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En Belgique : Oost west, thuis best / Home sweet Home


-“Oeioeioei! »  – se dit Jefken Bosmans, le dernier des curés catholiques, en vrai patois flamand. C’était même le dernier des catholiques a cent lieues à la ronde.
-« Oeioeioei, je crois que je vais avoir une crise identitaire... »
En effet à Strijtem, à part lui, il n’y avait plus ni catholique, ni calotin. D’ailleurs il avait fini par habiter dans son église. Il avait transformé le cimetière en potager, terre très fertile et il vivait de la vente de ses légumes, sous le manteau évidemment et en l’occurrence sous la soutane car pour labelliser les primeurs du jardin du curé il aurait fallu satisfaire à une flopée de directives européennes qui imposaient les engrais chimiques, désherbants, fongicides, exaltateurs de saveurs, etc. qui auraient donné un goût de poisson indistinctement aux poireaux, carottes et petits pois.
Donc Jefken, un triste matin, malgré le succès de son potager se sentit bien esseulé et il prit sa bicyclette pour aller discrètement voir son évêque qui avait gagné le maquis.

-« Ah, Jefken – demanda monseigneur Godfried - quel bon vent vous amène ? » 
Ils s’assirent entre les bottes de paille dans la grange pour pouvoir parler à l’abri des regards indiscrets et des écouteurs mouchards et se souvinrent du bon vieux temps des premières communions, des baptêmes et des mariages entre hommes et femmes. Même les mariages entre homosexuels étaient passés au boulevard du doux souvenir.
-« C’était quand même beau... »
-« Oui c’était vraiment beau... »
-«  Et qui est ce qu’il y a encore des anciens ? Allez, ces Eylenbosch ... il y a encore quelqu’un de cette famille ? »
-«  Oui, mais maintenant ils ont adapté leur nom pour ne pas trop donner dans l’œil, maintenant ils s’appellent Aylen Bösc. Tout comme les Van Elsen d’ailleurs, eux maintenant c’est des Van ‘l Zen ... »
-«  Et les Wallons, il y avait aussi des Wallons ... »
-« C’est du pareil au même, tiens vous vous souvenez de ces Binamé ? et bien maintenant c’est devenu des Bin Ahmed... »
-«  Allez toi ! plus un chrétien... si ça n’est pas triste... »
-«  Si mais non, non... il y a bien des chrétiens, mais pas des nôtres... il y a une rue avec des coptes égyptiens, un quartier avec des maronites, un autre avec des ruthènes, des malabars, syriaques, melkites, arméniens, chaldéens ... et puis il y a des indous du Punjab qui ont repris le moulin à vent de Lombeek, les moines tibétains se sont barricadés dans le château de Gaasbeek et puis il y a les sunnites koweïtiens, les chiites afghans, et les derviches turcs, sans compter tous les orthodoxes des pays de l’Est... les juifs, ils sont partis à Herzliya...»
-« Et vous mon cher Jefken, tout seul dans cette Babylone... »
-«  Voilà, c’est bien ça : je commence à me sentir isolé... alors je suis venu vous voir pour vous demander si je ne pourrais pas venir habiter ici avec vous... »
-«  L’idée n’est pas mal, mais moi aussi je commence à penser à émigrer... »
-« Et où est-ce que vous iriez ... vous ne voudriez quand même pas m’abandonner...»
-«  Il faut trouver un endroit dépeuplé... quelque part où il n’y a personne... »
-« Le désert ? genre Tibhirine quoi ? Oh, j’ai vu un endroit magnifique lors d’un trekking dans le Baloutchistan... un petit oasis délicieux... »
-« Non, non, pas le désert, avec les satellites espions et les drônes on voit tout de suite où tu es... Non il faut un endroit sous de hauts arbres où plus jamais on pourra nous retrouver ... »
-« Forêt tropicale alors... bonne idée je vais me renseigner... »

Jefken enfourcha son vélo et alla rendre visite à son ami Bilulu Patapata qui faisait partie de la communauté congolaise de Matonge de la chaussée de Wavre à Bruxelles.
-« Dag Jef ! s’exclama Bilulu Patapata avec un pur accent bruxellois comme un vrai ket de la rue Blaes, ça va comme tu veux ? Tu bois un pot ? Une gueuze ou une trappiste ? Une trappiste évidemment pour un curé, où avais-je la tête, allez santé ! »  
Et ils se mirent à papoter et puis délicatement Jefken demanda :
-« Et toi, Bilulu, d’où est-ce que toi tu viens ? »
-« Oei, moi je viens du Congo, un p’tit bled dans la forêt équatoriale qu’on n’a jamais mis sur les cartes tellement il est petit et depuis le regroupement familial toute ma tribu est venue ici, me rejoindre, donc le village il est vide. Les paillotes sont sans doute encore là mais on est mieux à Ixelles, ici on la  télé et la foire du Midi avec des smautebol et des caricoles… »
-« Ca s’appelle comment ton bled ? »
-«  Après le départ des missionnaires américains on a gardé le nom de Potopotcity... c’est près du lac Tchangalele... pas bon... moustiques... »
-« Poissons aussi ? »
-« Ouais ! des poissons gros comme ça, des tilapias... et des crocodiles énormes... t’as déjà mangé du steak de croco ? c’est comme de la langoustine... avec une sauce cocktail... ou bien steak croco café de Paris... allez un de ces soirs je t’invite à la nouba... »
-« Et ça se trouve sous l’équateur ? »
-« Pas sous l’équateur exactement, pas à côté et pas n’importe où, juste un peu en dessous, un peu plus au sud. Il y fait moins chaud et la savane est plus facile à cultiver... du temps des Belges, les farmers ils faisaient trois récoltes par an... Ils sont fous ces Belges d’aller travailler là-bas, alors qu’on est si convivial ici dans les Marolles... »
-« Bon allez, à un d’ces jours ... » - dit Jefken et il ressauta sur sa bécane et fonça chez son évêque en faisant des détours et en vérifiant bien qu’il n’était pas suivi comme le lui avait appris un agent de la CIA qui travaillait pour le Vatican qui lui non plus n’en menait pas large.
-« Ouais, c’est ça, salut en de kost en de wind van achter ... » lui avait crié Bilulu en riant et en secouant la tête et en pensant que ces Belges étaient quand même des drôles de zigotos...

-«  Je vais essayer de vendre mon église – dit Jefken à Godfried – vous n’avez rien contre... à l’impossible nul n’est tenu... »
-«  Vendez, mon ami, vendez, c’est pour la bonne cause... vous croyez que les musulmans en voudront de votre église ? »
-« Non, eux ils ont déjà trop de mosquées, mais les orthodoxes russes à cause de mon clocher à bulbe... ça fait kremlin , ces russes sont si romantiques... ils vont adorer... »
-«  Bon d’accord, mais motus et bouche cousue... »
-« Comptez sur moi... »

-« Aha ? - dit l’hôtesse de la Cameroun Air Lines – vous allez au club med ? »
-« Non - dit Jefken... - on est déguisés en touristes mais en fait nous allons à la recherche du papillon bizoubizou... espèce très rare... n’en dites rien, c’est entre nous... nous sommes entomologistes en mission secrète pour le compte du World Butterfly Found. »
-« Hmmm, je comprends – dit l’hôtesse – escale à Lubumbashi et puis ... »
-« Jopla, on s’évapore dans la nature... oubliez-nous... »
Echange de clins d’œil entendus... 

De taxis-brousse en taxis-brousse, grâce aux pétrodollars ukrainiens de la vente de l’église de Sint-Martinus et quelques bouts à pieds, Jefken et Godfried arrivèrent sur les rives du lac Tchangalele... 
-« C’est un peu comme à Virelles... » - dit Jefken...
-« Un peu plus grand quand même... »
Puis ils longèrent le lac et finalement découvrirent en effet un village abandonné au centre duquel se trouvait une case qui portait l’inscription « Mission des adventistes du septième jour de Potopotcity – Jesus loves you ! »
-« On est chez nous, enfin ! » dit Godfried en se laissant glisser le long du mur pour s’asseoir à l’ombre. Et comme il n’y avait pas une âme, d’ailleurs ils n’avaient plus rencontré personne depuis plusieurs jours, ils se sentirent en sécurité et comme des vrais hommes libres ils entamèrent un Te Deum tonitruant comme on les chantait au bon vieux temps des concerts de Johnny Hallyday ou des Rolling Stones, d’avant la mondialisation et de l’Union Européenne, c.-à-d. du temps où on pouvait dire et chanter n’importe quoi sans crainte l’offenser n’importe qui. 
-« C’est incroyable ce que ça fait du bien d’une fois pouvoir se défouler ! » - s’exclama Jefken.
-« Ça tu l’as dit ! – répondit Godfried tout aussi satisfait - tu as encore un peu de ce thé earl grey ? À propos, maintenant qu’on va repartir à zéro, comme une vraie communauté chrétienne primitive, tu peux me tutoyer et m’appeler par mon petit nom, c’est plus incognito... des fois que quelqu’un irait dire à Rome qu’il a entendu un Godfried à Potopotville... appelle moi Freddy pour les intimes... »

Donc il s’installèrent et reprirent leur vie exactement comme ils l’avaient vécue depuis des années mais au lieu d’être dans la clandestinité ici au moins ils pouvaient chanter, se lever pour les matines dire les vêpres, et quand l’un officiait l’autre jouait au fidèle et donc il y avait peu de fidèles mais au moins celui-là ne s’endormait pas et était capable de donner les repons... Ils redécouvrirent avec délice la messe en latin... « dominus vobiscum » « et cum spiritu tuo » « oremus » « ite missa est » e tutti quanti.
Ils avaient quand même apporté une bible de Jérusalem et un missel préconciliaire, tous deux sur papier bible, évidemment  et dorés sur tranche... 
-« Alors, bon – dit un jour Freddy – il faut s’organiser : aujourd’hui j’officie, demain c’est à toi et puis comme ça on alterne, attention à ne pas oublier nos textes... il faut les répéter avec rigueur... chacun va réciter ses préférés... par exemple moi j’ai un faible pour les litanies et toi ? » 
-« Moi c’est les requiem... »
-« Et comme punition quand on aura commis un péché de gourmandise, de paresse ou autre, on s’obligera soi-même à réciter les prières qu'on n’aime pas, comme cela on est sûr de ne rien oublier... »

Ils s’installèrent donc et quand le thé earl grey fut épuisé, ils récoltèrent des herbes qui sentaient bon et s’en firent des tisanes... Ils en découvrirent même qui étaient hallucinogènes et qu’ils employèrent pour voir plus fréquemment apparaître la Madone ou les saints. Ils retrouvèrent des champs de manioc qui avaient été abandonnés et petit à petit allèrent à la découverte de légumes et de fruits. Puis vint la pêche au tilapia et un jour ils capturèrent un petit crocodile qui grillé au pili-pili, fut digne de la Tour d’Argent. Un jour ils trouvèrent une jeune buffle auprès de sa mère qui était morte et ils l’apprivoisèrent et après quelques mois la jeune buffle donna naissance à un veau et depuis ils eurent du lait et se fabriquèrent du fromage blanc et de la mozzarella et commencèrent un élevage, car la nuit tous les buffles sont gris et les mâles viennent visiter les femelles en stoumelinks. 
A cause du soleil et surtout pour ne pas se faire voir des satellites espions ils se tinrent prudemment sous les arbres et surtout, puisqu’ils étaient seuls, ils retournèrent à un rythme tout à fait naturel même pour les vêtements, c.-à-d. sans vêtements, seulement avec un pagne en matiti tressés, à la mode indigène.

De nombreux mois passèrent sans encombre puis un jour Jefken entra chez Freddy en lui disant
-« Freddy, est ce que tu attends de la visite ? »
-« Non... pas que je sache... »
-« Alors on va avoir une surprise... »
Ils sortirent et en effet un indigène arriva qui prudemment s’approcha puis salua... 
-« Bonjour mon père ! »
-« Bonjour mon ami – répondit Freddy – mais nous ne sommes pas des mon père »
-« Oh que si !- s’exclama l’indigène qui d’ailleurs s’appelait Anatole – je vous ai entendus chanter la messe et je suis venu vous voir travailler et puis j’ai vu votre ferme... vous ne pouvez être que des mon père... »
-« On ne vous dérange pas... j’espère... que pouvons-nous pour vous ? »
-« Non, non, cela ne nous dérange pas , bien au contraire ma tribu et moi même nous sommes bien contents que vous soyez de retour... enfin on va de nouveau avoir une école... »
-« W’emmen ‘t zitten ! c’est foutu... » – dit Jefken en patois flamand pour ne pas se faire comprendre.
Alors ils s’assirent, burent une tasse de thé et se mirent à palabrer comme au bon vieux temps de quand les mon père enseignaient à lire et à écrire et avaient un dispensaire et savaient soigner les maladies des animaux et aclimataient des nouvelles espèces de tomates et des fraises des bois... 
-« Mais il faut exiger de votre congrégation qu’ils vous envoient du renfort » dit Anatole.
-« Ah, mon pauvre Anatole – répliqua Freddy – nous n’avons plus de congrégation, si vous saviez comme l’Europe est mal barrée... il n’y a même plus de Scheutistes !»
-« Je sais bien ! - s’exclama Anatole - tous les paresseux de notre village sont partis en Europe car là-bas ils ne travaillent pas et reçoivent l’assistance publique... Il n’y a que les gens bien qui sont restés ici... Même les brigands que nous avons chassés sont allés en Belgique et les criminels que nous avions condamnés à mort, ils ont l’asile politique en Grande-Bretagne... Avec toute cette racaille... l’Europe ne peut pas aller bien...Ça doit être le Far West ! Somme toute, nous avons fait comme quand l’Europe a colonisé l’Amérique en y envoyant  ses bagnards et ses Manon Lescaut. Les gens bien ils n’allaient pas en Amérique... ils restaient chez eux, comme nous… Mais heureusement vous ne nous avez pas oubliés et nous sommes bien contents que vous soyez revenus... On va faire une fête... »
Mais comme Freddy et Jefken firent la grimace Anatole ajouta :
-« Qu’est ce qu’il y a, ça va pas ? »
-« Non... ça va pas du tout... car nous on s’est enfuis de la Belgique, on est ici incognito et si quelqu’un vient à savoir qu’on est ici on viendra nous chercher et on aura les pires ennuis...»
-« Pas de problèmes... on a l’habitude de se cacher... on va vous cacher avec nous et on va faire la fête... »

C’est comme ça que Freddy et Jefken commencèrent à dire la messe comme dans une paroisse normale, à baptiser, marier, soigner, enseigner, comme le leur avaient raconté les Pères de Scheut au bon vieux temps de quand il y avait encore des Scheutistes.
On restaura l’église en remplaçant  les adventistes du septième jour par l’église Notre Dame de la Prospérité. Ils avaient bien pensé la dédier à Notre Dame de Scherpenheuvel parce que c’est une Vierge Noire, mais comme ici il n’y avait pas de montagnes, la prospérité était plus appropriée et la statue qui était taillée dans l’ébène était noire quand même et avec un petit mouchoir en dentelle de Bruges sur sa tête, c’était du plus coquet. 
Et tout se mit à fonctionner comme sur des roulettes et tout le monde était content.

Un jour Anatole arriva en courant
-« Mon Père, est ce que vous attendez de la visite ? »
-« Non - dit Freddy – pas que je sache... »
-« Oeioeioei – dit Anatole – il y a un blanc qui est en train d’arriver... »
-« Wadesmada ! »  jura Jefken en patois indigène et ils se mirent à l’abri tandis qu’Anatole s’assit sur le pas de l’église pour attendre l’étranger.
-« Bonjour monsieur ... » - dit l’étranger qui manifestement était épuisé et s’écroula devant Anatole qui ne bougea pas d’un poil.
-« Bonjour monsieur... » répondit Anatole...
-« Ah, quel bonheur, vous parlez le français... »
-« Oui j’ai appris cette belle langue chez les mon père avant que les Belges ne nous abandonnent... vous cherchez quelque chose ? »
-« Non, je cherche des gens... vous n’avez pas vu deux mon père ... ça fait des mois que je les cherche ... une airhostess camerounaise m’a dit qu’elle avait vu deux individus qui partaient à la chasse aux papillons... alors j’ai pensé que ça pouvait être eux... »
-« Non pas de papillons, ici la chasse aux papillons est interdite car Greenpeace et le WWF les ont mis sur la liste rouge. On ne veut pas avoir d’ennuis avec les écolo... »
-« Mais vous n’avez pas vu deux blancs qui parlent avec un accent bruxellois... »
-« Ça dépend, l’accent de Molenbeek ou celui de Ganshoren ? »
-« Vous connaissez Molenbeek ? »
-« Evidemment, toute ma tribu est là-bas... à part ceux qui sont à la chaussée de Wavre... » dit Anatole.
-« Non, non, mes amis ont l’accent à peu près de Dilbeek... »
-«  Oeieioei c’est pas possible ! Laurent ! mais Laurenken quand même qu’est ce que vous faites ici mon garçon ? » s’exclama Freddy qui s’était précipité à la rencontre du nouveau venu qui était en train de vaciller sur se quilles...
-« Oei Monseigneur ! quel bonheur ! c’est bien vous ! ça fait un bail que je vous cherche !!! »
-« Mais Laurenken quand même qu’est-ce qui vous arrive... et ne m’appelez pas par mon titre, ici je suis incognito, Freddy pour les intimes... »
-«  C’est un miracle... j’ai suivi l’étoile de la Cameroun Airlines comme les rois mages et vous voilà enfin ! »
Et puis il s’écroula pour de bon...
On lui prépara un bain chaud, puis une paillasse d’herbes sèches, un pagne propre et pour le souper un clafoutis de tilapias aux quatr’épices.
Quand Laurent eut récupéré ils s’assirent autour du feu pour souper et puis ils allumèrent un cigare d’herbes locales et quand l’atmosphère se fut détendue Laurent commença son histoire :
-« Mons... pardon... Mon cher Freddy... la Belgique... elle est foutue, naar de kloten...(censuré)  vous devriez une fois voir ce qui se passe là-bas... Ou est le bon temps des wallons et des flamands et de Bruxelles Halle Vilvoorde... Et le bon temps quand le Blok voulait nous mettre au chômage... »
-«  Justement comment vont vos chers parents ? »
-« C’est la catastrophe... vous savez ma mère serait bien retournée en Italie, mais là ses cousins lui ont dit « Non, non filleke, ça n’est pas une bonne idée parce qu’ici c’est le débarquement permanent des clandestins... Lampedusa e compagnia bella... d’ailleurs nous on a déjà un flat à Genève... » Alors ma mère a dit « Bon, ça va, j’ai compris : Capri c’est fini » et elle partie en Amazonie avec les autres. Mes sœurs, heureusement elles avaient déjà leur garçonnière à New York... mais Philippe et Mathilde vous comprenez que New York après les domaine de Laeken, le Stuyvenberg ou Ciergnon, New York c’est pas faisable... Heureusement que Bon Papa avait gardé de bons rapports avec les indiens d’Amazonie... Alors le gros de la famille est parti là-bas... mais moi, mon oncle Baudewijn m’avait toujours dit « Laurenken, le Congo c’est le paradis sur terre ! Si jamais tu es dans le pétrin, prie la Sainte Vierge et tu verras qu’elle te guidera sur le droit chemin... »
-« Comment ça vos parents sont partis en Amazonie ? et le château de Laeken ? »
-« Tout ça c’est communautarisé... à Molenbeek c’est des Marocains, à Schaerbeek les Soudanais... à Jette c’est les Turcs ils ont même rebaptisé la Basilique en Sainte-Sophie , à Anderlecht c’est des Camerounais où j’ai rencontré votre hôtesse de l’air, à Argenteuil c’est les Tadjiks à cause des courses de chevaux et puis il y a les Ousbèques, Moldaves, etc. etc... »
-«  La Belgique n’est quand même pas si petite... il n’y a pas que Bruxelles... »
-« Oui mais non... c’est comme ça partout, tiens le long de la côte, Middelkerke, c’est les Polynésiens, à La Panne, c’est les Bornéo... Vous pensez bien s’il y avait encore eu un coin on ne serait pas partis... Même la forêt ardennaise est colonisée par les mongols qui viennent des steppes mandchoues... Les Indiens d’Amérique, eux au moins, on leur a laissé quelques réserves... Pendant les colonisations précédentes c’était chacun son tour, un à la fois, une fois les Romains, une fois les Anglais ou les Autrichiens, ou les Vikings, ou les Espagnols, ou les Français, ou les Hollandais, sans oublier les Allemands...  maintenant c’est tout le monde à la fois... on sait plus sur quel pied danser...  »
-« Et les autres Belges alors ? »
-« Partis... tous partis... dans le tiers monde ... en Alaska, en Papouasie, en Sibérie, chez les Inouit, Tuvalu et Kiribati... je vous dis notre famille avec deux ou trois autres Lichtenstein et Monaco ... ils sont en Amazonie... en pirogue s’il vous plait et bon voyage madame la marquise... enfin, tu vois ce que je veux dire... »
-« Et vous ? »
-« Et bien moi et ma femme (elle a même pris son p’tit costume du dimanche en papier peint)  et la gamine,  et les gamins on a décidé de rentrer au Congo... »
-«  Vous cinq ?... »
-« Oui et non, il y a nous cinq et quelques flamands... il y a quelques pères de Maredsous, ceux d’Orval sont partis dans la Vallée du Panshir, moi j’ai su récupérer aussi ceux de Westvleteren... des fois qu’on pourrait monter un petit business... j’ai vu ça quand j’allais avec Philippe dans les missions diplomatiques... »
Il y eut un moment de réflexion silencieuse pendant lequel le chien de Freddy vint encore une fois renifler le nouveau venu.
-« Mais allez Milou, ça suffit maintenant, laisse Monsieur une fois tranquille... c’est un gentil... Tu vois pas ça ? D’ailleurs quand il habitait à Laeken il avait toute un ribambelle de petits cabots comme toi... et on l’appelait Prince Wouf… » - dit Freddy.
-«  Comment est-ce qu’il s’appelle votre chien ? »
-« Il s’appelle Milou... »
-« Vous avez au moins payé les droits d’auteurs ? »
-« Des droits d’auteur ? de pedigree vous voulez dire ? non, non pas de droits d’auteur, ni de pedigree. On ne doit quand même pas payer des impots pour un zinneke à la bonne franquette. »
-«  Non, sans doute ! et le nom alors ?  : Tintin et Milou c’est une marque déposée ... et si vous voulez employer une marque déposée , maintenant, là-bas, c’est comme ça : il faut casquer... »
-«  Mais non Laurenken, c’est pas le Milou de Tintin, c’est un shortkut de Marilou qui est à son tour un shortkut de Marie-Louise comme votre illustre parente... Vous n’allez quand même pas me réclamer des droits d’auteur sur mon patriotisme... »
Laurent regarda Freddy d’un air navré et en secouant la tête il dit :
-«  Eh bien Monsei... Mon cher Freddy... on voit bien que vous êtes parti depuis longtemps... Vous n’êtes vraiment plus dans l’coup... maintenant on ne vous condamne plus pour ce que vous avez fait, mais pour tout ce que vous auriez pu faire…même ce que vous pourriez sous-entendre et même ce que vous pourriez penser…  » 

Quelques années passèrent. Potopotoville s’était développée. La lutte contre les moustiques, la malaria  et la bilharziose portait ses fruits et le laboratoire de l’Institut des Maladies tropicales produisait des vaccins et des antidotes pour toute la région. La bière belge et les louqoums à la mangue étaient exportés dans tout le sud de l’Afrique. L’université de Lubumbashi avait recommencé à produire des enseignants. Les chocolatiers de l’éléphant étaient devenus célèbres pour leurs pralines au gingembre et aux épices...
Pas de chômage, pas de violence, pas de gangsters, ni de racket... tout le monde au travail et à chacun sa place, eau potable pour tout le monde et le samedi soir, bal champêtre et spectacle gratuit avec les Tamtam and the Bongo Big Band. 

Un jour Anatole qui était devenu vieux arriva au presbytère :
-« Freddy je suis bien embêté... »
-« Ah bon et pourquoi donc... » 
-« Tu sais mon petit fils, celui qui avait ce café à Liège « Au Verviétois facétieux » ... et bien, il est revenu... »
-« Il est en vacances ? »
-«  Non il est revenu avec sa femme et ses gosses... il veut revenir ici... pour de bon…»
-«  Il faut voir ça de près... fais le entrer... »
-«  Et bien Kévin tu ne te plais plus à Liège ? tu veux revenir ici ? »
-«  Liège c’est foutu... C’est plein d’étrangers, on n’est plus chez nous, tu peux plus sortir de chez toi... d’ailleurs les Turcs ils ont compris depuis longtemps... ils rentrent l’un après l’autres en Turquie... les Grecs ils sont déjà tous partis, les Italiens, les Portugais et les Espagnols, les Polonais... ils sont tous rentrés chez eux... Moi j’aime pas les Chinois, les Mongols, les Kirghizes... Les Turcs n’aiment pas les Marocains et les Grecs n’aiment pas les Turcs, personne n’aime personne et moi non plus je ne les aime pas... Et puis ici c’est chez moi, je veux rentrer chez moi, je veux que mes enfants retrouvent leurs racines, soient bien éduqués, ne disent pas des gros mots dans des langues que je ne comprends pas... et puis si les autres Congolais rentrent au Congo je ne vois pas pourquoi moi je ne pourrais pas rentrer au Congo...et je sais pas si tu sais, mais la pluie verglaçante et le brouillard givrant sur la Côte de Ans, c’est pas quando caliente el sol, ni vamos à la playa... D’ailleurs en Belgique il n’y a plus rien qui fonctionne, les écoles, les soins de santé, l’assistance publique, il n’y a même plus personne qui répare les routes puisque les Italiens sont retournés en Italie... quand il y a une canalisation d’eau qui saute... il n’y a plus d’eau parce qu’il n’y a plus de plombiers polonais ... Un de ces quatre tout va sauter en l’air parce qu’il n’y a plus personne qui répare les canalisations de gaz... ça va être Felui and the big bang... »

-« Oeioeioei... – dit Freddy en se grattant le crâne pensivement – mais s’ils reviennent tous ici... nous qu’est ce qu’on va faire... 
 -«  Et bien - dit Jefken - on attend qu’en Belgique tout soit complètement foutu et quand ils en auront tous marre ils rentreront tous chez eux... et nous on rentrera chez nous dans notre Payottenland et on reconstruira tout... moderne et propre et organisé. Il n’y aura plus de chômage, du travail pour tous, ce sera comme après la guerre... c’est du déjà vu... on connaît la musique... Comme dirait Noé : après le déluge c’est à nous ! »

Et comme Noé, les colombophiles recommenceront des lâchers de pigeons.  

Anne Lauwaert






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