dire les bagarres entre Claudio et les autres grimpeurs contribuèrent à créer la légende selon laquelle “ Quand Barbier grimpe avec quelqu’un, après, ils ne s’adressent plus jamais la parole…”

Dans un de ses carnets il note à la date du 31.VII.63 :  « Bonafede et compagnie ont écrit sur le rocher <Barbier mona> » Barbier connard…

Par contre le 11.VI.70 il écrit à ses parents :  «  Mon copain est absolument fantastique, nous nous amusons comme des petits fous. Hier et aujourd’hui 2 belles escalades. etc. »  En contrôlant son palmarès le copain avec lequel il grimpe ces jours-là n’est autre qu’Elie Hanoteau…

Dans ses lettres à ses parents il raconte les voies qu’il a faites, le beau et le mauvais temps, les soupers, chaque fois qu’il se blesse, les endroits où il loge etc., bref de nombreux détails mais il ne cite pratiquement pas les noms de ses compagnons. Par contre en 1971 il ne tarit pas d’éloges au sujet de Collaer : le 4.VIII.71 :  « Collaer est arrivé de la Côte, toujours aussi fort grâce au ski nautique qui entretient les muscles des avant-bras… »

Il avait aussi eu une expérience qui l’avait particulièrement, disons « étonné ». Un jour il avait eu rendez-vous, je crois à Cortina, avec un de ses copains. L’un des deux arriva à l’heure et dut attendre l’autre qui n’arriva, tout guilleret, qu’une bonne heure plus tard. Une violente altercation éclata jusqu’à ce qu’ils ne se rendent compte de ce qu’ils étaient tous les deux à l’heure mais avec une heure de différence car l’un avait l’heure d’hiver tandis que l’autre avait l’heure d’été... Il me raconta l’épisode avec un air  encore tout à fait mortifié...

Claudio avait des ennemis jurés et des amis inconditionnels. Quand plus tard je rencontrai Bepi Pellegrinon, Roberto Sorgato, Reinhold Messner et les autres je me rendis compte de ce que tout le monde éprouvait de l’admiration à l’égard de son activité de grimpeur mais aussi une espèce d’indulgence comme si, maintenant, on lui avait pardonné ses extravagances et que, avec le recul du temps qui passe, on souriait des vieilles rancœurs, le tout accompagné de  cette petite touche de nostalgie envers les exubérances de la jeunesse.
Bepi sourit en repensant à ces temps héroïques, il hoche la tête:
-“ Ah, Claudio… il y a trop à raconter… c’était une époque formidable, dans tous les domaines, nous avions de grands idéaux, des sentiments extrêmes, c’étaient les années 60 et nous étions jeunes…”

Aujourd’hui on mesure combien  cette époque a été  particulière, aussi en politique ou dans les domaines artistiques, entre autres le cinéma, la musique, la chanson. Claudio et sa génération ont été les acteurs de ces années fertiles. C’étaient aussi des années heureuses parce que nous avions l’impression que tout était possible et que tout allait vers le mieux, qu’on avait le pouvoir de faire quelque chose de bien et d’important. On avait confiance dans l’avenir, on pouvait décider en conscience de faire des enfants.  Il suffisait d’étudier et d’obtenir un diplôme, l’emploi et la carrière suivaient automatiquement avec la certitude d’une pension confortable à la fin. Il était encore possible pour un enseignant de faire ses premiers stages dans une école, d’y obtenir une place de professeur et d’y faire 30 ans de  carrière.

En Belgique, Claudio ne fut jamais ni connu, ni apprécié.
Cela le fit souffrir énormément. Seuls les initiés le comprenaient.
Il ne communiquait jamais la liste des courses qu’il avait effectuées pendant la saison. D’autres envoyaient des renseignements au sujet de son activité à la revue « La Montagne » qui les publiait, ce qui l’amusait beaucoup. Ce qui l’amusait davantage, c’était de pouvoir corriger d’éventuelles erreurs…
En Belgique non seulement on ne le connaissait pas mais il arriva que dans la presse on l’appela “Claude Bergier” alors qu’en Italie il était “l’as belge”. L’Alto Adige écrivit le 18.X.61:
-“ Claudio Barbier est donc un nom fameux; c’est une encyclopédie vivante des Dolomites, le grimpeur belge qui a tout fait (…) et constitue une figure de l’alpinisme interclasse, exceptionnel, complet, très fort et très rapide, comme il n’en existe sans doute aujourd’hui dans aucun autre pays au monde.”

Joseph me raconta combien le comportement de Claudio était embarrassant pour les structures traditionalistes du CAB.
-“ Nous, les anciens, nous essayions d’inculquer les règles de prudence et de sécurité aux jeunes. Pendant qu’on se trouvait au pied d’une voie, qu’on était en train de prêcher avec des démonstrations de cordes et de nœuds et de manœuvres, Claudio arrivait sans un mousqueton ni une cordelle et se jetait en solo comme un fou dans les voies les plus difficiles, ou bien il nous dépassait avec des borborygmes de vampire, des sarcasmes diaboliques ou des ricanements caverneux… »

L’escalade en solitaire était considérée, à l’époque, comme un défi inacceptable contraire à l’éthique.
En 1959, Claudio fit la première solitaire de la voie « Les Tourtereaux » qui était cotée ED ou VI, longue de 70m pour laquelle le topo prévoyait de 5 à 7 heures, une voie vraiment difficile. Il mit 5h30, pitonnage et dépitonnage compris. Cela provoqua un sérieux ramdam dans les chaumières… Quand Claudio rencontra un des papes du CAB que l’on surnommait Radis (de son vrai nom Pierre de Radzitzky d’Ostrowick ) celui-ci prit un air tout à fait indigné, refusa de serrer la main de Claudio et lui dit:
-“ Monsieur, je ne vous félicite pas!”
Quinze ans plus tard Claudio citait encore la fameuse phrase, certes avec dérision, mais aussi avec l’amertume causée par tant d’incompréhension.

En 1969, alors qu’il était célèbre, au moins depuis 1961, dans tous les clubs alpins européens, justement pour ses grands solos, longs souvent de plusieurs centaines de mètres, le journal belge La Meuse - La Lanterne publia un article sur l’alpinisme belge et particulièrement sur Freyr avec en gros titre: “Claude Barbier fait la Directe en solo, 120m!” 

Paperasseries.
Il reçut aussi un brevet de moniteur et un certificat d’aptitude à l’escalade…
Il s’agissait là surtout de paperasseries administratives quand le ministère des sports commença à se mêler de l’escalade et qu’on se mit à parler de subventions. Mais, pour recevoir les subventions il fallait entrer dans les carcans administratifs et les traquenards politiques mêlés aux  questions linguistiques qui allaient scinder la Belgique en néerlandophone et francophone.
Dès 1921 et en 1932 les flamands avaient demandé de rendre toute la Belgique bilingue. A l’époque, la Wallonie, riche avec ses mines de charbon et l’industrie de l’acier n’avait pas besoin de la Flandre et avait refusé. En 1962 on en était arrivé à tracer la frontière linguistique qui devint aussi administrative  et à scinder le pays.
Cela allait provoquer des situations étonnantes dont une des plus célèbres est la scission de l’université de Louvain, qui avait été créée en 1425, en « Leuven Vlaams » et « Louvain-la-Neuve »
Par conséquent, on scinda même la bibliothèque et tous les volumes pairs restèrent en Flandre tandis que les volumes impairs partirent en Wallonie… On scinda aussi l’orchestre national de  façon à ce que la moitié des musiciens jouent en flamand et l’autre moitié joue en français. Le ballet national allait désormais pouvoir danser soit en flamand, soit en français... De même on allait scinder le Club Alpin Belge en CAB-BAC Club Alpin Belge et Belgische Alpen Club dans lesquels finalement les grimpeurs allaient pouvoir grimper en flamand ou grimper en français… La Belgique n’est-elle pas le berceau du surréalisme ?  La scission était la condition sine qua non pour recevoir les subsides. Mais la « paperassisation » du CAB concernait aussi d’autres aspects tels que la location des rochers, les questions d’assurances, les relations avec les autres clubs alpins, les réciprocités dans les refuges et puis surtout la création d’emplois rémunérés… directeurs, secrétaires, moniteurs, gardiens, etc.…  Bref, l’escalade perdait son essence même: la liberté.
Cela conduit à des conséquences incalculables: de mon temps il était possible d’arriver à Freyr et d’aller faire une voie avec le premier sympathique venu. Par contre au moment où on commence à parler de diplômes, de brevets et d’assurances, en cas d’accident, il y aura enquête pour examiner les responsabilités, il y aura procès et coupables, on exigera des dommages et donc plus personne ne prendra le risque d’emmener quelqu’un dans les rochers… Cela signifie non seulement la fin de la liberté, mais aussi la fin de la fraternité et de la confiance  réciproques.
On peut aussi se demander si l’alpinisme est un sport. A mon avis non. Je conçois “aller en montagne” et grimper, comme un mode de vie,  une discipline, un art, une méditation, exactement comme l’est le tir à l’arc par rapport à la philosophie zen. Le fait d’avoir abaissé la fréquentation de la montagne au niveau de sport ou tourisme lui a enlevé son âme, sa raison d’être. Cela fait partie de la tendance générale à tout uniformiser par un nivellement par le bas. Ainsi la démocratisation de l’enseignement n’est pas l’effort pour “tirer” tous les enfants vers leur plus haut niveau possible, mais au contraire, tous les abaisser au plus bas dénominateur commun. Dans l’école on veut supprimer les notes et la compétition alors que dans la vie normale tout est compétition, c’est une loi de la nature. Ceci constituait également le nœud de la guerre des pitons. Ainsi la réalisation de l’Europe n’est pas la valorisation des  individus et des régions, mais la négation des caractères individuels pour réduire le tout à une mesure standard, homogénéisée, banalisée, interchangeable comme si le soleil de minuit des Pôles était la même chose que le soleil méditerranéen.  Les individus vont-ils se rebeller contre cette castration? Les alpinistes vont-ils reprendre la voie de l’individualisme et de la liberté ?

Claudio avait un fort sens de l’humour et de la dérision, mais avec la bureaucratisation de l’escalade, les bornes étaient dépassées, là cela devenait tragique.

L’alpinisme belge n’a jamais été respecté à sa juste valeur, bien que ce fùt une discipline “noble” pratiquée par les membres de la famille royale.
En 1966, Jean Bourgeois participa à une expédition au Noshaq qui se termina mal avec des morts et des blessés. 
Bourgeois sauva la vie d’un de ses compagnons, tout en risquant la sienne. L’affaire fit suffisamment de bruit pour que les journaux écrivent:
“Si on tient compte, non seulement de sa valeur sportive, mais encore de sa signification humaine, la performance de Jean Bourgois mérite sans aucun doute  le Trophée”. Le Trophée du Mérite Sportif  est attribué chaque année au sportif belge le plus méritant. Et bien cette année-là le Trophée du Mérite Sportif fut attribué non pas à Bourgeois, mais à Raymond Ceulemans… joueur de billard …  Claudio en fut choqué et considéra cette affaire une véritable insulte à l’alpinisme et à la montagne. Dix ans plus tard il répétait avec la même véhémence qu’il aurait été heureux de recevoir ce trophée pour avoir la jouissance de le refuser.  Toujours est-il que “le grimpeur maudit” avait assez de rancœurs à ruminer pour pouvoir aussi se qualifier de paranoïaque… Quant à son livre...

Deuils.
Les Tre Cime de Lavaredo et le refuge Locatelli étaient restés au cœur des activités de Claudio, mais aussi dans son cœur. Il y avait fait ses premières expériences douloureuses.
Jean Alzetta, Claude Barbier et Jean Bourgeois s’étaient inscrits au CAB « par ordre alphabétique ».
En 1959 Claudio grimpa avec Jean Alzetta et Nadine Simandl dans la Tofana ( « voie Costantini » du Pilastro di Rozes) et à la Cima Ovest di Lavaredo  (« voies Couzy » et « Demuth »)

Jean Bourgeois me dit que «  Pour ce qui est de Jean et Nadine, c’est vrai qu’on ne sait pas grand-chose d’eux. Si je me souviens bien, Jean avait 3 ans de plus que moi, il doit donc être né en 1935. C’était un très bel homme, très séduisant, avec une belle voix de poitrine et ses succès féminins étaient légendaires. Il s’est stabilisé en rencontrant Nadine, qui était une grimpeuse assidue à Freyr. Il a réussi à métamorphoser cette gamine un peu sauvage en une très belle jeune femme. Elle était d’origine Tchèque et ses parents tenaient un magasin de chaussures à Bruxelles. Ils ont toujours refusé que leur fille fasse de l’escalade, mais elle le faisait en cachette. Jean était représentant de machines à laver et disposait de beaucoup de temps libre qu’il consacrait à l’escalade et à la montagne. Je me souviens d’une de ses phrases qu’il avait dites avant de partir au Groenland, lorsque nous étions à nous trois: Claude, lui et moi à divaguer sur les avantages et désavantages d’avoir des noms qui se situent en tête de l’ordre alphabétique: <Vous verrez, nous partirons par ordre alphabétique!> Il n’a pas eu tort. »

Le 15.VII.61 Claudio est à Locatelli et  reçoit l’annonce de la mort de ses deux amis qui avaient été emportés par une avalanche au Groenland, ainsi que Jean Duchesne et André Focquet.  Claudio traça une petite croix à côté de leurs noms dans le livre du refuge.
Un jour il me dit:
-“Alzetta est parti, maintenant c’est mon tour…”
-“ C’est urgent?”
-“ Non, pas vraiment…”
-“Alors attendons de nous disputer pour que cela soit moins pénible…”
-“ Ne dis pas ça…”

De nombreux autres amis moururent. Il avait grimpé avec Terray à Freyr en 1964 et à Chamonix en 1965 à l’occasion du stage de l’ENSA. Terray  figure aussi sur les photos prises dans la Brenta en 1965 avec Livanos, Maestri et Carmela.  Deux mois plus tard Claudio apprit la mort de Terray et Martinetti par un article dans un journal.
-“Quand Terray est mort, j’étais dans les Dolomites… on ne se rend compte que plus tard…”
Mais oui, souvent le grimpeur maudit était plongé dans de sombres méditations… quoi d’étonnant…

Schlernbödele.
Après la Comici, la relation entre Claudio et moi changea, comme si j’avais mérité sa confiance après cette “épreuve initiatique”. Il s’instaura une ambiance de calme, paix et sérénité. Peut-être s’était-il convaincu d’avoir trouvé en moi un compagnon qui ne rouspétait jamais, qui n’avait pas d’ambitions personnelles et avec lequel il allait donc pouvoir grimper tranquillement, c.-à-d. sur lequel il allait pouvoir compter sans crainte de faux bonds?

Nous quittons Locatelli en promettant de revenir l’année suivante pour la Cassin de la Ovest.
En voiture nous chantons sur l’air bien connu de la comptine “ Lundi matin, l’empereur, sa femme et son petit prince, sont venus chez moi pour me serrer la pince …”  qui devient “Dimanche matin, enfin, par un froid du tonnerre, on y est allés, on est allés la faire, faire la Comici, i, mais sans bikini, i, on y est allés et on a bien gelé…”
Nous parlons de l’année prochaine et je lui propose de répéter d’autres voies de Comici et de Cassin, les belles classiques et l’idée lui plait. J’aurais dû lui proposer de répéter ses voies, mais alors je ne savais même pas qu’il en avait ouvertes. Lui n’en parlait pas comme s’il s’était sous-évalué, comme s’il avait souffert d’un complexe d’infériorité… Mais son programme pour l’année prochaine est déjà tellement chargé que nous aurons les mains pleines avec les Picos de Europa, le Karwendel et naturellement les Dolomites. Il ne parle plus de Chamonix, mais il ré-évoque les Calanques et Capri… Ah, quelle jouissance: escalade, mer, baignade…

Dans un magasin de souvenirs, il m’offre une petite poupée en tissus et costume tyrolien comme récompense pour la voie.
En téléphonant au Pordoi nous apprenons que Almo est parti pour la « Vinatzer » de la Marmolada avec Ben.
Nous, nous partons pour le refuge Schlernbödele, un petit chalet tyrolien tout à fait romantique.
Dans la salle nous rencontrons  quatre suisses qui nous racontent des aventures effrayantes, ils sont crevés, ils n’ont fait que du V et du VI… nous craignons de faire piètre figure.
-“ Je me demande ce que nous sommes venus faire ici - dit Claudio – à la limite nous n’écrirons rien dans le livre du refuge…”
Puis il parle avec le gardien qui connaît bien Heini et à propos des Suisses il nous dit en riant:
-“ Ceux-là, mais ils ne sont même pas allés au bout de la voie normale, je les ai suivis avec les jumelles.”
Les chambrettes sont charmantes, Claudio se couche sous son énorme édredon dont la housse est décorée de centaines de petites fleurs.
-“ Magnifique! – dit Claudio – j’ai l’impression d’être au cimetière…” 

Nous lisons les topos des voies que Heini a ouvertes dans les alentours, il les cote de IV avec passages de V
-“ Connaissant Heini, je ne m’y fie pas  avec seulement la grosse corde rouge – dit Claudio – nous reviendrons l’an prochain avec les deux cordes.  Lui, il sousestime les difficultés... Il a fait en solo le Camino Schmuck, dans le Wilder Kaiser, qui mesure presque 2m de  largeur alors que lui ne mesure que 1m53… et quand je lui ai demandé comment il avait fait il a répondu <et bien avec les pieds et les mains> … peut-être avec les mains d’un côté et les pieds de l’autre…”

Pendant la nuit un violent orage éclate et le gardien ne nous réveille pas. En matinée le soleil réapparaît, Claudio met de l’ordre dans la chambre et refait nos lits, moi, dans un coin de la salle je nettoie et huile nos mousquetons, ensuite nous nous assoyons dehors au soleil.  Les enfants du gardien jouent tranquillement à côté de nous, le petit Kurt qui n’a que 4 ou 5 ans reste longtemps immobile à observer une abeille qui butine une fleur de trèfle. Quelle chance ces enfants ont de pouvoir grandir dans cette ambiance rurale et pauvres enfants de nos villes…
-“ Avec Almo – raconte Claudio -  quand nous étions bloqués dans un refuge, on trempait le vieux pain dans du vin rouge et puis on le lançait aux choucas… Tu aurais dû voir les acrobaties aériennes qu’ils faisaient après ça… Comme des fous… »
Je veux bien le croire, des choucas ivres c’est certainement pas banal, mais gare aux écologistes…
Ensuite Claudio photographie mes jambes qui sont couvertes de bleus et de cicatrices:
-“ Quand je ferai ma conférence je prouverai que l’alpinisme n’est pas un sport pour femmes…”

Il y a un aspect qu’en générale on passe sous silence : les activités physiques sont plus dures pour les femmes que pour les hommes parce que, souvent, à cause de leurs menstruations elles souffrent d’un déficit chronique de fer dans le sang, donc moins d’hémoglobine, moins de transport d’oxygène et plus de fatigabilité et même souvent la pression artérielle trop basse… En outre  une gourde d’eau, un appareil photo, des jumelles etc. pèsent autant pour une femme que pour un homme … Un sac à dos de 10kg pour une petite femme de 55kg ne signifie pas le même effort que pour un homme de 80kg… Heureusement, les hommes avec qui j’ai eu le bonheur d’aller en montagne étaient en générale des gentleman à qui il ne fallait même pas demander de redistribuer les charges en ma faveur… 

Nous partons pour le « spigolo du Monte Castello » … « Burgstalkante » en allemand…  L’approche est amusante et le socle très long. Nous allons vite et ne nous encordons que quand la voie se redresse. Claudio aurait fait cela en solo au pas de course, mais il est quand même satisfait de voir que je commence à me sentir à l’aise et avec encore un peu d’entraînement, l’an prochain… 
Tout d’un coup il crie, je crois qu’il crie “relais”, je réponds “ouiiiii” Quand j’arrive près de lui il me foudroie:
-“T’as fini de t’ fout’ de moi? Je crie merde parce que j’ai laissé tomber un mousqueton, et toi tu dis oui.i.i ....   ???”
À mi paroi, après une petite terrasse, on repart par un drôle de petit surplomb. J’essaye, je recommence, c’est un petit truc biscornu et quand je trouve le balancement juste pour me redresser en équilibre, je lance avec un bel élan mon genou qui cogne violemment le bord tranchant du surplomb.  Black-Out… J’ai dû avoir un bref étourdissement. C’est ce qu’en médecine on appelle une “douleur exquise”: une douleur extrême… Je retombe en arrière choquée par cette douleur incroyablement aigüe, je ne sens plus ni mon genou, ni ma jambe et en tous cas mon genou se gonfle à vue d’œil, quelle douleur, quelle terrible douleur…
Je serre les dents et repars, surtout je n’ose rien dire à Claudio car ce serait tout de suite la panique et une crise d’angoisse…
Pour égayer le tout, on se trompe de sentier pour redescendre. Nous avons mis 5h15 pour la voie et 2h pour la descente… Je ne réussis plus à marcher, je dois tenir la jambe raide  et j’ai même de la difficulté à enlever mon jeans tellement il serre mon genou gonflé…
Quinze ans plus tard ce genou allait de nouveau me faire mal et à la radiographie on vit qu’un petit coin était détaché de la rotule…

Au refuge nous retrouvons nos Suisses extrêmement agités: -“ Nous avons escaladé une tour isolée haute de 60m!” -“ Un sommet vierge…” – dit Claudio.
-“ Ah, voilà, ça c’est bien possible!” –répondent-ils sans comprendre que Claudio les taquine, puis il secoue la tête en disant:
-“C’est vraiment des Suisses…”
Quand nous partons et saluons le gardien il insiste:
-“ L’année prochaine vous venez avec Heini et Sieglinde!”

Au Pian Schiavaneis, la belle Claudia est au lit, malade. Je m’assieds près d’elle et nous bavardons. C’est la première fois que je “bavarde” en italien! Ce n’est pas parfait mais je me fais comprendre, c’est de bon augure.
Claudio est occupé par un groupe de Français parmi lesquels il y a Claude Deck et il  a de nouveau tellement de choses à raconter…

Claudio claironne à la ronde notre exploit de la Comici. Aldo Leviti est le plus enthousiaste. Ben et Luisa rentrent de la Eisenstecken de la Roda di Vael. Nous nous retrouvons tous dans le petit bureau du Col di Lana. Pendant que chacun y va de ses commentaires je joue avec un cristal de roche qui se trouvait sur le bureau et qui fait partie de l’impressionnante collection minéralogique  de Almo qui me dit:
-“Anne, je te le donne en hommage à la Comici…”
Plus tard il me donnera aussi un tout petit caillou gris qu’il a ramené du sommet de l’Everest…
Je saute au cou d’Almo pour le remercier, mais surtout parce que je suis, moi aussi, euphorique… Maintenant je comprends suffisamment la langue pour pouvoir participer à la conversation et surtout, je ne me sens plus étrangère, je me sens acceptée dans la bande…
Ensuite Almo nous montre le livre d’or de l’hôtel et il nous raconte:
-“Un soir il y avait ici Lino Lacedelli, après toutes ces années, je me décide à lui demander un autographe. Lino est un de nos plus grands alpinistes et puis il vient régulièrement chez nous… Donc je lui donne le livre mais il refuse d’écrire car il n’a rien pour écrire… Je lui donne un Bic, il le met en bouche, mâchonne le bout, fronce les sourcils, se concentre, fait un effort évident, et à la fin de la soirée, avec le cérémonial qui s’impose il écrit: “Lino Lacedelli” …


III - de août 1976 au 27 mai 1977

Le Col di Lana.
En Belgique l’école reprenait au début de septembre et j’avais donné ma parole à mes enfants que j’aurais été présente pour la rentrée. Depuis deux mois je vivais avec Claudio, tranquille, heureuse, avec toute mon attention concentrée sur des histoires amusantes, des escalades exaltantes, des personnes comme je n’en avais jamais rencontrées auparavant. Parmi les amis de Claudio j’avais découvert des gens capables de sentiments intenses, sincères et généreux et toujours avec une grande pudeur. Ils étaient aussi capables de rire , de blaguer et de faire en montagne les voies les plus dures. Ils en étaient fiers et partageaient leur enthousiasme avec les autres, mais sans vanité, sans fatuité. Ils exerçaient les professions les plus variées : aubergiste, ramoneur ou guide de montagne. Cette ambiance me plaisait, ces personnes me plaisaient. Plus tard j’allais avoir l’occasion de mieux les connaître et de les apprécier encore d’avantage. Trente ans plus tard rien n’aurait changé, ils allaient rester égaux à eux-mêmes et nous allions continuer à nous aimer.

Claudio était particulièrement attaché à Almo. L’hôtel Col di Lana était un endroit privilégié, un camp de base, où l’on pouvait toujours s’attendre à rencontrer les alpinistes les plus forts ou les plus célèbres comme Gino Soldà, Franco Bertoldi, Brandler, Hasse, le fameux réalisateur Gerard Bauer ou tout simplement Riccardo Cassin assis à une table devant un plat de spaghettis…  La liste serait longue car tout le monde s’arrêtait au Col di Lana. Ben Laritti s’était même marié dans la petite chapelle voisine.
Le personnel de l’hôtel était constitué d’une bande de jeunes énergumènes qui travaillaient dur pendant toute la journée et consacraient leurs nuits à de folles virées dans les dancings de la vallée. Nous les entendions rire quand ils rentraient peu avant l’aube, ils courraient dans les corridors, continuaient à faire les fous et à vraiment s’amuser et quelques heures plus tard tout le monde était à son poste.  Tous connaissaient les alpinistes et  se passionnaient pour leurs exploits. Ainsi ils pouvaient toujours dire qui était venu, où il était allé, quelles voies il avait faites ou était allé faire. Quand on rentrait c’était la fête. En fait tout le monde était jeune et enthousiaste.
Ushi qui dirigeait le restaurant, avait des coiffures extravagantes, une jupe noire étroite et suffisamment courte pour montrer ses très belles jambes
Et, du haut de ses talons aiguilles et sonores,  elle nous criait de loin, encore avant que nous n’ayons eu le temps de demander:
-“ Il signor Almo est allé avec un tel faire cette voie et ils ne rentreront qu’aprèsdemain…”
Quand on rentrait tout le monde participait à l’histoire…

Claudio et moi avions l’impression que Almo, comme d’ailleurs de nombreux alpinistes,  était déchiré entre sa passion pour la montagne et ses devoirs de mari, père de famille et directeur de l’énorme hôtel. Mais il était incapable de résister à “l’appel des cimes”…  Régulièrement il plantait son épouse Mariangela avec toutes les responsabilités, même en pleine saison…
Almo avait un parcours remarquable. Ses parents étaient venus du sud de l’Italie, encouragés par les lois de Mussolini. Sa famille était pauvre et lui-même avait dû émigrer en Allemagne où il avait travaillé dans les mines de charbon. Il gardait précieusement une lampe de mineur dans le petit bureau. A la fin des années 60 il était venu travailler dans le refuge du Vaiolet qui appartenait, ainsi que l’hôtel Col di Lana, aux parents de Mariangela. Almo et Mariangela se marièrent. Ils continuèrent à gérer, transformer et moderniser  le Col di Lana. Mais Almo avait sans doute toujours été plus passionné de montagnes que du reste.
Almo était le pivot du “camp de base” tandis que Mariangela était le pivot de l’hôtel. Mariangela n’avait jamais l’air de travailler, elle traversait le restaurant ou le bar en faisant résonner, elle aussi, ses haut talons et en décochant des taquineries souvent piquantes aux uns ce qui faisait rire les autres. Elle nous observait par-dessus ses énormes lunettes, rien ne lui échappait et on comprenait vite qu’elle avait vraiment une main d’acier sous ses gants de velours. Il fallait bien cela pour gérer cette grosse maison. Elle s’enfermait dans le petit bureau où elle avait d’extravagantes conversations avec des radioamateurs du monde entier, ce qui nous impressionnait.
Les deux fillettes de la maison étaient gâtées-pourries par tout le monde, et quand vraiment elles exagéraient, Almo les prenait dans ses bras et excusait tout en disant:
-“Ce sont mes sorcières bien aimées…” et tout était pardonné…

Nadia et Daniela attiraient dans l’hôtel tous les chiens errants et il y avait toujours dans la cour arrière des casseroles pleines de potées pour les affamés de passage. Un jour arriva une grosse boule de poils blancs du nom de Boris qui l’année suivante était devenu un énorme berger de Maremme. Quelques années plus tard nous allions leur procurer un bouvier bernois du nom de Ferdy qui allait lui aussi devenir magnifique. Daniela  le conduisit aux concours et il  reçut de nombreux prix. Mais le chien dont on se souvient le plus, c’est Doma… un minuscule chiot genre Lhassa Apso que Almo avait fraudé, en rentrant d’expédition, depuis le Népal, en le cachant  dans une poche de sa doudoune. Les petits bâtards comme Ferrox, Fox et Lord restèrent légendaires. Tous se souviennent du couple Luna et Pascià… Pendant l’été, au Pordoi, ils étaient inséparables, mais quand Luna descendait avec ses maîtres à Canazei pour passer l’hiver dans la vallée, Pascià descendait régulièrement voir son amie en se faufilant discrètement dans la cabine du téléphérique… On ne peut pas parler de « ceux du Pordoi » sans parler des chiens du Pordoi…

Trente ans plus tard Almo et Mariangela s’étaient séparés. Mariangela était partie à Bolzano où elle devint infirmière. Almo obtint le brevet de guide, participa à de nombreuses expéditions, entre autres à l’Everest et gérait le refuge Antermoia. Daniela avait pris une gestion dans le domaine des remontées le long des pistes de ski. Nadia s’était mariée avec Matteo et ils continuaient avec le Col di Lana ou il y avait encore toujours des chiens adoptés.
Le dernier en date s’appelait Pongo, une espèce de clochard du genre berger bergamasque aux poils gris, longs et toujours sales, très affectueux mais qui donnait du fil à retordre car il était jaloux de son domaine et aboyait furieusement contre les chiens des clients. Souvent il suivait les promeneurs à travers la montagne et parfois même très haut dans les rochers et très loin du Pordoi. Il était devenu tellement célèbre dans les environs que régulièrement on téléphonait pour avertir que Pongo était arrivé dans une autre vallée. Au début Nadia allait le chercher en voiture jusqu’à ce qu’on comprenne que cela ne valait
pas la peine: Pongo faisait ses trekking et puis il rentrait tout seul…
2011 marque un nouveau tournant dans l’histoire : l’hôtel lui aussi a vieilli et tôt ou tard il fallait se décider à le moderniser... « Notre » vieux, mythique Col di Lana n’existera donc plus que dans la légende.
La nouvelle génération a pris la relève, mais l’esprit ne changera pas...

En 1976, le Col di Lana était le pivot du Pordoi et le Pordoi était le pivot des Dolomites. Au Col di Lana il y avait toujours des chambres libres pour les alpinistes. Claudio et moi fûmes gâtés par cette générosité qui n’avait pas de limites. Chaque fois que Claudio demandait l’addition, Almo nous en faisait une pour la forme. Nous avions honte car nous étions bien conscients d’être de véritables parasites, mais nous étions aussi ravis, car vraiment nos finances étaient piètres et nous étions bien reconnaissants… Un jour, Claudio protesta de façon plus décidée que d’habitude car la note était vraiment dérisoire. Almo prit Claudio par les épaules et le conduisit devant la fenêtre du bar. Deux grands bus de touristes venaient de s’arrêter et tous ces gros Allemands allaient entrer et venir déjeuner ou se remplir de “Berliner” à la confiture.
-“ Regarde – dit Almo à Claudio – eux, ils ont déjà payé pour toi…”
Nous pensions qu’il était impossible de gérer un hôtel de cette manière et qu’au Col di Lana personne n’allait devenir riche.
Evidemment l’amitié et l’accueil généreux nous faisait plaisir, mais c’est  aussi un plaisir de voir que 30 ans plus tard la jeune génération a la tête plus solidement sur les épaules sans toutefois perdre la cordialité.
Beaucoup de choses changèrent au Col di Lana mais l’amitié, la générosité et l’hospitalité ne changèrent pas. Il devint au fil du temps et des événements un refuge dans lequel je trouvais le silence nécessaire à la méditation et le soutien chaleureux et respectueux sur le chemin de la maturation à laquelle les réalités trop dures de l’existence allaient contraindre chacun de nous, malgré nous.  Quand je dis le Col di Lana, cela ne signifie pas seulement l’hôtel, mais tous ceux qui le fréquentaient :  « quelli del Pordoi », ceux du Pordoi…  Le Col di Lana reste pour nous tous une étape fondamentale dans notre existence.

Claudio était né le 7 janvier 1938, Almo le 7 février de la même année. Almo était pour Claudio un frère, un confident et il fut certainement la seule personne en qui il avait entière confiance, à qui il ouvrait son cœur et de qui il acceptait les critiques et les conseils. Almo avait une merveilleuse indulgence à l’égard de Claudio parce qu’il le comprenait.
Ils avaient souvent grimpé ensemble, notamment au Catinaccio, Sass dla Furca, au Lagazuoi Nord, dans les Mugoni, à la Cima delle Pope au Campanile di Val Montanaia, etc.

Nous avions donc passé au Col di Lana des jours inoubliables, mais septembre approchait et Claudio devait me ramener à Chamonix pour que je puisse y récupérer ma voiture. Lui restait encore dans les Dolomites jusqu’en octobre ou novembre, cela dépendrait principalement de la météo.
J’étais consciente de ce que j’aurais dû rester avec lui et continuer la vie que nous avions commencée, mais j’avais donné ma parole à mes enfants et il en était trop respectueux. Il était lui-même passé par des expériences difficiles pendant son enfance et son adolescence. Mon départ était pénible pour chacun de nous mais ni lui, ni moi ne mîmes ce départ en discussion. C’était décidé comme ça dès le départ, mais voilà, nous n’avions pas imaginé que nous allions si bien nous entendre et que la séparation allait être aussi difficile.

Messner.
Nous quittons donc le Pordoi et descendons vers Alleghe. Ceci n’est pas chez lui, nous continuons vers Agordo. Sous les portici nous rencontrons Umberto, avec qui Claudio a grimpé et qui nous emmène chez lui. Maintenant il est marié, a 3 enfants et 20kg de bedaine de trop.
Dans sa bibliothèque se trouvent, côte à côte, “Les escalades difficiles” et “ La vie sexuelle”. Quand nous sortons, Claudio est bouleversé:
-“ Est ce que nous allons finir comme ça?”
Nous retournons regarder la vitrine de la librairie, maintenant il y a plusieurs livres de Messner et Claudio explose:
-“ Messner! D’abord il a fait tout un raffut contre les pitons et maintenant il se fait du pognon avec des bouquins à la gloire des via ferrata! Tu sais ce que c’est les via ferrata? Et bien c’est un équipement de la montagne tel que n’importe quel promeneur puisse y aller, avec des cordes fixes, des câbles en acier et des échelles ancrées dans le rocher pour passer les endroits difficiles. C’est la négation même de l’esprit de montagne. Messner a écrit des articles contre les clous et maintenant il écrit des livres pour les via ferrata, c’est un opportuniste, un profiteur, il vend la montagne et se vend lui-même…”

Claudio avait grimpé avec Messner en 1968. Le 10 septembre ils ouvrirent la voie « Albina » au Ciavazes et parcoururent la voie « Senoner » de la Troisième Tour de Sella, le 17 suivant.
Évidemment, ils finirent par se chamailler. Messner avait l’intention d’ouvrir une nouvelle voie, difficile et importante, il ne voulait donc pas dire où il allait. Par contre Claudio ne voulait pas partir sans savoir où il allait…
Claudio note  le 27. VIII. 68 : « Tel. Messner. Il veut faire une première très dure. Ne tombons pas d’accord. »
Ils ne partirent donc pas ensemble et la voie se révéla vraiment importante ce qui ajouta une nouvelle dose d’amertume à celle causée par les autres occasions
manquées parmi lesquelles la « Philipp -  Flamm »…  S’agit-il d’une voie sur la Marmolada ?

Mais la suite allait encore empirer…
En 1966, Claudio errait à Trento, démoralisé, en proie à une de ses crises existentielles, quand il rencontra Steinkötter qui était en partance pour la Cima d’Ambiez dans le massif de la Brenta, avec Dietrich Hasse. Ils projetaient d’ouvrir une voie qui comprenait une grosse partie d’escalade artificielle que Heinz avait choisie exprès pour sa configuration et pour sa partie artificielle, bien que la partie inférieure, c.-à-d. les 5 premières longueurs, fut en libre avec des difficultés entre le IV et le VI, une voie logique, « un itinerario sui generis »…
Claudio n’avait rien à son programme, Heinz et Dietrich furent contents de trouver un troisième qui pouvait dépitonner. Ainsi ils allèrent entre le 21 et le 31 juillet ouvrir la « Via degli Strapiombi », la « Voie des Surplombs ».
En 1967 Messner écrivit dans la revue Bersteiger un article qui devint célèbre sous le titre “ Entwertung der VI Grad” dévaluation du VI degré, dans lequel il s’élevait violemment contre le mépris de la montagne causé par l’abus de moyens artificiels et il cita justement la « voie Steinkötter-Hasse-Barbier » de la Cima d’Ambiez comme exemple du pire...
Le comble, c’est que Messner exprimait exactement les mêmes idées que celles que Claudio défendait et pour lesquelles il voulait peindre les clous en jaune. Les polémiques de la guerre des pitons avaient commencé, à Freyr, au moins trois ans plus tôt.
Claudio apprécia l’article de Messner au point de demander l’autorisation de le traduire et de le publier dans la revue La Montagne.
En 1968 Messner écrivit un article pour la revue Alpinismus dans lequel il lança un cri d’alarme en faveur du respect de l’éthique en montagne et du Dragon Mythique:
-“ Der Drache ist vergiftet, Siegfried ist arbeitlos geworden… meine Sorge ist der tote Drache… Es muss etwas geschehen ehe das Unmögliche begraben ist…Darum rettet den Drachen !” Le Dragon est empoisonné, Siegfried est devenu chômeur… mon souci c’est le Dragon mort… Il doit se passer quelque chose avant que l’Impossible ne soit enterré… Pour cela sauvez le Dragon!”  Ces phrases semblaient écrites pour Claudio. Qui mieux que lui pouvait en comprendre et apprécier le sens symbolique et mythique?
D’abord il fallait, comme lui, être un lecteur assidu des revues alpines, ensuite il fallait comprendre l’allemand et connaître la mythologie des Nibelungen. Tout le monde ne disposait pas de cette culture.
Il se passionna pour les dragons au point de les collectionner tant dans les BD comme le fameux dragon du Lotus Bleu de Tintin, que dans les restaurants chinois, que dans les sculptures des églises romanes et évidemment en montagne.
Le 26.IX.69 il répondit à l’article de Messner en ouvrant une voie dans le Lagazuoi Nord avec Almo Giambisi et Carlo Platter: 300m de IV et de V c.-à-d. TD entièrement en libre, sur une paroi verticale et magnifique à laquelle il donna le nom de « Via del Drago »: la « Voie du Dragon ».
En 1984 Gino Buscaini décrivit cette voie dans son livre « Les 100 plus belles courses dans les Dolomites » et ainsi la voie entra dans le cénacle des “belles classiques”.

Pour Claudio, que celui qui avait crié “Sauvez le Dragon” se fut abaissé à écrire des livres sur les via ferrata, ça, c’était une souffrance terrible. Qu’aurait-il dit s’il avait vu la publicité pour les pommes du Trentino, le lait et les fromages, ou pire encore l’eau minérale?
Il y a quelques année Messner criait “sauvez le dragon” et aujourd’hui il proclamait dans un spot publicitaire pour l’eau minérale Levissima, à la télé:
“altissima, purissima, levissima” …
Claudio aurait pleuré de honte ou lui aurait décoché la dérision la plus cruelle possible…

En 1977 Claudio eut un accès d’exaltation et d’admiration sans bornes quand Messner et Habeler escaladèrent le Hidden Peak en style alpin. Je le vois encore sur le parking du Chamonix brandissant je ne sais quelle revue et en proclamant: -“ C’est fini! L’histoire de l’alpinisme est terminée! L’Himalaya en style alpin, c’est le maximum, on ne sait rien faire de mieux!”

Après la mort de Claudio, Messner m’accueillit généreusement chez lui. Dans cette période qui pour moi fut terrible, cette rencontre eut un sens tout particulier car j’eus la possibilité de lui expliquer combien Claudio professait les mêmes idéaux et combien il lui reprochait ses comportements “mercantiles”. -“ Je dois vivre et faire vivre » – répondit Messner … et il eut la délicatesse de ne pas ajouter que lui n’était pas “entretenu”…

Plus tard j’eus l’occasion de participer à l’organisation d’une conférence de Messner à Lugano pendant laquelle il raconta son solo à l’Everest. Claudio aurait été enthousiaste, mais pour rien au monde il n’aurait  renoncé aux polémiques. Je ne doute pas un  instant de ce qu’il aurait  disséqué  ce que c’est qu’un vrai solo… Est-ce un solo quand il y a d’autres cordées dans la voie? Que peut-être on peut bénéficier de leurs cordes fixes?  Et il y a une différence si on connaît la voie ou non. Evidemment il en irait tout à fait autrement si quelqu’un se présentait tout seul et sans jamais y être allé auparavant, devant un Everest désert, gravissait la paroi, atteignait le sommet  et redescendait vraiment tout seul, en faisant tout, tout seul… escalade, ravitaillement, échelles, cordes etc.…  Connaissant Claudio, d’un côté il aurait été euphorique et d’un autre côté il n’aurait pu s’empêcher de couper les cheveux en quatre... N’avait-il pas écrit au sujet du Badile :
-« Grimper avec une cordée derrière soi, ce n’est plus du vrai solo. »

Dans les archives de Claudio je trouvai une dizaine de lettre signées Messner datées entre 1967 et 1969. Toutes disent plus ou moins la même chose du genre “ je suis à peine rentré de la montagne et je suis en partance pour la montagne” ou pour Padova où il étudiait. Il parlait aussi de degrés de difficulté, de clous et de traductions des articles pour La Montagne.
Le 17.VII.68 Messner écrivit: « J’ai été en route en tant que guide. Il faut que tu saches que je dois me payer mes études, donc je dois aussi travailler pendant l’été. »
Que pensait Claudio de ce “gamin” qui, comme d’autres d’ailleurs, était capable de grimper, étudier et travailler tout en combinant passion et profession et le tout avec égal brio… Y avait-t-il « un peu de ça » dans ses réticences envers Jean Bourgeois ?
 Je peux comprendre, disons,  “l’envie”,  que Claudio aurait pu ressentir car, moimême, même en ayant un  diplôme, je n’ai jamais été capable d’accéder à une “situation rentable”, ni “confortable”. J’ai, moi aussi, connu des épisodes de raclements de fonds de tiroir et de retournements de poches, à la recherche des quelques francs indispensables pour pouvoir manger. J’ai même dû demander de l’argent à prêter à des amis car je n’osais plus en demander à mes parents. Et Claudio n’avait même pas de profession… Voir  les autres « réussir » alors que soi-même, on en est  incapable, rend amer, pour ne pas dire envieux.

Inévitablement Claudio et Messner se chamaillèrent mais c’était plutôt Claudio qui lançait la polémique. Aujourd’hui je me dis que Messner avait autre chose à faire que discutailler... 
L’affaire des chutes est un excellent exemple de l’esprit méticuleux, pour ne pas dire mesquin de Claudio. Tout autre que lui n’y aurait pas prêté attention, mais pour lui il s’agît d’une affaire de la plus haute importance, une affaire terrible… Dans le n°8 de 1974 du Bergsteiger, Messner écrit: « Bien que j’aie plus de 1000 escalades à mon actif et 12 expéditions, je ne suis jamais tombé. » Suivent des considérations sur la sécurité, les normes UIAA, etc.
Claudio bondit, ré exhuma des articles et des revues et envoya au Bergsteiger une lettre: “Dans chaque fascicule trois cuillerées de purée à la Messner, mais à goûter avec prudence. (…) Remarquable: dans la revue anglaise Mountain de mai 1971, Messner admet une paire de chutes: <jamais pendant une escalade en libre, mais j’ai dévissé une ou deux fois dans des longueurs artificielles quand le clou sortit du rocher> Sans doute a-t-il oublié ses chutes sur l’Eperon Walker <Une fois à la fin d’une fissure je dus réessayer 6 fois pour pouvoir me redresser sur la plateforme en face, parce que chaque fois je retombais en arrière> (Aufbruch ins Abenteuer  Athesia p. 54)
Et qu’en est-il du vol de 30m sur la paroi Nord du Pelmo? (Nachrichten Section Wien April 1968)?
Probablement Messner est-il tombé encore d’autres fois. Qui  découvrira le nombre exact de ses chutes?”
Ensuite il fit le résumé par ordre chronologique:1966 Pilastre Walker, 1968 paroi Nord du Pelmo, 1969 Droites, 1971 déclaration dans Mountain, et en 1974: “Je ne suis encore jamais tombé”
Stiebler, le rédacteur de la revue Bergsteiger, essaya de calmer le jeu en écrivant qu’il se réjouissait qu’une personnalité  comme Claudio suivit avec autant d’attention sa publication mais expliqua qu’en aucun cas il ne voulait concéder  de l’espace à des polémiques entre alpinistes et il invita Claudio à, plutôt, écrire un article intéressant. Claudio répondit qu’écrire des articles ne l’intéressait pas et que par respect de la vérité et des lecteurs on aurait au moins dû publier les citations de Messner. Hiebeler intervint aussi avec une lettre du 16.IV.75 pour calmer les eaux. Claudio se déchaîna alors contre Messner, Stiebler et Hiebeler et il écrivit encore, passant tous les écrits de Messner au peigne fin et relevant toutes les inexactitudes:
-“ Dans son livre Le Septième Degré, Messner affirme qu’il alla sur la voie Philipp pour la première fois< die fixe Idee vom unbekannten Ziel> p.84, c.-à-d. l’idée fixe du but inconnu, cependant à la page 83, précédente, il raconte qu’il avait déjà parcouru la voie avec Holzer… So dumm… si stupide…” Il termina la lettre se qualifiant de “pauvre grimpeur qui n’a pas assez d’argent pour se lancer dans des procès”… mais pour rien au monde il n’aurait renoncé à considérer que Messner était un menteur. Il en souffrait. Qu’un alpiniste aussi grand que Messner ne fut pas l’Homme Parfait constituait une véritable torture.

Il faut essayer de comprendre cette attitude de Claudio.  Quand je reçois une revue, j’y jette un coup d’œil et avec beaucoup de chance je réussis à lire l’un ou l’autre article, en vitesse. Claudio n’était jamais au pas de course entre la profession, la famille et une infinité d’autres obligations. Quand il recevait une revue ou un livre  il s’y plongeait avec une concentration telle qu’il n’aurait rien remarqué si la maison s’était écroulée. Il disséquait chaque phrase, soupesait le sens de chaque mot et la différence de signification selon la position de la ponctuation. En outre, de par son éducation, un mensonge était non seulement un péché grave, mais surtout la trahison de la Vérité… À sa place, devant l’à peu près des déclarations de Messner, et encore aurait-il fallu que je les remarque, j’aurais pensé que Reinhold simplifiait la situation ou considérait qu’il n’avait jamais fait une chute digne de ce nom, ou encore qu’il s’agissait d’une “licence poétique” destinée à insister sur le fait qu’il ne s’était jamais fait fort mal grâce au fait qu’il avait toujours respecté les normes de sécurité et le matériel homologué UIAA… Pour Claudio ce raisonnement était déjà une honte en soi. Si quelqu’un disait qu’il n’était jamais tombé cela signifiait que vraiment il n’était jamais tombé, pas même de 5cm, dans le cas contraire il s’agissait d’un menteur, point final. Pas étonnant qu’il réussissait à se brouiller avec tout le monde.
Je me souviens de ses discussions avec Almo et l’expression d’indulgence même de tendresse avec laquelle Almo lui rétorquait:
-“ Mais oui, Claudio tu as raison, mais dans la vie réelle il est impossible d’être aussi drastique, même en ayant raison…”
Alors il avait une expression de douleur, de désespoir, de dégoût impuissant devant la misère humaine…  Dieu sait combien d’autres histoires du même acabit il ruminait pendant ses heures sombres et toujours cette espèce de soif de vengeance pour « quand il écrirait son livre »  ou « quand il ferait sa conférence »...
Claudio avec son intransigeance et ses idéaux est passé aux oubliettes. A part ses amis, le site de Didier Demeter, mon livre et un cercle restreint dans l’alpinisme, personne ne s’en souvient. Par contre « Messner » s’est fait un nom qui est connu par tout le monde, nom qu’il a aussi pu mettre au service de “bonnes causes”.

Toutes ces polémiques: la guerre des pitons, Dal Bianco qui ne finit pas la voie, Schlömmer qui embellit la tentative au Cervin dans son livre, Messner avec les moyens artificiels et les chutes, Pellegrinon avec la « De Gasperi », Pit Schubert qui déclare que les femmes ne sont pas à la hauteur de l’alpinisme et tant d’autres anecdotes sont intéressantes surtout parce qu’elles donnent une image de la passion extraordinaire avec laquelle l’alpinisme était vécu à l’époque.

Durant toute sa vie Claudio a vécu parmi les rêves, les héros, les chimères et les dragons… Souvent on aurait pu se demander si lui-même n’était pas un des leurs… L’année 1976 avait aussi été l’année du dragon…

Retour à la vie quotidienne
Nous descendons vers Feltre et Asolo, nous visitons des musées et d’antiques palais, des fontaines et des jardins luxuriants avec des lauriers-roses et des bougainvillées… le lac d’Iseo… Chamonix…
Claudio retrouve ses amis, il raconte notre séjour dans les Dolomites avec enthousiasme, il raconte la Comici…
-“Alors elle grimpe?”
-“Mais oui, elle grimpe… mais elle n’aime pas Johnny… ce serait parfait … mais elle n’aime pas Johnny…”

Chaque fois je proteste: ce n’est pas que j’aime pas Johnny, mais j’aime aussi la musique classique…
-“ Bèèèèèèèèèè, quelle horreur – répond-il chaque fois – avec toutes ces années dans des collèges catholiques et la messe tous les matins, maintenant chaque fois que j’entends du classique ça me fait vomir…”
Dans les lettres qu’il avait envoyées à ses parents depuis le pensionnat de Saint André il expliquait que dans le dortoir des haut-parleurs diffusaient de la musique de Mozart, plus tard ce fut Bach et le 9.VII.50 même « de la musique moderne » 

«  Je n’aime pas Johnny », cela n’est pas exact, c’est plutôt que  les paroles de ses chansons me paraissent exagérées et c’est justement ça qui plaît à Claudio…Lui, il s’identifie au héros solitaire du rock: Johnny est le héros du rock’n roll et Claudio est le héros du rock/rocher… Il a même écrit à Johnny pour lui proposer de grimper ensemble mais Johnny lui a répondu le 12.VI.67 qu’il n’était pas intéressé… Un soir après un concert il avait attendu Johnny à la sortie du théâtre et avait voulu lui parler, mais quand il s’était trouvé face à lui… Johnny, fatigué par son spectacle s’était engouffré dans sa voiture sans dire un mot et Claudio était resté perplexe… sans le mot… Quel dommage : les deux idoles du rock ensemble sur le rock… Claudio a intégré les paroles des chansons dans sa conversation normale comme il citait les titres des Beatles et de temps en temps il rappelle qu’il est seul et désespéré même si les gens l’appellent l’idole des jeunes…
-“De toutes façons – répète-t-il – le maximum ce serait une énorme sono installée aux pieds de la Civetta, les Rolling Stones plein tube et grimper en solo…”

J’arrange ma voiture pour repartir vers le Nord. Derrière mon siège je trouve un énorme caillou rond:
-“ C’est un petit souvenir, il vient du glacier des Bossons…”
En fin d’après-midi je pars, je suis désespérée et je commence à fredonner car maintenant moi aussi je fais partie de ceux que l’amour a blessés, je suis plus seule qu’au premier jour, que je l’aime que je l’aime, que je l’aime…

Pourquoi donc ai-je promis de retourner à la maison?
Ma vie a complètement changé. J’ai découvert qu’il était possible de vivre autrement.

Le 4.IX.76 Claudio écrit à ses parents : «  Je ne vous ai pas écrit que j’avais refait ma 1ière voie difficile, la face N de la C. Grande, 20 ans après ! On avait dû attendre 13 jours à cause du mauvais temps. »

Le retour “à la maison” fut pénible, du genre “l’été est fini, les vacances sont finies, c’en est fini de la montagne et de Claude Barbier, on reprend les choses sérieuses, point final.”
Moi par contre j’arrivais avec des décisions bien arrêtées:
-“Je suis rentrée uniquement parce que je l’avais promis aux enfants. Durant l’année scolaire qui va suivre je m’éloignerai progressivement de la maison et le 30 juin prochain je m’en irai définitivement.”

Quand j’étais partie mes rapports avec mes parents étaient déjà exécrables: mon père était furieux parce que je lui “désobéissais” … J’avais quand même 30 ans… Un divorce allait être un scandale. Lui au moins vivait sa double vie discrètement. Mais cela nous allions le découvrir plus tard… quand les nœuds allaient commencer à arriver dans le peigne, comme on dit en italien…
Comme à son habitude, pendant mon absence il avait fait des scènes horribles : il dramatisait tout à un degré burlesque. Ainsi il “convoqua un conseil de famille” pour décider ce qu’il y avait lieu de faire de “ces pauvres petits enfants”… Tout le monde s’était esclaffé et quelqu’un  lui avait répondu:
-“Elle n’est pas encore morte, attendons au moins qu’elle soit morte …” Revoir mes parents n’eut donc rien de chaleureux, mais dès que j’eus les photos de mes vacances, je les leur montrai avec les commentaires enthousiastes. C’étaient non seulement des photos impressionnantes, mais aussi des photos sur lesquelles mon sourire donnait la mesure de mon bonheur. Elles ne laissaient pas de doute quant à la réussite de mes vacances. Cela  les confronta avec le fait que je vivais dans un monde tout à fait différent du leur. Je ne sus pas ce qu’ils en pensèrent et s’ils furent conscients de ce que j’avais pris mon envol, définitivement et de ce que, après avoir contemplé l’horizon depuis les sommets des plus belles montagnes du monde, je n’allais plus jamais me contenter de la grisaille et des chicaneries. Sans doute mon père, qui était habitué à s’imposer, ne se rendit-il pas tout de suite compte de ce que j’étais en train d’échapper à sa tyrannie : difficile de lâcher prise…

Les générations actuelles ne peuvent pas imaginer quelle était la mentalité d’il n’y a, à peine, quelques décennies. Il est nécessaire de rappeler que la situation de relative liberté actuelle a été acquise par les centaines de femmes qui ont lutté, chacune dans son coin, pas à pas, pour se libérer de l’emprise de parents, familles, religions et traditions.  Il est aussi impérieux de rappeler que rien n’est jamais acquis et que la liberté se mérite, jour après jour, que rien n’est donné et qu’il faut être prêt à payer, mais que cela en vaut la peine: la liberté n’a pas de prix.

Je téléphonai à Joseph qui me répondit avec enthousiasme:
-“ Tu es déjà rentrée? On pensait que tu serais rentrée en novembre avec Claudio… Je dois t’avertir qu’il y a un tas de gens qui nous ont cassé les pieds pour savoir où tu étais. Mais vu que vous n’aviez rien dit, nous on a répondu qu’on ne savait pas. On pensait bien que tu étais avec Claudio dans les Dols… Mais puisque ce n’était pas officiel et qu’au CAB on ne se mêle pas de la vie privée des autres… personne n’a rien dit… On s’est marrés… Viens samedi à Freyr, tout le monde t’attend et évidemment tout le monde est de votre côté…” Ensuite en quelques mots je lui racontai nos deux mois de rêve, les montagnes, les voies, et surtout Claudio heureux et moi aussi… heureuse…
-“ Viens samedi à Freyr tu nous raconteras tout ça…” Joseph aussi était heureux de savoir qu’entre Claudio et moi c’était bien.

Moi, dans les Dols, tout à fait tranquille je n’avais pas un seul instant pensé aux complications belges et je n’aurais jamais imaginé que mes vacances  pussent  faire tant de remous… Qu’y avait-il d’étrange à ce que j’aille grimper dans les Dols avec Claudio? La question qu’ils auraient dû se poser était de savoir comment il se faisait que “la fille qui grimpe avec Joseph”, tout d’un coup était capable de suivre Claudio Barbier. Mais ça, c’était une autre planète… Enfin, n’avais-je pas dit que je partais pour deux mois?  Alors? Pourquoi tout ce raffut? Je pensai “much ado about nothing”… Ce qui par contre me déplut au plus haut point, fut que mes amis aient été importunés par des questions privées. Même les amis de la famille et surtout mes patients avaient été informés de ce que je ne serais pas rentrée! Là les limites avaient été dépassées. Mais tout cela avait un côté positif: plus je voyais ces comportements, plus j’étais convaincue que j’avais  raison de changer de vie. J’aurais été très embêtée si au contraire tout le monde dans la famille m’avait accueillie avec joie, intérêt et compréhension du genre “formidable ce que tu as réalisé, on est avec toi, on va te soutenir pour que tu puisses t’entraîner toute l’année et faire une nouvelle saison en montagne, l’an prochain”… Là… j’aurais été bluffée… et très embêtée… Alexandra DavidNéel avait sillonné le Tibet pendant 15 ans. Régulièrement son mari lui envoyait de l’argent pour qu’elle puisse continuer ses explorations. Mais dans mon cas, rien de noble, ni de grandiose…

Il y eut même des épisodes  grotesques… Un soir un ami vint nous voir. Lui et moi avions été très liés pendant des années, il me connaissait bien. Ce soir-là il regarda mes jambes  et me demanda ce que j’avais fabriqué pour avoir tant de bleus et de cicatrices… Je lui racontai ma saison et il dit à mon mari:
-“À ta place, je n’accepterais pas que, non seulement on m’enlève ma femme, mais qu’ensuite on me la restitue complètement cabossée… Demande des dommages et intérêts …”
J’appréciais son humour bourru du genre “le baromètre baisse, c’est d’ailleurs le seul qui baise dans cette maison…”  Ce genre d’expression était tellement en dehors du genre de notre maison que cela m’épatait. Avec lui j’avais appris  à goutter la bière non pas du bout des lèvres, mais à pleine bouche, ainsi que les crêpes au sucre brun…  Plus tard, quand les événements allaient vraiment tourner mal, il allait être présent, fidèlement, généreusement…
Malheureusement nos temps n’allaient pas correspondre et quand pour lui le moment allait être propice, pour moi il allait être trop tard…
Un jour je fis un tour d’adieu à la Belgique, à l’improviste j’allai sonner à sa porte … tout le passé reprit vie.
-“ Que vas-tu faire cet été ?” – lui demandai-je à la fin.
-“ Je vais décaper et gratter les châssis des fenêtres et les repeindre…  réponditil- et toi qu’est-ce que tu fais ? “
-«  Moi, je repars dans les montagnes du Pakistan… »
Ce genre de détails confirmait que certains de mes choix avaient quand même  été judicieux, chèrement payés mais judicieux.

Il y eut aussi des épisodes étonnants. Fatalement on finit par savoir que j’avais demandé le divorce. Un beau matin je reçus la visite d’un des meilleurs amis de ma belle-famille ; il venait me consoler et me présenter ses services, d’ailleurs il s’était déjà informé des horaires pendant lesquels il avait le champ libre…
Après le divorce je reçus un coup de téléphone d’un autre de ces bons amis . Il venait d’apprendre notre séparation et lui aussi voulut venir le soir même me consoler chez moi. J’allai jusque chez lui car je voulais voir jusqu’où celui-ci voulait aller… La mise en scène était parfaite: lumière tamisée, musique de fond, vin… Dès le premier abord je me sentis hérisser et devins odieuse. Je refusai le vin disant que pour éviter les migraines je ne buvais plus que du champagne et du meilleur… Cela ne le découragea pas et je ne fus pas déçue: il était ravi de me savoir libre et me proposa d’emblée de passer la nuit chez lui dans le lit matrimonial, de toutes façons son épouse ne risquait pas de rentrer puisqu’elle était à l’hôpital avec un cancer…
Voilà donc les vrais bons amis qui se connaissaient depuis l’enfance,  fils de bonnes familles, honorables bourgeois, bons chrétiens qui allaient  à la messe tous les dimanches. 
Certains de mes choix avaient été judicieux...
Quant à l’hypocrisie… plus rien ne  m’étonnait…

Nouveau départ.
Donc, Claudio retournait dans les Dols et ne rentrerait à Bruxelles que fin octobre selon les conditions météorologiques. Le 8 septembre il me téléphona depuis le refuge Dibona:
-“ Ici il neige… je suis seul, je suis triste… Tu vas à Freyr samedi? Alors je viens à Freyr moi aussi…”
Le samedi suivant nous nous retrouvâmes sur le parking du Chamonix. Ils étaient tous assis derrière les fenêtres et nous observaient. Nous, nous nous jetâmes éperdument dans les bras l’un de l’autre. Quand nous entrâmes dans le Chamonix, Claudio annonça:
-“Messieurs dames, je vous présente Albert, mon compagnon!” Nous eûmes droit à une ovation!
Que Claudio m’appelle Albert, ça ce n’était pas rien… mais quand même pour respecter une forme de hiérarchie, lui allait être Albert et moi albert… Albert & albert… couple célèbre comme Laurel et Hardi ou Double Patte et Patachon…   Simone, qui nous avait observés me dit en riant:
-“ Enchantée, j’espère que vous prendrez goût à l’alpinisme et que nous aurons le plaisir de vous voir parmi nous le plus souvent possible…”

Claudio, surexcité, me conduisit à sa voiture dans laquelle il cachait son butin qui m’était destiné comme cadeau.
Dans les Dolomites, nous avions vu des panneaux sponsorisés par la caisse d’épargne de Verona, Vicenza et Belluno et par le CAI. C’étaient des plaques métalliques (40cmx50cm) peintes qui représentaient un petit marcheur au milieu des prés fleuris avec la légende: “ Chi ama la montagna le lascia i suoi fiori” qui aime la montagne lui laisse ses fleurs. Par jeu, chaque fois qu’on en voyait un on se disait “quel beau panneau”… Claudio, d’un geste théâtral extrait de sa voiture une chose énorme cachée sous une couverture et il la dévoile comme à une inauguration officielle: le panneau avec son encadrement et la moitié de son poteau…
-“Je suis allé le voler de nuit… D’abord j’en ai essayé plusieurs autres, mais les vis étaient rouillées, celui-ci bougeait mais il était à l’arrêt d’un bus. J’ai dû attendre 2h du matin et j’ai failli me noyer dans un canal que je n’avais pas vu dans le noir…”
Mais il y a aussi “le” livre… Depuis des années il rêvait d’avoir un carnet d’autographes de toutes les célébrités alpines qu’il rencontrait mais il était trop timide pour demander des autographes pour lui-même. Donc cette fois il était allé à Trento acheter un superbe carnet et l’avait fait signer par tous ses amis en disant que c’était pour moi…
-“Tu te rends compte de ce que ça veut dire, un autographe de Lino Lacedelli? “ À l’époque je ne m’en rendais pas compte: Lino était simplement un ami.
Aujourd’hui, quand je pense à lui, j’ai l’impression d’avoir connu le Père Noël...

Ainsi commença notre vie quotidienne, nous étions ensemble pratiquement tous les mercredis, vendredis, samedis et dimanches.

Claudio avait apporté une nouvelle corde des Dolomites, nous allâmes la baptiser dans “L’enfant” .

Sa mère me raconta l’histoire de la dernière corde. Comme d’habitude Claudio lui avait demandé un “crédit extraordinaire” pour acheter une nouvelle corde.
-“ Encore une corde!” avait répondu sa mère.
-“ Une corde coûte moins cher qu’un enterrement…”
-“ Oui, mais un enterrement on ne le paye qu’une fois... ”
Ca c’était l’humour de madame Barbier. Qui la connaissait savait qu’il s’agissait là d’un écran derrière lequel elle cachait sa grande tendresse et, surtout,  la terreur qu’il puisse arriver un accident.

J’avais trouvé un emploi dans un institut pour enfants handicapés mentaux. Les enfants, cela n’était pas mon fort, les “caractériels” comme on les appelait à l’époque, encore moins. Quand je commençai à y travailler je demandai à mes collègues ce qu’elles faisaient, quels traitements elles appliquaient. La réponse ne fut pas encourageante:
-“Que veux-tu qu’on fasse?  Y a rien à faire. On essaye de les tenir tranquilles…” Je n’avais pas étudié trois ans pour tenir tranquilles des caractériels, mais en attendant de trouver mieux… Le côté intéressant était que j’avais le mercredi après-midi libre pour aller grimper… Nous commençâmes à visiter systématiquement  les rochers de la région, à commencer par Bouffioulx.

Il y eut aussi un nouveau drame. J’avais donné ma chaîne à Claudio. Un jour il alla faire une voie avec Jean Bourgeois,  il faisait chaud, ils rentrèrent en nage et ôtèrent leurs pulls et au soir Claudio ne retrouva plus sa chaîne… Ce fut terrible et même lui dire que chez les bijoutiers il y avait autant de chaînes qu’on voulait ne put le calmer car aucune nouvelle chaîne n’allait être la chaîne avec laquelle il avait refait la Comici…

Niedeggen. 
Il reçut une lettre de Steinkötter qui nous invitait à aller assister à une conférence qu’il donnait à Niedeggen dans l’Eiffel à une cinquantaine de kilomètres de Cologne. Sur l’autoroute Claudio me sembla préoccupé. Il finit par m’expliquer qu’une de ses précédentes amies lui téléphonait et écrivait continuellement. Je fus embarrassée, c’était à lui à décider s’il voulait vivre avec elle ou avec moi. Ma vie était déjà si compliquée que je n’avais aucune intention d’y ajouter d’autres complications… D’autant plus que je savais qu’il n’y avait pas qu’une  mais “des” anciennes amies…

Il en avait même fait la liste, une de ses fiches comporte 23 noms entre 1968 et 1973… C’est à partir du 1.II.60 que des prénoms féminins apparaissent dans ses notes, ainsi que des petites phrases du genre « elle vient chez moi », « je vais la chercher à son cours d’anglais » ...
En 2011, pour réécrire notre histoire en français, je relus plus attentivement les archives et découvris des aspects particuliers de ses nombreuses relations.
Certains commentaires sont cocasses. Un jour il observe  l’amie du moment dans les bras de son rival qui, lui, a l’avantage de posséder une voiture de marque Karmann…(Ghia VW)
Il lui arrive de rater une journée d’escalade parce que la nuit a été tellement fatigante que le lendemain il ne parvient pas à se lever. Ses compagnons « font des voies » pendant que lui court le jupon ; ensuite il note,  presqu’avec rancœur, les voies qu’eux ont faites… sans lui … 
Aujourd’hui cela nous fait plaisir de savoir qu’il a eu une vie affective bien remplie, mais sans doute, lui, à l’époque l’a-t-il vécu très  sérieusement car il n’écrit pas sur un ton guilleret, ni badin. Il note ses déplacements entre les refuges, les alpinistes qu’il rencontre, les gens avec qui il discute, les voies faites, les fois où il s’est dégonflé, et, entremêlé à tout cela, avec égal sérieux,  il cite ses expériences sentimentales et sexuelles…
Il écrit sur le même ton « Livanos s’est empâté, a les cheveux ondulés et est devenu complètement gaga » ; (... son amie porte)  « Le soir, jupe et blouse (robe 2 pièces) rouge à pois noirs (…) splendide soutien-gorge noir  (…)  allons voir la TV pour avoir des nouvelles de Bonatti  (...)    elle est adorable avec sa combinaison verte et son soutien-gorge noir ».  Ses commentaires alpinistiques alternent avec des « elle arrive en blue-jeans blouse verte claire, elle est allée cueillir des champignons » … « robe de couleur à dessins » … « petite robe bleue »… «  elle a coupé ses cheveux ! »
Sa façon de décrire  les vêtements de ses amies est  émouvante car il semble en extase devant elles. Ce comportement tendre et attentionné contraste avec le vocabulaire prosaïque, cru et même trivial,  quand il parle de sexe.  Le récit de ses ébats amoureux n’a rien de romantique, ni de fantasque, il s’agit plutôt d’un rapport  précis et concis comme la relation des degrés de difficulté ou le nombre de pitons dans le topo d’une voie. 
Pour des raisons évidentes, les textes originaux de ses notes doivent rester dans la plus stricte confidentialité.

Il signale également les voies auxquelles il a dû renoncer car son second « ne passait pas »... Cela a été le cas dans la Comici de la Cima Grande : «  Il ne passe pas le début de la 2ième  longueur – rappel – je vais à Locatelli ». Egalement le 17.VI.63 aux Cinque Torri :  « Je fais la 1ère  longueur de la Direttissima Scoiattoli – Bepi  vole dans la traversée – je le descends et fais un rappel » Nous avions fait cette voie le 31.VII.76. J’avais eu des difficultés dans cette traversée, mais n’avais pas volé…

En route pour Niedeggen, Claudio me parla donc d’une de ses relations précédentes. Il ne citait pas de noms, je ne posais pas de questions. Je l’écoutais, mais sans plus. S’il la regrettait... c’était à lui de décider...
-“Mais non! – s’exclama-t-il – Cette fille m’en a fait voir de toutes les couleurs. C’est elle qui m’a abandonné, j’étais désespéré, je passais des heures assis devant l’immeuble où elle travaillait, seulement dans l’espoir de l’apercevoir. Le soir elle sortait du bureau et allait prendre le tram. Moi, je suivais le tram pour encore une fois essayer de la voir quand elle en  descendait. C’était tout ce qui m’était resté, je ne réussissais pas à me résigner… j’étais malheureux comme les pierres… Un soir, comme j’arrive devant son bureau la police m’arrête… Ils me conduisent au commissariat, ils m’interrogent… Passeport, nom, prénom, etc., ils perquisitionnent ma voiture et y trouvent la scie et le courbet que j’emploie pour nettoyer les voies et ils veulent les mettre sous séquestre parce qu’ils ne comprennent pas que ce sont des instruments d’alpinisme…
Le père de cette fille m’avait dénoncé à la police en disant que j’étais un dangereux maniaque qui poursuivait sa fille et les policiers croyaient que je voulais la couper en morceaux… Ca a été très compliqué. A la fin ils m’ont quand même relâché mais ils m’ont défendu de la revoir et ils m’ont averti que si jamais il lui arrivait quelque chose, j’étais le premier suspect… Claudio Barbier le monstre de Schaerbeek, le nouveau Landru, Claudio l’éventreur… Si on n’est pas paranoïaque, il y a de quoi le devenir…”

Après cet épisode, Claudio ajouta à son répertoire le rôle de monstre qui invite les jeunes filles à venir admirer son courbet au lieu d’estampes japonaises. Il jouait sur l’homonyme : “Courbet”, le peintre  et “courbet” la petite hache… -“Et puis, dès qu’elles ont franchi le seuil je ferme la porte à clé et saisis  mon courbet en disant « aha, petite imprudente! »  …”
Il le disait en mimant des mouvements de vampire avec ses longs bras et cela lui donnait vraiment un air de Barbe Bleue…
Mais qu’aurait dit madame Barbier si la police lui avait ramené son fils en disant qu’elle devait le surveiller car il courait derrière les jeunes-filles avec une scie et une hache… Cela n’aurait pas été la première fois qu’il serait rentré encadré par deux policiers…

La rencontre avec Heinz fut enthousiaste et nous allâmes grimper dans les rochers bizarres qui s’appellent poudingue et semblent être du béton qui contient une infinité de gros silex ou de grosses patates c.-à-d. le “Kartofelnfels” ou rocher à patates… où Heinz avait grimpé quand il habitait à Cologne.
Et comme à chaque fois, nous rencontrâmes des grimpeurs que Claudio connaissait depuis d’autres saisons en montagne.

À notre retour, les douaniers nous arrêtèrent pour contrôler l’identité de Claudio car il ressemblait à un brigadiste et justement l’Allemagne était sens dessus dessous à cause de la bande Bader-Meinhof.
-“ Tu vois bien par toi-même – me dit Claudio – C’est pas à devenir paranoïaque, ça ?  Tout le monde me persécute vraiment, même si je ne ferais pas de mal à une mouche et ne comprends rien à la politique. J’ai l’air d’un terroriste, moi?”

Puis Claudio s’en alla en voyage avec ses parents.
À nouveau il m’écrivit poste restante à Mons et je lui répondais poste restante à la prochaine étape de son voyage. Et, à nouveau, par lettre, nous nous confiâmes beaucoup plus qu’à haute voix. Pour moi, il devenait primordial de savoir ce que lui désirait. Je devais au plus vite trouver un emploi car l’année suivante je devais pouvoir travailler. J’avais reçu une proposition d’un hôpital à Lausanne, mais je compris que Claudio n’aurait jamais quitté ses parents.
Nous nous orientions vers une solution “light”: le 30 juin nous serions partis en montagne et à notre retour en octobre j’aurais commencé à travailler autre part. L’important c’était de me trouver un emploi et un petit logement.

Novembre fut assez beau et nous commençâmes à nettoyer les parois dans le massif du Paradou à Yvoir sur Meuse. Nous ouvrîmes de petites voies et les trouvailles de noms furent du meilleur cru: «  La chair du gastronome » … Pourquoi ce nom ? Je ne le sais pas mais la voie se terminait par un petit promontoire,  comme la chaire de vérité dans les églises...
Sa réserve de noms comportait aussi « Les convulsions atroces » et nous avions entendu à la radio “nuages” de Django Reinhard. Claudio voulait appeler une voie “Les merveilleux nuages”, une autre « Le bonheur fou ». La liste s’allongeait avec “Les doudouces » et « Les mimises » qui étaient des paroles affectueuses que j’avais apprises auprès de mes patients du Borinage.

Johnny à Forest National
En décembre, Johnny Hallyday vint à Forest National pour un concert. Ce fut grandiose.  Claudio mit son âme à nu. Il acheta deux billets, les moins chers car
plus cher ça ne vaut quand même pas la peine…
-“Tu mets tes grosses godasse de montagne, un très vieux jeans, une chemise qu’on peut déchirer et rien qu’on puisse ni voler, ni perdre…”
Ca s’annonce bien…
Forest National est un vaste cylindre de béton armé qui sert d’espace polyvalent pour des fêtes, bals, ballets, concerts, etc. : 8000 places.
Cette fois on a installé une scène immense avec une sono impressionnante, les gens entrent lentement, le centre de la salle est plein de sièges. Claudio me tient énergiquement par la main et me guide au fond de la salle. Entre la scène et les barrières de protection circulent des gardes du corps, des bonshommes énormes qui portent des T-shirt avec le logo d’un karaté club, les musiciens commencent à accorder leurs instruments, le son est terriblement fort. Finalement les lumières s’éteignent, le spectacle va commencer, Claudio saisit mon bras et m’emporte, il y a une échauffourée inattendue, brève et violente et nous nous retrouvons en première ligne, debout sur des chaises, tous deux agrippés aux barrières et décidés à résister, aussi par la force s’il le fallait… J’écrase avec les semelles Vibram de mes grosses godasses Kastinger les doigts et les mains des imprudents qui s’approchent trop de mon perchoir et voilà donc pourquoi il fallait mettre des godasses…
La salle hurle et siffle et crie en cadence “Johnny! Johnny! Johnny!… “
Johnny entre en scène et crie “Bonsoir!”
La salle hurle de plus belle…
-“Bonsoir, hou!...”
La salle hurle encore plus, à chaque parole de l’idole les hurlements redoublent.
-“Je veux que ce soit une fête!”
Et puis c’est la fin du monde… quand l’amour s’en va que tout est fini, dadou ron ron dadou ron ron… Solo de trompette… effets de batterie… hurlements… regarde un peu celle qui vient…hurlements …
Claudio a décollé, il crie, se secoue de la tête aux pieds, ferme les yeux, agite ses longs bras au-dessus de sa tête, chante, crie, rit… il est tout à fait parti…Y a pas à dire ce gars-là, il est terrible…Tu me dis que tu m’aimes, Claudio me serre fort la main… il bat la cadence, me regarde, sourit, est en dehors de lui, il plane, il est dans une autre dimension…
Ensuite, un magnifique solo de batterie et la seconde partie du concert. Johnny lance dans le public ses bouteilles d’eau minérale, son peigne, et tout ce qui lui tombe sous la main en suivant le rituel qui s’est établi au fil des années, toujours les mêmes paroles, les mêmes hurlements, les mêmes gestes… Ces rituels qui ont tissé entre le chanteur et son public une histoire d’amour qui balance entre le sérieux, le clin d’œil  et le canular. C’est vraiment  un grand spectacle, un grand artiste, un grand amour… Je tombe sous le charme, moi aussi, je suis envahie par un sentiment d’immense tendresse, un immense besoin de tendresse… Je m’abandonne à l’irrationalité la plus totale...
Finalement Johnny se roule par terre, comme au bon vieux temps, et quand il  hurle “Je suis seul, désespé…éré” l’identité entre Claudio et Johnny éclate: la solitude, le courage de crier sa solitude, son désespoir… mais sans doute les sentiments de Claudio sont-ils bien plus sincères que ceux du chanteur…
Johnny avait chanté “le jour de ma naissance un scarabée est mort, je le porte autour de mon cou”. Claudio a longtemps porté  un pendentif avec un scarabée et a baptisé une nouvelle voie de ce nom. 
Nous nous serrons très fort, Claudio m’emporte avec lui dans la solitude des Tours Dolomitiques pendant que Johnny hurle “J’ai tant besoin d’amour”. Les barrières de la rationalité se sont écroulées et avec elles le ridicule ou l’indécence de crier son besoin d’amour, nous sommes  dans une transe digne des rites primitifs, nous sommes en dehors de ce monde terrible, portés par la musique, par l’explosion de décibels, nous sommes partis, loin, loin, loin… Au fil des chansons cette impression devient plus forte, les paroles plus profondes, les sentiments plus poignants, on atteint au cri de douleur collectif, de solitude, de manque d’amour, de tendresse, de douceur… Le public s’est fondu en un seul cœur, une seule âme en symbiose avec le chanteur: une énorme onde de sentiments qui bat comme un cœur et plane au rythme de la musique fracassante, primitive, magnifique…
Nous sortons bouleversés, assourdis, pendant plusieurs heures nous n’entendons même plus le bruit du moteur de la voiture. Ensuite, plus tard dans la nuit nous allons souper dans un petit restaurant de la vieille ville. Nous ne réussissons pas à parler, cela a été trop fort, comme dans les danses et rites des peuplades primitives, nous avons expérimenté la pulsion primordiale… Nous avons été au centre de la palpitation cosmique…
Entre Claudio et moi il n’y a plus de barrières, ni d’écrans, c’est comme si nous nous étions fondus l’un dans l’autre au cours d’un rite magique, comme si son âme et la mienne ne faisaient plus qu’un. Déjà auparavant nous n’avions pas besoin de nous parler pour nous comprendre, mais durant ce concert nous avons
atteint à un degré de communion inexprimable…
Il commence à neiger…

La nouvelle Ami8.
C’est dans ces jours-là qu’arriva la nouvelle voiture.
Quand Claudio avait téléphoné à sa mère depuis Cortina pour lui expliquer le problème de l’Ami8, elle s’était informée et avait commandé un nouvel exemplaire. Claudio est ravi, c’est exactement la même couleur et le même modèle que la précédente, elle est totalement identique, cela ne pouvait pas aller mieux. Cependant, quand il la conduit pour la première fois, il sent une grande différence, évidemment le changement de vitesses est plus dur, les freins plus énergiques, les pneus produisent un son différent. Ce n’est pas grand-chose, mais tous ces petits détails le mettent mal à l’aise.
Il m’explique cela avec un petit air de contrition. Quand nous avions quitté le Pordoi, sur la route vers le Falzarego, il avait insisté pour que je conduise sa voiture. Le changement de vitesse qui sortait du tableau de bord était déroutant car le changement de vitesse de ma voiture sortait du plancher…  Claudio s’énerva:
-“Mais enfin, Anne, tu sais quand même conduire une voiture et une voiture c’est comme toutes les voitures et tu dois t’entraîner car l’an prochain j’irai faire ce solo sur l’Agner et tu devras venir m’attendre de l’autre côté…”
Je n’avais pas insisté mais pour moi, sa voiture était déroutante, ça c’était un fait…
Maintenant il s’excuse:
-“Je ne m’étais pas rendu compte de combien conduire une voiture peut être différent d’un modèle à l’autre si on remarque déjà la différence d’un exemplaire à l’autre…  et moi qui te houspillais injustement sur la route du Falzarego…” Pour le moins il est honnête…

Chou.
Claudio a horreur des nouveautés… et surtout il a horreur de devoir acheter de nouveaux habits. Donc quand il trouve un modèle de jeans qui lui va bien il en achète plusieurs exemplaires qu’il use jusqu’à la trame…
Un vendredi soir il s’était présenté chez sa mère avec un jeans complètement déchiré:
-“ Chou, vous ne pourriez pas faire quelque chose…?  ”
Sa mère, qui était assise sur le petit crapaud bleu du salon, en train de lire un livre, leva la tête, considéra gravement le jeans délabré et répondit:
-“ Si vous attendez le vendredi soir pour raccommoder vos vêtements je ne sais rien faire. Apportez-les-moi lundi que je puisse les confier à la couturière…”
-“ Oui mais je devrais aller à Freyr et dans cet état…”
-“ Qu’est-ce que vous faites quand vous vous blessez?”
-“ J’y mets un sparadrap…”
-“ Et bien mettez-y un sparadrap…”
Claudio partit donc à Freyr avec son jeans rafistolé au sparadrap ce qui fut du plus bel effet.

Une autre fois il se présenta chez sa mère avec son jeans vraiment trop sale et sa mère lui répondit:
-“ Si vous m’apportez vos vêtements le vendredi soir je ne puis rien faire, apportez-les moi lundi matin et je les enverrai au lavoir…”
-“ Oui mais je devrais aller à Freyr…”
-“ Et bien quand vous prenez votre douche profitez-en pour laver votre pantalon…”
C’est ainsi qu’il apprit à entrer habillé sous la douche, à savonner son jeans avec une savonnette Bébé Cadum aux amandes douces, à le rincer sous le pommeau de la douche et à le laisser sécher “sur pied”…

Les réparties de madame Barbier étaient dignes de celles de son fils. Un jour elle me dit:
-“ Dans la Bible il est écrit que le Bon Dieu a créé l’homme à son image, et bien à voir le résultat, le modèle ne devait pas être très fameux non plus…”

Une autre anecdote brossait un portrait du personnage. Un jour lors d’une réunion de famille une cousine « parvenue » se fit remarquer  en disant:
-“Et vous Isabelle, comment nettoyez-vous vos diamants?”
Prise au dépourvu et surtout à cause du fait que madame Barbier se préoccupait plus de la reliure en cuir de ses Œuvres Complètes de Racine que de  diamants, elle répondit:
-“Les diamants…heu… je ne sais pas… quand ils sont sales ?…  je les jette…”  Se non è vero, è ben trovato… même si c’est pas vrai, c’est bien tapé… et donne une image excellente non seulement de l’humour mais aussi du caractère entier de madame Barbier.

Plusieurs fois  madame et moi allâmes en ville pour faire des courses...
À l’époque elle ne sortait jamais sans chapeau et elle avait commandé dans un magasin spécialisé un vrai Borsalino. Le Borsalino était arrivé et il lui seyait parfaitement, elle était ravie. C’était un chapeau superbe avec à l’intérieur une étiquette qui portait la griffe “Borsalino” brodée.
-“ Mademoiselle, s’il vous plaît voudriez-vous avoir l’amabilité d’enlever cette étiquette?” demanda madame Barbier à la vendeuse. -“ Mais madame – répondit la vendeuse – c’est “le nom”…”
-“ Ecoutez mademoiselle –dit madame Barbier sur un ton qui n’allait pas permettre de réplique – c’est un beau chapeau, j’en conviens, mais je le paie déjà assez cher pour que je ne doive pas être obligée de faire de la publicité gratuite pour la maison. Alors soit vous enlevez la marque, soit je ne prendrai pas le chapeau…”
Monsieur Barbier était un romantique indécrottable, il s’arrêtait devant tous les magasins où l’on vendait des robes romantiques, de préférence blanches avec des dentelles et des broderies. Alors il disait à son épouse:
-“ Regardez Isabelle, quelle superbe petite robe …”
-“ Mais enfin André, vous savez tout de même bien que cela n’est plus de mon âge…”
-“ Oui, mais pour la Petite … vous ne croyez pas qu’elle aimerait cette superbe petite robe…”
Le Petite c’était moi et en effet, ils m’offrirent  des vêtements. J’étais ravie et eux ravis de me voir ravie. J’eus ainsi l’impression d’être un peu la fille qui, peut-être, leur avait manqué ?…
Ils discutaient même devant moi les échantillons de papier peint ou de tissus d’ameublement quand il fallait rafraîchir l’appartement, ce qui, avec deux fumeurs à la chaîne,  était régulièrement nécessaire.
Au début je ne me rendis pas vraiment compte du soin qu’ils mettaient à me choisir leurs cadeaux. Avec leur fils ils avaient accepté le jeans, mais avec un beau jeans on pouvait porter une belle chemise et surtout un beau foulard. Chaque fois qu’ils faisaient “un jump” à Paris, ils m’en ramenaient un. Ainsi il arriva que  je les remercie avec enthousiasme pour un foulard qui avait un très joli dessin mais surtout était magnifique parce que très doux et puis,  quand, en montagne, on s’y mouchait le nez ou on essuyait la sueur, il suffisait de le tenir quelques instants dans le vent pour  qu’il sèche tout de suite… Je vis le regard étonné de madame Barbier:
-“ Hm, hm… vous portez le foulard en crêpe de soie de chez Céline pour aller en montagne?” … olala … je sentis qu’il y avait quelque chose qui clochait mais n’avais jamais pensé au crêpe de soie et ne savais pas encore qui était Céline… Je fis donc des sauts périlleux pour rattraper ma bourde mais monsieur vint à mon secours : si c’était pour moi la meilleure façon de jouir de ce foulard, alors c’était tout à fait justifié… Par la suite je gardai ce foulard pour aller en montagne et traitai les suivants avec tous les égards dus à leur rang…
À nouveau, je pus comprendre que s’ils m’offraient des foulards aussi précieux, que n’avaient-ils pas offert à leur fils… Pas étonnant qu’il mangeait les confitures de chez Fortnum et Mason et conduisait son Ami8 avec des gants de chez Hermès…
Madame Barbier avait aussi un côté très sensible : un jour elle m’offrit un petit cadre en argent qui contenait une carte jaunie sur laquelle était écrit, dans le style enluminure, cette phrase de Tennyson : « Il vaut mieux avoir aimé et perdu que n’avoir jamais aimé. »

Elle me dit aussi, car elle cherchait tous les moyens de me consoler:
-” Somme toute, vous avez eu la chance de ne pas avoir eu le temps d’être déçue… »

Cela aussi je le savais: en générale « un amour » entre un homme et une femme dure deux ou trois ans au maximum… Physiologiquement c’est une période prévue par la nature puisque le nourrisson a besoin de ce temps pour pouvoir se nourrir  seul et donc survivre… scientifiquement parlant… Cependant je ne pus m’empêcher de penser que peut-être, comme ces couples qui restent soudés par un intérêt commun, nous aurions pu continuer ensemble sur la voie de notre intérêt commun pour la montagne, l’écriture ou les livres … Je regrette que nous n’ayons pas eu le temps, au moins d’essayer...
En tous cas, aujourd’hui je suis persuadée que toute « histoire » vaut la peine d’être « tentée », même si elle ne dure que quelques semaines. Être heureux est si rare qu’on ne peut laisser passer aucune occasion. Il faut vivre l’instant.

Les vieilles histoires.
Nous reparlâmes des dispositions qu’il fallait envisager pour la fin de la saison prochaine. A chaque fois la pierre d’achoppement était constituée par le fait que Claudio ne travaillait pas et dépendait entièrement de ses parents. Pour moi la condition principale de ma liberté  était de trouver du travail, ensuite  le logement et le reste allaient suivre. Je lui demandai pourquoi il ne s’était jamais décidé à trouver une solution et il me répondit:
“Avec tout ce que j’ai fait en montagne, j’ai toujours pensé que je n’en aurais jamais eu besoin…”

Claudio avait un QI supérieur à la moyenne, une mémoire d’éléphant et une culture illimitée. Pourquoi n’aurait-il pas repris des études? Moi aussi j’avais repris des études en dehors du cours normal et en ayant charge de famille. Il est vrai qu’on pouvait difficilement imaginer Claudio écoutant des enseignants, par exemple de littérature, qui probablement allaient en savoir moins que lui… À voir son explosion d’énergie dans les rochers, il était difficile de l’imaginer tout racrapoté devant un pupitre en suçant le bout de son crayon ou à  répondre aux questions idiotes de profs débiles… Même dans les meilleures écoles il y a toujours l’un ou l’autre rond’cuir incontournable sur lequel Claudio aurait forcément achoppé. Cela, j’en étais bien consciente mais au cas où il aurait eu une idée derrière la tête, il fallait qu’il sache que j’étais d’accord pour y participer.  Lui qui adorait les livres et était si méticuleux aurait fait un excellent bibliothécaire. Il avait tout lu et aurait pu conseiller chaque type de client. Mais si un livre était revenu souillé ou abîmé cela aurait fait des drames épouvantables, et puis toujours ce problème de temps libre…

De temps en temps il ruminait de vieilles histoires, des anciennes amours qui avaient échoué car “elle” avait trop espéré, tandis que “lui” n’avait rien pu promettre… Sans travail et sans argent, à l’époque on ne prenait pas d’engagements.
Mais il y avait eu Carmela avec qui il avait eu une relation importante qui dura des années. On racontait qu’il l’avait rencontrée à l’occasion d’une enquête qu’elle faisait, dans le cadre de ses études de médecine, au sujet de la psychologie des alpinistes. Elle venait le rejoindre à Bruxelles et ils vivaient ensemble pendant  l’été dans des cabanes aux pieds des parois. Claudio grimpait, Carmela était son point d’appui et fut peut-être la femme qui le connut et comprit le mieux.
Carmela se dédia à la médecine du travail et se bâtit une solide conscience politique. Arrivèrent les “années de plomb”…  elle fut accusée d’appartenir aux Brigades Rouges et fut arrêtée mais ce qui est pire, c’est que toutes ses archives furent confisquées et parmi elles, toutes les lettres et photos qui concernaient Claudio. Elle fut libérée mais ses documents ne lui furent jamais restitués. La relation entre Claudio et Carmela fut interrompue brutalement pour des raisons idéologiques.  Claudio était bourgeois, fils de bourgeois, très aristocratique, entretenu par ses parents, sans aucun souci de la situation politique, ni des questions sociales. Carmela aussi provenait d’une grande famille de la région de Venise, mais contrairement à Claudio, sa profession, sa position sociale et sa culture lui permirent  de prendre conscience des graves  problèmes sociaux et la poussèrent à un engagement, dans un sens diamétralement opposé et auquel elle n’allait jamais renoncer. En 1985 elle devint cofondatrice du parti des Verts de Padoue, fut élue au Conseil Communal et réélue en 1990.
Quand en 1980 elle devint paralysée et dut affronter le cancer, elle continua à passer ses vacances en montagne et à travailler comme avant, mais en chaise roulante…(cf. Internet)  Carmela avait-elle trop demandé à Claudio? Avait-elle trop attendu de lui? A-t-il eu peur d’un avenir trop exigeant? L’activité de Carmela a-t-elle été un obstacle insurmontable ?
Quoi qu’il en soit, Claudio reçut une lettre qui marqua leur rupture définitive… pour des questions idéologiques… . 
Un jour il s’exclamât:
-“ La politique! La politique! Est-il possible qu’une femme choisisse la politique au lieu de l’amour? Qu’on puisse sacrifier une relation amoureuse à des idées politiques? Ils sont tous les mêmes, socialistes, communistes, marxistes, léninistes, trotskistes, maoïstes… J’étais tellement furieux quand j’ai lu sa lettre que je la lui ai renvoyée. Dommage, maintenant il me manque la pièce à conviction… J’aurais dû la photocopier!”
Des amis me racontèrent que pendant des années il avait signé ses lettres en y ajoutant le slogan “ Vive Tchang Kai Check” … Evidemment personne ne comprenait pourquoi… Tchang Kai Check avait été l’adversaire de Mao Tse Tung… Il se réfugia à Taiwan où il établit un gouvernement favorable aux USA.

Dans les années 60 tout le monde était “iste”. Même dans mon lycée, mes compagnes se passionnaient pour la politique. Il y avait dans ma classe une italienne, elle s’appelait Cristina, était maigre, belle, spirituelle, intelligente et agressive. Elle s’habillait souvent tout de noir: talons hauts, collants, jupe droite et courte, pull en V mais avec le décolleté du V dans le dos; avec son physique elle pouvait se permettre les extravagances.   Elle tournait les professeurs en bourrique avec ses raisonnements trotskistes. Quand elle prenait la parole plus personne ne réussissait à la lui reprendre. Elle débitait, à une vitesse telle que plus personne ne pouvait placer un mot, des slogans, un vocabulaire, une phraséologie de propagande appris par cœur. Une autre condisciple distribuait des tracts jaunes contre la France, l’OAS et la guerre en Algérie. Sous les bancs circulait un journal de liaison communiste Belgique-Chine… Tous les jeunes dignes de ce nom étaient engagés dans la lutte des classes… Sauf Claudio et moi…
Claudio était en dehors du coup, moi aussi… Les vacances en Espagne m’intéressaient plus que les élucubrations de Mao. Au lycée j’étais passionnée par les philosophes antiques ou la belle langue de Gide, mais les Sartres qui alors étaient à la mode, m’ennuyaient profondément. Dans les années des contestations 1968 – 1969 j’étais complètement absorbée par le bonheur du mariage, des grossesses et des naissances de mes enfants. Des décennies plus tard je compris que j’avais raté la révolution: des événements importants avaient eu lieu, il y avait eu la révolution et je ne m’en étais pas aperçue… 
Je ne sais pas quelle a été l’expérience révolutionnaire de Claudio, mais il y a fort à parier qu’elle fut aussi nulle que la mienne. Ce que je sais, c’est qu’il avait horreur des manifestations, des grèves et des barricades car elles dérangeaient sa vie normale, l’empêchaient de sortir  et donc constituaient des atteintes à sa liberté individuelle, à son droit de recevoir la poste, de circuler avec les transports publics ou simplement de marcher dans la rue sans risquer de prendre un pavé sur la tête ou d’être matraqué par les gendarmes.

Johnny chantait “je suis né dans la rue” et quand quelqu’un se permettait de critiquer Johnny, Claudio répondait :
-“Tu ne peux pas comprendre, tu n’es pas né dans la rue…” A quoi tous répondaient en riant:
-“ Ben, toi non plus tu n’es pas né dans la rue…”
Evidemment Claudio était né dans une famille aisée, mais dans son for intérieur il se sentait pauvre. Il était terriblement mal à l’aise du fait que tout le monde le croyait riche et qu’en fait il ne possédait pas un centime qui ne lui fut donné par ses parents. Il était bourgeois, avait une éducation, une culture et un mode de vie élitaires et en même temps il était plus pauvre que l’ouvrier le plus humble.

De temps en temps Claudio se laissait aller aux confidences les plus tendres. Il me montra des photos avec Carmela en montagne, à Venise et surtout dans la cabane aux pieds de la Cima Scotoni où ils passèrent des journées merveilleuses.
Carmela avait un petit chien qui s’appelait Zazie comme l’héroïne de Zazie dans le Métro de Queneau et qui rappelait à Claudio son chien Rover. Avec Jean Bourgeois, il dédia deux voies à Zazie sur le Col Boccià: la voie « Zazie » et la « Clepsydre »… Méchant jeu de mots  car en argot “cleps” qui vient de l’arabe kelb signifie “chien”… donc cleps hydre… ce n’est pas un compliment… Il n’était pas difficile de sentir combien il avait aimé Carmela…

Gagne pain.
En ce qui concerne le problème de l’argent, Claudio n’était ni un jeanfoutre, ni un profiteur, tout simplement il n’avait pas réussi à résoudre le problème…
Ses parents lui avaient proposé de lui ouvrir un magasin d’articles de sport. Il aurait certainement été capable de le gérer, mais le problème de fond était insoluble: les clients seraient venus puisqu’il avait un nom dans l’alpinisme. Mais pour rester un nom il aurait dû continuer à réaliser des exploits et donc à s’entraîner et à séjourner en montagne ce qui allait l’empêcher d’être derrière le comptoir dans son magasin… Ou bien, les autres seraient-ils  allés en montagne alors que lui aurait été bloqué dans sa boutique…
Il avait recopié cette phrase de Roger Martin du Gard :  « Le difficile n’est pas d’avoir été quelqu’un, c’est de le rester... »

Il avait aussi essayé une autre voie: devenir guide…
En 1963 il avait demandé à la Fédération Française de la Montagne de pouvoir participer aux cours d’aspirant guide. En 1966 il écrivit à monsieur Butti pour demander de pouvoir passer l’examen de guide. On lui répondit que la première condition était de posséder la nationalité française… D’autres sont allés habiter à Chamonix ou ont épousé une citoyenne française, Claudio ne l’aurait pas fait.  Les réponses italiennes furent semblables. Claudio écrivit à Cassin pour demander s’il y avait un problème au cas où il serait allé dans la Brenta avec des clients, tout en promettant de ne pas voler les clients des guides italiens. Mais Claudio n’eut jamais de “clients”. Avoir son impatience et sa nervosité chaque fois que je me trouvais en difficulté, je me demande comment il aurait réagi avec des “clients”… et combien de temps il aurait réussi à “tirer des crabes”…

Il y eut aussi les occasions manquées.
En 1961 Claudio était à l’apogée de son activité. Pendant qu’il était en train d’accomplir sa glorieuse première solitaire à la Torre di Valgrande, le roi Léopold III de Belgique séjourna à Alleghe, mais quand Claudio y redescendit, le roi était déjà reparti…
En 1962 une grande maison d’articles sportifs, Sporthaus Schuster de Munich lui demanda de devenir leur conseiller technique en tant que “grand nom de l’alpinisme”.
Claudio répondit qu’il était fort flatté par cette proposition, mais qu’il n’y était pas intéressé. Sans doute ne voulait-il pas d’entraves à son activité.  Il m’expliqua qu’il n’aurait pas supporté de voir son nom imprimé sur les caleçons et les chaussettes des autres…
En 1963, il avait proposé à un directeur de télévision une « transmission directe d’escalade solitaire » pour laquelle il espérait être rémunéré, mais le directeur en question ne donna pas de suite… Sans doute avait-il cru que c’était une blague…  En 1972 Almo s’était marié avec Mariangela, la petite-fille de Tita Piaz, le guide célèbre qui avait accompagné les alpinistes de la Cour belge.
Pendant leur voyage de noces, Almo et Mariangela furent invités au Château d’Argenteuil, Claudio les accompagna en tant qu’interprète.  Ils évoquèrent des souvenirs, le roi montra des photos et des diapositives. A la fin de l’après-midi le roi demanda à Claudio de revenir le voir après le départ de ses amis car il y avait encore plusieurs voies qu’il aurait aimé faire. Claudio ne retourna pas au Château, sans doute eut-il peur de devoir tirer un crabe royal… D’autant plus qu’alors, le roi était déjà un monsieur de 71 ans, ce qui, pour Claudio, qui en avait 34, devait paraître très vieux…
Il me raconta que le porto était exquis, mais il n’avait pu en lire le nom car, sans doute, par discrétion,  le roi avait tenu la main sur l’étiquette…
Pour n’importe quel opportuniste l’invitation du roi aurait été l’occasion rêvée de devenir son guide privé, mais aussi pour obtenir un emploi ou au moins une pension par le détour d’une des innombrables “fondations” ou organisations plus ou moins paragouvernementales.
Claudio préféra rester libre.
En 1974 Claudio déclara à Helmut Dumler dans “Berg Echo” qu’en fait son rêve c’était d’être chanteur pop:
-“Pop-Sänger, mein geheimer Wunsch, aber es geht nicht.”

En feuilletant les documents accumulés pour écrire ces souvenirs, je retrouvai la copie d’une lettre que le roi Léopold III avait écrite à Jean Bourgeois :

<< Domaine d’Argenteuil, Waterloo, le 11 juin 1977.
Cher Monsieur Bourgeois,
J’ai en effet appris par la presse la mort accidentelle de Claude Barbier. Cette triste nouvelle m’a d’autant plus ému que je connaissais personnellement cet homme si particulièrement sympathique. Il m’ a suffi de le rencontrer une fois pour garder de lui le souvenir d’une personnalité très attachante per ses qualités de simplicité et de droiture. Je conçois pleinement quelle doit être votre peine de perdre un ami aussi cher. Quant à son inconsolable fiancée, je voudrais que vous lui disiez à quel point j’ai été ému par le message qu’elle vous a prié de me transmettre. Veuillez lui apporter l’expression de ma profonde sympathie et dites-lui bien que, lorsque le temps aura pu un peu apaiser son grand chagrin, je serai heureux de la rencontrer et de parler avec elle de la carrière de celui qu’elle pleure aujourd’hui. Croyez, cher Monsieur Bourgeois, ainsi que votre femme, à mon souvenir le plus cordial.
Léopold >>

Dix-sept ans plus tard, quand je commençai à rédiger « La Via del Drago », je me souvins d’avoir reçu la lettre et de ne pas avoir répondu à l’invitation. A l’époque je n’y allai pas tout simplement pour ne pas trahir “la ligne idéologique” de Claudio. Il faut aussi faire la différence entre une vraie invitation et une « invitation de politesse »... Ay repenser, aujourd’hui je le regrette, car le roi est mort, il est donc trop tard. Il aurait peut-être aimé passer un après-midi à parler de montagnes et ainsi échapper aux interminables intrigues de sa famille, de la cour et de la politique…
Mais tout a tellement évolué et changé que maintenant, l’institution même de la monarchie appartient au passé suranné dans lequel régnaient des dieux et des princes, dans lequel il suffisait de naître dans le bon berceau pour  hériter de la position de chef d’état au lieu d’être élu démocratiquement. Sommes-nous arrivés à un tournant de l’histoire dans lequel les tabous comme l’existence des dieux et les religions sont bousculés et emporteront d’autres vestiges du passé comme les monarchies?

Le roi Albert I.
Notre roi Albert I avait été un alpiniste célèbre. La famille de Claudio était naturellement catholique, patriotique, fervente partisane de la monarchie. Madame Barbier lisait chaque semaine la revue “Point de Vue, images du monde” dans laquelle on ne parlait que de princes et princesses et de temps à autre elle se risquait à un éloge envers le roi Albert, qui était resté mythique et aimé de tous.
Avec sa mère, Claudio bougonnait:
-“Quel alpiniste voudriez-vous qu’il fût… ce vieux sac de patates qui avait besoin de deux guides pour le tirer et trois pour le pousser dans des voies de III…” Par contre avec moi il disait, très admiratif,  entre autres de la « Miriam » des Cinque Torri:
-“ Magnifique voie et elle a aussi été parcourue par le roi Albert…”

René Mailleux, un des anciens du CAB avait écrit le livre “Le Roi Albert, alpiniste” . Tout d’un coup, Claudio fut passionné par René Mailleux et par le roi Albert et il commença à écumer systématiquement les librairies à la recherche des derniers exemplaires du livre encore en circulation mais devenus fort rares. Ensuite il m’emmena chez René pour lui demander qu’il nous dédicace  un exemplaire.

Draguer les livres.
Comme beaucoup d’enfants uniques et solitaires, Claudio avait commencé à aimer les livres depuis qu’il était petit. Progressivement il s’était constitué une bibliothèque intéressante et avait aussi trouvé quelques exemplaires rares. Il avait acquis une connaissance remarquable de la littérature alpine et de la bibliographie, digne  des meilleurs collectionneurs. Il se faisait envoyer des catalogues et suivait l’évolution du marché. De temps à autre il se permettait une folie et commandait l’une ou l’autre merveille chez un spécialiste comme la librairie Mingardi de Bologne. Dix-sept ans plus tard monsieur Mingardi se souvenait de Claudio “que nous n’avons malheureusement jamais connu en personne mais duquel nous nous rappelons parfaitement, de son exquise courtoisie et le timbre particulièrement fascinant de sa voix pendant les longues conversations téléphoniques qu’il nous faisait.” Ils auraient même racheté la bibliothèque de Claudio...

Quand il pleuvait ou faisait trop mauvais pour sortir et aller grimper, nous allions “draguer”… On drague les fleuves, on drague les femmes, nous draguions les librairies à la pêche aux livres rares. Cela aussi était un sport amusant: nous avions un circuit à Bruxelles qui nous menait du boulevard Lemonnier à la rue des Eperonniers, de la rue Royale à la place St. Boniface, ce qui nous faisait une bonne marche de plusieurs kilomètres et le long de laquelle nous allions visiter les bouquinistes et contrôler les nouveaux arrivages. Entre nous c’était la compétition pour celui qui aurait trouvé le premier. Quand Claudio trouvait un livre qui lui plaisait mais qu’il n’avait pas les sous nécessaires, il le cachait derrière d’autres livres et revenait plus tard. Il avait aussi des tactiques malhonnêtes: nous arrivions devant un sémaphore qui allait passer au rouge, il faisait semblant de s’arrêter pour attendre le vert, puis quand moi je m’étais arrêtée, il se précipitait brusquement et traversait la rue in extremis, en poussant ses « rugissements de plaisir »... puis il courrait à toute allure chez le bouquiniste suivant. Moi, évidemment je restais bloquée par le feu rouge et quand je le rejoignais, il avait déjà vu tout ce qu’il voulait voir et jouissait du bon tour qu’il venait de me jouer…
Nous avions commencé un véritable trafic: nous achetions tous les livres de montagne que nous trouvions et les portions chez lui. Claudio nettoyait avec une gomme douce les pages souillées et se désolait quand les jaunissures étaient irrécupérables. D’une manière futée il me dirigea vers l’apprentissage de la restauration… Dans ses pérégrinations il avait fait la connaissance de monsieur Godeau, libraire restaurateur antiquaire artiste relieur de la chaussée de Wavre.
Tous deux idolâtraient les vieux livres et c’est avec horreur que monsieur Godeau nous expliqua le trafic de gravures. Il y avait des gens sans scrupules qui achetaient les livres anciens, les dépeçaient, en extrayaient les gravures qu’ils revendaient à prix d’or et jetaient le texte…

Nous commençâmes par des visites anodines, puis Claudio se mit à faire l’éloge de la restauration, à demander comment on recollait des pages endommagées et enfin se fit expliquer la reliure de a à z… Puis il insista sur le fait que lui-même était particulièrement maladroit mais puisque moi j’avais des talents de bricoleuse... Il réussit à m’embobiner au point que j’appris à faire de la colle avec de la farine, à distinguer le sens de la trame du papier, à réparer les pages déchirées avec du papier de soie et étape finale… à découdre un livre, le nettoyer, le relier, faire une nouvelle couverture cartonnée, bref à relier à la façons artisanale classique… travail délicat, de patience et longue durée car entre chaque opération il fallait des temps de séchage considérables.
Je faisais ces travaux chez moi ensuite nous allions  demander des conseils à monsieur Godeau qui nous avait pris en sympathie et s’amusait de nos tentatives.  Il nous promit même de nous montrer comment faire la dorure… Après la mort de Claudio je ne retournai chez monsieur Godeau qu’une seule fois. Nous restâmes silencieux, tous les deux incapables de parler… Il avait lu l’article dans le journal...  Je n’y retournai plus car ces trop beaux souvenirs étaient devenus trop insupportables.

Quand les livres étaient nettoyés et rafistolés, Claudio leur mettait une “petite robe” c.-à-d. une couverture en papier cristal exactement comme le faisaient les professionnels, ensuite il essayait de les revendre.

A cette époque tout le monde voulait partir en expédition et personne n’en avait l’argent donc on inventait n’importe quoi, de la vente du T-shirt à la carte postale, pour récolter des fonds “au bénéfice de l’expédition”. Claudio vendait ses livres au bénéfice de notre future expédition dans les Dolomites. Cette activité, peu lucrative il est vrai, avait aussi un but éducatif et culturel: il voulait enseigner presque de force la littérature alpine aux analphabètes du CAB … et puis, et c’était là la finesse, une fois qu’ils auraient découvert le plaisir de lire ils allaient en être assoiffés et il allait leur vendre des bibliothèques entières…
Le commerce de Claudio avait bien démarré. Les bénéfices ne couvraient pas encore les dépenses en essence, mais pour lui l’impression d’exercer un travail était gratifiante. Nous allâmes draguer jusqu’à Paris… Il connaissait les librairies alpines même à Genève ou Lausanne… Et le long du parcours il connaissait tous les bistrots où il y avait des chansons de Johnny dans le juke-box…

Un jour nous allâmes draguer à Anvers…
Comme nous sortons de la dernière librairie, il me saisit par un bras, « nous  précipite » sous le porche de l’église voisine, me pousse dans un coin, déboutonne son pantalon et l’abaisse à toute vitesse… Je savais qu’il était quelquefois imprévisible, mais là… Il éclate de rire et extrait de l’accordéon des jambes de son pantalon les livres qu’il vient de chiper et qui lui glissaient dangereusement le long des jambes… Eh bien là, je m’indigne:
-“ Mais enfin, pour 20F… tu n’as pas honte? Tu te rends compte du choc pour ta mère si on te ramène entre deux gendarmes? Si tu as un casier judiciaire pour vol ?...”
-“Mais pas du tout, on ne doit pas punir les gens qui volent les livres car ça, ce sont vraiment des passionnés de la lecture, bien au contraire il faut les féliciter, les récompenser, voler un livre c’est un acte d’amour!... Et puis, tu as vu cette boutique si sale et poussiéreuse et mal tenue et mal gérée et même mal surveillée puisque n’importe qui peut y voler n’importe quoi…   Et bien ces pauvres livres étaient condamnés à y croupir dans la crasse, par contre ce soir ils seront dépoussiérés, recevront une nouvelle petite robe et seront à l’abri, protégés et aimés dans une vraie bibliothèque …” Puis il devient songeur:
-“ Et de toutes façons ce ne serait pas la première fois que je rentrerais flanqué des gendarmes…”

Un soir qu’il rentrait à pieds au Linthout, il aperçut, simplement garée le long du trottoir de la rue Vergote, une superbe voiture sport genre Lamborghini ou Maserati, une petite merveille comme on n’en rencontre pas souvent. Il avait commencé par ce petit mouvement de redressement du thorax par lequel il marquait la surprise, accompagné d’un ah! approbateur, puis il s’était arrêté devant la voiture, avait mis un poing sur la hanche et avait observé longuement et attentivement cette magnifique machine, puis, de plus en plus intéressé, il en avait fait le tour, avait regardé dedans, puis s’était accroupi, ensuite agenouillé pour mieux regarder  et finalement il s’était couché de façon à pouvoir examiner de quoi elle avait l’air vue d’en dessous… Puis, tout d’un coup, il regarda sa montre, vit qu’il était déjà en tard,  se releva d’un bond, partit en direction du Linthout au pas de course et se fit arrêter par deux agents de la police qui avaient observé ce curieux manège depuis un bon moment:
-“Vos papiers sivouplait m’sieur…”
Rien n’y fit, il eut beau donner les explications les plus plausibles, son comportement n’était pas plausible et puisqu’il n’avait pas sa carte d’identité, les policiers le raccompagnèrent chez lui mais comme il n’avait pas non plus sa clé, ils durent sonner chez madame Barbier qui se trouva nez à nez avec son fils encadré par la police… on imagine l’effet …
-“ Madame expliquez une fois à votre fils que quand on se comporte de manière suspecte on a intérêt à avoir ses papiers sur soi et en ordre, sinon on risque de finir sa nuit à l’Amigo…”
Il va de soi que madame Barbier n’allouait pas de subsides pour payer les contraventions et que donc il devait les payer “de sa poche”, ce qui le rendait particulièrement attentif et prudent. 

Une des dernières grandes joies de Claudio fut de recevoir une nouvelle bibliothèque. Les choses ne furent pas simples car comment se décider pour l’agencement, le style, la couleur… Consciencieusement Claudio étudiait toutes les possibilités et toutes avaient des avantages et des inconvénients. Cette bibliothèque devait durer dans le temps, représentait un gros investissement et donc n’était pas à décider à la légère. Claudio prit les choses si sérieusement que le vendeur finit par déclarer forfait  et après des mois de tergiversations,  madame Barbier dut mettre Claudio au pied du mur et trancher. Ce fut un succès formidable: des armoires couvraient les murs de bas en haut, étaient élégantes et spacieuses mais nous n’étions pas au bout de nos peines: maintenant Claudio devait décider de quelle façon il fallait y ranger les livres… tous les auteurs par ordre alphabétique, ou d’abord par langue, ou d’abord par domaine, mais aussi par grandeur… un album n’entre pas dans un rayonnage pour livres de poche… Bref les armoires restèrent longtemps vides le long des murs et les caisses de livres restèrent par terre au milieu de l’appartement ce qui empêchait la femme d’ouvrage de nettoyer. Madame Barbier finit par avertir son fils de ce que, après tel délai, tout ce qui traînerait par terre allait se retrouver à la poubelle. Il y eut une amélioration, beaucoup de livres furent rangés mais il  resta toujours une certaine quantité de cartons avec “d’autres livres” par terre, ce qui maintint l’aspect steeple-chase…
Au sommet d’une des armoires était assise Coolie, une poupée négresse en tissus, nue, avec un collier et des bracelets en perles de bois décolorées et un bonnet de laine rose sur la tête. Claudio l’adorait depuis 35 ans. Elle était le dernier survivant de ses jouets, à part une collection de petits animaux en ivoire reçus, un à la fois, comme récompense pour un bon bulletin. Le plus petit de ces animaux est une souris qui ne mesure pas 1cm…

A voir le plaisir et la passion avec laquelle  Claudio s’adonnait à son trafic de livres, je suis certaine qu’il aurait pu arriver à gérer un petit magasin exclusif, très raffiné, spécialisé en livres de montagne ou en livres très rares. A la limite les clients lui auraient concédé des horaires   subordonnés aux conditions climatiques et aux exigences des saisons de montagne ou même “sur rendezvous”… Il était suffisamment extravagant et attachant pour constituer lui-même une attraction … Comme nous allions chez monsieur Godeau plus pour lui que pour ses livres, sans doute Claudio aurait-il pu devenir un must en son genre comme un  Laurent Gerbaud l’est pour le chocolat. Il aurait pu continuer ses extravagances qui auraient auréolé son personnage. Il était connu de tous, il connaissait les principaux acteurs dans ce marché. Avec sa précision maniaque il n’aurait pas eu de difficulté à devenir expert en gestion.  Moi, de mon côté, j’aurais exercé ma profession ce qui nous aurait assuré une certaine stabilité. En ouvrant un cabinet privé il était possible de fermer pendant la saison de montagne, d’ailleurs pendant les vacances personne ne va chez la kiné… Et puis les livres, c’était aussi une de mes passions.  Un partenariat était possible.  Je ne doutais pas des capacités, ni de la volonté de Claudio.

Chaque année la poste engageait des personnes pour distribuer les nouveaux annuaires du téléphone. C’était un travail que Claudio faisait méticuleusement. Il allait avec sa voiture au dépôt prendre ses exemplaires et puis allait les distribuer tout en tenant des comptes très précis. Il adoptait alors une physionomie de professionnel scrupuleux, aussi sérieusement que s’il avait été directeur d’entreprise.  Cette activité lui rapportait un peu d’argent, mais surtout c’était un travail propre, au grand air.  Puisque les gens étaient contents de recevoir leur nouvel annuaire, ils étaient accueillants et donnaient souvent un petit pourboire.
Enfin, les annuaires du téléphone c’étaient tout de même aussi des livres…

Noël.
C’est ainsi que Noël et Nouvel-An approchèrent.
Dans notre famille nous avions l’habitude de tous nous réunir chez mes beaux- parents pour le réveillon de Noël et ensuite aller à la messe de minuit. Cette année ce fut la première fois qu’un membre de la famille rompît avec cette tradition: je passai Noël de mon côté, avec Claudio bien sûr.
Fin 1976 était sorti “Hamlet”, le formidable album de Johnny. Je l’apportai chez Claudio, nous passâmes des heures à l’écouter, les jours où il pleuvait. Claudio avait un petit tourne-disque, il écouta et réécouta  les magnifiques mélodies “je suis fou…” , “Ophélie, oh folie…” Il était capable de tellement se concentrer, de tellement se mettre dans la peau du personnage qu’il semblait non seulement chanter lui-même mais aussi avoir écrit le texte. Je lui laissai l’album pour qu’il puisse en jouir pleinement et s’adonner à la folie sans retenue, ni crainte du regard interrogateur d’un témoin… 

En 1968, les parents de Claudio avaient acheté un appartement au premier étage de l’immeuble au 89/a de la rue de Linthout et, à côté de leur appartement, mais séparé par la cage de l’escalier et l’ascenseur, un flat pour leur fils. Ainsi ils vivaient ensemble, mais chacun chez soi. Cet arrangement convenait à tout le monde et Claudio en était ravi.
Quand ils avaient visité le chantier il avait tout de suite repéré les avantages du premier étage: grâce à la gouttière et au balcon il allait pouvoir escalader le mur chaque fois qu’il aurait oublié ses clés… et surtout faire comme Gary Hemming qui, à Paris, rendait visite à son amie en escaladant le mur de son habitation ce qui le mena droit au commissariat de police…  Cela épatait Claudio au moins autant que l’exploit du Petit Dru ou la vie mouvementée et la mort mystérieuse de  Hemming.
Malheureusement madame Barbier ne connaissait pas Gary Hemming et mit les choses tout de suite au clair: pas d’escalades de murs car si des cambrioleurs s’introduisaient dans d’autres appartements les soupçons allaient immédiatement aller vers lui… Claudio finit par renoncer aux descentes en rappel et remontées au prussik, mais en cas de nécessité il avait repéré la voie la plus évidente le long de la gouttière. Sans doute avait-il même déjà essayé la directe de la face Est du Linthout,   comme il l’avait fait le long des murs de Vazzoler… Il aimait son petit flat surtout parce qu’il était vraiment silencieux: on n’entendait rien, même pas les voisins. Quand, à l’étage supérieur, il y avait eu  changement de locataire, il était tout de suite allé sonner chez la nouvelle dame pour lui dire que s’il vous plaît, pas de sauteries au-dessus de sa tête, ni de talons aiguille… Mais c’était une dame fort BCBG, fonctionnaire aux institutions européennes qui se trouvaient à quelques pas. Claudio, comme ses parents, n’avait pas de contacts avec les voisins, tout au plus  se saluait-on poliment quand on se croisait dans l’escalier. Mais même les appartements dans lesquels venaient des enfants étaient discrets.
C’était un immeuble bien tenu et vraiment agréable. Les assemblées des propriétaires devaient être d’un sérieux…

Chaque soir Claudio allait chez ses parents pour le souper. Il n’y aurait pas manqué à moins de les avoir avertis à temps et s’il arrivait un imprévu il disait tout simplement:
-“ Il est trop tard pour décommander le souper avec mes parents, mais on peut se voir plus tard.”
Ce fut pareil pour le réveillon de Noël. Nous avions rencontré ses parents dans l’escalier: nous descendions, ils allaient rentrer dans l’immeuble. Les présentations furent des plus formelles:
-“ Puis-je vous présenter Anne; Anne je te présente mes parents…” suivi d’un “enchanté” très réservé réciproquement… Claudio n’osait pas me présenter à ses parents qui n’auraient jamais accepté notre liaison parce que moi j’étais “une divorcée” et que lui n’avait pas de moyens de subsistance. Vivre ensemble sans mariage n’était même pas à prendre en considération, tout simplement parce que ce n’était pas le genre de la maison.
Plus tard madame Barbier me dit:
-“ Nous étions vraiment convaincus, car nous avions été éduqués ainsi…”

Donc le soir du réveillon Claudio s’habilla avec son beau costume, chemise blanche et cravate et il alla chez ses parents pendant que je l’attendais dans son flat. Ce fut fort drôle à cause du va et vient entre les deux appartements. Très rapidement il revint chez moi avec une coupe de champagne pleine et repartit avec la coupe vide. Il remplissait son assiette de fruits de mer puis me rejoignait et nous la vidions ensemble.  Il fit de même avec le dessert.
Il me raconta l’histoire du champagne Dom Pérignon: son père en tant que directeur à la Régie des Télégraphes et Téléphones recevait régulièrement des « cadeaux » de la part d’hommes politiques. Systématiquement il les renvoyait car, en aucun cas, il n’aurait voulu être accusé de corruption ou victime de chantage. Mais, un jour arriva une caisse de 12 bouteilles de Dom Pérignon... Cette fois Claudio intervint, le Dom Pérignon, ça non, ça au risque d’aller en prison on n’allait pas le renvoyer, d’ailleurs, une fois qu’elles auraient été bues, il ne subsisterait pas de pièces à conviction…
Ce soir-là nous nous occupâmes du Dom Pérignon car les parents gouttaient du bout des lèvres mais préféraient le Spa Reine ou le Perrier… La fête se prolongea car ils avaient aussi les cadeaux à déballer. Les parents se posèrent des questions mais comme ils avaient la terreur des mouvements d’humeur de leur fils, ils ne firent pas de commentaires. Avec ses extravagances, on pouvait s’attendre à tout… Ils supposèrent qu’il était dérangé par un problème intestinal. Comme il était d’excellente humeur, ils passèrent une agréable soirée, une de ces soirées heureuses qui malheureusement avaient été trop rares.
Avec le recul, en y repensant… si nous avions tous été moins compliqués, nous aurions, dès le début, pu vivre normalement et sans doute éviter les tragédies… mais nous étions ainsi et les destins suivirent leur cours …
Pour finir la soirée en beauté, Claudio avait prévu une petite bûche pour nous deux, achetée spécialement chez Espagne et une bouteille de champagne. Le lendemain, malgré le temps exécrable nous allâmes grimper à Dave où la paroi était protégée par les surplombs. Nous passâmes aussi Nouvel-An ensemble et nous allâmes grimper à Marche-les-Dames où Claudio m’emmena visiter les rochers au pied desquels le roi Albert I avait été retrouvé mort, le 17 février 1934.

A Marche-les Dames il avait fait sensation en passant en jaune le « Toit Heylen » avec Guy Heylemans alors que les paras le jugeaient impossible et à Dave il avait jauni les « Escaliers Retournés » et « l’Académique » avec Eddy Abts en 1969.

La vie au quotidien.
Ensuite arriva son anniversaire que nous fêtâmes en allant voir Barry Lyndon au cinéma. Film magnifique ! À la fin nous nous regardâmes avec déception en disant « c’est déjà fini ? » bien que le film eût duré 184 minutes...
Nous aimions tous les deux le cinéma et avions vu ensemble “Les enfants du paradis” et étions même allés à Paris pour voir “L’empire des sens” qui alors faisait scandale… qui nous choqua et que je ne compris que bien plus tard…

Le 18 janvier, Jean Bourgeois nous invita à sa conférence au sujet de la « Tentative au Pic Paiju ». Ce fut magnifique et Jean me raconta plus tard qu’il avait adressé toute sa conférence à Claudio comme s’ils n’avaient été qu’eux deux dans la salle. Encore une fois: que d’émotions…
Aujourd’hui je me souviens de Jean surtout lors de sa conférence au sujet de son voyage en Antarctique avec Willy de Roos sur le bateau Williwaw. Tout leur film « Les mers polaires à la voile » est accompagné d’une merveilleuse musique de flûte. Après la conférence je demandai à Jean quelle était cette musique et il me répondit :
"C'est le vent qui joue dans une ouverture pratiquée dans la bôme du mât de misaine"…

A cette époque La Grande Encyclopédie de la Montagne fut publiée et Claudio fut fort satisfait du petit l’article qu’on lui réservait.

Pour mon anniversaire nous allâmes draguer les librairies à Paris et voir les derniers films. D’habitude il m’offrait des livres, mais cette fois ce fut un flacon de N°5 de Chanel, non pas parce que le parfum lui plaisait mais parce que l’actrice Martine Carol qui avait tourné « Caroline Chérie » avait déclaré dans une interview que la nuit elle ne portait que du 5 de Chanel.

Plus tard surgit un doute: qui avait fait cette déclaration osée: Martine Carol ou Marilyn Monroe? Ou les deux ? Bien sûr on se souvient de la fameuse réponse “What do I wear in bed? Why, Chanel N°5, of course.”
Mais il serait étonnant que Claudio se soit trompé dans un domaine si important…
Plus tard, quand je mis de l’ordre dans ses documents, j’y trouvai des notes selon lesquelles il avait offert systématiquement du 5 de Chanel aux femmes qu’il avait aimées…
Je trouvai aussi dans un tiroir de son bureau toutes les lettres et photographies de ses amies, bien rangées et numérotées.
À chaque nouvelle conquête il avait fait des bobines de photos et ensuite avait rangé le tout par ordre chronologique dans son tiroir aux souvenirs : les archives de 20 ans d’espoirs et de déceptions, mais aussi d’amours. Je retrouvai presque toutes les adresses et renvoyai lettres et photos à qui de droit en espérant réveiller le bon côté des souvenirs. Les documents que je ne pus restituer furent brûlés.
Claudio tenait soigneusement ses carnets d’adresses dans lesquels il notait non seulement les noms de ses amis mais aussi celui de leurs conjoints et enfants.

Bruxelles.
Claudio était gourmand et gourmet. Il parcourait distraitement les journaux, mais lisait avec beaucoup d’attention les chroniques gastronomiques et il m’emmenait dans les restaurants les plus inattendus gouter les mets les plus bizarres ou les plus raffinés.
Le 12.VIII.71 il écrivit à ses parents depuis Chamonix : « J’ai acheté la revue Nouveau Guide Gault et Millau qui donne des adresses dans l’arrière-pays de la Côte d’Azur. La seule lecture donne faim ! »
Un jour nous allâmes jusqu’à Arras pour goûter les quenelles de brochet, un autre jour il fallut goutter les truites à Cambrai…
A Bruxelles nous avions nos bonnes adresses: les moules au Vieux Bruxelles de la Place saint Boniface, en face du bouquiniste fou qui avait dans sa vitrine non seulement des livres mais aussi une infinité d’avis à la clientèle avec tellement d’interdictions qu’à la fin on avait peur d’entrer. Pour le steak nous allions au Misverstand, pour le steak au poivre vert frites, nous allions au Campus en face du cimetière d’Ixelles, les croque-monsieur dans la Galerie Saint Hubert au Criterion. Nous allâmes aussi goutter les étrangetés américaines, dans « The Hard Rock Café » a smart new american restaurant-café de la chaussée d’Ixelles  qui affichait “five o’ clock à toute heure” et naturellement nous étions assidus à la Maison des Crêpes de la rue du Midi…
En montagne, ou pendant nos pique-niques, Claudio déposait sa tartine dans l’herbe, mais à la maison ou au restaurant il était difficile au point d’appeler le garçon et de faire changer les couverts ou les assiettes… Quelquefois il faisait des scènes effrayantes et s’il jugeait avoir trop payé, il emportait une tasse, un verre ou les couverts…
Un jour il me donna rendez-vous dans sa dernière découverte: un bistrot de la place du Jeu de Balle:  « chez Marcel » . J’adorais Bruxelles de ce temps-là ! Ce quartier des Marolles au cœur du vieux Bruxelles ne manquait pas de charme breughélien. Tout y était vieillot, sale, haut en couleur et très folklorique avec son savoureux patois bruxellois, mi-flamand, mi-français. Le dimanche matin s’y tenait le marché aux puces. Tout le monde aimait s’y promener et de temps en temps on y trouvait des merveilles.
Dans les années 30 mon père y avait trouvé, dans trois différents étals, les trois pièces du même basson fabriqué à Strasbourg, par Buhner et Keller en 1790.  Claudio passait des heures à bouquiner au marché aux puces. Le fameux restaurant ne manquait pas d’allure et était normalement fréquenté par la faune locale. Une imposante matrone touillait une épaisse soupe dans une énorme marmite qui mijotait doucement sur le poêle à charbon. Claudio, tout difficile qu’il fût, jouissait de la soupe au point d’en avoir les babines pleines, il trempait son pain et mordait à pleines dents laissant couler le trop plein dans le bol ébréché et de propreté douteuse. Il essuyait avec son mouchoir le gras qui lui dégoulinait le long du menton, sans aucune gêne, ni pour les mouches, ni pour  l’hygiène, ni pour les bonnes manières...
-“Quel magnifique minestrone, quel magnifique minestrone …” répétait-il avec la bouche pleine… et à un prix qui défiait toute concurrence…

Dire que Claudio avait des manies constitue pratiquement un pléonasme…
Quand j’arrivais chez lui vers 8h du matin, il dormait encore. Je donnais un bref coup de sonnette. Il se levait et appuyait sur l’ouvre-porte, puis se recouchait et continuait à dormir tout son saoul jusqu’à ce qu’il se réveille naturellement. Je l’attendais assise en silence … Si on le réveillait brutalement il était de mauvaise humeur pendant toute la journée. Une fois éveillé, il commençait les longues cérémonies de la douche et du petit-déjeuner avant d’élaborer le programme de la journée.
Il était maniaque au point de ne même pas pouvoir imaginer qu’on puisse toucher ses affaires sans en avoir demandé la permission. Je n’aurais pas risqué de prendre un livre ou d’ouvrir la porte d’une armoire. Si j’avais envie de regarder un livre, je le lui disais, il contrôlait que mes mains fussent parfaitement propres et sèches. Pas question de feuilleter un livre pendant un repas. Il me faisait m’asseoir de façon commode sur son divan-lit, puis il prenait lui-même le livre et le déposait sur mes genoux de façon à ce qu’il s’ouvre à moins de 180° pour ne pas briser son dos… Il surveillait pour être sûr qu’on ne froisse pas les pages et surtout qu’on ne mouille pas l’index pour les tourner.
-“ Tu comprends, n’est-ce pas, Petit, les gens sont brutaux, ils n’ont pas de respect, ils tirent le livre hors de la bibliothèque en le saisissant avec un doigt sur la tranchefile et puis ils arrachent le dos et le livre est détruit irrémédiablement… Ou bien ils mouillent leur doigt de salive pour tourner les pages et leur bave puante fait des taches indélébiles…”
Nous avions d’ailleurs commencé à imaginer un appareil  qui allait permettre de lire les livres sans les ouvrir, c.-à-d. un jeu de miroirs qu’on aurait pu glisser entre les pages, délicatement entr’ouvertes, une espèce de petit périscope littéraire…  Plus je le voyais, moins je l’imaginais avec des enfants autour de lui. Ou bien était-il devenu aussi maniaque justement parce qu’il avait vécu seul ?

Il n’avait certainement pas oublié l’éducation que sa mère lui avait patiemment inculquée… Le bain quotidien avait toujours été le moment privilégié pendant lequel mère et fils échangeaient les confidences. Un jour se posa la délicate question de la provenance des bébés… Sa mère lui expliqua l’histoire compliquée des papas et des mamans et de la petite graine et du bébé bien au chaud dans le ventre de sa maman…
-“ Mais quand le bébé il sort du ventre de la maman, ça fait mal?”
-“ Oui, ça fait mal, mais après, la maman est tellement contente d’avoir son bébé qu’elle l’oublie tout de suite…”
Le petit Claude resta un long moment pensif puis demanda:
-“ Et aux papas aussi  ça fait si mal ?”
-“ Non seulement aux mamans…”
-“ Ah! - répondit Claude - alors il n’y a pas de souci à se faire, on est du bon côté…” et rassuré il se laissa bercer par l’eau chaude, le savon moelleux et les mains caressantes de sa mère…
Il y eut des leçons plus traumatisantes. Claude avait hérité de meubles de Bonpapa, son grand-père maternel, notamment une belle bibliothèque et le superbe, énorme bureau. Un jour qu’il était assis avec les mains sous le bureau, sa mère entra et lui dit:
-“Mettez vos mains sur le bureau, il n’y a que les sales garçons qui font cela…”
Sans doute ne savait-il même pas encore ce que “cela” signifiait…

Ses fantasmes pouvaient aussi être farfelus. Depuis des mois je dormais régulièrement chez lui, il me cédait son lit et lui-même dormait par terre dans son sac de couchage. Un soir il eut une jouissance illimitée à “m’obliger” à aller dormir dans la cave… Pas sa cave qui était pleine de matériel de montagne et  d’araignées, mais la cave de ses parents qui était très en ordre et très propre. Nous attendîmes 21h, heure à laquelle sa mère ne serait certainement plus descendue, puis nous descendîmes avec le matelas de camping, le duvet et une lampe de poche. Claudio ferma la cave à clé et monta dormir tranquillement dans son lit. Il vint me libérer le matin suivant dès l’aube pour être sûr que ni sa mère, ni la femme d’ouvrage ne me découvre… Il voulait pouvoir dire aux copains:
-“Les femmes c’est comme le vin, il faut les tenir à la cave…”
Ses interlocuteurs le regardaient avec un air estomaqué, lui jouissait, nous rigolions sous cape… Il s’amusait follement de notre complicité et insistait: -“Ils ne savent pas ce que c’est que d’avoir une femme dans son cellier…”
Sans doute y avait-il aussi une sorte de provocation à l’égard de ses parents et chaque fois que nous évoquions la tête que madame Barbier aurait faite en me découvrant tranquillement en train de dormir dans sa cave, nous pleurions de rire. Encore maintenant cela me fait rire et, ayant bien connu madame Barbier plus tard, j’imagine encore mieux quelle scène extraordinaire cela aurait provoqué.
Nous avons passé de longues heures à parler de son fils et je lui racontai cet épisode avec tant d’autres pour lui faire comprendre combien il avait été drôle. La stupeur passée, elle finit par en sourire, mais aussi regretter de ne pas avoir connu ce fils étrange  et de devoir le découvrir si tard, quand il était trop tard…  Un jour il me fit traverser tout le parking du Chamonix en faisant semblant de me tirer par mes longs cheveux, à la façon des hommes préhistoriques, comme Fred aurait pu le faire avec Wilma dans les Flintstones…  Claudio simulait la bestialité et moi je devais hurler et gesticuler de terreur, puis à peine arrivés derrière la haie voisine nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre en éclatant de rire, non seulement pour la réussite de notre exhibition, mais surtout pour l’air abasourdi de ceux qui nous observaient depuis l’intérieur du Chamonix…
Ils se seront dit qu’également dingues, nous étions bien assortis…
Un autre jour il me conduisit dans un motel le long de l’autoroute, à quelques km de chez lui. Il simula de me lier sur le lit avec des cordelles d’alpinisme, mais sans vraiment serrer les nœuds, puis il s’adonna à une espèce de danse diabolique de flagellation, genre sado-maso, mais au lieu de lanières en cuir ou de chaînes, il gesticulait avec des cordelles et des mousquetons et en même temps il s’observait et s’admirait dans le miroir qui recouvrait le mur d’en face… Cette fois je fus perplexe, quand il s’aperçut des efforts que je devais faire pour rester sérieuse, lui aussi pouffa de rire mais en me reprochant d’avoir fait foirer sa mise en scène… Je ne sus jamais quelle revue il avait lue ou quel film il était allé voir…

Il nourrissait une admiration sans bornes pour des “personnages” ou pour les éléments typiques qui les caractérisaient comme le cigare toscan que Armando da Roït mâchonnait continuellement, la belle barbe de Detassis, l’humour de Livanos dit “le grec”, les avant-bras de Lionel Terray et son bonnet, d’ailleurs Claudio en portait un semblable, rouge avec une ligne noire,  le renom d’un certain guide suisse qui avait la réputation d’avoir fait l’amour sur tous les relais du Salève, “même sur étriers”…

Nous avions préparé un article d’apparence fort sérieuse que nous allions envoyer comme poisson d’avril aux revues des clubs alpins et dans lequel nous dénoncions un (soi-disant) projet du CAI de Belluno de construire une via ferrata, genre échelle de secours,  dans la face nord de la Cima Grande entre la « Comici » et la « Direttissima » pour permettre aux touristes de goûter au frisson du sestogrado… Nous jouissions rien qu’en imaginant le tollé que notre canular aurait provoqué en France ou en Allemagne, mais surtout à Belluno… Ca ils n’allaient pas nous le pardonner…
Pas de doute : Claudio avait un coup du moulin, mais au moins avec lui on ne s’ennuyait pas, avec lui les situations fantaisistes et les dialogues burlesques donnaient au quotidien la classe des maîtres de l’absurde et du surréalisme. Tout cela peut paraître puéril, mais nous nous amusions, nous avions du plaisir !… Il appréciait sans doute que j’entre dans son jeu.  Je ne rencontrai plus aucun autre homme aussi extravagant, original, imprévisible… séduisant…

Ainsi arriva le 5 mars,  date de l’assemblée annuelle du CAB à laquelle Claudio ne pouvait pas ne pas assister… Il suffisait de regarder l’expression de son visage pour comprendre que la bourrasque était en vue… Il baissait la tête, ne parlait pas et ruminait tout ce qu’il allait mettre sur le tapis avec une véhémence insolite. L’assemblée se déroula selon le rituel normal mais quand on arriva aux « divers », il demanda la parole, se redressa d’un bond qui renversa les chaises et bouscula les tables, tandis que le reste de l’assistance prenait un prudent recul pour laisser passer l’orage. Ceux qui le connaissaient l’observaient avec un sourire amusé, les autres se demandèrent quel était le cinglé qu’ils avaient en face d’eux… Claudio se déchaîna contre la section de Liège qui avait reçu de l’argent en prêt pour une expédition, mais le remboursement tardait excessivement et il exigea le remboursement immédiat avec amende et intérêts. Ensuite il se laissa tomber lourdement sur sa chaise et continua à ronchonner, parce qu’il avait raison, que ceux de Liège exagéraient, et que si lui n’était pas là pour rappeler à l’ordre, etc. etc.…. En fait, il jouissait de l’effet produit et de voir qu’ensuite c’étaient les autres qui se crêpaient le chignon…

Les sales flamands.
Une de ses dernières colères se déchaîna contre les lois linguistiques.
La famille de Claudio était l’exemple classique de la famille bourgeoise flamande qui connaissait parfaitement le flamand et le parlait “avec les autres” mais avait une éducation et une culture à la française et parlait le français  “entre soi”.  Il faut rappeler que depuis des siècles le français était parlé par les « gens biens » dans le monde entier, même à la cour de Russie. Il en était de même en Flandre. Cependant vers les années 1870 l’intelligentzia flamande (avec des personnalités comme Conscience, Rodenbach ou Gezelle, ensuite les associations d’étudiants et l'intelligentzia catholique) bien que francophones avaient commencé à revendiquer l’identité flamande et de là était né le mouvement culturel flamand, de vlaamse beweging, qui allait devenir progressivement politique. Nous allions tous y être confrontés. Ma belle-famille et moi vivions à Bruxelles et plus tard en Wallonie, nous étions « naturellement » francophiles. Mon père était au contraire nationaliste flamand. Cette différence d’opinion exacerba les mésententes entre nos familles. Je ne devins consciente de la réalité linguistique en Flandre qu’en voyant ce qui se passe en Suisse entre l’allemand et l’italien. Dans le Tessin italophone, les citoyens italophones autochtones, sont confrontés journellement à l’arrogance des Suisses allemands, allochtones,  exactement comme les Flamands, en Flandre,  sont confrontés à l’arrogance des francophones...

Claudio était resté enfant unique parce que sa mère avait eu un accident. En fait, elle avait glissé dans la baignoire et s’était fracturé le bassin, accident à la suite duquel elle n’avait plus eu d’enfants.
La petite famille habitait à Gent, mais, étant donné que madame dût rester pendant des mois dans un corset plâtré, elle retourna vivre avec Claude chez ses parents, avenue Eugène Demolder, à Bruxelles ; peut-être aussi à cause des inconvénients de la guerre. Claude y  commença donc son parcours scolaire en français. Sur une photo il est habillé avec un véritable « costume », chemise blanche et cravate comme un petit monsieur très sérieux.
Une attestation du 18 juillet 1945 dit :
« Le petit Claude Barbier a suivi à La Retraite du Sacré Cœur les cours de 1ière et de 2ième primaire. C’est un enfant intelligent et appliqué, travailleur ; il est certainement apte à entrer en 3ième primaire. »
Ses bulletins sont excellents et il reçoit les premiers prix de religion, calcul, écriture et conduite et en Flamand il a 20/20.
Il fréquente aussi un « Institut d’éducation physique et d’escrime ».
Quand sa mère est guérie, ils rentrent à Gand et Claude va à l’école flamande Sint Amandus Instituut, dont il connaît sans doute déjà l’école maternelle.  En 1946 il est 2ième de sa classe avec 93,2% ,  en  1947 il est 1ier avec 92,5%,  en 1948 il est 3ième avec 94,4% .
À peine les grandes vacances 1948 ont-elles commencé, que pour Claude c’est le grand drame : le 6 juillet sa chère Marraine meurt.  Marraine s’était donc occupée de Claude à sa naissance puisque sa mère avait été très malade pendant de longs mois et aussi pendant la  convalescence après la chute dans la baignoire. Marraine et Claude s’adoraient. En concomitance avec la mort de Marraine, arrive un changement d’école : Claude doit passer de la petite école primaire de quartier au grand collège pour commencer les études secondaires.
Les grands-parents Barbier habitaient à Loppem, il avait donc été tout à fait normal qu’André, le père de Claude, et ses deux frères fussent allés au Collège Saint André, chez les Bénédictins, école flamande très sérieuse où allaient de nombreux fils de bonne famille, souvent francophones mais soucieux de devenir parfaitement bilingues. André Barbier y avait été très heureux et avait été un brillant élève. En 1925 il avait même reçu la Médaille d’Honneur de 1ière classe. Il fut donc décidé que Claude suive la trace de son père et  devienne élève interne à St. Andries pour qu’il grandisse avec d’autres enfants et échappe aux travers des « enfants uniques ». Il le prit fort mal : aller au pensionnat signifia pour lui que ses parents voulaient se débarrasser de lui.
À cette époque naquit le premier enfant du frère de madame Barbier. Le petit Claude écrivit une lettre de félicitations à son oncle Paul et y ajouta:
“Donnez tout de suite un petit frère à cet enfant car être enfant unique est trop terrible…”

Il faut aussi tenir compte de ce que, à l’époque,  les relations parents-enfants étaient différentes. Dans les générations précédentes, les bébés étaient confiés à des nourrices, ensuite des gouvernantes, puis le pensionnat. A dix-huit ans les filles quittaient le pensionnat pour se préparer au mariage, les garçons partaient en apprentissage, à l’université ou à l’armée. Il était normal que Claude fût mis au pensionnat où ses parents lui rendaient visite le dimanche, mais cela aussi était compliqué car les déplacements en train et tram, étaient difficiles. Il rentrait chez ses parents lors des congés trimestriels, le reste des relations se faisait par lettres.

Le recteur de l’école était un ami de la famille. Un après-midi, il vint en visite et en profita pour interroger le petit Claude et se faire une idée du niveau de ses connaissances, ensuite il décida que Claude pouvait “sauter” la dernière année primaire et entrer d’emblée en première humanités c.-à-d. « classe de 7ième » avec tout de suite du latin et du grec.
Le premier jour de classe, le père Alain qui était titulaire, prit Claude à parti, refusa de l’accepter dans sa classe et voulut le renvoyer en primaires. D’ailleurs, sauter une année cela ne se faisait pas.  Le père recteur intervint et décida que Claude restait en 7ième  ce qui eut pour effet que le père Alain prit définitivement Claude en grippe, sur un bulletin il signale son « lastig karakter » caractère embêtant,  et réciproquement Claude professa ouvertement son dégout du père Alain, de l’école et du flamand…
Le père Alain avait dû se plier aux ordres de son supérieur mais promit à Claude de le renvoyer en primaires dès que les résultats des examens de Noël auraient prouvé qu’il ne savait pas suivre. Par contre, à Noël, Claude était premier de classe  et entre les deux ce fut guerre ouverte.
En fin d’année 1949 Claude est 2ième de sa classe avec 82,2% ;
en 1950 il est 1ier avec 84,9% ;  en 1951 il est 1ier avec 79,8%,
L’année scolaire 1951-1952 marque un brusque tournant :
au premier trimestre Claude est 1ier avec 7/10,  au deuxième il est 2ième avec 6,5/10 et  au troisième il est 7ième avec 673/1000
Cependant, sur son bulletin du 12 avril 1952 est écrit : «  L’esprit de Claude laisse beaucoup à désirer. Si cela devait rester ainsi, alors un autre collège serait indiqué »
En fin d’année Claude est 7ième avec 67,3%  , il a des examens de passage en géométrie et algèbre et une lettre du recteur à monsieur Barbier dit :
-« Mon cher André, tout bien pesé et après avoir encore pris l’avis des surveillants, je crois qu’un changement de collège s’impose pour Claude. Cette décision est prise, bien sûr, en considération du bien général de l’école et particulièrement de la quatrième, mais aussi en considération de la formation de Claude. Ce garçon doit être mené plus sévèrement et je crois que Ste. Barbe à Gand ou le Collège Jésuite à Turnhout pourraient faire l’affaire, malgré les protestations de Claude. Croyez bien, mon cher André, que c’est vraiment à regret que je me vois forcé à prendre envers le fils d’un « ancien »- ancien dont l’école est si fière et à bon droit – une pareille décision. Tout à votre disposition, dimanche prochain. » Dom Laurent

Dans le collège il était interdit de parler en français puisque la plupart des élèves étaient francophones et y venaient justement pour apprendre le flamand.  Toutes les lettres que Claude a adressées à ses parents sont écrites en français. Il écrit de temps en temps un terme typiquement flamand comme « stiptheid » ponctualité ou « tucht » discipline en y ajoutant une nuance « d’extériorité », comme si cela étaient des notions qui ne le concernaient pas… C’était en ponctualité et discipline qu’il prenait les mauvaises notes qui faisaient chuter ses bulletins alors que dans les matières importantes  ses notes étaient excellentes. Quand il prenait « une carte grise » il l’annonçait tranquillement à ses parents, avec une espèce de recul, même avec un soupçon d’ironie, comme s’il avait été conscient du peu d’importance de la discipline par rapport au latin ou au grec.  Le 25.II.51 il écrivit même une phrase en grec destinée à son père. Il assurait toujours qu’il allait faire un gros effort pour avoir une meilleure « carte » mais retombait immanquablement dans les « bêtises ».

Il ne ressort aucune crainte de ses lettres à ses parents. Depuis la première en 1944 jusqu’à la dernière en 1976 il commence invariablement par « Chers Papa et Maman ». Tout au long de cette correspondance assez touffue, il écrit au moins une fois tous les quinze jours, autant du pensionnat que plus tard, quand il sera au service militaire ou en montagne, on ne sent pas de variation de ton, il écrit toujours sur le ton du fils aimant et attentionné. Evidemment il ne devait pas craindre la colère immédiate de son père à la réception d’un mauvais bulletin puisque la colère aurait eu le temps de s’apaiser d’ici à la prochaine visite des parents au pensionnat ou à son prochain congé trimestriel à la maison.
D’ailleurs quand il y avait eu un problème il  signait sa lettre « votre fils repentant et honteux ». Le 10.VII.49 il écrit :  « j’ai fait un peu la bête à l’étude ». Une autre fois il est puni car un autre élève a cafardé.  Une autre fois « quelqu’un » a fait un lit portefeuille au Père et a mis une branche de houx au fond… Le 2.IV.50 il écrit « J’avais soufflé un peu trop fort et j’attrape un 6. Le père Thomas dit qu’il est beaucoup trop bon : en Angleterre, on met la tête dans un WC et on tire la chasse. Mœurs modernes ! »… Le 8.VII.51 il signale « un beau chahut au dortoir ».
Il ne se plaint jamais, ne dit jamais qu’il est malheureux. Il cite avec fierté ses bonnes notes, alors il signe « votre fils très content » et est en compétition constante avec ses condisciples pour être premier de classe. Il raconte surtout les événements sportifs. Il est passionné de football, il est keeper ou bien « votre fils qui est toujours back gauche » . Mais il parle également de match de rugby, grandes promenades à bicyclette, vogelpik (fléchettes), ping-pong, billard, deck tennis, croquet, leçons de violon ( ?), tennis, canotage sur la Lys et déplacements pour des compétitions. Le  28.I.52 il raconte une longue marche de 25km avec beaucoup de neige. Le 6.VI.1952 il signale une démonstration de boxe et d’escrime.
Il signe aussi « votre fils très distrait » ou « pressé d’être en vacances ».
Quand il propose de transposer « L’élixir du Père Gaucher » au théâtre, il signe « votre fils metteur en scène ». Le 6.VI.52 il parle des cours d’art dramatique et d’une représentation théâtrale qui résume l’Iliade en 30 minutes… et il vient de relire « avec émotion l’admirable Aiglon »… Souvent c’est lui qui doit « lire » devant l’assemblée à l’occasion d’un événement.
Il parle de projections de films : le 8.I.50 une ascension de l’Himalaya, le 22.I.50 un documentaire sur la Suisse qu’il connaît déjà bien. Après ce film il écrit : « Si nous avons le million, j’achète une camera et une trentaine de films pour couleur et un séjour de deux mois au Lac des Quatre Cantons »
Il voit aussi un  film sur la vie de Schumann. Avec l’école, il visite des musées et des entreprises et il va  aux Jeunesses Musicales.
Le 11.XI.51 il parle de théâtre, le 10.II.52 il veut aller voir « Le Barbier de Séville », et signale que les élèves de 4ème ont monté un orchestre. Le 10.II.52, il veut aller à Paris pour voir une reprise d’ « Hernani », le 14.II.52, il veut aller à la salle des Beaux-Arts à Bruxelles pour un concert Mozart, le 16.III.52 les élèves de Poésie vont à Bruges pour assister à la représentation du « Soulier de Satin » tandis que les Rhéto vont à Gand pour voir « Phèdre ». Ils assistent aussi à une séance de récitation de poésies « de Ronsard à Cocteau ».

De cette correspondance il ne ressort absolument pas une image d’un pauvre petit enfant qui se sent abandonné par de méchants parents dans une terrible école, mais plutôt d’un élève vif et passionné qui n’a surtout pas le temps de s’embêter.
C’est de façon tout à fait normale, comme « en passant », comme si cela ne l’intéressait pas et n’avait aucune importance,  qu’il signale le 8.IV.52 qu’il a reçu une « carte verte »… la pire… et que le Père Alain leur expliquera bien pourquoi dans sa lettre…
Et là… c’est l’autre son de cloche auquel, en lisant les lettres de Claude, on ne s’attend pas, comme s’il occultait les problèmes :

« Le 8.IV.52
Madame, je regrette vivement de devoir retenir Claude le dimanche de Pâques et le lundi matin. Depuis le début de ce trimestre vous avez pu constater que les cartes hebdomadaires sont loin d’être fameuses et il ne s’agit pas seulement de faits que les moniteurs me signalent unanimement mais de l’esprit. Claude refuse d’obéir, mais il refuse aussi de s’ouvrir à la mentalité du collège. (alors qu’il y séjourne depuis 1948 …)  Devant moi il se montre soumis jusqu’à l’obséquiosité et derrière mon dos il excite les autres, persiffle, se donne le genre indépendant. Du point de vue moral ses conversations révèlent quelqu’un qui a lu des livres qu’il a mal digérés. Il paraît que vous lui auriez passé « La symphonie Pastorale » de Gide ! (Gide est alors à l’index)  J’ai dû lui confisquer des coupures du Figaro Littéraire, dont il n’a que faire. J’aimerais qu’il n’en reçoive plus. Tout cela ne peut que le déséquilibrer. Qu’il lise, bien sûr, mais des livres adaptés à son âge. Je me demande s’il pourra et voudra jamais s’adapter ici. Si la persuasion ne se révèle pas efficace il faudra essayer la punition grave. Aussi je voudrais que quand il est puni on ne cherche pas de motif pour lui épargner cette punition. Je sais que cela pourra vous peiner mais il en va du bien de Claude. Pour ma part, j’estime qu’un collège où la surveillance est plus poussée, la discipline imposée avec plus de rigueur par des moyens extérieurs, conviendrait mieux à votre fils. Je le connais depuis trois ans et même quatre. Sa personnalité se formerait mieux ; ici il me semble qu’elle se déforme. Il joue un jeu dangereux. Il y a un ( ?) pour les conversations bien qu’il profite de l’absence de moniteur pour raconter des histoires toujours scabreuses… Je suis peiné de devoir vous écrire ainsi, mais j’aime vous tenir au courant et vous demander votre aide si vous voulez bien.
Veuillez agréer, Madame, l’expression de mes sentiments respectueux.
P. Alain Laude »

« Le 21.IV.52
Le Recteur de l’école abbatiale de Saint André désire souligner que l’attitude générale de Claude ne donne guère satisfaction. Claude se permet , surtout à table, des conversations nettement déplacées qui scandalisent même les ainés lorsque ceux-ci viennent présider la table de Claude. Claude doit être averti qu’en cas de récidive, il serait prié de changer de collège.
Dom Laurent ( ?) »

« Le 13.V.52
Chère Madame, J’ai lu la pièce en question et comme vous j’ai jugé qu’elle était inoffensive et pouvait se laisser jouer. Je crois que vous aviez à dessein mis une couverture au livre pour empêcher Claude de lire les autres, fort légères. Je viens de constater ce matin que Claude a déchiré la couverture et a passé ce livre aux autres… soit disant parce qu’une autre pièce conviendrait mieux. Je pense que voilà une nouvelle preuve de l’abus que Claude fait de la confiance que nous mettons en lui. Je ne puis que déplorer cet incident et ne sais trop qu’en penser. Il mérite je pense une bonne réprimande et la suppression de sa prochaine sortie le 25 mai. J’aimerais avoir votre avis à ce propos. J’en parlerai au Père Recteur. J’espère que malgré tout on pourra mettre Claude sur une nouvelle voie. Veuillez agréer, Chère Madame, l’expression de mes sentiments respectueux.
P. Alain Laude. »
Donc aussi les enseignants écrivent aux parents en français.

Claude avait expliqué le 19.V.51 une des raisons pour lesquelles il était interdit de parler en français : « à partir de demain on devra parler flamand partout, comme au pavillon (des petits) parce que le Père Recteur a envoyé une lettre officielle demandant des subsides : nous devons être habitués à parler flamand »
Il s’agit probablement, une fois de plus, des fameuses lois linguistiques : pour pouvoir obtenir des subsides en Flandre, il faut parler le flamand…

Il était donc aussi interdit de lire des livres en français. Claude fut surpris non seulement à lire un livre français, mais qui plus est, “Notre Dame de Paris” de Victor Hugo qui alors lui aussi était à l’index…

Qu’entendait le père Alain par des « livres adaptés à son âge » ?
Le 9.I.44, donc deux jours après son anniversaire, Claude remercie ses parents pour leurs cadeaux et ajoute « j’ai entièrement lu mon livre »
Il me dit qu’il avait appris à lire dans Jules Vernes…
Depuis 1950 il lit René Bazin. En 1951 il va bouquiner et achète les classiques « de sa caisse », il lit « Cyrano », « Napoléon à Saint Hélène », veut lire « Les Vies de Plutarque » et demande « Le Grande Meaulnes », les deux volumes des « Fables de La Fontaine » et un dictionnaire de rimes.  Sa liste de livres est
« effroyable : 25 bouquins »
Il a aussi « très bien réussi son examen d’anglais »
Quant à interdire la lecture des articles du Figaro Littéraire que madame Barbier envoyait à son fils…

Les parents furent appelés, madame Barbier eut beau expliquer qu’elle avait ellemême offert à son fils « Notre Dame de Paris », expurgé, destiné à la jeunesse, il n’y eut rien à faire, ce fut la goutte qui fit déborder le vase et Claude fut expulsé de Saint André.

A cette époque monsieur Barbier travaillait à Bruxelles. Monsieur et madame Barbier y avaient déménagé et habitaient avenue de Broqueville.  Claude les rejoignit donc, mais en vertu des lois linguistiques il lui fût interdit d’y reprendre les humanités en français et il dût se résigner à aller chez les jésuites, à Sint Jan Berchmans, encore en flamand… Là, il devint ouvertement  révolté et fut encore une fois renvoyé. Une lettre du recteur du 11juillet 1954 dit entre autres qu’il « n’a pas été capable de s’adapter à l’esprit du collège. En conséquence, j’ai décidé d’éloigner Claude du collège » Ses résultats sont mauvais et il doit repasser des examens en géométrie, sciences naturelles, allemand mais continue à avoir de bonnes notes en français et latin.

Claude finit la rhétorique Latin-Grec chez les jésuites de Saint Stanislas à Mons, cette fois,  en français. A Mons il fut beaucoup plus libre et plus content. Mais tout de même une lettre du 27 mai 1955 dit :
« Claude a manqué gravement de correction à l’égard d’un des Pères du Collège (...) toute rechute sérieuse dans ce qui concerne la correction de ses attitudes et de son langage entraîneraient immédiatement l’exclusion définitive du collège. » Il termine l’année avec 6/10 des points, mais se distingue en latin, grec et...  néerlandais.

Un jour il m’emmena à Mons  pour m’y montrer son ancienne école. Il garda une solide aversion envers les flamands et le flamand et répétait avec sarcasme une phrase d’un de ses professeurs de Sint Jan Berchmans:
-“ Gij denkt zeker dat de vlaamse litteratuur pruts is…” vous pensez sans doute que la littérature flamande c’est de la carabistouille… 
Le jour où il avait dû écrire une poésie en flamand il avait scandalisé son professeur car au lieu d’aligner les classiques alexandrins il avait suivi l’exemple de Verlaine et Victor Hugo ou même Paul van Ostaijen :



In           de            spin-       ne         

web-         c.-à-d. ; dans les toiles d’araignées des animaux malsains      ben           boivent à petits coups : des vers…   lep-         
pen          le mot « zier » désigne de tout petits vers mais c’est une parole                  que peu de gens connaissent on-          ge- zon- de

die- ren : zie- ren

Claudio était tellement fier de son poème qu’il me l’écrivit sur une fiche, mais je ne connaissais pas aussi bien le néerlandais que lui et j’eus bien du mal à le traduire car peu de dictionnaires mentionnent le mot « zier » . Je suppose qu’à l’époque il ne connaissait pas encore les calligrammes d’Apollinaire. 

Souvent il parlait des “sales flamands” mais cela ne l’empêchait pas de parler un parfait néerlandais avec les hollandais… Quand il avait vraiment envie d’être cinglant il disait “keer terug naar uw dorp…” retournez dans votre village… Un jour quelqu’un lui dit :
-« Mais enfin Claudio, tu es raciste… » ce à quoi il répondit avec un air tout à fait ahuri :
-« Moi ? raciste ? mais jamais de la vie ! Les Flamands c’est des nègres comme les autres ! »…

Plus tard je trouvai le compte rendu d’un examen médico-psycho-pédagogique de Claude fait le 1 septembre 1954, quand il avait donc 16 ans.
Il mesurait 1,76m et pesait 72kg, suivirent tous les paramètres anthropométriques, sensoriel, physiologiques, psychologiques, etc. Son quotient intellectuel était de 122 alors que la moyenne était de 100, mais en y ajoutant les paramètres de l’habilité verbale il atteignait un QI de 125. Cela le qualifia de “intelligence logique excellente et rapide” on y ajouta “compréhension vive, raisonnement excellent, jugement exact et rapide” mais aussi “mémoire auditive excellente et visive notoire”
Dans l’analyse de son caractère on trouve “ c’est un sentimental, introverti, replié sur lui-même, intéressé surtout à la littérature, le reste le laisse indifférent (…) il pousse l’amour de la langue française au point de regretter amèrement de ne pas être né en France (…) De renfermé qu’il était, il est devenu amoureux exclusif de la solitude  et est fort contraire (…)  Ses difficultés dans les contacts sociaux sont fort grandes. Il se contrôle et se domine fort. C’est un idéaliste esthète qui a une attitude d’opposition assez prononcée contre ses parents. Il reproche à son père d’avoir trop insisté sur le flamand parce que cette langue avait plus d’avenir du point de vue administratif. Il reproche à ses parents de ne pas alimenter leur culture, de ne pas s’intéresser à la littérature (…) Il reproche surtout à sa mère d’avoir laissé tomber complètement dans l’oubli les connaissances et la culture qu’elle avait acquises dans les beaux-arts (…) Claude est très orgueilleux ayant une haute estime de soi-même. Les sentiments de frustration et d’opposition sont très vifs dans cette nature  sensible et émotive qui n’aime pas faire montre de ses sentiments (…) À la base de tout il y a une grande erreur éducative. Cette erreur a lentement déformé le caractère de Claude en le rendant toujours plus fermé et en opposition. Claude doit finir ses études dans un collège de langue française, par exemple le collège Notre Dame de Namur où il pourra poursuivre sa philosophie. Les études ultérieures conseillées sont la licence en philologie romane. Claude est complètement d’accord de s’orienter vers l’enseignement.”

Après la rhétorique à St. Stanislas, Claude fut inscrit à St. Louis qui était une « candidature » de l’université de Louvain, pour y commencer des études de philologie romane.
Le 17.VII.56 le vice-recteur écrit aux parents :
-« Je suis au regret de devoir vous annoncer que votre fils Claude n’a pas réussi son examen. » et le 17.V.57 :
-«  À titre de simple information je crois utile de vous faire savoir que M. votre fils Claude Barbier ne s’est pas fait inscrire pour présenter son examen à la session de juillet. »
Ainsi se termine le parcours académique de Claudio, donc en 1957 alors qu’il a commencé à « grimper sérieusement » en 1956.

Pourquoi s’est-il cabré si violemment contre la langue flamande qu’en fait il connaissait déjà dans sa famille et pour laquelle il eut toujours « de bonnes notes »? Le flamand était-il devenu le bouc émissaire sur lequel il avait concentré  toutes ses frustrations?

Il n’assista plus à l’évolution des folies linguistique belges ; il en aurait certainement souffert. En fait tout le monde avait suivi avec regret cette lente dégradation politique. Si dès 1921 on avait rendu le pays bilingue ou si les citoyens pouvaient décider de leur sort avec les moyens démocratiques tels que les initiatives et les referendums, on n’en serait pas arrivé à la situation inextricable actuelle où la seule solution est de scinder le pays en républiques indépendantes. La Suisse est bien une Confédération de vingt-six républiques indépendantes. Ce serait dans la logique d’un morcellement européen comme le demandent tous les séparatistes. Finalement l’Europe pourrait devenir une Europe des régions et des peuples au lieu du « machin » actuel.
Claudio  serait-il allé jusqu’à  boycotter autant le club que les rochers belges pour se réfugier en France?

Un jour nous allâmes grimper dans le massif de Thon-Samson. Au pied des roches de nouveaux noms avaient été peints et les voies que Claudio avait ouvertes et donc baptisées. Il s’exclama, scandalisé:
-“ Ca ce sont mes voies, c’est moi qui les ai ouvertes… C’est encore une fois ces sales flamands du club autrichien… Sales flamands…”

A Mozet son « Dièdre de l’Explorateur » était devenu « Sneeuwhaas »... lièvre des neiges…
Franky raconta comment Claudio avait à ce sujet  interpellé Frans Van den Driessche, le président du Vlaamse Bergsportvereniging (ou Section Flandern des Öesterreichischen Alpenvereins) :
-« Mijnheer Van den Driessche, ik heb een eitje met U te pellen ! » Grosse rigolade mais hélas pas de suite… »  j’ai un petit œuf à peler avec vous...

Il y avait en effet en Flandre une section du club alpin autrichien qui avait la fâcheuse réputation d’avoir des nostalgies, uniformes et bottes militaires …

« Dans le topo de 1970 à Dave le massif de gauche est mentionnée comme « Massif des Autrichiens » comme insulte : « massif van de knoeiers » parce qu’ils avaient peint OAV sur les rochers et des noms comme « Bok » en dessous d’anciennes voies. » précisa Eddy Abts.

En résumant, nous allions avoir en Belgique le club alpin francophone, néerlandophone, germanophone pour les cantons rédimés, autrichien et le
GBA… soit 5 clubs pour 2500 adhérents…

Drôle d’ambiance dans les années 40.
Enfant, Claudio avait vécu la guerre. La maison des Barbier, à Gent, avait été réquisitionnée par les Allemands et un officier supérieur y avait pris ses quartiers alors que monsieur Barbier faisait partie de la résistance. Après la guerre monsieur Barbier reçut une décoration pour son action dans le Réseau Dewé. Il en était particulièrement fier, mais dans les limites de sa modestie habituelle.

Comme dans tous les pays européens, la Résistance belge connut des personnages et des situations héroïques.
Walthère Dewé était né le 26 juillet 1880 et avait vécu la première guerre mondiale de 1914-1918 pendant laquelle il était employé des télégraphes et téléphones. Il y créa et développa un service secret d’information devenu célèbre et qui portait le nom de code “La Dame Blanche”. En 1940 il embrigada toute sa famille et mit sur pied le Corps Belge d’Observation c.-à-d. le Service Clarence qui subsistera jusqu’à la fin de la guerre. Pendant trois ans il vécut en hors-la-loi, recherché et avec sa tête mise à prix. Son épouse était décédée, son fils ainé était prisonnier en Allemagne, le second était en fuite avec la Gestapo à ses trousses, ses deux filles furent déportées dans un camp de concentration où la plus jeune mourut après de grandes souffrances… Le 14 janvier 1944, Dewé fut débusqué par les nazis à Bruxelles, il tenta de fuir, on lui intima de se rendre. “Moi, me rendre? Ça jamais” eut-il le temps de crier avant d’être abattu et de s’écrouler au milieu de la rue…
Voilà l’atmosphère dans laquelle vivait monsieur Barbier qui, grâce à sa fonction de directeur à la Régie des Télégraphes et Téléphones, écoutait et transmettait des informations à la Résistance. Son épouse n’en savait rien.
Un jour le général qui logeait dans leur maison se présenta avec un kilo de beurre, ce qui en pleine guerre n’avait pas de prix.
-« Pour vous remercier de votre hospitalité… »
-« Non monsieur ! – répondit madame Barbier sur un ton sec - Cela n’est pas de l’hospitalité : vous occupez mon pays, vous avez réquisitionné ma maison et vous couchez avec des filles dans mon lit matrimonial ! Nous ne mangeons pas de ce beurre-là ! »
-«  Mais pour l’enfant » insista le général.
-« L’enfant non plus ne mange pas de beurre. » rétorqua madame Barbier.

Le 1 janvier 1945 le lieutenant général Pire comandant de l’armée secrète cita monsieur Barbier “ à l’Ordre du Jour pour son aide précieuse fournie à l’Armée
Sécrète…”

Trois enveloppes adressées à « Mijnheer den Ingénieur A. Barbier » sans autre adresse et scellées par le sceau de l’entreprise « Camille Barbier Bois Lophem » contiennent des lettres, sans dates mais probablement des premiers jours de la guerre, que madame Barbier (Isabelle) avait envoyées à monsieur Barbier (André) par le chauffeur, sans savoir où son mari se trouvait. Elle lui dit qu’elle séjourne chez ses beaux-parents à Loppem, elle s’est inscrite comme « réfugiée ». On a tiré dans une fenêtre où ils avaient oublié d’éteindre la lumière. Elle aurait aimé pouvoir retourner à Gand pour sauver le linge et l’argenterie. Dans la maison logent maintenant un colonel, un comandant et un lieutenant de gendarmerie. Le gouvernement s’est replié à Loppem.  Les gens ont évacué, la famille est dispersée, certains sont à Toulouse, on n’a pas de nouvelles, des bombes explosent. Pas de nouvelles non plus de Marcel et Maurice, les frères d’André. Paul, le jeune frère d’Isabelle est à Poperingen où il travaille comme garçon de café, son collège a évacué à Saint Jean de Luz, il ne veut pas y aller car il veut être prêt au cas où il serait appelé sous les drapeaux.  Le petit Claude, qui a deux ans, est terrorisé par les avions. Sans doute ne retrouveront-ils pas leurs biens car des pillards vident les maisons, mais courage : dès qu’ils seront réunis ils se construiront un petit nid chaud rien que pour eux trois, même s’ils doivent recommencer à zéro...
Isabelle a 26 ans, elle écrit à son mari avec passion et tendresse et surtout  la détermination de faire son devoir et de vaincre.

Aujourd’hui nous n’imaginons pas la confusion qui s’était abattue sur le pays et avait bouleversé la vie de gens aussi tranquilles que la famille  Barbier.
Des bombes avaient explosé dans le jardin de leur maison à Gand et même les mots les plus simples pouvaient devenir dangereux. Un jour,  en rue à Bruxelles, à la main de sa mère, Claude vit passer un camion chargé de porcs et s’exclama: -“ Oh, tous ces gros cochons!...” ce qui provoqua tout de suite les regards alarmés des soldats allemands qui l’avaient entendu et un monsieur vint  dire à madame Barbier:
-“Madame, faites attention à ce que dit votre petit garçon, il y a des gens qui pourraient le prendre très mal…”
Claudio avait un caractère bizarre mais il avait aussi grandi dans un monde, une famille et une ambiance étranges…

Printemps.
Lentement le printemps avait commencé à nous offrir des journées ensoleillées et nous avions repris à grimper consciencieusement. Claudio m’avait même fait un compliment important en disant que “je grimpais de nouveau bien comme l’année dernière”.  Nous commençâmes à faire des voies sérieuses. 

Un jour nous partîmes dans “Les Anciens Belges”, une voie que j’aimais et qui commençait par un splendide dièdre à prendre en Dülfer. Dieu sait pourquoi Claudio eut des problèmes à passer:  « ça n’était que du IV avec un ou deux pas “chiants” cotés V ». De nombreuses voies possédaient un “truc” et il suffisait de ne pas démarrer  du bon pied ou de la bonne  main pour se trouver complètement dépaysé. Claudio hésita, descendit, réessaya et finit par passer mais visiblement mal à l’aise. Je le rejoignis rapidement et avec le plaisir d’une voie dont justement on connaît bien les trucs. Ce fut pour moi un moment extrêmement jouissif: je fis semblant de rien et il me dévisageât avec une expression de profond dégout, mais aussi d’étonnement… J’étais passée mieux que lui, ça alors… mais de bon augure pour le futur...

En courant dans le métro, il avait glissé, avait cogné sa cage thoracique contre un tourniquet et s’était endommagé les côtes. Impossible de grimper avec une telle douleur, mais il insista pour que moi je n’interrompe pas mon  entraînement et il demanda à Joseph de m’emmener surtout pour me faire grimper en tête en vue de notre prochaine saison. Je réussis à passer des pas de V en tête ce qui réjouit Claudio.
Un dimanche, en sortant du Zig-Zag, j’étais euphorique et courus vers le Chamonix pour annoncer mon exploit mais Claudio n’était pas là. Il était introuvable, il avait disparu… Je téléphonai chez lui, pas de réponse. A la fin je décidai d’aller voir chez lui à Bruxelles ce qui se passait. Sa voiture était garée à son emplacement. Je sonnai, il me laissa monter et quand j’entrai dans son appartement, il se laissa tomber sur son lit, les coudes appuyés sur les genoux, la tête entre les mains…
Son appartement, avec ses fenêtres orientées côté nord, n’était pas lumineux. Le papier peint était d’un gris clair, le couvre-lit et les coussins de son divan-lit étaient gris foncé. Les grosses tentures et les lambrequins étaient d’un rouge presque brun. Les murs étaient occupés par les bibliothèques brun foncé. Bref, il y faisait sombre et l’atmosphère était sinistre.
Je m’assis à côté de lui en silence et quand il réussit à se reprendre il murmura:
-“ J’ai de nouveau des problèmes avec elle…”
-“ Elle?”
-“ La Montagne…”
Il avait, à nouveau, une profonde crise existentielle… le doute, la peur, la sensation d’être devenu vieux, de ne plus avoir d’avenir…

Puis la crise s’estompa et nous reprîmes l’entraînement: chaque vendredi soir, samedi et dimanche  nous étions à Freyr avec la bande sympathique : Joseph, Jojo, Claudine et Jean-Claude et les habitués…
Le soir nous assemblions plusieurs tables, nous soupions ensemble, nous buvions des Côtes du Ventoux, nous racontions et riions, on était bien, nous étions heureux. J’étais heureuse. Ensuite chacun se retirait dans son bivouac, le camping du Plateau, le refuge, les fenils, les granges…

Un soir, Claudio et moi, allâmes dormir dans sa petite tente qu’il avait plantée au milieu d’un bois. Nous nous étions à peine endormis quand j’eus un cauchemar affreux: j’entendis des bruits effrayants, des coups de fusil, des voix qui hurlaient, on ouvrit la tente et on tira Claudio dehors, par les pieds. Je me réveillai en sursaut, Claudio était là qui dormait paisiblement à côté de moi…

Un samedi matin j’arrivai à la grange, Claudio était encore complètement enfoncé dans son duvet, il était d’une humeur exécrable car le soleil se levait trop tôt et les oiseaux l’avaient réveillé à l’aube avec leurs piaillements printaniers… Pendant le petit-déjeuner au Chamonix, tout d’un coup Claudio dit à François:
-“François, tu n’aurais pas une longue échelle?”
-“Pour quoi faire?”
-“Pour aller arracher ces maudits nids de ces maudits oiseaux…”
-“ Mais enfin, on ne touche quand même pas aux nids, on doit protéger les oiseaux et la nature…”
-“ Protéger la nature, protéger la nature, et moi? Qui est ce qui me protège, moi?”
Il était furieux, aussi parce qu’une paroi avait été interdite d’escalade parce que des oiseaux rares (faucons pèlerins) y nichaient…
-“Bien au contraire il faudrait arracher tous ces nids de ces sales bêtes qui remplissent de leur fiente puante cette belle paroi! Si ça continue on ne pourra plus grimper nulle part. Il faudra créer la société protectrice des grimpeurs…”

D’autres jours il était serein et content…
Un après-midi de pluie nous étions assis tranquillement sur son divan-lit. Claudio me serrait amoureusement entre ses bras, il me caressait tendrement,  je me laissais bercer, quand tout d’un coup une violente gifle me fit sursauter. Epouvantée, j’ouvris les yeux, Claudio était penché sur moi avec un regard si doux, un sourire si tendre, une expression si amoureuse, tellement passionné, comme s’il ne réussissait plus à réprimer un amour trop impétueux: ce n’était pas une gifle mais une caresse, une très forte caresse…
D’autres jours nous nous laissions aller à des promenades romantiques, des gouters avec des pâtisseries exquises…
Notre vie s’organisait, la fin du mois de mai approchait et dans un mois nous allions partir dans les Dolomites…



IV - après le 27 mai 1977

Le vendredi 27 mai 1977 devait devenir une journée très importante, sans doute la plus importante de ma vie.
Ce matin-là je devais me présenter pour la première “confrontation” devant un juge dans le cadre de ma demande de divorce. 

Nous étions assis dans la salle et avant “notre affaire” on jugeait un autre cas. Il s’agissait d’un père qui réclamait la garde de sa petite fille car, disait-il son exépouse était une mère indigne. L’avocat expliqua avec un grand sérieux quelles était les preuves de l’indignité de cette femme. La petite qui pouvait être âgée de 5 ans était en week-end chez son père, celui-ci se servit un apéritif et la petite lui demanda de pouvoir y gouter. Son père refusa et la petite répondit “avec maman je peux” donc cette mauvaise mère permettait à sa petite fille de boire de l’alcool… La défense fut nulle et la cour décida de confier l’enfant à son père exemplaire…
En voyant comment fonctionnait cette justice, j’en fis mon deuil avant même d’avoir commencé…
Dès avant le début je me dis que je n’avais aucune chance, que ma démarche était suicidaire et que tout allait être pour ma pomme.  Pour moi on n’aurait même pas dû passer au tribunal : j’étais prête à accepter n’importe quoi pourvu que je fusse débarrassée de ce mariage…
Cerise sur le gâteau, un jour, à bout de ressources et sans le sou j’avais dû me résigner à demander à mes parents de faire intervenir leur avocat… Le divorce fut prononcé fin 1978 et je pris tous les torts.
Le tout finit le plus mal possible, mais finit et je fus libérée… Un jour j’en parlai avec un ami qui me répondit:
-“ Comment peux-tu être aussi naïve : un avocat flamand, en Wallonie… tu n’avais aucune chance…”
Il y avait donc bien un problème entre Wallons et Flamands. En tous cas la justice en Wallonie n’était pas la même pour un avocat flamand que pour un avocat wallon...   « Petit pays, petites gens » avait dit le roi Léopold II...  Je n’avais donc raté aucune occasion de faire les mauvais choix, mais entretemps, mes préoccupations étaient devenues d’un tout autre ordre…

Quand je sortis de la salle du tribunal j’appelai Claudio depuis une cabine publique et lui racontai comment les choses s’étaient déroulées, il en fut désolé et surtout de ne pas pouvoir m’aider. Pour moi l’important était qu’il fut présent, de toute façon dans un mois nous allions partir dans les Dolomites… Sa tendresse allait me donner la force d’affronter n’importe quoi.

C’était le long week-end de Pentecôte et l’anniversaire de la première voie que nous avions faite ensemble. Il y avait juste un an que nous avions lié notre destin à la même corde. Nous avions donc décidé de  nous retrouver dans l’après-midi à Freyr. Sa voix était tranquille. Nous nous étions rencontrés le mardi précédent, il était en excellente forme et nous avions décidé de grimper sec et d’aller ouvrir “des petites voies” dans le massif du Paradou pour nous reposer de grosses voies d’entraînement.
-“Alors, ciao, à tout à l’heure…”
-“ Oui, Petit, à tout à l’heure…”

Je descendis tranquillement à Freyr, c’était une journée magnifique, déjà chaude, avec un ciel intensément bleu, extraordinaire. Les parois allaient être délicieusement tièdes et leur blancheur allait virer au jaune ou au rose selon les teintes du coucher du soleil. Je n’allais pas me laver les mains pour pouvoir tenir sur moi cette odeur de rocher que j’aimais… J’étais contente: ce soir nous allions fêter avec nos amis notre première année de bonheur.
Quand j’arrivai au Chamonix, Claudio n’était pas encore arrivé, je l’attendis donc en bavardant avec les copains. Il y avait beaucoup de monde puisque c’était un long week-end. 

J’avais acheté une nouvelle petite robe avec un fond noir et parsemée de petites fleurs aux couleurs vives. J’avais aussi acheté une belle robe pour “dopo la salita”. Elle était magnifique en coton blanc, le corsage brodé de fleurs, la jupe longue et ample, les manches longues, le tout style Louisiane, très romantique. Après la Comici, Claudio avait déploré que nous soyons habillés comme des clochards et il avait suggéré que nous nous habillions pour le souper comme cela se faisait dans la bonne société anglaise. Cette idée l’amusait surtout en pensant à la tête qu’allaient faire les autres, mais peut-être se sentait-il héritier des Whymper, Walker ou autre Mummery…
Madame Barbier avait gardé de son séjour en Angleterre un cachet britannique dans la vie quotidienne et Claudio y était particulièrement sensible. J’avais moi aussi reçu ma ration de comme il faut.
Nous poussâmes le jeu jusqu’à coller un ruban pour paquet cadeau qui portait la marque Chanel sur une lanière rouge, évidemment pas pour aller grimper, mais pour arborer au Chamonix ou dans un refuge… Non pas que nous allions devenir snob mais encore une fois pour rigoler de la tête que les autres allaient faire…
A Cortina nous avions vu des oreillers pour parure nuptiale en forme de cœur, tout en dentelle et avec un bouquet de violettes brodé au centre. Claudio avait suggéré d’en acheter:
-“Et puis quand on arrive au sommet de la Cassin de la Ovest on les extrait du sac pour faire une petite sieste…”  encore dans l’idée de surprendre “les autres” et de la tête qu’ils allaient faire…
On savait bien que Barbier était toqué, mais pendant la prochaine saison nous allions faire voir qu’il était encore capable de grimper et, avec une touche d’authentique folie, on allait vraiment s’amuser…
Maintenant qu’il avait dépassé le stade de “grimpeur extrême” nous pouvions amorcer un virage vers un type d’escalade plus tranquille, genre couple un peu rigolo à l’antique, un peu aristo, sans premières extraordinaires,  mais tout de même d’un honorable V… Ainsi il aurait démontré que même si son glorieux passé était arrivé à un tournant il continuait à mériter l’admiration indulgente des jeunes générations. C’était une façon élégante, sympathique et brillante de tourner la page et il citait l’exemple de Hans Steger et sa compagne Paula Wiesinger ou Giorgio Livanos et Sonia. Cela m’amusait et ma seule ambition était de continuer sur notre lancée.

Quand le soir commença à tomber Claudio n’était pas encore arrivé au Chamonix alors que d’habitude il n’était jamais en retard pour le souper. Certes, il était tellement imprévisible, sans doute était il resté accroché quelque part, ou même avait-il rencontré de vieux copains… 
Je téléphonai chez lui mais il ne répondit pas. J’osai téléphoner à ses parents, sa mère alla voir dans son appartement, elle me confirma que vers 14h sa voiture était encore sur le parking mais qu’à 16h, quand eux étaient rentrés,  elle n’y était plus. Je fis donc le tour des fenils et des granges où il aurait pu bivouaquer. J’allai jusqu’aux rocher du Pendu. Claudio n’y était pas. Plus tard je fis un autre tour du côté de la clairière où de temps en temps nous installions la tente, il n’était pas là non plus. Je commençai à me demander ce qui lui était passé par la tête. Finalement vers minuit quand François et Simone décidèrent de fermer le restaurant, je me résolus à faire un tour du côté du Paradou.
La voiture de Claudio était rangée sur le parking près du départ du sentier qui conduisait au sommet des rochers. C’était donc au Paradou que ce farfelu avait décidé de monter la tente, sans doute pour être sur place dès le matin suivant pour nettoyer et ouvrir les nouvelles voies. Je pris ma lampe de poche car à cette heure,  il faisait nuit noire et je partis le long  du sentier qui montait dans la forêt. Au sommet des rocher, à l’endroit même où nous avions commencé à nettoyer une voie je trouvai le sac de Claudio au milieu du sentier, mais à gauche dans le bois, il n’y avait pas de tente, je regardai à droite en me penchant au-dessous des rochers, mais dans la paroi on ne voyait rien.
Alors, l’angoisse me prit. Je courus jusqu’à la fin du sentier et descendis le long de la paroi jusqu’a sa base puis je la longeai en revenant vers l’endroit  qui devait être à l’aplomb du lieu où se trouvait son sac. Les rayons de la lampe de poche firent briller l’acier de l’échelle de spéléo qui servait à descendre le long de la paroi pour la nettoyer.
Claudio avait mis au point une technique efficace: il attachait au sommet de la paroi une échelle de spéléo et progressivement, pendant qu’il descendait le long de cette échelle, il peignait le rocher, c.-à-d. qu’il arrachait les touffes d’herbe et faisait tomber les cailloux instables. Ainsi quand il arrivait au pied de la paroi, la voie était propre, sans risque de prendre un caillou sur la tête et prête à être parcourue du bas vers le haut.
Je trouvai donc l’extrémité de son échelle et en la suivant, quelques mètres plus bas, à l’autre extrémité, Claudio était là. Il m’attendait là, couché sur le dos, la jambe gauche croisée par dessus la jambe droite, les bras fléchis devant lui en position d’escalade. Il était assuré sur l’échelle métallique comme d’habitude, avec son habituelle sangle rouge et à sa ceinture pendaient quelques mousquetons et la petite brosse à ramassette qu’il employait pour dépoussiérer les rochers. Il avait la bouche ouverte et ses yeux ouverts étaient tombés au fond de leurs orbites et dans la partie droite de son front il y avait un trou. Ses mains étaient froides ainsi que son visage, mais sous son dos le matelas de terre poussiéreuse et d’humus  mou étaient encore tièdes. Sa montre indiquait 16h10.
Le monde s’arrêta de tourner.
Mon esprit fut envahi par le refrain obsessif de cette poésie de Federico Garcia Lorca: “à cinq heures du soir, c’étaient juste cinq heures du soir… ay, quels terribles cinq heures du soir… c’était cinq heures à toutes les montres, c’étaient cinq heures dans l’ombre du soir….”

Au lycée je n’avais pas suivi de cours d’espagnol, mais quand la prof enseignait la poésie il nous arrivait de nous faire renvoyer d’un autre cours et de lui demander de pouvoir venir écouter, c’est ainsi que j’avais découvert Juan Ramon Jiménez, Pablo Neruda et Federico Garcia Lorca. Plus tard un ami espagnol m’avait offert un livre splendide relié en cuir avec les œuvres complètes de Lorca sur papier bible, avec ses illustrations.

En trouvant Claudio mon esprit se bloqua et refusa de penser, les cinq heures du soir de Lorca avaient envahi ma tête comme une coulée de béton. Je fus en apnée, comme isolée dans une cabine d’insonorisation…

Claudio m’attendait là. Je m’assis à côté de lui. Loin en-dessous de nous coulait la Meuse. A cette heure plus aucune voiture ne passait. Nous étions seuls dans la nuit, au milieu du bois et je pensai: -“Voilà, c’est donc ici et maintenant…”

Deux routes étaient possibles pour aller à Freyr: celle de la rive droite et celle de la rive gauche… Si j’étais descendue vers Freyr par la route sur la rive droite, je serais passée devant les rochers du Paradou, j’aurais vu la voiture de Claudio, je m’y serais arrêtée, je l’aurais rejoint et sans doute ne se serait-il rien passé...
Une fois de plus j’avais fait le mauvais choix, j’étais passée par la rive gauche. Ou bien, au contraire, avais-je fait justement le bon choix en respectant le cours normal du destin ?
J’avais été consciente dès le début de ce qu’allait être ce destin, mais pas comme cela, je l’attendais, par exemple, dans la Cassin de la Ovest… et à deux. C’était comme convenu tacitement: nous allions partir ensemble.
Je sentis une énorme déception parce que justement lui m’avait trahie, abandonnée.
La douleur vint beaucoup plus tard.

Donc, cela s’était produit, et sans moi.
J’essayai de prendre sa tête et ses épaules entre mes bras, sur mes genoux, comme nous avions l’avions fait si souvent, mais il était lourd et déjà si rigide. Alors je déposai ma tête sur sa poitrine et restai là, avec lui, en silence, dans l’infini, seulement lui et moi, seulement nous deux, une dernière fois. Dans la tendresse… Et ce fut comme si Claudio avait encore été là, avec moi et m’avait attendue avant de partir complètement. Comme s’il m’avait appelée pour que je vienne et seule.
Ce furent des minutes, peut-être des heures, je perdis la notion du temps, mais ce fut une merveilleuse, intense communion. Nous fûmes unis comme nous ne l’avions jamais été et comme nous n’allions plus jamais l’être. Dès que j’allais le quitter notre intimité n’allait plus m’appartenir, Claudio allait appartenir aussi à tous les autres: les copains, ses parents… J’allais devoir le laisser aller, le partager, le céder, le confier aux autres car il ne m’appartenait pas: je n’étais pas la seule à l’aimer…
Je ne sais combien de temps passa.

Ensuite commença l’insupportable.
Je perdis la tête, pendant plusieurs années, je dis et je fis des choses absurdes, j’eus un comportement incohérent que mes amis me racontèrent des années plus tard.

Enfin, je descendis, droit devant moi, le long des roches, au travers des broussailles, vers la route. J’arrêtai une voiture et demandai qu’ils me conduisent vers le premier café qui avait encore de la lumière et de là je téléphonai aux pompiers.
J’étais bouleversée, j’avais l’air d’une folle, on ne me prit pas au sérieux, tout le monde pensa que j’étais ivre ou droguée. Finalement les pompiers arrivèrent et acceptèrent de venir avec moi. Il fallut attendre un médecin. Je les conduisis à l’endroit, le médecin constata le décès, ils portèrent Claudio dans une “morgue”… Il s’agissait d’un débarras encombré d’outils et de vieilles bicyclettes attenant à une maison communale tout aussi vieillotte, poussiéreuse et négligée comme une malga abandonnée.
Aux premières lueurs de l’aube je retournai au Chamonix qui était fermé. Je klaxonnai, François vint à la fenêtre, je demandai qu’il vienne ouvrir la porte. Simone me repoussa violement car elle croyait que j’étais ivre. Ils me firent me coucher sur le divan et me donnèrent un valium.
Je m’écroulai et ils furent consternés.
C’était un immense désastre.

Au matin, François et moi partîmes pour Bruxelles dans le but d’avertir les parents. François conduisit la voiture de Claudio, moi je suivis avec la mienne. Nous rangeâmes sa voiture sur son parking puis nous allâmes sonner chez ses parents.
Madame Barbier répondit au parlophone, ouvrit la porte, nous laissa entrer et nous fit assoir au salon. Elle s’assit et dit tout simplement:
-“ Il est arrivé quelque chose…”
Je ne parvenais pas à parler et murmurai:
-“ C’est fini…”
Ensuite plus rien n’eut d’importance: pour eux, comme pour moi la vie s’était arrêtée et n’allait plus jamais reprendre son cours normal.
Madame Barbier appela le cardiologue de monsieur pour demander quel calmant elle pouvait lui donner avant de lui annoncer la mort de leur fils.
Monsieur et madame Barbier terminèrent leur toilette, s’habillèrent et nous partîmes ensemble à Yvoir où Claudio nous attendait couché sur le brancard des pompiers déposé à même le sol au milieu de tout ce fatras.
-“Dois-je emporter des vêtements pour le vêtir?” me demanda sa mère. Je dis que non car Claudio aurait certainement préféré entrer au Paradis avec la chemise brune et son jeans avec lesquels il aimait  grimper.
Les parents insistèrent pour que je soulève la couverture qui couvrait le corps et le visage de leur fils. Ils le regardèrent, stoïquement, madame Barbier ferma son visage et ne versa pas une larme, tandis que monsieur Barbier laissait couler ses larmes lentement sans même les essuyer . Ils se serrèrent l’un près de l’autre.  Nous reconduisîmes François au Chamonix où la nouvelle s’était déjà répandue ensuite je partis avec les parents pour aller acheter un cercueil pour leur fils…

L’écœurant avait commencé…
C’était donc le samedi du long week-end de Pentecôte, mais nous trouvâmes quand même un magasin de pompes funèbres ouvert. Le vendeur nous montra plusieurs modèles dont il venta les avantages: avec coussinet en soie pour reposer la tête du cher défunt, avec revêtement en satin et petit voile, avec poignées en métal simple ou en bronze et avec crucifix assorti…
Pour moi ce fut déchirant, mais pour les parents ce fut indescriptible… Ils restèrent incroyablement stoïques et dignes. Madame Barbier donna ses instructions en termes réduits au minimum et d’une voix monotone et nous partîmes. Nous nous arrêtâmes dans un restaurant. Le temps était splendide, nous nous assîmes à la terrasse, c’était une vaste terrasse en fin gravier au milieu d’un superbe jardin. Ni eux, ni moi ne pûmes avaler plus qu’un café. Ils fumèrent encore plus que d’habitude et moi j’étais ébranlée comme par un tremblement de terre.
De là je téléphonai à Almo…
-“ Ciao Almo, je suis Anne, la Anne de Claudio…”
-“ Oh, Anna, qu’est ce que tu me racontes de beau?” s’exclama-t-il tout enjoué.
-“ Claudio est tombé, il est mort…”
-“Anna, mais qu’est ce que tu me dis? Mais ce n’est pas vrai…”
Puis nous parlâmes longuement, je lui expliquai comment cela c’était passé. Je ne me rendis pas compte de ce que je lui parlai en italien comme si j’avais parlé en italien toute ma vie… c’était devenu la langue de mon cœur… sans doute mes huit années de latin m’avaient-elles aidé.
Je reconduisis les Barbier chez eux, nous n’allions plus nous quitter…

Ils allaient devenir plus proches et plus chers que mes propres parents. J’allais apprendre à les connaître, à les comprendre et à les aimer. L’absence de Claudio n’était qu’une absence matérielle… Quinze ans plus tard son père mourut. Avec le temps Claudio s’était éloigné, monsieur Barbier resta présent.
Une nuit je fis un rêve magnifique: monsieur Barbier vint parler avec son épouse et moi et il nous dit:
-“ Vous savez que je suis toujours près de vous. Pour vous je ne suis pas mort. Mais avec les étrangers faisons semblant que je ne suis plus là…”
J’élaborai ensuite une théorie qui mélangeait le pari de Pascal et Omar Khayyâm: quand je mourrai, ou bien ce sera le néant ou bien la joie de nous retrouver…

A Freyr, ce samedi 28 mai fut un jour fou. Il y eut qui pleura sans retenue, qui ne fut plus capable de parler, qui se lança dans des escalades en solo, qui resta prostré sur une chaise dans le Chamonix, qui s’affala, perplexe, détruit, à boire en silence…
Je devins frénétique : faire n’importe quoi pourvu que cela m’empêchât de penser.
J’écrivis à tous les amis de Claudio en espérant qu’ils allaient envoyer leurs condoléances à ses parents. Je me lançai dans des lettres en anglais, allemand ou italien : chaque minute que je passais dans les dictionnaires et les grammaires était un répit...

Je retournai voir Claudio. Cette fois il était installé dans son beau cercueil. C’était hallucinant, ses godasses d’escalade étaient jetées dans un coin parce que l’on n’entre pas au Paradis en chaussures… Avec un de ses lacets rouges on avait lié ses mains dont les doigts avaient été croisés de force. Je crois que madame Barbier remplaça ce lacet par un chapelet. Je pris le lacet et les chaussures. Pendant des mois je dormis en serrant les vieilles Galibier entre mes bras. Je lui coupai une mèche de cheveux…

Mais Claudio n’était plus présent, même si sa dépouille était bien là, à voir, à toucher, à caresser, à embrasser… Lui s’en était allé… Il était resté jusqu’à ce que j’aille appeler les pompiers, mais quand nous revînmes pour l’emporter, « lui »  n’était plus là .

Plus tard je rêvai plusieurs fois que j’allais au cimetière, je descendais dans la tombe le long d’un escalier et j’entrais dans une grande salle très lumineuse au milieu de laquelle se trouvait une table monumentale, comme un sarcophage, en marbre blanc, contre laquelle Claudio était appuyé, sa jambe gauche croisée par dessus la droite, il m’attendait, les bras croisés, il portait son jeans et sa chemise brune . Quand j’entrais il me souriait et me serrait dans ses  bras, je savais qu’il allait devoir rester là et que j’allais devoir repartir mais aussi qu’il allait toujours m’attendre là et ce lieu me devint familier.

Je rentrai chez moi le lundi soir et fus accueillie avec une grande agitation:
-“ Tu sais que Claude Barbier est mort? Quelqu’un m’a téléphoné pour dire qu’il est mort. Alors, maintenant qu’il est mort, tu ne vas plus partir… Maintenant qu’il est mort tu renonces à divorcer…”

Je courus dans la salle de bain… j’avais des haut le cœur, je dus vomir… J’avais tenu bon jusqu’alors, mais là je cédai…  Il n’avait rien compris à rien… L’abîme qui s’était écroulé autour de moi se refermait comme une douve, je me sentis seule au centre d’une coupole de plexiglas, totalement isolée du monde extérieur. Plus tard je me demandai qui avait bien pu avoir l’idée saugrenue de ce coup de téléphone…

C’est alors que je pris conscience de  la douleur…
Cette nuit-là je m’enfermai dans ma chambre, m’étourdis au whisky et hurlai comme un animal, sans honte, sans retenue, laissant libre cours à la prise de conscience de la tragédie qui venait de se dérouler.

La douleur et l’irrémédiable avaient commencé.
Bientôt les grandes vacances et puis Noël allaient arriver sans lui, le printemps allait revenir sans lui, et puis tant d’autres choses et d’autres fois mais irrémédiablement sans lui…
 J’allais apprendre à vivre complètement seule, à entrer dans un restaurant, seule, à aller au cinéma, seule, à partir en voyage, seule, à aller en montagne, seule… J’allais apprendre à être seule.

Prise de conscience.
La séparation d’abord, le divorce plus tard  allaient être un soulagement car j’avais besoin de solitude pour essayer de trouver la force  d’affronter la vie même si l’apprentissage de la solitude allait être difficile en soi…
Souvent, j’allais inviter quelqu’un à aller au restaurant : j’allais me payer quelques heures de compagnie. C’est ainsi que je compris pourquoi les hommes entretiennent une danseuse. Si j’en avais eu les moyens je me serais payé un gigolo pour lequel je n’aurais pas dû avoir de sentiments, ni le besoin de parler, ni d’expliquer.  Ou bien, au contraire, j’aurais loué quelqu’un à qui pouvoir parler pour exorciser ou tout simplement une présence pendant quelques heures. J’aurais employé quelqu’un comme un instrument pour effacer le souvenir que mon corps gardait de Claudio et de son odeur, par une frénésie sexuelle semblable à celle de  ces plantes qui se hâtent de fleurir quand elles sentent que la mort est proche.

J’avais vu de loin les agitations des mouvements féministes, mais sans les prendre au sérieux. Je n’imaginais pas de devoir revendiquer des droits, je croyais qu’il ne fallait pas demander mais qu’il suffisait de prendre.
Dès que je fus séparée, j’allai dans une banque pour ouvrir un compte sur lequel faire verser mon salaire. Ce n’était pas possible car une femme mariée avait besoin de l’autorisation écrite de son mari pour pouvoir ouvrir un compte en banque !!! Cela ne se passait pas dans un pays du Tiers Monde ou il y a plusieurs siècles, non cela se passait en Belgique en 1977… C’était la loi. J’expliquai ma situation à l’employé de la banque qui signa l’autorisation maritale lui-même… Je commençai donc à prendre conscience de ce qu’il y avait des injustices dans la loi. Sans doute d’autres femmes avaient-elles dû affronter d’autres problèmes et sans doute plus graves que les miens, elles avaient donc mené des combats que je ne comprenais pas encore.
C’est ainsi que je devins « féministe », non pas par idéologie, ni  par sympathie envers les femmes, mais parce que je compris qu’il allait falloir me battre pour mes droits.

En plaisantant j’aimais dire que je voulais la parité de droits et devoirs entre hommes et femmes, mais l’égalité ça jamais car je ne voulais pas être abaissée au niveau des hommes. 
La mort de Claudio et tout ce que j’allais devoir apprendre ensuite me firent comprendre que cette plaisanterie reposait sur l’intuition de vérités plus profondes: entre hommes et femmes il y a vraiment une grande différence. Il me fallut encore de nombreuses années pour comprendre le fond du problème.

En 1980 je partis dans le Tessin. J’essayai de contacter des grimpeurs, mais tout avait tellement changé que je ne réussis plus à m’intégrer. C’en était même fini des bonnes chaussures Galibier, maintenant tout le monde portait des chaussons auxquels je ne pus jamais m’habituer. En plus dans le Tessin le rocher n’était pas du calcaire comme à Freyr ou dans les Dolomites mais du granit… Je dus renoncer à l’escalade, d’ailleurs il faut bien avouer qu’au fond de moi,  j’avais tout simplement peur. Avec mes nouveaux amis je fis de nombreuse randonnées, même quelques sommets de neige comme le Monte Rosa, l’Adula, le Basodino ou la  Weissmies. Mes intérêts changèrent d’orientation quand j’appris à connaître un petit groupe de chasseurs. Avec eux il ne s’agissait plus de grimper, ni même d’aller obligatoirement sur des sommets. Nous marchions quelquefois pendant des journées entières simplement pour aller voir des montagnes, des lacs et l’habitat des animaux. Bien souvent il fallait partir à pieds depuis le village car la loi sur la chasse interdisait l’approche en voiture. Nous montions jusque sous les sommets à la recherche de chamois, bouquetins,  lièvres variables ou  perdrix blanches… De semaine en semaine nous observions l’évolution d’une couvée de tétras lyre. Un jour nous fûmes entourés par une nichée de poussins de perdrix blanche qui étaient tellement effarouchés qu’il s’en fallut de peu que nous ne les écrasions sous nos bottines…  Mais surtout, ce qui me passionna ce fut d’aller chaque week-end dans une petite maison d’alpage abandonné. C’était un endroit silencieux et solitaire où l’on vivait comme il y a cent ans, sans électricité, avec l’eau du ruisseau où on cuisinait sur le feu ouvert et où  l’on pouvait observer l’évolution de la nature pendant toute l’année. Nous y allions même en hiver jusqu’à ce que la neige ne recouvre toute la construction et qu’il ne fut impossible d’y entrer jusqu’au printemps suivant.
Là on pouvait observer la nature de près. Nous habitions normalement dans une maison qui se trouvait au bord de la forêt. Renards, chevreuils et chamois  venaient dans notre jardin, mais en montagne leur comportement était encore plus intéressant. J’y eus des expériences inoubliables.
Un jour que j’étais montée seule à « notre alpage »,  en passant à l’improviste d’un côté d’une crête à l’autre, au beau milieu d’une clairière,  je me trouvai nez à nez avec un chamois. Je m’arrêtai net. Il me regarda tout surpris. Il ne put reconnaître l’odeur des humains puisque je portais du Yatagan de Caron. Après un moment il se mit à souffler et frapper le sol avec un sabot pour voir si j’allais réagir. Je ne bougeai pas. Curieux, il ne résista pas à la tentation de venir m’observer de près. Il tourna autour de moi, à  trois, quatre mètres, toujours en m’adressant de petites  provocations. Finalement il décida que j’étais un animal sans intérêt et il s’en alla tranquillement dans la forêt.
Une autre fois, en passant l’angle de notre petite maison, je vis à quelques mètres, une femelle de chamois avec son petit qui venait à peine de naître et qui titubait  entre les jambes de sa mère.  C’est ainsi, en vivant près des animaux et en observant leur comportement  que je compris le comportement des être humains qui sont des mammifères comme les chats, chiens, vaches, chamois etc.… 

Quand la femelle atteint sa maturité sexuelle, elle va en chaleur et se cherche un mâle pour la féconder. Elle émet alors des hormones odorantes, les phéromones qui alertent les mâles et les font aller en rut. C’est l’époque, en automne, à laquelle les chamois se regroupent  en hardes. Dès que l’accouplement est terminé, les mâles s’en vont de leur côté mais  les femelles restent plus groupées. Vers le mois de mai les femelles mettent bas, ensuite elles allaitent leur petit. Quand celui-ci est assez grand pour brouter de l’herbe et ne stimule plus la production de lait maternel par la succion, les hormones de la femelle reprennent vigueur. Elle retourne en chaleur et le cycle reprend. Souvent les femelles vivent à proximité les unes des autres avec les petits et les jeunes, mais les mâles ne vivent pas avec elles. Après la ménopause elles restent dans les parages ou bien deviennent solitaires. Les mâles vivent pour la plupart du temps à l’écart et ne se soucient nullement du reste de leurs congénères.
En transposant le comportement des mammifères chamois dans le groupe des mammifères humains on comprend mieux les comportements humains. Les femelles sont plus sédentaires, plus stables, orientées vers l’intérieur de la maison, la sécurité. Elles restent avec les petits qu’elles doivent nourrir, protéger et éduquer. Les mâles sont plus en mouvement, orientés vers le dehors, l’aventure. Les mâles s’en vont à leurs guerres…  Contrairement à certains oiseaux, comme les oies ou les bartavelles, les mammifères ne vivent pas en couple et ne sont pas monogames.
Si on enseignait cela aux jeunes au lieu de les bercer d’illusions romantiques, il y aurait moins de déceptions...
« Le couple » est éphémère : il ne dure que le temps de l’accouplement. Le mariage est une institution contre nature qui a été inventée non pas pour rendre les gens heureux mais garantir la stabilité de la société. Il faut le dire aux jeunes.
Il faut aussi se résigner à cette évidence : dans la pratique le mariage n’existe plus mais les lois  surannées enveniment les divorces et rendent inextricables les héritages. Il est urgent de dédramatiser le sexe, de lever les tabous et d’instaurer d’autres formes de relations entre les hommes et les femmes.
Nous, les femmes, nous souffrons beaucoup et inutilement, parce que nous ne savons pas que les hommes raisonnent de façon différente. Personne ne nous l’a dit. 
Claudio était passé dans mon existence.
Quelques fois, en marchant dans la foule, j’eus l’impression d’apercevoir sa silhouette, un geste, un mouvement, le timbre d’une voix... De temps en temps j’eus l’illusion de sa présence et me retournai pour lui parler…
Un soir dans un restaurant, j’étais assise à une table et au bar se trouvait un homme qui lui ressemblait incroyablement… Je ne réussis pas à en détourner mon regard, au point qu’à la fin ce monsieur vint s’asseoir devant moi et me demanda pour quelle raison je le dévisageais. Je lui expliquai la vraie raison. Il fut charmant, nous nous rencontrâmes plusieurs fois mais à chaque rencontre il devint plus évident qu’il ne s’agissait que d’une apparence extérieure et cela me fit encore plus mesurer combien Claudio me manquait.
J’aime les films avec l’acteur Kevin Costner... parce que  « il a en lui  quelque chose de Claudio »...

J’allais devoir progressivement me réveiller et regarder la vie en face, accepter les réalités, apprendre à connaître toute sorte de gens, même à mesurer jusqu’où peut aller la méchanceté. J’allais pouvoir goûter aux déceptions jusqu’au dégoût.  Avant la mort de Claudio je n’avais jamais regardé la vie réelle, j’avais vécu dans un monde protégé. Je ne savais rien du monde. “De notre temps” les enfants étaient tenus à l’écart des affaires des grands. Ensuite on passait l’adolescence dans un pensionnat et quand à 18 on en sortait avec des diplômes académiques on ignorait tout de la réalité du monde… À 18 ans je ne savais pas ce que c’était qu’un compte en banque, je n’osais pas demander l’heure en rue, je ne savais même pas que le chômage existât…  À trente ans, tout d’un coup j’allais devoir apprendre tout cela… Ce que je découvris de la vie m’entraîna de déception en déception. « Plus je vois les hommes, plus j’aime mon chien »...

Je compris aussi combien il était facile de se laisser entraîner dans des extrémismes religieux: on se sent seul, désespéré, mais Dieu, ou le guru  ne nous abandonne pas… Il faut être fort pour ne pas tomber dans les excès du désespoir et se laisser happer par les sectes.

Les funérailles
Dans les histoires médiévales, les princes tombés aux combats dans les terres lointaines recevaient plusieurs sépultures. Leur corps était enterré sur place mais bien souvent on  ramenait leur tête et leur cœur vers leur famille. Les  funérailles de Claudio se déroulèrent également en plusieurs étapes.

Donc, c’était le long week-end de Pentecôte. L’enterrement fut décidé pour le mardi.
Je partis le mardi matin, très tôt, de chez moi, mais sans le sou… les bancomat n’existaient pas encore. Je ne possédais pas de vêtements noirs convenables. J’arrivai rue des Tongres avant l’ouverture des magasins. Les éboueurs ramassaient les poubelles et balayaient les rues, les vendeuses commençaient à lever les rideaux de fer et rinçaient les trottoirs avec la lance d’arrosage. J’entrai dans un magasin de vêtements qui s’appelait Sabrina avant même qu’il ne fut ouvert au public et expliquai mon problème: j’avais besoin d’un vêtement noir et je n’avais pas un sou sur moi, je devais aller à un enterrement et je ne serais venue payer que plus tard… C’était un magasin d’un beau standing. Ils ne me posèrent aucune question. Les vendeuses me trouvèrent une splendide chemise en soie noire avec une très fine rayure grise et une robe chasuble noire tout à fait élégante. Je m’habillai chez eux, j’avais apporté bas, chaussures   et sac noir. Chez le fleuriste au coin de la rue Bâtonnier Braffort, qui alors s’appelait au Carrefour Fleuri, je demandai une composition de fleurs blanches. Je leur donnai un de mes mousquetons et un de Claudio et dis aussi que je ne pouvais venir payer que plus tard. C’était encore tôt, après le week-end le magasin était vide mais le fleuriste promit de faire son possible et partit au marché. Il porta au cimetière un coussin magnifique de petites fleurs et de roses blanches enlacées autour du couple de mousquetons.

J’allai prendre monsieur et madame Barbier et nous partîmes vers Yvoir où les copains nous attendaient pour la cérémonie dans l’église. Des amis de Claudio parmi lesquels Jean bourgeois, Jean Pinta, Daniel Bériaux et Daniel Bogart ( ?) portèrent le cercueil…
Les Barbier n’avaient pas une grande famille et cette petite cérémonie se déroula de façon intime, et puis, un mardi après le week-end de Pentecôte… Je crois me souvenir que le frère de madame était quand même présent: l’Oncle Paul que Claude aimait beaucoup et qui lui avait offert sa première corde, une corde en nylon, blanche et plate dont on s’était moqué car « elle avait un corps mais pas d’âme »…
Je me tenais à côté de madame Barbier. Dans le cœur de l’église était déposé le cercueil et là dedans était couché Claudio. C’était hallucinant, j’avais la tête qui tournait, je devais me tenir au prie-Dieu pour ne pas tomber. J’étais glacée. Je crois que nous tous, nous étions glacés. C’était la chose la plus inimaginable et terrible qui put nous arriver, à nous tous. Nous étions là, debout, impuissants, consternés, pétrifiés, “comme si on avait pris une beigne en pleine gueule”  dit quelqu’un…

Monsieur et madame Barbier furent granitiques, pas un geste, pas une parole, fermés, comme une digue qui aurait éclaté à la moindre faiblesse.
Le prêtre récita l’office des morts. Mais ce mort qui était couché dans ce cercueil, c’était Claudio. Nous nous trouvions autour de lui comme des automates…
Les amis portèrent le cercueil vers le corbillard, nous suivîmes, comme des fantômes, bouleversés, sans même prendre la mesure de ce qui était en train de nous arriver, ni de ce que nous étions en train de faire.
J’eus l’impression d’être une actrice dans un film aussi déchirant qu’un western de Sergio Leone avec la musique de Ennio Morricone. C’était vraiment une ambiance western: la petite église dans un petit village, l’atmosphère poignante, surréaliste...  Ce n’était pas possible que ce fut la réalité, mais il ne s’agissait pas de l’homme qui avait tué Liberty Valance… Il n’était pas possible non plus de croire qu’il s’agissait de Claudio…
Ensuite le corbillard prit l’autoroute à une vitesse incroyable, les couronnes de fleurs qui étaient attachées sur ses flancs se décomposaient et laissaient échapper un panache de pétales. Je suivis. Monsieur et madame Barbier avaient pris l’habitude de venir avec moi dans ma petite voiture. Arrivés au cimetière de Saint Josse ten Noode près de la chaussée de Louvain, nous garâmes les voitures. Les grandes grilles de fer forgé étaient ouvertes, le corbillard parcourut l’allée lentement, nous suivîmes, arrivés à la morgue nous nous arrêtâmes, ils prirent le cercueil et le déposèrent dans cette chapelle car la tombe définitive n’était pas encore prête. Ils fermèrent la porte et c’était fini. Dans les enterrements normaux on a le temps de voir le cercueil descendre dans la fosse, puis on commence à y jeter des fleurs, une poignée de terre et puis on referme le trou. On a le temps de voir. Ici, par contre, la porte claqua et nous restâmes perplexes devant cette fin en queue de poisson... Chacun s’en retourna chez soi…

C’est alors que je compris que notre vie ne signifie vraiment rien du tout… “much ado about nothing” avait dit Shakespeare…
Claudio avait accompli de grandes choses, nous nous étions aimés merveilleusement, nous avions cru au futur et ce futur s’arrêtait ici, au bout d’une allée de gravillon rose. Tous ses problèmes, ses conflits avec ses parents, ses rébellions contre ses enseignants, son combat pour l’éthique dans l’alpinisme, ses crises existentielles, ses scrupules et ses tourments,  ses économies utopiques, sa recherche fanatique de livres, tout cela avait été inutile, une agitation vaine… Claudio avait fait mille péripéties pour acquérir ses chers livres et maintenant ils étaient là, ne signifiaient plus rien, absurdes, comme une valise abandonnée sur un quai de gare solitaire d’une station ferroviaire déserte. Il n’avait servi à rien, ni de souffrir, ni de se chamailler, ni d’acquérir, ni de posséder, tout avait été une agitation inutile, tout avait été effacé comme par un grand coup d’éponge. Une vie si passionnante, si brillante avait fini ainsi, en rien, sur le simple claquement sec d’une grille en fer forgé au bout d’une allée de gravier rose… D’ici peu plus personne n’allait se souvenir de son nom… Oui, bien sûr les copains, mais pour les générations futures qu’allait signifier un nom parmi tant d’autres ça et là au fil d’un vieux topo devenu ridicule avec ses cotations surannées…

Un jour que nous nous trouvions tendrement enlacés, Claudio eut une véritable crise de paranoïa. Il m’avait serrée follement et s’était lancé dans une avalanche de paroles:
-“Dis-moi que tu m’aimes, que tu m’aimes pour moi, pas à cause de la montagne, pas à cause de mes escalades, pas parce que je t’emmène grimper, pas parce que je te fais l’amour… dis moi que tu m’aimes, dis moi que tu m’aimes pour moi, pour moi-même, rien que pour moi…”
Comme un fou jusqu’à ce qu’il ne s’écroule épuisé à mes côtés, son visage enfoui dans mes bras, tragique… Comme Johnny qui chantait « Donne-moi, donne-moi ton corps pour y vivre et pour y mourir. Aime-moi, aime-moi plus fort, empêche-moi de me détruire… » Maintenant il n’y avait plus rien, ni montagne, ni rochers, ni étreinte, ni amour… ni même lui… Maintenant je l’aimais comme je ne l’avais jamais aimé, je l’aimais seulement pour lui et il n’allait jamais le savoir. Il était trop tard pour le lui dire. Il était trop tard. Rien ne servait plus à rien, ni les larmes, ni les fleurs, ni les baisers, ni l’amour: tout était tout simplement fini.
C’était fini et c’était trop tard.
Tout était fini.

Les amis et la famille s’en allèrent avec leur tristesse. Monsieur et madame Barbier et moi nous restâmes avec notre solitude.
Nous nous serrâmes les coudes autour de l’absence… Chaque fois que j’en eus l’occasion je courus chez eux. Nous nous assoyions autour de la table ronde et une des quatre chaises restait vide. La photo de Claudio dans son beau cadre d’argent nous souriait depuis l’appui de fenêtre.
Nous commençâmes à faire connaissance. Je dis que j’étais “une divorcée” avec deux enfants et tout le reste. Madame Barbier déposa sa main droite sur ma main gauche et avec une compassion touchante elle répondit simplement:
-“ La vie ne vous a pas épargnée non plus …”
Lentement nous commençâmes à découvrir qui avait été Claudio.
Monsieur Barbier parlait peu, il intervenait peu dans la conversation car il avait des difficultés d’ouïe, mais surtout parce qu’il souffrait trop. Il avait aimé ce fils terrible sans jamais avoir pu le comprendre, ni même le connaître. Il ne s’essuyait même plus les larmes qui de temps en temps lui inondaient les yeux et puis doucement débordaient et coulaient sur ses joues pales, jaunies comme du vieux parchemin. Sa tristesse était insupportable: tendre, douce, déchirante… Comme il ressemblait à son fils… J’avais envie de le serrer dans mes bras et bientôt je ne réprimai plus ce geste simple de déposer ma petite main chaude sur ses grandes mains vieilles et froides…
Je souffrais mon désespoir: tout s’était écroulé autour de moi, mais voir la souffrance de ces deux personnes âgées était insupportable, c’était l’aspect le plus cruel… Moi j’avais eu la chance de connaître Claudio, je l’avais aimé et lui m’avait aimée, mais eux, ils avaient perdu leur fils unique sans l’avoir connu, ni compris, ça c’était bouleversant.

Madame Barbier me raconta que pendant leur dernier voyage à Chamonix ils avaient été vraiment heureux. Claudio avait changé, il était tranquille, de bonne humeur, patient, joyeux comme il ne l’avait jamais été auparavant. Ils avaient fait de belles photos parmi lesquelles celle ou Claudio avait déposé son bras autour des épaules de son père, ils souriaient et dans le fond on voyait le glacier des Bossons.
Lentement madame Barbier commença à me raconter ce qu’elle savait de son fils: sa naissance, son enfance, les histoires de famille…
Nous nous rencontrâmes toujours plus souvent, j’avais besoin d’aller chez eux et eux me recevaient volontiers car nous avions besoin les uns des l’autres pour assembler les pièces du puzzle dont lentement le portrait de Claudio commença à émerger. Au milieu de nous trois, Claudio reprenait vie. C’était comme des séances de spiritisme, mais sans magie, simplement pendant que chacun racontait ses souvenirs, Claudio était là, on le voyait, on voyait ses attitudes, on entendait le son de sa voix… il nous faisait rire… nos confidences ébréchaient progressivement les absurdes barrières de la pudeur.  C’était le comble de l’absurde: il avait fallu qu’il meure pour que nous puissions l’aimer sans retenue. Tout cela tenait de la tragédie grecque.

On savait que Claudio détestait les fleurs, tout au plus il les tolérait dans un jardin, ce qui ne l’empêchait pas de se fâcher avec les copains quand par malheur on les écrasait. Il se fâchait avec sa mère quand elle écrasait les araignées… Chaque fois que sa mère voulait faire nettoyer sa cave il récupérait les araignées avec une brosse et une ramassette et les portait dans le jardin en bougonnant :  -“ Je ne comprends pas pourquoi vous voulez tuer ces pauvres bêtes qui ne vous ont rien fait…”
Pourtant, le week-end précédant sa mort avait été celui de la fête des mères et avant de partir à Freyr, Claudio était entré dans l’appartement de ses parents sur la pointe des pieds et avait déposé sur l’évier de la cuisine un énorme bouquet de roses.
Nous nous sentîmes victimes d’un mauvais tour du destin: justement quand entre père et fils s’était amorcée une entente, quand Claudio avait commencé à laisser paraître ses sentiments, à laisser accéder à son cœur et à se laisser aimer sans complications, ni drames, il était mort…

J’avais l’impression qu’une fois de plus le destin se moquait de moi .
A 31 ans j’avais vécu un condensé de toute une vie: j’avais étudié, j’avais été mariée, eu des enfants, construit une maison, j’avais divorcé et me voilà aussi veuve… J’appris donc très tôt à affronter les choses de la vie et à parer les coups, je n’allais plus me laisser surprendre, maintenant j’étais prête à affronter n’importe quoi, à ne plus m’étonner de rien puisque rien de pire n’aurait pu m’arriver.
Je fis taire mon chagrin car la douleur des parents de Claudio me bouleversait. Je les sentais anéantis et moi j’étais plus jeune, plus forte. C’était donc mon devoir de les aider de toutes les façons possibles, de leur faire comprendre que puisqu’ils avaient agi selon leur conscience, ils n’avaient rien à se reprocher. Tout compte fait ils avaient donné à ce fils rebelle le moyen de suivre sa route et leur générosité avait été d’autant plus grande qu’ils l’avaient désapprouvé. Ils n’avaient rien à se reprocher.
Progressivement, prudemment je commençai à raconter tout ce que je savais de Claudio. J’achetai un bel album et y rassemblai toutes les photos que j’avais de notre année de vie commune et enfin j’osai le leur donner…

Puis il y eut la deuxième cérémonie funèbre.
Les parents avaient fait imprimer les faireparts officiels. J’en envoyai et téléphonai à tous ceux que je connaissais, à toutes les adresses que je trouvai dans ses carnets. L’excès d’activité me permettait de ne pas réfléchir, plus je m’occupais, moins je pensais, mais aussi étais-je convaincue que plus ses parents allaient recevoir de témoignages de sympathie, plus ils allaient comprendre combien leur fils avait été connu, respecté et aimé. Finalement ils allaient comprendre que leur fils n’avait pas été le raté qu’ils croyaient.

Donc vint le samedi 11 juin, jour de la messe de requiem et tous les invités, l’homélie, les condoléances, la cérémonie, le dîner… Le CAF envoya une énorme couronne de fleurs et feuilles qui semblait une immense couronne de lauriers et qui fut déposée au pied de l’autel à la place du cercueil. Le représentant du roi Léopold fut accueilli avec simplicité et consternation de la part de la famille. Quand madame Barbier entendit l’annonce de l’arrivée du représentant du roi elle faillit s’évanouir, ça elle ne l’avait jamais imaginé. Voilà qu’à brûle-pourpoint l’émotion trop forte l’empêchait de se rappeler les règles du protocole … D’ailleurs un tel honneur n’arrivait pas tous les jours…
L’église du Saint Rosaire aux Dominicains, avenue de la Renaissance,  était pleine, le curé ne prononça pas d’éloge funèbre mais dit simplement:
-“Je n’ai pas connu Claude, je ne suis pas en mesure de vous parler de lui…” ensuite il lut un texte qui avait été écrit par Guy Vankerkhoven dit « double mètre » dans le bulletin du CAB.
La simplicité de la cérémonie fut impressionnante. Les amis étaient venus de toute l’Europe. Du Trentino étaient venus Almo, Marino et Annette Stenico, Heini Holzer et Alberto Dorigatti. Monsieur Barbier avait insisté pour que Almo se tienne à côté de lui, moi je me trouvais à côté de madame. Quand Almo, Alberto, Heini, Marino et Annetta arrivèrent je compris combien je m’étais attachée à eux. Je n’ai ni frères, ni sœurs, mes enfants étaient trop petits pour leur faire porter mes problèmes, ce furent donc mes amis qui m’aidèrent. Ils avaient aimé Claudio, maintenant ils me soutenaient et m’aidaient à traverser ces jours difficiles.
Madame Barbier m’invita à participer au dîner de famille mais je restai avec la famille des alpinistes: le CAB, le CAF, mais surtout le CAI… À vrai dire je n’en garde pas de souvenir précis...

Il y eut aussi une petite cérémonie à Freyr, simple, intense, presque insupportable. Jacques Collaer et Daniel Bogart ouvrirent une voie dédiée à Claudio à côté de sa chère « Directe ».
Les 29 et 30 juin, Giancarlo Milan, Aldo Leviti et Luciano Gadenz ouvrirent une voie sur le Cimerlo dans la Val di Fiemmes et dédièrent le sommet du Pilastro del Cimerlo à Claudio.
Deux alpinistes de Prague: les frères Michal et Miroslav Coubal lui dédièrent une voie importante avec des difficultés jusqu’au IX sur la paroi nord de la Cima Grande, sans doute celle que Claudio avait rêvé d’ouvrir.
Il y eut des fleurs et des discours. Il y eut une plaque qui ne fut pas fixée sur le rocher.
Denise Escande y était aussi, l’amie fidèle qui comprenait sans doute encore mieux que nous car elle avait connu Claudio depuis le début, depuis les premières années dans la Civetta. Cela avait été les années folles d’escalade au pas de course dans les voies les plus difficiles avec les compagnons les plus excentriques comme Benoît Ruffi de Pontevès que Claudio appelait “la bête du Gévaudan”.
Denise était à Freyr, ils étaient tous là…   consternés…

Ensuite il y eut l’avant dernière partie des funérailles: le 27 juin la tombe fut prête. Les parents, le prêtre et moi nous suivîmes le cercueil de la morgue jusqu’à la tombe, quelques dizaines de mètres. Les fleurs avaient été jetées, mais les ouvriers avaient attaché les mousquetons au crucifix. Nous assistâmes pétrifiés à la déposition du cercueil dans la tombe. Cette fois c’était pour de bon… Les ouvriers fermèrent la partie réservée à Claudio, maintenant il restait deux places pour ses parents. Pendant que nous descendions le long de l’allée de gravier rose, sous les magnifiques arbres et parmi les vieilles tombes romantiques, le prêtre vint vers moi. Il avait certainement compris mon désespoir et il me parla d’acceptation…
-“ Accepter? Jamais…” mais je ne fus pas capable d’ajouter autre chose, j’étais détruite, je ne réussissais pas à parler, ni à penser, je pleurais jusqu’à épuisement. Madame Barbier par contre ne réussissait pas à se “libérer” et se défoulait par une consommation effrénée de cigarettes.

Je n’acceptai jamais la mort de Claudio, j’appris à vivre avec, mais ne pus accepter qu’il fut mort sans moi c.-à-d. qu’il fut parti et m’ait laissée seule. 

Dernier acte: la pose de la pierre tombale en beau marbre noir et, écrits en lettres de bronze, les trois noms auxquels il ne manquait que les dates de décès des parents.
“Claude Barbier 1938-1977” …
Ce fut inconcevable que de Claudio il ne restât que ce nom et ces dates et que tout fut fini…
Des voleurs emportaient les fleurs que nous déposions sur la tombe et même les jardinières… Je pris donc l’habitude de porter les fleurs chez madame Barbier ou de les lui envoyer via le gentil fleuriste du Carrefour Fleuri.
J’allai souvent m’assoir sur la tombe pour laisser libre cours à mon désespoir Je pleurai pendant des heures, puis un jour, à l’improviste, j’eus la sensation que Claudio n’était plus là. Il était parti, il n’était même plus dans cette tombe et je ne sentis plus le besoin d’y retourner.
J’allais lentement me résigner au fait que Claudio fut parti en poursuivant sa route. Parmi nous il était toujours présent, mais de façon différente. Je commençai aussi à comprendre les histoires de Romeo et Juliette, de Tristan et Iseult, les films comme « Le dernier tango à Paris », « Portier de Nuit » ou
« L’empire des Sens »…

Une question continua à m’obnubiler: allions-nous un jour nous retrouver? Qu’en est-il de la vie éternelle et d’un paradis où nous pourrions nous revoir? Je continuai à m’intéresser aux religions, aux philosophies jusqu’au jour où je compris que les religions sont la conséquence de la croyance qu’il existe des dieux. Je m’interrogeai donc au sujet des dieux: quand et pourquoi l’idée de l’existence de dieux est-elle apparue dans l’histoire de l’humanité?
Quand les premiers humains avaient vu les phénomènes naturels comme le tonnerre et l’éclair, il avait été légitime de croire que là-haut, dans ces nuages noirs, quelqu’un de très puissant manifestât sa colère ; de même pour les épidémies ou les sécheresses... Aujourd’hui nous avons des réponses à ces questions. J’en conclus donc que les dieux avaient été des réponses aux questions auxquelles à l’époque il n’y avait pas de réponses. Les dieux avaient donc fait leur temps. Les religions avaient eu leur utilité.
La Genèse ne raconte pas comment le monde a été créé, au contraire. Quand les hommes ont commencé à se poser des questions au sujet de ce qu’ils voyaient autour d’eux ils ont aussi cherché des réponses comme dans l’histoire du poisson rouge. Si je ne connais pas la sélection des carassins qui a produit les poissons rouges et que je me demande pourquoi mon poisson rouge est rouge je peux avancer comme explication le fait qu’il soit fâché, qu’il ait trop chaud, qu’il soit timide… Les religions ont été les premières tentatives pour régler les relations entre les personnes et donner des réponses à leurs questions, aujourd’hui les théocraties évoluent vers la démocratie et la science.
Aujourd’hui, qui a des problèmes de conscience ne s’adresse plus à un prêtre mais à un psychanalyste. L’enseignement est entre les mains des enseignants, la médecine aux mains des médecins, les phénomènes naturels sont étudiés dans des laboratoires. La connaissance est décentralisée, se spécialise et continue à approfondir la recherche. Quand on butte sur un problème,  on ne dit plus que “c’est dieu”… on dit qu’on ne sait pas encore mais que la recherche continue… Parallèlement de nombreuses études expliquent nos mythologies. Il me fallut donc encore trente ans pour comprendre que ni les dieux, ni les paradis n’existent et que quand la vie se termine elle est terminée.
J’eus à vivre d’autres deuils: la mort de plantes, d’animaux, d’amis, de parents, le grand chagrin à la mort de mon chien.
Finalement j’arrivai à la résignation stoïque: aussi longtemps que l’on vit on est vivant, dès que l’on meurt, c’est fini, terminé. Quel est le sens de la vie? La vie n’a pas de sens: un sens implique un mouvement, la vie n’est pas un mouvement mais un état. On est vivant aussi longtemps qu’on est vivant, si on n’est pas vivant on est mort, c’est tout ou rien, on n’est pas un peu mort ou un peu vivant… Et quand on est mort, c’est fini.
Je ne vais retrouver ni Claudio, ni ses parents, ni personne : quand j’aurai fait mon temps j’aurai fait mon temps et tout sera fini.
Le pire c’est que tout ce qu’une personne a appris pendant sa vie disparait avec elle et qu’il soit impossible de transmettre les connaissances acquises. Bien sûr nous transmettons nos gènes à nos descendants, c’est bien une forme de vie éternelle, mais puisqu’on fait des enfants quand on est jeune et qu’on n’acquiert l’expérience et la connaissance qu’au fil des années, on ne transmet pas grand chose. Pas étonnant que l’évolution humaine soit si lente.
La vie éternelle ? Oui. Si on considère que l’univers est constitué d’une masse d’éléments chimiques qui continuellement se combinent et se défont, il est évident que les éléments qui nous constituent vont continuer leur existence , aussi longtemps que notre univers existera.
La vie, en fait, est très simple : l’énergie solaire stimule des glandes qui produisent des hormones qui provoquent des combinaisons biochimiques qui finissent par s’épuiser et se décomposent…
Il me fallut donc encore trente ans pour comprendre cela et accéder d’abord à la résignation, ensuite à la sérénité.

Claudio était-il croyant ? Ses parents suivaient un catholicisme dogmatique sans aucun esprit critique car, comme disait madame Barbier « c’est déjà assez compliqué comme ça ». Ils refusaient de parler de religion. Claudio n’en a jamais parlé avec moi. Il avait un petit sourire taquin à l’encontre du mysticisme de certains de ses amis et me raconta comment dans les années 50, le dimanche, on allait à la messe avant d’aller grimper ; je ne le vis jamais y aller. Il disait avoir reçu sa dose de religion pendant les années passées dans des collèges catholiques envers lesquels il éprouvait un profond dégoût.  Je suppose que la religion était un thème qui tout simplement ne l’intéressait pas. 
Je posai la question à ses copains, ils répondirent « aucune idée, il n’en parlait pas ».
Eddy ajouta : « J’avais parfois l’impression que la vie ne l’intéressait pas. En nettoyant une prise et  faisant un grand nuage de poussière il avait des réflexions dans le style « poussière tu es, poussière tu reviendras », puis il partait dans ses chansons  « noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir…etc. », ou il sortait un poème (imaginaire) sur la pauvre carcasse que les grimpeurs devaient traîner sur les rochers dans la sueur de leur front …  et surtout il admirait l’effet qu’il faisait mais je crois qu’il n’avait aucun souci de savoir d’où il venait et où il allait … pour lui, il venait d’en bas et il allait en haut, pour redescendre en bas, et recommencer … c’était un des gros avantages de l’escalade ! »

Continuer.
Le 30 juin arriva, date à laquelle nous aurions dû partir en montagne et commencer vraiment notre vie commune.
Je partis donc de la maison qui depuis longtemps n’était plus mon chez moi et où depuis des années je vivais en étrangère. Je partis avec ma voiture, mes vêtements, quelques livres et disques et laissai tout le reste pour que mes enfants puissent continuer à vivre avec leur père dans leur maison. Je n’avais pas la force de me faire vivre moi-même, je n’aurais pas eu celle de me charger de deux enfants d’autant plus que je n’avais ni travail, ni logement.
Tout se compliquait car dans un premier temps j’allais devoir retourner chez mes parents dans les Flandres où tout se déroulait en flamand. Pour mes enfants il s’agissait d’une langue étrangère que moi-même je ne parlais plus depuis que nous étions partis au Congo en 1956…
C’était mon tour de me heurter aux  lois linguistiques qui avaient empêché Claudio de terminer ses humanités à Bruxelles en français. Il était impossible de séjourner quelque temps chez mes parents, de mettre les enfants dans une école flamande (d’ailleurs la loi l’aurait-elle permis ?) et d’ensuite,  dès que j’aurais trouvé un emploi en région francophone, les faire, à nouveau, changer d’école,  tout en sachant que mon but final était de quitter la Belgique… 

Quitter la Belgique...
 « Je marche seule le long des rues où nous allions tous deux avant. A chaque pas je me souviens comme on s’aimait auparavant. Comment pouvoir t’oublier ? Il y a toujours un coin qui me rappelle, toujours un coin qui me rappelle. Je suis née pour t’aimer et je serai toujours ainsi. Tu restes la vie de ma vie. Wowowo… »  Eddy Mitchell avait parfaitement compris ce que je ressentais.

Ce ne fut ni facile, ni rapide, cela me prit encore trois années. Cela signifiait aussi quitter les parents de Claudio. C’était partir ou l’asile psychiatrique.

À la mort de Claudio je fus fort inquiète que ses chers livres ne fussent dispersés, donnés ou vendus, je m’adressai donc à madame Barbier:
-“Je sais que ce n’est pas le moment et qu’il est déplacé de parler de cela maintenant, mais je ne puis supporter l’idée que les livres de Claude finissent dans des mains étrangères, donc je voudrais vous dire que je désire les acheter…” Sans travail et sans argent j’aurais emprunté …
Par contre madame Barbier fut soulagée de trouver un moyen de se débarrasser “de tout cela”…
-“Nous ne voulons plus rien voir qui nous rappelle la montagne… Vous nous rendriez un grand service si vous acceptiez de vider le flat… Nous allons nous occuper des choses importantes, mais tout ce qui est livres et matériel de montagne… nous ne saurions qu’en faire d’autant plus que Claude a insisté plusieurs fois que s’il lui arrivait quelque chose, il ne voulait pas que ses affaires aillent au club alpin…”

Que Claudio ait dit à ses parents de ne rien donner au CAB ne m’étonna pas. Il m’avait dit la même chose et expliqué qu’au CAB il n’y avait personne qui fut capable d’apprécier les livres, photos et souvenirs comme de vieux clous ou de vieilles cordes. Il en avait déjà fait l’expérience.
Un soir Claudio était arrivé au club et il trouva les poubelles sur le trottoir pleines de livres… y compris de vieux livres rares et de valeur, même des premières éditions… Scandalisé il entra pour protester et on lui répondit: -“Tout ça, c’est des vieilleries en allemand qui n’intéressent personne…”
Il emporta ce qu’il put et entre autres une première édition de Welzenbach et plusieurs kg de vieilles diapositives… du roi Albert en  montagne… ! Pas étonnant qu’il ne veuille pas risquer le même sort pour ses livres… Donc je portai les archives de Claudio dans la maison de mes parents qui étaient à l’étranger, en vacances. La majeure part du reste fut donnée aux bonnes œuvres.  Tiki et son père m’aidèrent à déménager et bien souvent ils me retenaient chez eux pour le souper. Tiki faisait partie de la bande des merveilleux fous grimpants, il faisait aussi de la spéléo et des courses avec des 2CV Citroën, il habitait chez son père et la porte d’entrée de leur maison n’avait pas de clé.
Avec le divorce j’eus l’occasion d’apprendre jusqu’où pouvait aller la méchanceté et la mesquinerie, mais avec des gens comme Tiki j’eus l’occasion d’apprendre jusqu’où pouvait aller la générosité.

Quand mes parents rentrèrent de vacances, au lieu de m’aider et de me soutenir,  ils voulurent prendre ma vie en main.  Somme toute on était débarrassés de ce hippie et maintenant mon père allait mettre de l’ordre et il commença par m’expliquer que :
-“Jusqu’à moi, notre famille a continué à s’élever sur l’échelle sociale, avec toi, c’est la débâcle…” Il était diplômé de l’ULB, je n’étais que kiné… et amoureuse d’un beatnik par dessus le marché, mais on allait y remédier. D’ailleurs ils avaient un ami célibataire, quelqu’un de très bien, d’un certain âge, avocat… solution providentielle…

Je partis dans les Dolomites…
Dans un des tiroirs du bureau de Claudio j’avais trouvé environs 2000 diapositives. Claudio s’y retrouvait certainement, mais pour moi ce fut un puzzle… Je pris donc toutes les dias et toutes les photos et comptai sur les amis du Pordoi pour m’aider à tout identifier.

Heinz resta lui aussi un ami fidèle. Hugo Reider, le fils de Bepi le gardien du refuge Locatelli, organisa à Sesto une projection des dias de Claudio. Ce fut un événement unique car j’avais voulu que cette biographie fût le plus complet possible. Cela donna une projection qui dura plus de deux heures. L’assistance resta attentive jusqu’au dernier moment ce qui est rare… Heinz fut présent à Sesto avec son fils Andrea.

Après la projection ils m’invitèrent à les accompagner au Pelmo. Cela devint une expédition mémorable car il pleuvait déjà au départ et en chemin un orage effrayant se déchaîna. Le tonnerre était assourdissant, les éclairs fusaient autour de nous et Heinz continuait à monter vers le sommet où malgré tout il voulait faire voler un cerf-volant… Pendant tout le temps de notre ascension il  exposa des considérations métaphysico-philosophiques au sujet de la grandeur divine et de la petitesse humaine… Déjà à Chamonix, Claudio m’avait avertie de ce que Heinz avait toujours été un mystique « grave »... Dernièrement, il s’était passionné pour la construction de cerfs-volants mais dans la tourmente une des tiges en bois s’était brisée et donc pas de vol… Claudio m’avait enseigné à ne pas faire d’esprit dans les moments critiques, je ne dis donc rien mais pensai quand même que Sefkow avait frappé encore…
Nous nous arrêtâmes sur le Passo Staulanza où, entre deux bourrasques,  Heinz put finalement faire voler son cerf-volant qui s’appelait “Amitié” . La fière Amitié s’éleva au milieu des sautes de vent, résista glorieusement aux assauts de la tempête et rejoignit les nuages noirs qui se tordaient dans la tourmente...
-“Reinhold! Rettet den Drachen!” hurla Heinz sans se soucier des regards inquiets des touristes qui étaient en train de regarder le paysage.
Reinhold, sauve le dragon! Mais Heinz jouait aussi sur le fait qu’en allemand le mot Drache signifie autant cerf volant que dragon.
Ensuite ils m’invitèrent à partager leur spaghetti… Heinz avait une  fourgonnette dans laquelle ils dormaient et cuisinaient en-dessous de grands parapluies… 

Je commençai donc à rédiger la biographie de Claudio et à recueillir des documents et témoignages et, chemin faisant, je découvris qui avait été l’homme aux côtés duquel j’avais vécu sans le connaître.

Je trouvai des livres dans lesquels on parlait de lui, je les portai à ses parents et progressivement ils passèrent de l’hostilité à une espèce d’indulgence et ils finirent par presque admirer leur drôle de fils.
Leurs neveux étaient tous devenus des personnes importantes, mais seul leur fils était devenu un personnage. Qu’il ne fut pas reconnu durant son vivant, faisait en quelque sorte partie de son histoire: le héros romantique, ignoré de ses contemporains…
En 1963 il écrivit à ses parents « Le CAB n’a pas jugé ma modeste personne assez représentative pour être envoyée au rassemblement international de Chamonix. Nul n’est prophète en son pays. »
Et que sa biographie ne fut publiée qu’après la mort de ses parents procédait de la même logique.

Monsieur Barbier mourut le 13 septembre 1992 d’un arrêt cardiaque, presque à l’improviste.  Madame Barbier suivit son mari  le 13 novembre 1994. J’eus l’occasion de passer un dernier week-end près d’elle. Elle savait qu’elle était en train de mourir, elle était sereine, même contente d’aller rejoindre son mari et son fils. Nous reparlâmes de tout, évoquâmes une dernière fois tant de beaux souvenirs et quelques jours plus tard elle s’éteignit doucement.
René Mailleux qui avait écrit la préface « pour le livre de Claudio » mourut le 9 juin 1995.
C’est bien cela devenir vieux: voir autour de soi mourir ceux qu’on aime et se sentir toujours un peu plus seul…

Il restait à écrire l’histoire de Claudio.
Certaines photos furent publiées sans qu’on n’indique leur provenance, d’autres furent prêtées mais ne furent pas restituées…
Pour moi, à la fin, une biographie de Claudio ne pouvait plus se résumer à un énoncé de voies, clous et cordes… Claudio avait été tout d’abord cet homme hors du commun, avec ses petitesses et ses côtés fascinants, auxquels aucune femme ne pourrait rester indifférente. Evidemment au bout du compte je n’avais pas écrit un livre d’alpinisme, mais un “livre de femme”. Pas toutes les femmes ont la chance de rencontrer un homme dont elles ont envie de raconter l’histoire. D’autre part je ne pouvais supporter que même dans le monde de l’alpinisme Claudio allait très vite être oublié…
J’aurais pu structurer mon récit, chapitre par chapitre, du genre « Claudio enfant », « Claudio en famille », « Claudio à l’école », « Claudio en montagne ; §1 à Freyr, §2 dans le massif du Mont Blanc, §3 dans les Dolomites, §4 dans les autres massifs » etc. Cela aurait été une construction artificielle, voir même le « Claudio Barbier par lui-même » auquel j’avais pensé au départ.  Mais notre mémoire ne fonctionne pas de cette manière. Nous ne sommes pas logiques par nature, au contraire, notre esprit suit des routes irrationnelles qui dévient aux carrefours les plus inattendus à cause d’un bruit, un parfum dans l’air, la musique des mots qui s’emballent à bride abattue dès qu’ils peuvent échapper au contrôle de nos répressions et de nos peurs.
Les soirées passées à bavarder entre amis avec un verre de bon vin, devant le feu ouvert, sont belles justement parce que le vin fait tomber les barrières et laisse libre cours aux sentiments qui, à la lumière du jour et avec la tête froide, resteraient enfouis sous les pudeurs. Dès que l’on laisse libre cours à  la mémoire, un souvenir en attire un autre en suivant la logique des sentiments “ le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas”...

Le livre…
En 1990 j’avais eu l’occasion de séjourner au camp de base du K2. L’année suivante je parcourus le trekking Biafo-Hispar, seule avec trois porteurs Balti et deux Hunza. Ce furent des expériences extraordinaires que je racontai dans le livre « I Giorni della Vita Lenta » les jours de la vie lente qui fut édité par CDA à Turin. Je soupçonne qu’ils apprécièrent car c’était polémique… Un jour je donnai un gros paquet de feuilles au directeur de CDA en lui disant : -« Maintenant il faut publier ceci, c’est la biographie de Claudio Barbier » Il prit les feuilles et sans en avoir lu une ligne et répondit :
-« D’accord, je publie car je sais que j’aime ce que tu écris… »
« La Via del Drago » sortit en 1995, fut réédité en 2008 par Vivalda et reçut le premier prix Leggimontagna l’année suivante.
Je ne me pose pas la question de savoir si mon livre a vraiment mérité un premier prix ou s’il a été primé comme on élit un Pape pour empêcher un autre d’être élu… Ce qui me plait particulièrement c’est qu’une Flamande, de langue maternelle française reçoive un prix littéraire, en Italie,  pour la biographie d’un alpiniste belge, écrite en italien …
Bien sûr il y a les critiques, la seule réponse c’est d’inviter les critiqueurs à faire mieux. Il y a aussi ceux qui disent « Claudio Barbier c’est de l’histoire ancienne, ça n’intéresse plus personne »… En tous cas cela n’intéresse aucun éditeur. Il faut ajouter que je ne fais partie d’aucun parti politique, ni d’aucune église, que je n’entre dans aucune « synergie » et suis banalement normale, donc sans utilité. Claudio aimait cette phrase du Cyrano :  « Ne grimper pas bien haut peut-être, mais tout seul… »
En plus, les alpinistes ne sont pas intéressés par les digressions et les non alpinistes ne s’intéressent pas aux histoires de clous… Mais un jour, dans vingt ans, tout d’un coup, on redécouvrira Claudio…
Il y a aussi ceux qui me reprochent  que mon français n’est pas du français. Evidemment, quand on passe continuellement du flamand, ABN, allemand, anglais, dialecte tessinois et italien au français, on y perd son latin. Mais le but de mon livre n’est pas d’accéder à l’Académie Française.

Ce 1 juillet 1977, quand j’arrivai à Canazei, les émotions se succédèrent. D’une part j’étais désespérée car l’année passée tout avait été si formidable, par contre cette année je revenais seule et triste. D’autre part je ressentis le bien-être, le bonheur de me sentir “à la maison”. Tout était merveilleux, les montagnes, les amis, l’accueil et surtout la compréhension. Ici on savait ce que c’était que les accidents en montagne et  ce que signifiait la mort de quelqu’un comme Claudio. Je montai donc au Pordoi, Almo me donna une chambre qui devint un véritable bureau dans lequel je déballai les caisses de dias, photos, livres et documents.
Presque chaque jour des connaissances arrivèrent, ils venaient me saluer et moi j’avais envie de rencontrer le plus de monde possible tout d’abord pour me détourner de mes obsessions et surtout pour me faire raconter le plus possible. Plus ils m’en racontaient plus je me désespérais car plus je me rendais compte de ne pas avoir apprécié Claudio à sa juste valeur. Je me rendais aussi compte de ce que ma situation était comme un abcès qu’il fallait laisser mûrir, laisser éclater et ensuite curer et désinfecter avant qu’il ne puisse cicatriser. Cela allait être long et pénible, mais c’était la seule solution pour ne pas oublier tout en cherchant l’apaisement.  Ce fut ainsi: il n’y eut pas un instant sans que Claudio ne fût présent. Après tant d’années tout est resté  clair, indélébile, toujours aussi vif.

Il y eut aussi des épisodes étonnants. Certains s’étaient présentés dans des refuges comme étant amis de Claudio en espérant recevoir le souper gratuit.  Un jour je rencontrai un monsieur très sérieux et très important, il prit un air très inspiré et me dit avec emphase :
-« Ah… Claudio… c’était un très cher ami… »
Je m’étonnai car je n’avais jamais entendu, ni lu son nom dans les carnets d’adresses, ni dans les notes. Je lui demandai donc où il avait rencontré Claudio. Tout aussi sérieusement il me répondit :
-«  Un jour que je passais sous les Tre Cime, Claudio était en train d’y grimper… »

Un matin j’étais assise avec mes papiers dans le petit salon, le téléphone sonna, Almo entra dans le bureau, je l’entendis parler et puis il ressortit bouleversé et il me dit:
-“Anne, Heini est mort…”
Ce fut à nouveau un coup terrible, mais la mort, pour moi n’était plus une nouveauté… j’avais commencé à apprendre de quoi il s’agissait.
Heini était spécialiste des descentes extrêmes à ski, il avait fait une erreur dans un virage en descendant de la paroi NO du Piz Roseg… c’était le 4 juillet 1977.

Ezio Danieli écrivit dans l’“Alto Adige” du 7 juillet:  “Heini a été l’auteur de nombreuses et très importantes premières.  Mais sa réputation est surtout due à ses descentes à skis téméraires parmi lesquelles l’Eperon de la Brenva. Il est de la même trempe que Silvain Saudan, Kurt Lappuch ou Toni Valeruz.
L’encyclopédie dit de lui que sa façon d’affronter son activité est absolument sportive et sans recherche de publicité. Il gravit toujours à pieds les voies qu’il descend à ski. Il a un caractère un peu fermé mais extrêmement bizarre, prêt à blaguer mais aussi à se fâcher…”
À l’époque Internet n’existait pas et on savait fort peu de choses des gens que l’on côtoyait ; on ne se faisait même pas une idée de leur âge. Aujourd’hui il y a  Wikipedia...
Au Pordoi on racontait que Heini avait participé à l’ouverture de voies célèbres et que dans les passages difficiles, c’est lui qu’on envoyait en tête… Claudio avait pour lui une admiration sans bornes. On disait de Heini qu’il était fanfaron parce que, par exemple, au sujet de la paroi Nord du Piz Palù il avait déclaré “c’est une paroi de glace comme tant d’autres”. En le côtoyant on n’avait pas l’impression d’un fanfaron, bien au contraire. Comme Claudio, il était très entraîné et maîtrisait les difficultés mais surtout, ce n’était pas le genre de personne “à en rajouter”. Avec nous il avait raconté ses aventures avec enthousiasme et gaité mais sans vantardise. Comme lui étaient aussi tous “ceux du Pordoi” Mais qui aujourd’hui se souvient de Heini Holzer?
Carlo Platter qui avait été guide et avait accompagné Almo et Claudio dans la « Via del Drago », avait eu un grave accident de voiture et maintenant était en chaise roulante… fini, la montagne…
Le 9 septembre 1978 ce fut au tour de Marino Stenico de nous laisser. Je m’étais liée d’amitié avec Marino et Annetta parce qu’ils avaient connu Claudio depuis le début et eux aussi avaient été fort affectés par sa mort. J’avais écrit à Marino pour demander s’il y avait moyen d’admettre Claudio au CAAI, c.-à-d. les académiques du club alpin italien. Claudio ne l’aurait jamais demandé pour luimême, il était trop modeste. Avoir ses réactions à Vazzoler il m’avait semblé que cela lui aurait fait plaisir. Marino avait prévu la cérémonie pour quand nous serions retournés dans les Dols, cela aurait été une surprise, Claudio n’en sut jamais rien…
Marino écrivit une poésie en mémoire de Claudio:

<< La dernière rencontre.
Claudio, peut-être qu’un jour nous nous rencontrerons sur un sentier de montagne parmi les monts couverts  de poussière de soleil. Comme toujours, en me revoyant, tu me souriras, mais combien de tristesse dans tes yeux: ces yeux qui ne te permettaient pas de mentir, ni de tromper, parce qu’ils étaient le miroir de ton âme. Tu me demanderas où je vais: j’y penserai un peu avant de te répondre, ensuite je tendrai le bras vers des montagnes lointaines et évanescentes tendrement bleutées et je te dirai: Celles-là, Claudio je voudrais rejoindre! Je te dirai que je suis en route depuis longtemps et que peut-être je devrai y renoncer! Quand tu seras parti, du regard je te suivrai longtemps et encore je te saluerai, mais toi tu n’entendras pas ma voix et tu ne te retourneras plus jamais…>> (sic) Y avait-il dans ces paroles une  sorte de prémonition? Marino avait été aux yeux de Claudio non seulement un grand alpiniste, mais aussi un ami sur lequel pouvoir compter et surtout un homme intègre, qualité que Claudio appréciait particulièrement. La première fois que le nom de Marino apparaît dans les notes de Claudio est le 27 juillet 1960, au refuge Agostini.

Je restai aussi longtemps au Pian Schiavaneis dans le petit refuge Monti Pallidi. Il y eut peu de paroles. Claudia s’était mariée et vivait à Milan. Ivo et Cristina continuaient à gérer le refuge. Pour les hôtes on dressait le couvert avec une serviette en papier tandis que pour les membres de la famille on employait une serviette en tissus que chacun repliait à la fin du repas et rangeait dans un étui en plastique. Quand arriva l’heure du dîner, nous nous assîmes ensemble à table et à ma place je trouvai une serviette en tissus dans son enveloppe plastique avec mon nom écrit dessus. Au Pian Schiavaneis tout était éloquent mais n’avait pas besoin de mots.

Je restai aussi longtemps chez Ceci Pollazzon et madame Veronica.
J’étais descendue sur la rive du lac, Ceci était assis sur le banc et observait ses barques. Je m’assis à côté de lui, il me serra dans ses bras mais fut incapable de parler. Nous restâmes assis ainsi tout l’après midi. Ceci, ce vieux guide en avait vu de toutes les couleurs dans sa longue expérience, mais le souvenir de Claudio le déchirait. Même s’il était un homme fier et pudique, il ne réussit pas à retenir ses larmes. Comme le père de Claudio: il ne pleurait pas vraiment, simplement les larmes remplissaient ses yeux, débordaient et inondaient lentement son visage ridé, couleur de terre cuite. Chez les Pollazzon il y avait une petite chambre mansardée dont les murs étaient lambrissés. Il n’y avait pas de lumière mais une bougie. C’était un endroit charmant et cela devint ma chambre. Chaque fois que je retournai à Alleghe madame Veronica me disait:
-“Anne, votre chambre est prête…” et je savais que je pouvais m’y arrêter quand et aussi longtemps que j’en avais besoin ou seulement envie…  J’y serais restée pour le restant de ma vie si je n’avais pas eu la responsabilité de mes enfants. J’y retournai souvent mais n’y restai pas car arriver était merveilleux, mais à chaque fois repartir devenait de plus en plus difficile… Alleghe est certainement l’endroit au monde où j’aurais le plus aimé vivre, mais pour vivre je devais travailler…

J’allai aussi à Falcade pour rencontrer Bepi Pellegrinon.
-“Ah, Claudio…” répondit Bepi en secouant la tête…
Claudio représentait des temps héroïques et glorieux…
Ils avaient grimpé ensemble depuis 1962, sur la Marmolada d’Ombretta, la « Conforto », la « Philipp », la « Castiglioni », la première répétition de la « Aste – Aiazzi » à la Tour du Focobon, la « Eisenstecken » et la « De Francesch » des Mugoni… 
En 1964 ils firent la fameuse 4ème  répétition de la « Andrich » de la Cima De Gasperi. En 1965 ils se retrouvèrent pour la première de la « Via dei 100
Pilastrini » sur la paroi SO de la Busazza: V , 8 clous, 7h10, 900m… En 1966 Hasse, Bepi et Claudio ouvrirent la « Via Internazionale » puis le « Dièdre SO de la Cresta del Barba » sur le Focobon. Ils se retrouvèrent encore sur la « Crête O de la Cima del Lago » en 1967.
Mais tout aussi importantes avaient été les nuits passées à discuter de politique, d’éthique, d’idéologie, dans le misérable cagibi qui alors servait de quartier général au futur honorable maire de Falcade. Les murs étaient tapissés d’affiches et de couvertures de magasines du genre « Amica », « Tempo », « Settimo Giorno », « Shahn », « Trentino sport invernali », « Oggi », « Sono stata in carcere con Claire Bebawi » et « Vota communista! ».
Les étagères croulaient sous des tonnes de livres. Bepi écrivait ses premiers chefs d’œuvres à deux doigts sur une machine à écrire portable. C’étaient des années enthousiasmantes pendant lesquelles ils avaient cru que tout était possible, années qui allaient déboucher sur la révolution de 1968.

Contrairement à Bepi ou Carmela, Claudio ne s’intéressait pas à la  politique. Dans sa bibliothèque je trouvai principalement  la littérature de montagne et des auteurs contemporains comme Blaise Cendrars, Henri Michaux, Michel Leiris, Boris Vian, Kafka, Queneau, Valéry, Aragon, Char, Desnos, Norge et puis les classiques: Hugo, Chateaubriand, Lamartine, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud sans oublier Melville, Hemingway, Edgar Poe, Jack London et son John Barleycorn… Je trouvai aussi des poètes orientaux comme Omar Khayyâm et des œuvres particulières comme le Livre des Morts Tibétain.

J’accompagnai Bepi en promenade en montagne. Il devait faire des photos, depuis un certain angle, de la Marmolada, pour un de ses livres. Il s’était spécialisé dans l’écriture de guides-topos. Il avait même sa maison d’édition et publiait de très beaux livres parmi lesquels j’espère qu’un jour il y aura un « Claudio Barbier alpiniste ». Nous marchâmes toute la journée, il fredonnait et chantonnait continuellement, répétant le même mot ou la même phrase des dizaines de fois mais en jouant sur l’accent tonique et en  variant la mélodie ce qui produisait des effets des plus comiques. Nous trouvâmes des champignons, des myrtilles et des bourgeons de sapin pour aromatiser la grappa. Les souvenirs et les images du passé défilèrent.

Quand je retournai au Pian Schiavaneis, les environs étaient envahis par des tentes militaires. Même si le refuge était bondé, Ivo me permettait d’étendre  mon molla et mon duvet dans un minuscule réduit exactement sous le faîte du toit: impossible d’y accéder autrement qu’en s’y glissant. C’était beaucoup moins spacieux que la tente canadienne de Claudio, mais j’y étais au chaud tant au propre qu’au figuré… Au soir, la salle du refuge était pleine de soldats ce qui m’impressionnait terriblement. Je me tenais donc coite dans un coin jusqu’à ce que Ivo m’appelle depuis l’autre bout. Je répondis, me levai et essayai de me frayer un passage entre les chaises, les bancs et les joyeuses clameurs. Un de ces militaires se leva et cria mon nom, il me prit par un bras et me fit m’assoir à côté de lui, c’est alors que je reconnus Ben Laritti…  Ben était instructeur de la Guardia di Finanza et accompagnait cette “troupe de mulets” en montagne pour les manœuvres. Nous nous assîmes et inévitablement parlâmes de Claudio. Il comprit combien je me sentais mal et me fit un cadeau incroyable que seulement lui pouvait imaginer: 24h de folie, de rigolade, de blagues, de bêtises… Le jour suivant il m’emmena… Nous partîmes avec ma voiture. Il me demanda d’aller vers le campement des  militaires, ordonna à la sentinelle de lever la barrière et nous fîmes le tour de tout le camp comme si lui avait été un colonel en inspection. Ben saluait militairement mais les soldats qui me voyaient à ses côtés, se déchaînaient en hilarité à notre passage. Finalement nous nous arrêtâmes à la tente du QG et il avertit le plus sérieusement du monde qu’il partait en mission secrète et que donc il allait être injoignable, tous rigolaient sauf lui. Ensuite nous descendîmes faire la bringue à Canazei et de là à Moena et Predazzo.
Dans les juke-box Boney M chantait « Sunny, yesterday my life was filled with rain, sunny, you smiled at me and really eased the pain... »
Nous fîmes le tour des pizzeria et des crèmeries, il me raconta des extravagances exhilarantes, nous rencontrâmes ses copains auxquels il raconta des mensonges éhontés. J’avais des crampes dans les muscles du visage de trop rire. Finalement aux petites heures nous arrivâmes dans sa chambre et nous nous écroulâmes, épuisés.
Matia Bazar chantait : « solo tu, questa sera per alzarmi è ancora un giorno assieme a te... » seulement toi ce soir pour me réveiller encore un jour avec toi... Quand très lentement nous reprîmes conscience, Ben eut besoin d’un bon moment pour se faire une vision assez lucide de la situation, puis il me regarda, abasourdi, et me dit:
-“ Aujourd’hui il y avait la marche…”
Nous remontâmes donc de Predazzo vers le Passo Sella. Au Pian Schiavaneis il n’y avait plus un militaire, ni une tente… Tout et tous étaient déjà partis pour leur longue marche à travers les montagnes. Ben partit seul, à pieds, il se dirigea vers le vaste canal que forme la Val Lasties entre, à gauche le Ciavazes et le massif du Sella et à droite, le Pordoi et le massif du Piz Boè… Je l’observai aussi longtemps que je pus. Je l’imaginai suivant la colonne de soldats chargés de tout leur lourd barda et qui progressaient lentement le long d’un étroit sentier au cœur silencieux des plus belles montagnes du monde, comme le muletier qui montait chaque jour pour approvisionner le refuge Locatelli.

Plus tard on me raconta d’autres aventures de Ben. Un jour, pendant une de ces fameuses marches, il avait envoyé ses hommes en avant et lui avait pris un raccourci. A midi il était couché au soleil sur un banc de la terrasse du refuge où les autres allaient arriver le soir.  Il appela son groupe par radio, fit le point de la situation et décrivit le panorama des montagnes que les soldats auraient du voir, comme s’il avait été au milieu d’eux:
-“Messieurs, à l’ouest vous voyez le Catinaccio, le Sassolungo et l’Alpe di Siusi, ensuite le Ciavazes et le Pordoi…” et ainsi de suite avec l’énoncé de toutes les montagnes qui se détachaient sur l’horizon et qu’il connaissait, les yeux fermés… Ensuite il donna ses ordres, éteignit la radio et s’endormit sur le banc jusqu’à ce que ses hommes, morts de fatigue, ne le rejoignent le soir…
A une autre occasion, Ben  s’était glissé discrètement, quelques dizaines de mètres avant la tribune des officiers supérieurs,  dans les rangs de ses soldats qui, à la fin d’une marche exténuante, rentraient en grande pompe à Predazzo. Les hommes étaient sales, hagards de fatigue, trempés de sueur,  gris de poussière. Ben défila frais comme une rose, tête haute et portant un uniforme qui sortait de la teinturerie. Quand il fut appelé par ses supérieurs pour expliquer comment il se faisait qu’il fut le seul à se présenter avec les bottines parfaitement cirées et l’uniforme fraîchement repassé il répondit tout simplement que la tenue correcte était une question d’honneur…
Il avait aussi eu son succès après avoir  déposé ses godasses militaires sur le tableau de bord en bois précieux de la nouvelle Alfa Romeo d’un général… Il ne le faisait pas exprès: une voiture confortable mérite qu’on s’y installe confortablement…

L’année suivante, quand j’arrivai au Pordoi, Almo me dit:
-“ Ben est mort…”
Il était allé grimper seul et n’était pas rentré. Il y avait eu un tremblement de terre, on supposa que des rochers l’avaient entrainé dans leur chute. J’allai le saluer dans le cimetière de Predazzo.
Ben m’avait donné une cassette avec des chansons de Neal Young, mais maintenant c’était  Umberto Tozzi qui chantait «  ti amo, è una farfalla che muore battendo le ali... ti amo ... »  c’est un papillon qui meurt en battant des ailes...
Dans ces années il y eut une moisson de chansons magnifiques. Ou bien la tristesse m’avait-elle rendue plus attentive et plus sensible ? Lucio Battisti chantait «  amarsi un po è un po fiorire aiuta sai a non morire... » s’aimer un peu est un peu fleurir et aide à ne pas mourir... » et puis il y avait Johnny ...

En l’espace de deux ans, avec la mort de ces amis, tout un monde avait disparu.

La mort de Claudio, Heini, Marino, Ben furent des expériences vraiment dures. Comment est-il possible que des personnes si vivantes, si joyeuses, si fortes, brusquement soient inanimées, réduites à l’état de “pantin désarticulé”… Au lycée j’avais présenté l’examen de maturité en latin. Il s’agissait de traduire à la lecture un texte inconnu. Mon texte était un extrait du De Senectute de Cicéron: ce magnifique passage où il dit que quand une personne âgée meurt c’est comme une flamme qui s’éteint par manque de combustible tandis que la mort d’un jeune est comme un grand feu éteint par la force des eaux…

Combien de personnes jeunes, belles, talentueuses ont complètement disparu sans laisser aucune trace. Nous ne connaîtrons jamais les voix qui chantaient les poètes grecs. Bien sûr nous avons quelques beaux portraits, mais pour une Simonetta Vespucci, combien d’autres dont plus personne ne se souvient. J’ai les photos de mes grand-mères, nous avons les enregistrements de Toscanini, pour l’éternité nous aurons les DVD et CD … mais combien d’œuvres irrémédiablement perdues…
La tragédie ce n’est pas l’extinction de la race humaine mais la destruction des œuvres d’art. S’il n’y a plus personne pour admirer une œuvre d’art c’est comme si elle avait disparu. Le monde sans Vézelay, sans porcelaine de Bruxelles…  Quelle émotion si un jour je découvre un film dans lequel je pourrais entendre ou voir Claudio…

Je fis aussi des expériences déroutantes qui semblaient destinées à m’enfoncer encore plus. 
Un copain vint dans les Dols avec un groupe de Français pour un stage. Il me donna rendez-vous dans le refuge où ils allaient passer une semaine. J’arrivai avant eux et, m’apercevant de ce que le lendemain fut le 14 juillet, je demandai au gardien s’il était possible de prévoir un petit extra à l’occasion de la fête nationale française. Je demandai s’il y avait moyen de leur faire un gâteau. Le lendemain j’allai recueillir des fleurs pour   garnir les tables avec des petits bouquets bleu, blanc rouge. J’arrivai au départ d’une voie où ils étaient en train de grimper et restai à les observer.
Hélas les Français n’étaient pas des Italiens…
Le soir, un des moniteurs me dit de façon franchement cavalière de ne plus importuner les participants à son stage  car ils ne devaient pas être distraits par des gamines… comme s’il s’était agit d’un camp du patro… J’avais 30 ans, être traitée de gamine était en fait un compliment, mais je le pris très mal, comme un coup de poing dans l’estomac, cela me coupa le souffle, la parole et les jambes, je restai perplexe, incapable de réagir. Je montai dans ma chambre et éclatai en sanglots. J’entendais en bas la fête qui battait son plein, ils riaient, ils faisaient du chahut, je me sentis rejetée encore une fois. Le lendemain je me levai tôt, allai payer mon séjour et leur gâteau et partis sans les revoir.

Pendant toute ma vie j’allais avoir ce sentiment de  rejet car ce genre d’épisodes allait se répéter. J’ai toujours admiré les femmes qui sont capables de répondre quelque chose du genre “tire-toi connard, t’as vu ta tronche…” mais moi, je n’étais capable que d’encaisser et battre en retraite… Dès que quelqu’un élève la voix je tremble, je ne puis m’exprimer que lentement en écrivant, en choisissant tranquillement mes mots. Cela me fit souffrir jusqu’au jour où j’appris à penser, vivre et m’exprimer pour mon compte en me moquant de ce que les autres allaient dire ou penser. Bien sûr on me reprocha d’être asociale, de ne pas m’intégrer dans “le groupe”. Mais le groupe, le troupeau cela ne m’intéressait plus: j’avais appris à m’en passer, à mes dépens d’ailleurs… Par exemple : si on a la carte d’un parti politique ou mieux encore, d’un mouvement religieux on n’a pas autant de difficultés à trouver un éditeur…
Je me rendis compte d’être devenue « étrangère » autant dans mon village d’origine que j’avais quitté à l’âge de 10 ans, que dans les autres endroits où je n’avais séjourné que temporairement et même après trente ans passés au Tessin… Étrangère… de nulle part et de partout… En fait, moi je me sens bien, c’est les autres qui me perçoivent comme étrangère…
J’allais continuer à avoir peu d’amis, mais ceux-là étaient sincères et fidèles.

L’expérience m’enseigna qu’il y a deux types de personnes: celles qui valent la peine et les autres. Ce n’est pas une question d’argent ou de position sociale, mais de valeur personnelle.
J’ai rencontré partout des personnes merveilleuses et d’autres « bêtes et méchants » malgré leurs diplômes ou leur  position sociale.
Déjà alors je n’étais pas capable de cacher mes sentiments, mais avec le temps je compris qu’il ne fallait surtout pas les cacher et appeler un chat un chat.…
Avoir vécu avec des personnes du calibre de Claudio, René, Ben, Ceci, Almo… avait élevé la barre de mes critères à un niveau tel que je finis par vivre recluse chez moi avec un jardin dans lequel cultiver la beauté, un chien avec qui partager la tendresse, un ordinateur pour écrire et communiquer avec le monde, une guitare et un piano pour continuer à étudier la musique. 
Prendre conscience de ma solitude allait aussi me faire comprendre que « les autres » n’étaient pas la cause de « mes malheurs », que je tenais entre mes mains les moyens de construire « mon bonheur », mais que c’était à moi de le faire…

Le 11 septembre 1977, Ceci Pollazzon et les amis de la région autour de la Civetta organisèrent une cérémonie émouvante au refuge Vazzoler. Comme à leur habitude ils voulurent fixer une plaque souvenir sur le mur de chapelle voisine du refuge. Mais cela aussi posa problème: le refuge n’appartenait pas aux autochtones, on enleva donc la plaque et les souvenirs de Claudio disparurent mais j’avais appris à ne plus m’en faire: les petitesses humaines faisaient partie de la vie.  Le chœur du CAI de Agordo chanta “Montagne addio, non vi scorderò...”, montagnes, adieu je ne vous oublierai pas...

Plusieurs personnes m’emmenèrent grimper et j’eus encore l’occasion de faire quelques belles voies parmi lesquelles la « Rizzi –Canepa », ou la « Micheluzzi » du Ciavazes. Almo m’emmena sur le «Sass da Stria » du Falzarego.  Avec Giancarlo Milan j’allai aussi à la « Franceschini » du Dente del Rifugio dans le Pale de San Martino et à la « Gross-Momoli ». Mais le cœur n’y était plus: j’avais été gâtée ...

Après la mort de Claudio je m’étais liée d’amitié avec Michèle Herali. Nous allâmes régulièrement grimper à Freyr et enfin le 10.V.78 au Paradou: il fallait bien un jour ou l’autre parcourir la voie de Claudio. Je tremblais sur mes jambes. Nous attachâmes une corde du haut puis parcourûmes la voie depuis sa base. Restait à lui donner un nom. Claudio n’avait pas encore décidé mais il avait un grand choix en réserve dont “les Merveilleux Nuages” mais aussi “le Bonheur Fou”. J’optai pour “le Bonheur Fou” non pas dans le sens de bonheur intense mais dans le sens bonheur qui est devenu fou, qui s’est autodétruit… 

L’escalade avait perdu son charme.
J’avais aussi perdu la confiance: je m’étais lancée dans la relation avec Claudio avec le cœur complètement ouvert en totale confiance. Cela aussi s’était brisé: j’avais au fond de moi la méfiance, le doute, la retenue, la peur. Depuis lors je n’eus plus confiance en personne et l’expérience  me donna raison. 

Je fis aussi des expériences étranges: souvent j’avais l’impression de vivre dans un état second, bien sûr j’étais éveillée et consciente, mais je n’étais pas présente…  J’étais comme ivre, droguée ou sous hypnose et j’eus des comportements irrationnels… Ainsi, un matin je m’en allai vers la première Tour de Sella, je grimpai le long d’une trace évidente qui semblait un sentier un peu raide, jusqu’au sommet. Je m’étendis au soleil et m’endormis. Quand je me réveillai, il était déjà tard et je voulus redescendre mais ne retrouvai pas le chemin par lequel j’étais montée. Je commençai donc à descendre droit sous moi sans savoir où j’allais et sans inquiétude, comme automatiquement, sous hypnose. Aun certain moment, pendant que je descendais obliquement vers la gauche je me trouvai devant un énorme bloc qui me barrait le passage. Je pensai de m’y agripper avec la main droite et de me balancer avec un grand écart pour le contourner. En plein pendule, alors que je me trouvais au-dessus du vide et que ni mon pied, ni ma main gauche n’avaient encore repris appui, la partie supérieure du bloc se détacha et me passa par dessus l’épaule droite… Il rebondit sur la paroi sous moi dans un fracas effrayant et dégageant l’odeur typique de roche pulvérisée. Je me redressai et ne pus attraper le rocher qu’au prix de contorsions désespérées… Mais du même coup je m’étais “éveillée” et j’avais pris conscience de me retrouver seule au milieu de la paroi, tremblante de peur. En bas il y avait des gens qui criaient avec indignation, l’odeur de la poussière continuait à monter. Je dus m’arrêter longuement, puis je recommençai à descendre avec la plus grande attention jusqu’à ce que je voie le sentier sous moi.
Plus tard, quand je devins membre du secours en montagne, j’allais souvent avoir l’occasion de dire que c’est à cause de certains connards que les accidents arrivent… je savais de quoi je parlais…

Pendant que j’étais au Pordoi, de nombreux copains y firent halte et un matin apparut Joseph, l’ami fidèle. Nous allâmes faire le tour du Sassolungo, puis la « Rampa Del Torso » du Ciavazes. 
L’arrivée de Joseph au Col di Lana  fut une grande joie et nous préparâmes un programme pour reprendre à grimper, avec lui tout devait bien aller.
Ce soir-là, je descendis au souper avec une jolie robe et l’intention de passer une belle soirée. Nous passâmes à table mais nous n’eûmes pas le temps de commencer le souper, le téléphone sonna… C’était mon père… Juillet était sur le point de se terminer et pendant août je « devais » avoir la garde de mes enfants… J’espérais que mes parents auraient compris qu’après la mort de Claudio j’avais besoin de me reprendre. Ils auraient pu aller chercher les enfants comme ils l’avaient fait depuis toujours et s’en occuper, au moins pour me laisser respirer… Comme à son habitude, mon père se mit à hurler que c’étaient mes enfants, que c’était mon devoir et tout le théâtre habituel. Bref il m’intima d’être présente le 1er  août… Tout s’écroulait à nouveau… À cette époque je dépendais complètement de mes parents, je n’avais ni logement, ni emploi, ni argent. Donc je dus obéir et je compris encore une fois ce que Claudio avait enduré pendant toute sa vie: être dépendant de ses parents, devoir obéir… En fait mon père pensait qu’il avait tout repris en main : il allait m’installer un petit appartement dans la maison, il allait s’occuper de mes enfants et décider  de notre vie, d’ailleurs il avait déjà commencé à ouvrir mon courrier, il y répondait et il me suffisait de signer...

Mes relations avec mon père n’avaient jamais été bonnes et cet épisode envenima encore plus l’atmosphère. Nous ne nous parlions pratiquement que par monosyllabes, je l’évitais, je n’avais pas la force pour lui faire face.  Trente ans plus tard, pendant la cérémonie de ses funérailles, il me vint une obsession saugrenue: mon père avait été si orgueilleux, si arrogant, si violent pendant toute une vie et voilà ce qui restait de lui: un pot de cendres de la taille d’un pot à confiture… bouleversant. 

Je ne compris pas l’attitude de mes parents à mon égard, il me sembla qu’ils avaient voulu un enfant comme ces gens qui achètent un chien sans savoir ce que c’est qu’un chien, sans avoir réfléchi aux conséquences, sans projet d’éducation à la liberté, mais au contraire dans l’idée qu’il suffisait de reproduire les schémas qui leur avaient été imposés. J’avais reçu une éducation moderne au lycée à Bruxelles tandis que mes parents en étaient encore à la mentalité rurale du passé. 

Le temps de la méditation.
La vie avec Claudio et sa mort me conduisirent à la méditation. Je lus beaucoup non seulement parce que je cherchais des réponses mais aussi parce que mes patients, qui étaient confrontés avec de graves maladies, eux aussi, cherchaient des réponses. Nous en parlions pendant les traitements: un bon kiné c’est d’abord quelqu’un qui écoute et laisse parler…
Des patients m’offrirent les livres de Elisabeth Kubler-Ross ou Dethlevsen. Immanquablement je fréquentai l’ambiance zen, ses histoires et ses jardins, le bouddhisme tibétain, l’islam au Pakistan. C’est ainsi que je découvris “le chemin des nuages blancs” de Anagarika Govinda et autres voyages mystiques.
Claudio m’avait prise par la main et me conduisait le long du chemin des nuages blancs… Sans sa mort je n’aurais sans doute pas été aussi sensible à ces questions.  Sans lui j’aurais probablement vécu comme la plupart des gens qui « naissent dans un sac et meurent dans une malle » comme on dit en italien... nato in un sacco e morto in un baule...
Après trente ans d’une petite vie bourgeoise et banale j’avais vécu  deux mois euphoriques dans une année extraordinaire et ensuite… le reste de ma vie pour essayer de comprendre...
Le plus déconcertant c’est que l’analyse de l’histoire de Claudio s’est transformée progressivement en un miroir dans lequel j’ai découvert mes propres démons.
L’histoire des autres nous fascine et nous effraie car au travers d’eux nous nous voyons nous-mêmes.

Je m’interrogeai au sujet de l’alpinisme. J’y étais arrivée par le simple fait de la beauté des montagnes et le désir d’aller toujours plus haut, de me fondre dans l’extraordinaire splendeur des sommets.
Aujourd’hui la sponsorisation demande des performances et on comprend que des jeunes talents préfèrent être payés pour grimper  plutôt qu’aller à l’usine ou être enfermés dans un bureau. L’alpinisme est donc devenu un business comme un autre “sport”. Mais cela n’était pas le cas de Claudio pour qui il ne s’agissait ni de gloire, ni d’argent. Qu’est ce qui a poussé cet homme  intelligeant à “limiter” sa vie à l’escalade de parois rocheuses, cette passion absurde qui consiste à monter sur une montagne et puis à en redescendre tout en risquant de se tuer en cours de route?
Sans doute faisait-il partie de ceux pour qui les choses humaines ne sont qu’éphémères et vaines, ceux qui vont donc “au delà de la verticale” comme disait Livanos, à la “conquête de l’inutile” comme le disait Terray, qui cherchent avec le cœur car “ l’important est invisible pour les yeux” comme le disait SaintExupéry... Ce sont ces inconditionnels qui vivent dans l’art : sculpture,  peinture,  danse ou la musique qui est l’art le plus impermanent entre tous. Ils sont semblables aux illuminés qui se retirent dans les déserts ou le silence des monastères, aux chevaliers qui partirent à la conquête du Graal ou à la poursuite des dragons… La voie du dragon est celle du détachement, loin, au delà des petitesses humaines, qui flotte au-dessus des contingences matérielles comme ces cerfs-volants  aux longues queues bariolées qui ondulent au gré du vent.  Claudio était-il un de ceux qui n’ont pas demandé à naître, qui ne réussissent pas à s’accommoder de la vie « normale » et donc la traversent en « planant », sans « avoir les pieds sur terre » ?... ou même, cherchent à y mettre fin en vivant dangereusement ?...

La BSR.
Plusieurs mois après la mort de Claudio, la BSR, la Brigade Spéciale de Recherche de Dinant me téléphona et me demanda de leur apporter tout le matériel qui avait été trouvé sur Claudio. Je mis tout dans son sac et le leur portai. Ensuite ils me convoquèrent. Je dus m’asseoir devant une petite table. De l’autre côté était assis un agent qui écrivait ma déposition, à deux doigts sur une grosse machine à écrire. A ma gauche un autre agent feuilletait des documents, plus loin un autre était assis sur une table et se limait les ongles. La porte était ouverte et dans la pièce voisine un quatrième agent écoutait et faisait ses remarques… Questions et contre questions fusèrent comme un tir antiaérien et moi au milieu… Ils ne m’aveuglèrent pas avec un phare mais je me sentis quand même dans un film de Costa Gavras… Et moi je me savais “innocente”, qu’estce que cela doit être quand on se sait coupable d’un délit… 
En plus, à l’époque je ne savais rien de la police, je ne lisais pas de romans policiers, ne voyais pas de polars américains.  Navarro, David Lansky et le commissaire Moulin ou Jef Geeraerts allaient me familiariser avec le genre bien plus tard. Surtout, Claudio était tellement respecté et aimé que je n’aurais jamais imaginé que quelqu’un put avoir eu à son égard de mauvaises intentions. Il faut y ajouter que j’étais naïve et en plus tellement bloquée par le choc de sa mort, qu’il ne me venait même pas à l’idée qu’il put y avoir un acte de malveillance. Quand l’interrogatoire devint insupportable je m’écriai:
-“ Mais enfin, j’aimais cet homme, je ne l’ai tout de même pas tué…” -“ Vous êtes le premier témoin, vous êtes aussi le premier suspect…” me répondit l’agent et là je m’écroulai tout à fait.
A bout d’idées je leur proposai de retourner sur les lieux pour “voir”. J’étais hors de moi de l’indignation. J’étais aussi super entraînée je partis donc au sommet des  rochers à toute allure et en donnant toutes les explications. J’avais mes godasses de montagne tandis qu’eux, ils étaient en chaussures de ville et quand je proposai de descendre le long des rochers pour aller voir dans le bois, ils me dirent qu’ils en avaient leur compte… Je n’eus plus de leurs nouvelles et quelques semaines plus tard on me restitua le sac de matériel.
Mon interrogatoire aurait naturellement dû être un document confidentiel mais il fut cité dans le dossier de mon divorce comme preuve de ce que j’étais bien la femme adultère qu’on cherchait…
Je n’aurais jamais caché que Claudio et moi nous nous étions aimés, qu’avec lui j’avais été heureuse et que j’étais fière d’avoir pu vivre cela. Que sa mort fut utilisée dans cette sordide procédure de divorce, me dégoûta définitivement. Que l’on n’avait pas eu la décence de respecter la mémoire d’un mort fut une énorme déception.

L’enquête sur la mort de Claudio resta un chapitre obscur. D’où les doutes étaient-ils partis? Quelqu’un était-il allé à la police pour dire que cet accident était suspect?  Evidemment tout le monde le disait: il était impossible qu’un homme aussi expert et aussi prudent que Claudio ait eu un accident aussi idiot ou même ait commis une erreur aussi grossière… Evidemment sa mort était un mystère. J’eus le temps d’y penser longuement. 

Un fait était certain: Claudio était mort seul et sans témoins. Il y avait trois possibilités: ou l’assassinat ou  l’accident ou le suicide. Moi-même je n’y aurais pas pensé mais au Chamonix les hypothèses allaient bon train.
Aujourd’hui, avec l’expérience des polars, mais surtout avec le recul et tout de même un certain détachement, j’examine plus facilement les trois possibilités.

1. L’assassinat. Claudio serait donc arrivé sur place, il aurait suspendu l’échelle de spéléo à un ancrage par une cordelle ou une sangle.  Quand il était descendu le long de cette échelle et ne pouvait plus voir ce qui se passait en haut sur le sentier, l’assassin aurait pu tout simplement tenir la sangle en main, la couper et l’emporter. Raison pour laquelle on ne trouva aucune sangle endommagée. Qui aurait pu être l’assassin? Le propriétaire des lieux qui en avait marre de voir des grimpeurs dans sa propriété? un rival quelconque? une des nombreuses ex-amies mue par la jalousie? un déséquilibré? ou, enfin, ceux qui croyaient que Claudio était la cause de ce que je demande le divorce ?… Chacun aurait eu assez de mobiles pour remplir tout un roman.

2. L’accident. La seule possibilité pour expliquer un accident est celle du point d’ancrage qui aurait cédé. J’ai découvert Claudio assuré sur l’échelle de spéléo prêtée par Tiki et qu’il employait pour descendre le long de la paroi en la peignant. Au sommet de cette échelle en acier se trouvaient, au bout de chaque brin, un maillon spécial qui permettait de lier les deux brins pour produire une boucle fermée. Ces deux brins étaient en effet liés et formaient une boucle fermée, mais à cette boucle n’était relié rien d’autre, pas de corde, ni de sangle, ni d’autre mousqueton. Il est donc logique de conclure que Claudio ait attaché les deux brins autour d’un point d’ancrage qui devait être assez gros et assez résistant pour qu’il lui fasse confiance. S’il avait attaché son échelle à un clou, il aurait fatalement dû le faire par l’intermédiaire d’un ou plusieurs mousquetons. Forcément Claudio a dû fermer les deux brins derrière un point d’ancrage et celui-là a cédé.
Le lendemain de l’accident je suis allée sur place pour chercher à comprendre, j’ai surtout cherché s’il y avait une sangle qui se serait rompue. Comme moi pratiquement tous les copains sont allés sur place et ont cherché. Personne n’a rien trouvé. Je n’ai trouvé que quelques petits cailloux couverts d’un peu de sang, une touffe de cheveux et un hérisson qui vint à ma rencontre. J’ai constaté une seule “anomalie”: au sommet de la paroi, le sentier longeait le bord des rochers, donc à droite du sentier il y avait le précipice le long de la paroi et à gauche du sentier il y avait un bois. Vis à vis de l’endroit où nous allions ouvrir une voie et donc où nous étions en train de nettoyer, mais de l’autre côté, au delà du sentier, dans le bois, se trouvait un vieux chêne dont les racines apparentes avaient une dizaine de centimètres de diamètre. Au pied de ce chêne, manifestement une partie des racines, de la mousse et de la terre manquaient. Si on m’avait dit “Claudio a attaché son échelle à cette racine qui semblait solide mais qui en fait était pourrie et a cédé sous la traction de son poids” j’aurais pensé que cela aurait pu être une explication acceptable. Par contre ce que ni moi, ni personne n’aurait accepté c’est que Claudio se soit fié à cette racine et uniquement à cette racine sans ajouter l’une ou l’autre sangle attachée à un autre point d’ancrage, par exemple la base d’un des montants de la barrière en fer qui longeait le sentier et était destinée à empêcher que des promeneurs ne tombent dans le vide. Il me paraît aussi improbable qu’il ait attaché l’échelle directement à une racine car de cette façon l’échelle « utile » en paroi perdait plusieurs mètres. Normalement il aurait attaché une longue sangle pour traverser la largeur du sentier et laisser tomber toute la longueur de l’échelle le long de la paroi. Si Claudio n’a pas mis plusieurs points d’assurance, alors ou bien il a volontairement pris un risque ou bien il a commis une erreur. Erreur qu’aucun de nous ne put admettre car il répétait à toutes les sauces la célèbre phrase de Livanos: “ il vaut mieux un clou en plus qu’un grimpeur en moins” : “ il vaut mieux un mousqueton en plus…” ou “ il vaut mieux une cordelle en plus…” etc.

3. Le suicide. Claudio avait souvent parlé de ses problèmes psychologiques. Il avait découpé des articles dans les journaux concernant les pathologies dépressives et les suicides.  Il citait le terme « paranoïaque ». Il m’avait aussi dit qu’il avait déjà pensé à organiser un suicide camouflé en accident, ce qui n’était pas difficile. Pourquoi en serait-il arrivé à cet acte extrême?
Il avait déjà eu des épisodes de comportements extravagants. Un soir, dans les environs de Chamonix, au Lavancher (?) il était sorti en courant, en proie à une véritable crise de paranoïa et il était allé se cacher derrière l’église au milieu des ronces et des orties. Lydie, la compagne d’un copain l’avait suivi en criant “sors de là et arrête de faire comme ça, si tu continues tu vas devenir fou comme moi…”
Claudio avait certainement été marqué par cet épisode car quand nous avions commencé à grimper ensemble, il avait écrit à l’ami de Lydie: “J’ai rencontré une fille qui est presque aussi belle que Lydie…” Lydie avait été internée, elle s’était rebellée, avait mis le feu à son matelas et on n’avait pas pu la sauver.
Il y avait aussi le fait que Claudio se sentait devenu vieux et dépassé par la jeune génération. Il avait été plusieurs fois en crise avec ses “problèmes avec la montagne”.
Il aurait pu être effrayé par la tournure sérieuse et, peut-être pour lui trop contraignante, que prenait notre relation. Avait-il voulu  reculer devant le trop grand tournant dans sa vie, trop de responsabilité et toujours les problèmes d’argent ?…
Enfin il aurait pu se sentir coupable d’être une des raisons de mon divorce et donc de la désintégration de ma famille qui allait surtout faire souffrir les enfants ?
Coïncidence troublante, il est mort à 39 ans comme Comici.
Mais aurait-il voulu mettre un terme à sa vie, maintenant que nous étions bien entrainés et prêts à partir en montagne ? Je cherchai s’il n’avait pas laissé un indice pour que je puisse comprendre, j’allai plusieurs fois à la poste restante… rien…

Pour réécrire notre histoire je me remis à éplucher ses notes, avec beaucoup plus d’attention et de « maturité » que je ne l’avais fait il y a trente ans.  À l’époque j’avais surtout recherché les voies qu’il avait parcourues pour pouvoir établir son palmarès et je n’avais pratiquement attaché aucune importance aux commentaires non-alpinistiques.
Dans un carnet de 1975 Claudio avait recopié ce texte du 25.III.50 de Cesare Pavese : «  Non ci si uccide per amore di una donna. Ci si uccide perché l’amore, qualunque amore, ci rivela nella nostra nudità, miseria, inermità, nulla. » On ne se tue pas pour l’amour d’une femme. On se tue parce que un amour, n’importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, misère, « désarmité », nulle… »
Pavese termine son journal par « Tutto questo fa schifo. Non una parola. Un gesto. Non scriverò più.”  Tout cela fait dégoût. Pas un mot. Un geste. Je n’écrirai plus... quelques jours avant de se suicider.
Claudio avait-il lu  le journal de Pavese « Il mestiere di vivere » le métier de vivre, publié en 1952 ?
Depuis mon départ pour la Suisse en 1980, mes livres sont rangés dans de bonnes caisses en carton, soigneusement celées et déposées dans le grenier de mes parents. Je remontai donc au grenier et découvris parmi les livres de Claudio non seulement « Il mestiere di vivere » dans une édition de 1970, mais aussi « L’échec de Pavese » par Dominique Fernandez et  « Il Vizio Assurdo » de Davide Lajolo.

Coïncidences.
Les premiers prénoms féminins apparaissent dans les notes de Claudio à partir du 1.II.60. Le nom de Marino Stenico y apparaît pour la première fois le 27.VII.60 et c’est à table chez Marino, donc pas avant 1960, que Claude masculinise son prénom en devenant « Claudio ». C’est ainsi qu’il signe sa carte de vœux le 30.XII.60. Son besoin de se masculiniser correspond-il avec l’apparition des femmes dans sa vie ?

Pourquoi Claudio se serait-il suicidé alors que notre relation était prometteuse et que notre saison en montagne s’annonçait sous les meilleurs auspices ? Pourquoi Pavese s’est-il suicidé deux mois après avoir reçu le prestigieux prix Strega et que son œuvre commençait à être reconnue ?

Pendant notre séjour dans les Dolomites,  Claudio lisait Moby Dick. « Moby Dick » est un des livres traduits par Pavese.
« moby » signifie grand, énorme, impressionnant
« dick » signifie « type » mais dans le langage vulgaire ce mot signifie « pénis » « Moby Dick » est un physeter macroce-phalus... en français c’est un « grand cachalot » mais en anglais c’est un « sperm whale »... c’est le plus grand carnivore du monde...
Autrement dit « le grand pénis est le plus grand carnivore du monde »... « Moby Dick » est « the main antagonist of the novel »... le principal antagoniste du roman... (cf. Wikipedia)

 Claudio aura trouvé dans le « Mestiere di vivere » d’innombrables phrases écrites sur mesure pour lui :
« Où sont les angoisses, les hurlements, les amours des 18-30 ans ?  … »
« L’idée du suicide était une protestation de vie. Que mort, ne plus vouloir mourir. »
« Dégoût du fait, de l’opera omnia. Sens de santé délicate, de décadence physique. Arc déclinant. Et la vie, les amours, où ont-ils été ? Je garde un optimisme : je n’accuse pas la vie ; je trouve que le monde est beau et digne. Mais moi je tombe. Ce que j’ai fait je l’ai fait. »
« En dix ans j’ai tout fait. Si je pense aux hésitations d’alors. Dans ma vie je suis plus désespéré et perdu qu’alors. Qu’est ce que j’ai mis ensemble (réussi) Rien. J’ai ignoré pendant quelques années mes tares, j’ai vécu comme si elles n’existaient pas. J’ai été stoïque. Était-ce de l’héroïsme ? Non je n’ai pas fatigué. Et puis, au premier assaut de «  l’inquiète angoisse » je suis retombé dans les sables mouvants. (…)
Je n’ai plus rien à désirer sur cette terre, à part ces choses que quinze ans de faillite excluent. Ceci est le bilan de l’année qui n’est pas finie, que je ne finirai pas. »
Pavese termine sa vie par le fatidique « Tutto questo fa schifo. Non una parola.
Un gesto. Non scriverò più. »

4 Un quatrième aspect doit aussi être examiné : Le 27 septembre 2010  Laurent Gossieaux dénonça les abus sexuels qu’il avait subis à l’école Saint André de Zevenkerken. Les autorités de l’Abbaye confirmèrent les faits.
J’eus un choc : il s’agissait là de l’école  où le petit Claude avait séjourné.  Je relus ses bulletins scolaires et c’est alors que je compris que le 12 avril 1952 avait signifié un événement grave, une rupture.
Comment se fait-il que cet enfant soit entré « normal » dans cette école en 1948 et en ait été expulsé en 1952 complètement bouleversé?  Et cela uniquement parce qu’il avait dû y parler le flamand?
Tous ses bulletins sont excellents jusqu’en 1952 et puis brusquement au bulletin du 12 avril, c’est la catastrophe à tel point qu’il ne rentrera plus jamais dans la normalité scolaire, ni dans la « normalité » tout court.
Depuis cette date, tant à Sint Jan Berchmans, qu’à Saint Stanislas il se comporte comme un rebelle et le restera toute sa vie.
N’être plus capable que de grimper sur des parois rocheuses verticales est en total contraste avec le cheminement horizontal d’un citoyen normal dans un pays aussi plat que les Flandres
Les victimes d’abus sexuels disent toutes les mêmes choses: leur vie a été détruite,  des suicides, l’impossibilité d’en parler, même 20 ou 30 ans plus tard.
Souvent les abuseurs sont des amis de la famille.
Evidemment il aurait été impossible de parler de ce genre de choses avec monsieur et madame Barbier.
Que s’est-il passé dans ce pensionnat avant le 12 avril 1952 ?  Claude a-t-il été témoin ou a-t-il subi un événement traumatisant ? de la part d’adultes ou de la part de condisciples ?
Quand il répétait « je suis seul, désespéré » que voulait-il dire ?
Je ne veux rien insinuer. La seule chose que je puis affirmer c’est que le bulletin du 12 avril 1952 marque une rupture définitive.
Il ne s’agit pas de ternir la réputation d’une école prestigieuse, d’ailleurs juger les comportements du passé avec la mentalité actuelle serait anachronique, il s’agit  uniquement de comprendre pourquoi Claude est devenu une personne « pas normale ».
J’ai essayé de contacter, mais sans résultat,  ses anciens condisciples grâce à leurs noms et adresses trouvés dans les palmarès. Mais eux-mêmes étaient-ils au courant ? A l’époque on ne se vantait pas d’être renvoyé.
Dans toutes ses lettres à ses parents depuis 1944 jusqu’à 1976, il écrit toujours sur le même ton tranquille alors que « à côté de lui » il se passe des drames ou des conflits. C’est comme s’il excluait « cette agitation » ou comme s’il y avait en lui deux personnes distinctes : le Claude qui est mêlé aux conflits avec les professeurs ou les parents ou les alpinistes et le Claudio qui suit son petit bonhomme de chemin. Même, il donne l’impression de vivre sa vie et d’aller tout droit malgré les autres qui, autour de lui, l’agressent. 
A Saint André il écrit à ses parents sur un ton détaché alors que ses professeurs écrivent aux parents que le comportement de Claude est suffisamment grave pour justifier son renvoi...

Il ne s’agit pas de faire du sensationnalisme déplacé, mais ces questions ont le droit d’être posées car Claude est sorti de Saint André bouleversé, toute sa vie a été bouleversée, cela a aussi bouleversé, pour ne pas dire détruit la vie de ses parents et sa mort a bouleversé ma vie.
Il est indispensable de savoir ce qui s’est passé pour comprendre le comportement de Claudio. S’il a été victime ou témoin de « violence », il n’y a plus de mystère quant à sa rébellion.
Je me repose les questions : pour quelle raison détestait-il les fleurs, la couleur verte, la musique classique ou la langue flamande ? La musique classique qui était diffusée dans les dortoirs évoquait-elle autre chose ? et la couleur verte ?
Pour quelle raison, une personne aussi cultivée et passionnée par les grands poètes préférait-elle les « dadou ron ron » de Johnny aux textes magnifiques des Brassens, Moustaki, Le Forestier et tant d’autres excellents chanteurs?
Quand il se qualifiait de « grimpeur maudit » était-ce uniquement une allusion aux poètes ?

Le 27.III.11 le journal De Standaard relatait une conversation de Liz Taylor selon laquelle James Dean avait subi, à l’âge de douze ans, des abus sexuels de la part d’un prêtre  et de là … sa rébellion…

Ce nouveau développement dans notre histoire est d’autant plus navrant qu’il démontre clairement que  je n’ai pas été capable d’inspirer à Claudio assez de confiance pour qu’il se confie à moi, me dise ce qui s’est passé et puisse résoudre les problèmes qu’il portait au fond de lui...
Comme pour les autres, il se sera dit :
-«  A quoi bon,  elle ne comprendra quand même pas… »

Entre 1960 et 1977 il aura donc eu une trentaine d’amies et aucune d’entre nous n’a été capable de deviner ou provoquer, même inconsciemment, ce déclic qui aurait permis à Claudio de se libérer... Il aurait suffi d’une petite étincelle qui aurait allumé la mèche qui lentement aurait conduit à la rupture des carcans qui le tenaient prisonnier...

Drames silencieux.
Sans doute ne saurons-nous jamais la vérité.
Pour moi le plus dur c’est justement de ne pas savoir la vérité.
Je ne puis m’empêcher de penser au film « Le cercle des poètes disparus ».  Sint Andries est une  école élitaire, même les princes Laurent et Philippe de Belgique y ont fait leurs études. Les élèves y sont brillants, triés sur le volet et pourtant au cœur de cette institution prestigieuse il y a eu des drames. Mais la tragédie de Claudio n’est pas un film et c’est aussi la mienne.
J’ai revu le film « Les amitiés particulières ».  J’ai repensé à « Notre prison est un royaume »… Comment était la vie dans ces grands collèges ?
Qu’a-t-il vécu dans son collège? Je tourne et retourne ces questions dans tous les sens ...
Évidemment, la mort de Marraine, l’internat, le flamand, l’animosité du Père Alain, la sévérité des parents, cela constituait déjà une ambiance lourde.
Y a-t-il eu d’autres éléments?
Quand il arrive à Sint Andries, il a dix ans, est un charmant petit garçon rondelet, chouchou de sa maman et de sa marraine, premier de classe et ami personnel avec le père recteur.
Sans même faire allusion à la possibilité d’abus sexuels de la part d’adultes, il aurait pu être la victime idéale d’un « plus grand », un de ces petits caïds qui se défoulent sur un souffre-douleur silencieux…
Selon le journal « Le Monde »  du 29.III.11, un enfant sur dix est victime de violence à l’école… 

Il y a contradiction entre son physique grassouillet et les activités sportives dans lesquelles il se décrit comme performant.  Très jeune il avait fréquenté un institut d’éducation physique et d’escrime justement pour contrecarrer les effets de son poids excessif sur ses « jambes en x » .

Il y avait aussi quelque chose d’étrange dans sa façon de, tout d’un coup, s’exprimer avec une violence excessive comme ces timides qui brusquement se comportent avec excès…
Pourquoi s’exprimait-il si crument au sujet du sexe ? et quelque fois, dans ses comportements sexuels y avait-il comme une rage réprimée, comme une rage envers lui-même…?

Les biographes comme Lajolo expliquent  le suicide de Pavese par une succession de drames qui commencent dès son  « enfance malheureuse »,  la mort de sa sœur, de ses deux frères et il n’a que six ans quand son père meurt. Sa mère est de constitution délicate et lui inflige une éducation rigoureuse. Cesare ira, lui aussi, dans un collège jésuite. Ensuite il y aura des histoires d’amours ratés et des « anomalies physiologiques » qui compliquent ses relations avec les femmes... notamment l’éjaculation précoce... quelle en est la cause ?
Mais, dans son journal, le 17 avril 1946,  Pavese s’en prend à la psychanalyse et à brûle pourpoint il s’écrie : «  Nossignore. Non bisogna inculare i ragazzini. » Non Monsieur. (Il n’est pas besoin d’) Il ne faut pas enculer les petits garçons. ...

Je ne suis pas spécialiste de Melville, ni de Pavese, ni de psychanalyse mais j’ai la certitude que pour Claudio, quelque chose de grave s’est produit dans cette école avant ce fatidique 12 avril 1952 . Sans doute ne saurons-nous jamais...

Ou tout simplement... « On se tue parce que un amour, n’importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, misère, impuissance, nullité » ?…

Quoi qu’il en soit, à Freyr, au sujet de sa mort, les commentaires allaient bon train, chacun y allait de sa manière de voir à la façon des “Exercices de style” de Queneau.  Pour moi, entendre toutes ces élucubrations était particulièrement difficile, mais je pensais surtout aux parents de Claudio. Tout était déjà terrible en soi et même si on avait fait des enquêtes comme au cinéma, même si on avait fait une autopsie… Claudio ne serait pas revenu et eux auraient dû supporter encore “tout cela” en plus. Son corps avait certainement été examiné par le médecin et par les policiers. S’il y avait eu quelque chose de suspect, ils l’auraient vu. J’avais moi-même vu le coup sur son front et la hauteur de sa chute. Qu’allait nous apporter le fait de savoir avec précision quelle vertèbre cervicale avait été brisée?
A l’époque, que l’on puisse discuter la mort de Claudio et toutes les hypothèses avec tant de froideur et de goût pour le roman policier m’horrifiait. 
Claudio lui-même avait plusieurs fois parlé d’un possible accident à ses parents, bien sûr “avec tout ce qu’il faisait en montagne” comme il le disait lui-même, et puis cette insistance « si jamais il m’arrive quelque chose... »
Ses escalades solitaires avaient-elles été des tentatives/tentations de suicide « indirectes » ?

Quand j’expliquai aux parents de Claudio qu’à mon avis la thèse de l’accident et donc de la racine arrachée, était la plus plausible, sa mère me répondit que depuis des générations leurs familles étaient des commerçants de bois, c’était donc comme si les arbres s’étaient vengés…
Quelle que fut la vérité, Claudio s’en était allé, peut-être n’avait-il pas eu la force de continuer à vivre, n’avait-il pas eu assez confiance en soi, en moi et dans le futur. Sans doute n’avait-il pas compris combien je l’aimais.

Des années plus tard j’eus une conversation avec une médium, non pas que je crusse aux tables tournantes et aux communications avec les esprits, mais bien parce que ce genre de personnes a une approche particulière de la psychologie. Elle me donna une autre clé d’interprétation: pour elle, Claudio ne s’était pas suicidé “au pied de la lettre”, mais probablement était-il arrivé à un point de sa vie où il n’avait plus rien fait pour vivre parce qu’il avait porté sa vie à terme, il avait terminé son “œuvre”, il était arrivé au bout de son chemin et vivre ne l’intéressait plus… Il était donc mort par désintéressement pour la vie, tout simplement parce qu’il avait terminé sa vie…
Cette théorie ne m’étonna pas car j’avais beaucoup travaillé dans des homes pour personnes âgées, des hôpitaux, des services de soins intensifs et j’avais souvent eu l’impression que des personnes mouraient parce que plus rien ne les rattachait à la vie, comme si elles-mêmes tournaient l’interrupteur ou tiraient la prise. Mais comment croire qu’à un mois de notre départ en montagne il n’ait plus eu envie de vivre ?

J’avais souvent parlé de respect de la liberté, mais dans mon esprit il s’agissait de la liberté de vivre, par contre je dus respecter sa liberté de mourir…

Après la mort de Claudio, je vécus trois ans à Bruxelles.
D’un côté ce furent des années pénibles car je me heurtais continuellement aux méchancetés du divorce, aux divergences avec mes parents, aux souvenirs et aux rappels constants à la mort de Claudio: le cimetière, les copains… Mais il y eut aussi des journées merveilleuses passées avec ses parents. Aussi longtemps qu’ils vécurent j’essayai de passer avec eux le réveillon de Noël qui correspondait à l’anniversaire de madame. Même quand j’habitais en Suisse, je faisais le voyage par tous les temps, en train ou en voiture, de nuit et même avec la neige…
Chaque fois que nous allions en Belgique avec les enfants ou même avec des copains, nous allions en tout premier lieu au Linthout, où une tasse de thé et un accueil chaleureux, vraiment à bras ouverts, nous attendait.
“La dernière fois” les enfants et moi allâmes avec madame manger des moules aux « Armes de Bruxelles », comme nous l’avions si souvent fait …

Nous allâmes ensemble au cinéma. Avec ET ou Eliott et le Dragon cela se passa fort bien, par contre quand dans Jonathan Livingstone une des mouettes se fracasse contre le rocher et  dévale le long de la paroi, madame Barbier sursauta dans son fauteuil et se mit à trembler au point de secouer toute la rangée.

Ils me racontèrent aussi, toujours très émus, les visites qu’ils reçurent des copains de Claudio et surtout cet ancien para commando qui s’était écrié:
-“Mais, non de Dieu, pourquoi ça devait arriver justement à lui…” Ce garçon était si sincère… Mais oui, les copains étaient peut-être un peu directs dans leur langage, mais sincères, simples et sincères…

Je fus entourée de copains et de nombreuses personnes qui m’aidèrent et m’accueillaient durant les week-ends, aussi avec mes enfants. J’appris à demander de l’aide et j’en reçus.
J’appris aussi à encaisser… J’eus toutes les peines du monde à trouver un emploi. Il m’arriva d’aller me présenter, on examinait mon diplôme et mon curriculum, tout était très bien, bravo, il ne fallait plus que remplir le formulaire  des données personnelles et alors le gentil chef du personnel prenait un air navré et me disait: -“Ah, vous êtes divorcée… Je regrette madame, mais nous avons d’autres candidats…”
Cela dura plusieurs mois. J’allai même me présenter dans des restaurants pour faire la plonge. J’aurais fait n’importe quoi du moment qu’il s’agissait d’un travail. Je ne savais pas que le chômage existait... Je finis par être tellement désespérée que je pensai à me jeter sous un train. Puis je me dis que si je devais me suicider, je n’allais pas mourir toute seule, que j’allais aller jeter une bombe  dans le parlement… une grosse boule avec une mèche allumée comme dans Tintin. Finalement en passant devant le syndicat socialiste, j’y entrai et racontai mes déboires au premier employé venu. Celui-ci prit son téléphone et appela quelqu’un:
-“Salut c’est Patrick, j’ai ici une kiné qui a besoin de travailler… Voila madame vous pouvez aller vous présenter de ma part…” Encore une fois: il suffisait de frapper à la bonne porte …Ca aussi c’était une question de longueur de bras...

C’est à cette époque que réapparut le Petit Marc. Le jour même où j’eus un travail, je me trouvai un petit appartement et le lendemain j’y habitais. Recevoir la visite des copains, c’était le maximum. Avec le Petit Marc nous parcourûmes Bruxelles en long et en large. Il m’emmenait dans des quartiers où je n’aurais jamais osé aller seule…  Il y avait là un bouiboui qui n’ouvrait qu’après 22h. On y rencontrait la faune nocturne… Il y avait même une spécialiste en body painting... La propriétaire avait un accent russe et sur le comptoir il y avait toujours d’énormes bouquets de superbes fleurs. L’endroit était petit, mal éclairé, chauffé par un poêle au charbon, les coussins des banquettes étaient défoncés. Les habitués discutaient les prix et prestations de ces dames… L’une d’entre elles était noire, très grande, très belle et on l’appelait “Blanche Neige”. Je pris plaisir à me réfugier au Petit Ixelles parce que l’atmosphère y était chaleureuse.  Je passai des  nuits mémorables après lesquelles on va tout droit au travail sans même repasser chez soi pour prendre une douche… et mes patients me disaient  qu’ils voyaient bien que je travaillais trop…

Johnny revint à Forest National.
Je n’eus plus besoin de me trouver au premier rang : du fond de la salle je me laissais emporter par la musique et les paroles des chansons avaient été écrites pour moi : «  que je t’aime, que je t’aime, que je t’aime... » « derrière l’amour il y a toute une chaîne de pourquoi... des pleurs qu’on garde sur le cœur... des souvenirs éblouissants et des visions de néant... »
Tout d’un coup, tous les chanteurs s’étaient mis à écrire pour moi : Juliette Greco, Léo Ferré... Je ne pouvais allumer la radio sans que quelqu’un me dise combien c’est terrible « quand l’un s’en va et l’autre reste »... « et qu’on se demande si ça vaut l’coup d’vivre sa vie… »… Mais là où Ferré n’a pas eu raison c’est quand il a chanté qu’  « avec le temps tout s’en va, on oublie le visage et l’on oublie la voix (…) alors vraiment, avec le temps on n’aime plus… »
C’est plutôt le contraire : avec le temps, plus on y pense, plus on comprend et plus on a envie de savoir.

Bien sûr il y eut des jours de grande solitude et d’autres jours pendant lesquels je courus me réfugier dans les bras de copains qui me laissaient pleurer tout mon saoul et me comprenaient car eux-mêmes n’en menaient pas large non plus…  Un jour que j’étais au lit par une méchante grippe, un copain italien vint s’asseoir à côté de moi, me traduisit et m’expliqua des passages de Dante au lieu d’aller grimper.

Je finis par comprendre que je ne pouvais pas continuer à vivre de cette façon: ou bien j’allais devenir folle ou bien il fallait changer tout, radicalement. Je cherchai donc un emploi à l’étranger et le trouvai en Suisse, au Tessin… Ce n’était pas l’Italie mais au moins on y parlait l’italien et il y avait des montagnes, pas comme à Chamonix, ni comme dans les Dols, mais des montagnettes quand même.  Je parcourus ces montagnes aussi longtemps que ma santé le permit et puis elle aussi céda …
Mes compagnons continuèrent leurs activités. Je restai seule à la maison. C’est aussi une loi de la nature : les hardes continuent leurs migrations et laissent les malades et les vieux derrière elles...
Le plus dur dans cette brusque déchéance physique fut de ne plus être capable d’aller en montagne...
Il fallut encore une fois recommencer : ce fut l’occasion de reprendre la peinture et le dessin et de découvrir l’étude de la musique. J’avais finalement le temps …

Mon père s’était détaché de la vie en se laissant emporter par l’écoute de la musique classique. Quand au fil des années on a réussi à se dépouiller de toutes les vanités de l’existence, la musique est le dernier sentier qui, de plus en plus immatériel et subtil,  s’effiloche vers l’infini du néant.

Il y a si peu de choses qui sont importantes … Claudio m’avait laissé la solitude.
“Ceux que l’amour a blessés…”

Je retournai à Forest National où Claudio et moi avions assisté au concert de Johnny. Ce soir-là Maurice Béjart présentait son ballet Dichterliebe: les poésies de Heine sur une musique de Schumann.
Jorge Donn dansait dans la solitude de l’immense scène, ses cheveux sauvages me rappelèrent ceux de Claudio  dans lesquels j’avais si souvent plongé mes mains…Son corps merveilleux dansait, il s’agenouilla au centre de la scène silencieuse, dans un élan vers l’infini, il tendit un bras en tenant une pomme dans sa main comme s’il s’était agi d’une offrande. D’une voix claire et puissante, qui résonna comme une confirmation de notre arrivée au sommet de la Cima
Grande après la voie Comici, il dit :
« Une pomme, simplement une pomme »...

Im wunderchönen Monat Mai
Als alle Knospen sprangen
Da ist in meinem Herzen
Die Liebe aufgegangen
Im wunderschönen Monat Mai
Als alle Vögel sangen Da hab ich ihr gestanden
Mein Sehnen und Verlangen.

Heinrich Heine

Terminé à Loco, le 27 mai 2011  – jour anniversaire de la mort de Claudio et année du cinquantième anniversaire de son enchaînement dans les Tre Cime di Lavaredo.


Epilogue 
Nous admirons l’activité des grands alpinistes, mais rarement nous connaissons leurs motivations profondes.
Pourquoi Emilio Comici, qui peut-être était homosexuel et cela dans les années du fascisme, atteignait-il la volupté pendant qu’il franchissait en solitaire le vide et le surplomb?
Qu’a signifié pour Paul Preuss le fait d’avoir été, non seulement, un enfant maladif avec un syndrome poliomyélitique, mais aussi un juif pendant la période historique de l’affaire Dreyfus?
Qu’a signifié pour Claudio Barbier le bulletin du 12 avril 1952? Comme le disait Marino Stenico: “ Alpinisme... pourquoi ? ”

Quand mon livre fut achevé, je l’envoyai à de nombreuses personnes qui étaient directement concernées par les enquêtes qui sont toujours en cours: victimes, associations, avocats,  magistrats, enquêteurs, journalistes, etc. en y ajoutant la question : «  Y a-t-il des abus sexuels, concernant cette école, qui ont été dénoncés pour les années 50 ? »
Le temps passa et puis un soir le téléphone sonna et une personne me dit :<<  Etant donné mes fonctions, je dois respecter le secret professionnel et désire donc rester anonyme, mais je voulais vous dire que la réponse à votre question est « oui »... >>

1976 - 2012... 36 ans ont passé...  j’ai continué à aimer la montagne... 
j’aime la musique country et les films western  et quand je regarde Brokeback Mountain je pense :
« oui, je connais cela : ces paysages époustouflants, ces orages démesurés, ces rivières que l’on traverse à gué, le café qui chauffe sur le feu de bois, la neige qui écrase la toile de tente... la liberté de la solitude, les rencontres bouleversantes et les sentiments... poignants... »

…  « he was a friend of mine … »

Strijtem, le 22 août 2012

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