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En Inde : Les oiseaux noirs de Calcutta

Anne M.G. Lauwaert

Avertissement: ceux qui ont accès à Amazon y trouveront le livre; pour ceux qui n’ont pas accès à Amazon et spécialement pour les amis lecteurs du bout du monde de la francophonie, voici une version simplifiée. Mes autres écrits: 
“I Giorni della Vita Lenta” CDA – Turin – 1994 épuisé “La Via del Drago”  CDA-Vivalda Turin  - 1995  
deuxième édition 2008 avec Premier prix Leggimontagna en 2009 “Allarme in Valle Onsernone” chez l’auteur – 1995 
«Le Grimpeur Maudit» – chez l’auteur – 2011 et chez Tatamis 
La documentation iconographique ainsi que le palmarès des voies de montagne de Claudio Barbier se trouvent sur le site  www.claudiobarbier.be  «Les Oiseuax Noirs de Calcutta» chez l’auteur – 2012 et chez Tatamis «Le Grimpeur Maudit» BD sur https://atelier-ca-della-fiola.blogspot.ch/p/bd.html «Des raisins trop verts» 2013 sur https://atelier-ca-della-fiola.blogspot.ch/p/des-raisinstrop-verts.html 
 le copyright appartient à Anne Lauwaert  

Les histoires raccontées dans «Les oiseaux noirs de Calcutta» constituent une compilation romancée de nombreuses expériences vécues par différentes personnes. Cependant toute ressemblance précise avec des personnes précises est fortuite.
  
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I Le voyage 

Alice 
Elle s’appelait Alice. Ca ne s’invente pas… Alice avait un curriculum classique: elle avait été conçue par accident, distraction ou ennui, en tous cas elle n’avait pas été une bonne surprise... 
Sa naissance fut douloureuse, sa famille réactionnaire, son éducation bourgeoise, ses études classiques, son mariage de convenance, son divorce scandaleux, elle travaillait par nécessité, ses amants étaient insipides et sa crise existentielle chronique... Elle n’en avait pas raté une... 
On l’avait appelée Alice parce qu’elle était née avec de grands yeux bleus très étonnés et des cheveux tellement blonds qu’ils en paraissaient incolores. Pendant toute son enfance sa mère l’avait habillée avec des fanfreluches et des nœuds de couleur assortie dans ses cheveux à la façon des œufs de Pâques.  
Ce qui la sauva ce fut de pouvoir aller au pensionnat. Elle en profita pour échanger ses nœuds contre des caramels Sugus, emprunter les vêtements de ses copines et même changer son nom: dorénavant elle ne s’appellerait plus Alice mais, avec l’accent qu’elle croyait hollywoodien: «Ellis» comme «Ellis Island» qu’elle confondit avec Ella Fitzgerald ou Etta Baker. En fait l’important c’était de s’affranchir du carcan familial comme le disaient si bien l’assistante sociale et l’orientateur professionnel.  
Alice était devenue une femme de son temps et à chaque tournant elle se retrouvait à la croisée des chemins. Une fois de plus elle était au pied du mur, mais cette fois elle avait pris la bonne décision : elle allait se plonger dans l’enfer pour gagner son paradis et relever les défis qui allaient trancher les amarres de son lourd karma. Elle avait donc décidé de tout quitter et de partir, fuir ce monde artificiel et éphémère du consumérisme, offrir son expérience, son amour et même sa vie à ses frères les plus démunis, déshérités et désespérés, à Calcutta, évidemment... 
Dès l’instant où sa décision avait été prise, sa vie avait changé: elle était entrée dans un monde meilleur.  
Dans la nuit de son existence, elle avait trouvé les anges gardiens qui l’avaient prise par la main et la guidaient vers la lumière de l’espérance et de l’amour. Un de ces anges s’appelait Sue: une fausse blonde qui depuis son retour des States ne s’appelait plus Susanne mais Sue. En réalité elle s’appelait Susanne Marguerite Gilberte selon les noms de ses parrains et marraines ce qui lui permit de varier selon le groupe de ses relations: pour les uns elle était Sue, pour les autres Magg ou Gill et pour les plus gâtés... Sue-Magg...  
Son mari avait remis ses affaires et ils vivaient de leurs rentes dans une luxueuse villa aux bords d’un lac romand où leur fille pouvait alterner discrètement trips psychédéliques et  désintoxications. 
Avec leur fils leurs préoccupations touchaient plus «l’affect»: il était atteint d’une grave forme de spasticité qui avait été merveilleusement bien soignée aux States. Il était intelligent, conduisait la Mercedes et la Porsche et récoltait d’innombrables amendes pour excès de vitesse. Il avait des tas de copines et de copains et même des amies, mais on ne trouvait pas de jeune fille assez bien pour pouvoir envisager un mariage sérieux. Il faut aussi dire que quand il parlait la bave lui coulait le long du menton… pas très ragoûtant… 
En fait, puisque Sue-Magg était une femme comblée et que les siens  étaient aussi comblés qu’elle, elle avait décidé de partager son surplus d’amour avec ceux qui en avaient besoin: les pauvres petits enfants abandonnés de Calcutta...  C’est comme cela que le chemin d’Alice et le boulevard de Sue s’étaient croisés au carrefour d’un idéal commun: l’humanitaire... 
Sue avait accueilli Alice avec des embrassades à première vue, des «ma chérie» à profusion et le tour des cénacles tiers-mondistes de tous les cantons francophones. 
Le commun des mortels n’imagine pas la quantité de familles d’accueil, les cliniques et hôpitaux, missionnaires, chirurgiens, orthopédistes, infirmières, physiothérapeutes, donateurs, parents adoptifs, bienfaiteurs, sympathisants et  la variété dans la palette des enfants de toutes couleurs et nuances, sains, malades ou handicapés.  
Mais tous étaient profondément heureux, car le bonheur réside dans la générosité et le don de soi.  
C’est quand Alice comprit que ses vingt ans d’activité dans le domaine paramédical ne lui avaient rien appris, qu’elle retourna en formation. Elle se mit à étudier l’anglais et l’hindi et, la nuit, elle dormait avec comme bruit de fond les cours de langues Assimil. Elle visita les bureaux des organisations internationales de l’UNICEF et du WHO et rentra chez elle avec des kilos de documents au sujet des «disabled village children» et «eradication of polio», des vaccinations, préventions, éradications, réhabilitations, etc. Elle alla suivre des cours de réalisation de plâtres et attèles, de moyens de fortune, béquilles et chaises roulantes, bref elle s’y jeta corps et âme.  
Après avoir donné sa démission dans l’hôpital où elle travaillait, elle salua sa famille et s’embarqua pour l’Asie,  débordante de bonnes intentions et de grandes espérances. Au sommet de la passerelle, elle se retourna une dernière fois et dit adieu au monde et à sa vie futile. Elle entra dans l’avion comme le fœtus qui est emporté dans  les douleurs de l’enfantement. En sortant de cet avion, Alice allait renaître, elle allait faire son rebirth, elle allait plonger dans le fleuve de la purification et quand elle allait se redresser, elle allait être baptisée, lavée du passé. 

New Delhi 
Très symboliquement, l’avion volait vers le soleil naissant, mais quand il commença à descendre au-dessus de New Delhi, il sombra dans une couche d’air brunâtre, dense et opaque qui, en souvenir de la colonisation anglaise, ici aussi s’appelait smog... 
Alice n’allait pas à Calcutta comme ces touristes ignares qui du jour au lendemain plongent dans un autre monde sans rien en connaître. Pour cette raison elle avait lu tout ce qu’elle avait trouvé et emportait avec elle les meilleurs guides touristiques, bien décidée à visiter et comprendre la culture, la mythologie et l’histoire millénaires de ce grand peuple qui avait légué tant de valeurs inestimables à l’Occident, à commencer par les racines des langues indoeuropéennes.  
Donc elle avait prévu de s’arrêter à Delhi et puis, son guide touristique sous le bras, de descendre par petites étapes vers Calcutta.  
Par principe, elle avait exclu tous les clichés au sujet de la chaleur suffocante, de la puanteur et de la crasse : quand on décide de vivre à un certain niveau, on ne s’arrête pas à ces détails mesquins.  
Dès qu’elle se présenta à la douane, les employés virent aux rayons X qu’elle transportait une machine à écrire dans ses bagages.  
-«Qu’est ce que c’est?» 
-«Une machine à écrire.» 
-« Pourquoi avez-vous une machine à écrire?» 
-«Pour écrire.» 
-«Pour écrire quoi?» 
-«Pour écrire mon journal.» 
-«Quelle profession exercez-vous?» 
-«Je suis social worker.» 
-«Et vous êtes écrivain?» 
-«Je suis aussi écrivain.» 
-«Alors vous devez payer une taxe spéciale pour le matériel électronique.» -«Ce n’est pas une machine électronique, c’est une vieille petite machine manuelle et portable d’ailleurs là où je vais il n’y a sans doute pas d’électricité...» -«L’Inde est un pays moderne, il y a de l’électricité partout, ouvrez votre coffre!» 
Alice ouvrit son coffre dont elle extraya des chaussettes, culottes, vêtements pour la chaleur mais aussi pour le froid vu qu’elle avait l’intention de voyager dans des régions montagneuses, des livres d’anatomie et physiologie avec des dessins et photos de squelettes et tubes digestifs dont l’effet macabre fut examiné avec l’expression de grand dégoût et enfin la vieille petite Remington... 
Puis tout d’un coup: 
-«Bon, bon... pour vieille machine, pas de taxes... circulez...» 
Un monsieur d’allure très BCBG qui attendait son tour dit en souriant: 
-«C’est incroyable comme ils réussissent à faire aller très mal tout ce qui pourrait aller simplement mal...» 

Quand Alice sortit de l’aéroport, une nuée vociférante s’abattit sur elle comme les sauterelles des plaies d’Egypte. Ils voulurent s’emparer de ses bagages, la pousser vers leur taxi, la conduire vers l’hôtel duquel ils auraient reçu une prime. Ils s’agitèrent comme des fous, gesticulant, criant, agressifs et arrogants et à la fin ils exigèrent un pourboire.  
-«Le premier impact est traumatisant...» pensa Alice pendant qu’elle s’assoyait dans la voiture de l’agence de voyage. La plupart des voitures étaient des vieilles «Ambassador» dignes des films genre «The Jewel in the Crown»...  
-«Nous voici cent ans en arrière...» pensa Alice erronément car le chaos et la pollution étaient d’une actualité brûlante. 
Le guide qui accompagnait le chauffeur avait les cheveux longs et huileux et se peignait continuellement. La fenêtre était ouverte et Alice reçut dans le visage les cheveux échappés du peigne. 
-«What is your name? Where are you from? What is your age? What is your work? What is your salary? Are you married? What is your husband’s work? Why are you in India?...» demanda le guide au lieu de commenter les monuments de la ville. Quand Alice eut le malheur de dire qu’elle venait de Suisse, ils s’exclamèrent que la Suisse était le pays le plus riche du monde, que donc elle aussi était riche et que donc ils pouvaient s’attendre un généreux pourboire. 
D’ailleurs tous les touristes disaient qu’ils avaient des salaires énormes.  
-«Abstenez-vous de m’interroger ou de commenter ma vie privée et contentezvous de présenter les monuments de la ville comme il a été convenu avec l’agence de voyage!» interrompit Alice déjà de mauvaise humeur. Vexés, au lieu de faire le tour de la ville, ils la déposèrent à son hôtel et quand ils virent qu’ils n’allaient pas recevoir de pourboire, ils ne portèrent même pas ses bagages jusqu’à la réception...  
Elle se rinça le visage et les mains puis s’assit sur son lit. C’était quand même idiot d’être à Delhi et de ne rien voir de la ville... Elle descendit à la réception. L’employé daigna l’écouter. 
-«Svp, demanda Alice , pourriez-vous me dire combien de roupies on donne en général comme pourboire…» 
-«Je suis ici pour recevoir les clients, pas pour leur donner des renseignements.» coupa l’employé... 
Estomaquée et irritée Alice dit d’un ton sec et méprisant: 
-«Appelez-moi un taxi!» puis elle s’assit dans le hall en tournant le dos à la réception.  
Alice voulut sortir du taxi pour aller visiter le mémorial Gandhi, mais dès qu’elle eut ouvert la porte, une nuée de gamins lui sauta dessus en poussant, criaillant, mendiant et elle apprit tout de suite les premiers mots indigènes: «roupie, roupie memsaab...» après quoi elle s’engouffra dans le taxi et lui dit de faire le tour des monuments mais sans s’arrêter... Le Qutub Minar et la grande mosquée furent vite expédiés car le chauffeur indou méprisait au plus haut point ces monuments témoins de la présence musulmane. 
L’air était lourd, tellement chaud et pollué qu’il en devenait suffoquant, une poussière noire, fine comme de la suie se collait aux cheveux et pénétrait au fond de la gorge provoquant une toux sèche et douloureuse. 
Alice finit par se réfugier dans sa chambre et pensa qu’elle était venue jusqu’à Delhi pour s’enfermer dans un hôtel. L’hôtel avait sans doute été de première classe, son style rappelait le luxe colonial mais le tapis plein rouge était souillé de tâches, s’était décollé et formait des plis dans lesquels elle ne manqua pas de trébucher. Les boiseries se détachaient des murs et, comble de l’histoire, la porte ne fermait pas à clé... Elle installa une chaise de façon à bloquer la clenche de la porte, et se barricada en déplaçant la table et son coffre de voyage. Ensuite, dégoûtée par l’accueil hostile du personnel de la réception, elle prit un somnifère au lieu de descendre souper. 

Jaipur 
Le lendemain elle se présenta à l’aéroport pour se rendre à Jaipur. L’agence de voyage en avait décidé ainsi étant donné que le voyage en voiture était aléatoire, tant à cause de l’état déplorable des routes qu’à cause des bandits qui dévalisaient les voyageurs...  
A l’embarquement son coffre causa la consternation générale: il pesait 40kg alors qu’il n’en était permis que 20...   
-«Si je suis arrivée jusqu’ici depuis l’Europe – intervint Alice – cela signifie que c’est possible...» 
Les employés consultèrent les règlements et finirent par appeler leur chef qui prit un gros livre dans lequel il trouva que: 
-«Pour 20kg aucun supplément, pour 1kg d’excédant autant de roupies, pour 20kg d’excédant autant de roupies x 20» et le problème fut résolu. 

Quand elle se trouva installée dans l’avion elle se dit  
-«Delhi, ça, plus jamais...» 
Maintenant l’avion descendait vers Jaipur, la ville rose qui était blottie sur les rives d’une rivière, entre le lac, les marais et les chaines de montagnes qui s’étendaient comme des plis dans un gros velours. Des murailles, temples, forts, châteaux et palais couronnaient les crêtes des montagnes et semblaient inaccessibles en voiture. Y aller aurait constitué un beau programme d’excursions si seulement la chaleur n’était pas aussi décourageante.  
A l’aéroport Alice était attendue par deux sympathiques jeunes gens employés de l’agence de voyage. Ils lui expliquèrent que la ville était en ébullition à cause de manifestations et que les cortèges s’affrontaient violemment. Une jeep passa en trombe, des hommes vêtus de noir s’y agrippaient et hurlaient des slogans belliqueux. D’autres jeeps firent irruption depuis les ruelles latérales avec le fracas assourdissant des moteurs et des klaxons... Les magasins étaient fermés et tous les rideaux métalliques abaissés. Les rares passants fuyaient à l’approche des manifestants qui lançaient des pierres et brandissaient des bâtons avec une hostilité particulière envers les Européens. Les bus de touristes rentrèrent prudemment vers les hôtels et les étrangers furent priés de ne pas sortir.  
Alice observa le tout avec intérêt, mais le chauffeur n’était pas rassuré. Chaque fois qu’il voyait un groupe de manifestants, il rebroussait chemin. D’autres voitures faisaient elles aussi demi-tour et compliquaient les manœuvres. Quand le chauffeur vit que Alice s’en amusait, il accéléra et prit l’allure des poursuites qu’il avait vues dans les films, il monta sur les trottoirs, s’élança dans les sens unique et finalement rejoignit une route qui sortait de la ville et montait vers les châteaux. 
-«Si on nous arrête, ne dites pas que vous êtes une touriste, dites que vous êtes ici pour étudier, ces cinglés sont des types dangereux, pour vous mais également pour nous...» 
Ils arrivèrent sans encombre dans la cour du fort de Jaigarh. 
-«Ici nous sommes tranquilles, vous pouvez visiter, mais ne vous approchez pas des parapets, s’ils nous voient on risque des embêtements...» 
Dans un petit temple dédié à Ganesh, un prêtre, torse nu et enveloppé d’une espèce d’ample toge blanche  à la romaine, officiait. Ils entrèrent, quelqu’un sonna une grosse cloche qui pendait près de l’entrée pour attirer l’attention du dieu et quand Alice eut déposé son offrande en roupies, le prêtre récita une prière et distribua des petites boules de sucre qu’on ne pouvait pas ne pas manger...  
-«Gare aux amibes...» pensa Alice pendant qu’elle avalait les grains à contrecœur...  
Les heures passèrent, le guide avait conduit Alice dans toutes les salles, il avait raconté tout ce qu’il savait, répondu à toutes les questions et téléphoné de nombreuses fois à son bureau et s’était fait gronder par son chef à cause des risques qu’ils avaient pris au lieu de tranquillement déposer leur cliente à son hôtel. Quel désastre pour l’agence s’il arrivait malheur à leur cliente...  
En ville la révolution continuait: on lapidait les voitures, les manifestants se battaient et il n’y avait qu’à attendre en lieu sûr que les esprits se calment.  
Alice jouissait du paysage,  de la beauté majestueuse des palais, du silence, de la brise tiède et se promena dans les vastes salles désertes, accompagnée par un couple de petits singes. Depuis les fenêtres on pouvait observer la plaine. Le fleuve paisible et le palais au milieu du lac contrastaient avec l’agitation violente et vaine des hommes qui continuaient à se battre. Cette frénésie était inquiétante car ils semblaient ivres ou drogués et certainement dangereux. 
-«C’est un jour de grève générale – dit le chauffeur – toute l’Inde est paralysée. Vous avez de la chance de ne pas être bloquée à Delhi et ainsi vous avez pu visiter le fort qui n’était pas prévu dans votre programme.» 
Grève générale, toute l’Inde était paralysée... donc la misère n’était pas due uniquement aux caprices de la mousson ou aux conséquences de l’ère coloniale, mais aussi à l’instabilité politique et sociale.  
-«Cela ne durera plus longtemps – dit le guide qui malgré son jeune âge en avait vu d’autres – quand ils auront digéré leur petit-déjeuner, ils commenceront à avoir faim et donc ils iront manger et après cela, avec la digestion et la chaleur, ils iront dormir et nous aurons le champ libre pour aller visiter la ville.» 
En effet dans l’après-midi le calme revint, la révolution faisait la sieste et Alice put gagner son hôtel. 
Elle prit une douche, puis lut le chapitre consacré à Jaipur dans son guide touristique et alla se promener dans la ville déserte avec son livre sous le bras.  Ses jeunes guides avaient fait de leur mieux mais décidément le livre était plus intéressant... Elle fit le tour classique: le palais des vents, celui du Maharaja, l’observatoire astronomique. Elle aurait aimé en savoir plus et pouvoir y revenir la nuit avec un astronome mais cela n’était pas prévu et, la nuit, l’accès était interdit. 
Le soleil descendait lentement et elle reprit la direction de son hôtel. En chemin elle aperçut un autre temple de Ganesh et eut la mauvaise idée d’y entrer. Une famille était en train d’y célébrer une puja et l’invita à y participer. Elle n’osa refuser, sonna la cloche et offrit quelques roupies. C’est alors que la jeune femme vint vers elle et lui offrit une boule de pâte jaunâtre qu’elle dut ... manger...  Voilà le dilemme : ou bien offenser ces gentilles personnes, ou bien risquer d’ingurgiter toute une ribambelle de bactéries, d’amibes et de germes dont elle imaginait la dangereuse prolifération dans son intestin...  
Toute l’assistance riait, ils étaient contents, tous allèrent sonner toutes les clochettes et Alice en fit autant... en espérant que Ganesh la préserve... 
En sortant du temple Alice alla récupérer ses chaussures auprès de la petite fille dont le métier était de garder les chaussures de ceux qui entraient dans le temple. Alice lui donna un gros billet mais plié de telle façon qu’elle n’allait s’en apercevoir que plus tard. Quelle surprise pour la petite gardeuse de chaussures... et peut-être Ganesh allait-il vraiment apprécier ce geste...  
Le soir descendait lentement, les couleurs du ciel devenaient extraordinaires, un énorme temple en marbre blanc et en construction se profilait sur les bleus et les violets du coucher du soleil. 
Alice entra, tout était parfaitement propre, d’une richesse étonnante, blanc et or... C’est ainsi qu’elle prit conscience d’une des réalités les plus étonnantes de l’Inde: la religion indoue, avec son panthéon extravagant, n’était pas une mythologie ancienne qui était passée au musée de la culture, comme les mythologies grecques ou égyptiennes, mais une réalité toujours actuelle. Des gens finançaient la construction de temples indous comme on finance encore la construction d’églises catholiques... Les dieux ont la peau dure et les hommes peinent à s’interroger au sujet de leur existence. Avec la mythologie indoue elle eut l’impression de retour vers l’antiquité et elle décida d’en observer les rites comme elle avait observé les danses des tribus africaines pendant son enfance au Congo.  
Elle pouvait imaginer un scientifique juif ou chrétien mais pas un médecin ou un ingénieur faisant des puja à Ganesh ou Kali ou construisant un temple en l’honneur de Ram. 

Le soir était descendu sur la ville, Alice retourna dans sa chambre, lut quelques pages de son guide touristique, écrivit son journal sur la vieille petite machine à écrire et puis alluma la télévision. Les programmes et surtout la publicité, donnaient une idée des mentalités locales. Heureusement CNN et la BBC arrivaient aussi et les feuilletons étaient décidément devenus universels... 
Les mêmes personnes construisaient des temples ou faisaient des puja à Kali et suivaient les feuilletons américains en rêvant de ressembler aux stars de Bollywood...  
Grâce à la télé tout le monde allait-il s’habiller en jeans, manger des hamburgers et parler anglais? Assise sur son lit à Jaipur, elle suivit un journal télévisé européen. Cette technique-là était prodigieuse .  
Quand la nuit fut tombée, la température devint agréable et la vie reprit en ville. Les lumières étaient allumées, les gens se promenaient, les restaurants ouvraient, mais Alice n’osait pas s’y aventurer seule et donc elle monta dans le restaurant de l’hôtel. C’était un restaurant luxueux, très vaste, avec de la lumière tamisée et une vue panoramique sur la ville. Un groupe de touristes riait, les serveurs circulaient lentement et, dans un coin, un trio de musiciens jouait une musique non identifiable dans l’indifférence générale. Plusieurs tables étaient occupées par des couples indiens. Etre assise là, seule, semblait incongru et n’avait rien de plaisant car les serveurs, qui n’avaient sans doute pas l’habitude de voir des femmes seules se comportaient de façon vraiment entreprenante... Alice avala son souper sans plaisir et quand un serveur voulut engager la conversation elle coupa court en disant: 
-«Non, non, je ne connais rien à la musique indienne. En fait je crois qu’elle ne me plait pas. Apportez-moi ma note svp.» Elle signa le bon, sortit de table et, de mauvaise humeur, regagna sa chambre. 

Le lendemain, finie la révolution, un autre guide accompagna Alice pour visiter le fort d’Amber. Comme convenu elle attendait à 8h précises dans le hall de l’hôtel. Le guide arriva avec une demi-heure de retard, les cheveux ébouriffés et les yeux encore gonflés de sommeil.  
-«Il est très tôt.» dit-il pour s’excuser.  
-«En Europe je me lève tous les matins avant 6h pour aller travailler et pendant le week-end je me lève plus tôt pour aller en montagne.» répondit-elle sèchement.  
Des chameaux tiraient leurs charrettes dans les embouteillages causés par les manœuvres des bus de touristes. La montée vers le fort se faisait à dos d’éléphant. Des dizaines de touristes riaient bruyamment et faisaient la queue en attendant leur tour de se faire photographier avec l’éléphant ou assis dans la nacelle... Le pauvre éléphant regardait cette foule stupide avec résignation. Le sort de ses congénères sauvages était sans doute encore pire puisque la jungle, de plus en plus envahie par les humains, se rétrécissait au point de les priver de leur habitat. 
«Si les éléphants meurent, les hommes meurent aussi.» 
Alice observa un groupe de touristes allemands assis sur les pelouses au milieu des parterres de fleurs et un autre groupe d’américains obèses qui descendait d’un bus. A voir cet échantillonnage, la disparition des humains ne pouvait être que bénéfique.  
-«Allons à pieds.» -dit Alice sans se préoccuper des protestations de son jeune guide qui rechignait à l’idée d’une ascension si fatigante. Elle trouva un petit escalier qui constituait un raccourci et s’y lança d’un pas leste et désinvolte. Le guide suivait en débitant une longue théorie sur la nécessité de «communiquer». Quand ils arrivèrent il était hors d’haleine. 
-«Vous voyez –dit Alice – si vous aviez marché en silence vous auriez épargné votre souffle...» 
Le jeune homme était maigre et faible comme s’il ne pratiquait aucune activité physique. On devinait ses jambes décharnées sous le tissu léger de son pantalon trop large.  Evidemment cette chaleur n’incitait pas au jogging...  
Le fort était splendide mais négligé. S’il avait été valorisé comme les monuments le sont en Europe, cela aurait été une merveille. Ce qui en subsistait faisait rêver aux fastes des maharajas: les cortèges avec les éléphants richement caparaçonnés, les musiciens et les tambours, les escortes à cheval, le palanquin de la maharani, suivi de ceux des concubines... Profusion de tissus extraordinaires, soieries, brocarts, perles, pierres précieuses, ors, argent, tapis, fontaines d’eau fraîche parfumée au jasmin ou à la rose, encens, scènes de chasse, danseuses, les délices des amours...  
Sur un balcon se trouvait un énorme métier. Des garçonnets étaient en train de nouer un tapis. Ils auraient aimé le lui vendre, elle aurait aimé le leur acheter, mais comment aurait-elle voyagé avec un tapis... et puis... en fait, elle n’avait aucune confiance...  

Au loin, le palais d’été se reflétait en longues ombres entre les ondoiements paresseux du lac et les dégradés pourpres du ciel. Voilà tout ce qui subsistait de cette culture raffinée et de cet art de vivre luxueux destinés uniquement à quelques hommes puissants. Mais peut-être en ces temps-là chacun trouvait-il sa niche dans cette échelle sociale compliquée.  
Les grands rois avaient attiré à leur cour les artistes et hommes de sciences, aujourd’hui il n’en restait que le défilé des touristes et la rue des bijoutiers où personne n’aurait osé acheter de bijoux... 

L’après-midi prévoyait le transfert de Jaipur vers Agra.  
Alice descendit à la réception de l’hôtel pour régler sa facture, ils refusèrent les roupies et exigèrent des dollars. Pour lutter contre le trafic de devises étrangères le change était obligatoire dans un bureau autorisé qui produisait un certificat qu’il fallait montrer à chaque payement important, mais ils n’avaient pas prévu la possibilité de photocopier les certificats.  
-«Personne ne peut m’obliger à payer en dollars – dit Alice – nous sommes en 
Inde et donc je payerai en roupies.»  
Le manager demanda le certificat de change, Alice le lui présenta mais exigeât qu’il le lui restitue. Le manager devint nerveux. 
-«Nous devons photocopier le certificat...» - dit-il puis disparut dans la partie arrière du bureau. Puis il revint en disant qu’ils n’avaient pas de photocopieuse et qu’il faudrait beaucoup de temps pour recopier le tout à la main. Sans doute comptait-il sur la légendaire impatience des Occidentaux mais Alice avait fait un bon apprentissage dans les bureaux du port de Karachi pour une histoire de dédouanement qui avait duré trois jours.  
-«No problem...» dit-elle puis elle commanda le thé. 
Quelqu’un lui demanda si elle avait été au Pakistan.  
-«En effet – dit-elle  - j’y ai séjourné longuement, c’est un pays magnifique.» Elle ne savait pas encore que parler de Pakistan en Inde était comme nommer une corde dans la maison d’un pendu. 
Le certificat revint plus rapidement que prévu, elle paya en roupies, ignora l’atmosphère hostile et descendit s’assoir dans le véhicule de l’agence de voyage, en partance pour Agra... 

Les campagnes étaient riches, les cultures verdoyantes, le bétail opulent. Les gros buffles noirs avaient d’énormes cornes recourbées par dessus leur tête et semblaient très doux. Des paons se promenaient sur les digues entre les étangs. Les collines s’étendaient à perte de vue, couronnées de forteresses, de tours de garde, de temples et palais. Ca et là, dans cette vaste plaine surgissaient des bosquets et quelques maisons. Dans un jardinet, deux femmes vêtues de rouge étaient accroupies devant une colonne d’où jaillissait une fontaine, elles savonnaient un petit enfant qui riait et éclaboussait d’eau et de mousse les femmes qui jouaient avec lui.  

Un étrange amas autour duquel des dizaines de vautours sautillaient et voletaient, obstruait la route. 
-«Camel accident...» dit le chauffeur qui évita l’obstacle sans même ralentir. 
Un chameau avait été renversé, il restait où il était tombé. Personne ne pensait à emporter la carcasse puante, les voitures le contournaient. Les vautours arrachaient des lambeaux de peau et de chair, des chats sauvages, des chiens errants et d’autres petits carnassiers allaient finir le travail. Ensuite les voitures auraient écrasé les derniers restes et lentement le cadavre aurait disparu... 

Fatehpur Sikri 
La magnifique cité construite en grès rose par les empereurs moghols somnolait maintenant dans la solitude, loin des foules. Jardins, vasques, fontaines, l’école des demoiselles, le harem impérial, la salle des joyaux, le palais des brises, la tour des vents s’étaient mués en scène romantique d’un théâtre vide et silencieux.  Fatehpur, la ville de la victoire et Jaipur, la ville de la gloire, n’étaient plus que des souvenirs mélancoliques d’un glorieux passé... 
Fatehpur avait été imposante et luxueuse et ensuite elle avait été abandonnée, tout simplement parce que l’eau s’était tarie...Le grand roi avait construit sa majestueuse cité et un simple changement climatique l’avait rendue inutile.  

Agra 
Le soir commençait à descendre quand ils arrivèrent à Agra. Depuis la fenêtre de sa chambre, Alice put voir le Taj Mahal. Les couleurs s’estompèrent, diluées dans la fumée et le smog, ensuite le brouillard se leva et la nuit s’installa sur la ville. 
Le marbre blanc et délicat du Taj avait résisté aux outrages du temps, mais comment allait-il résister aux acides de la pollution atmosphérique? 
La précision et le raffinement de l’architecture antique contrastaient péniblement avec le délabrement et l’incurie des bâtiments contemporains.    
Entre le châssis et le chambranle de la fenêtre un espace d’une vingtaine de centimètres démontrait que soit le fabricant de fenêtres avait construit des fenêtres trop étroites, soit le maçon avait construit des fenêtres trop larges... et personne n’avait songé à combler cet espace vide. De toute façon personne n’allait voir derrière les lourdes draperies.  Quand Alice s’approcha de la fenêtre pour admirer le Taj, elle se trouva nez à nez avec un nid d’énormes guêpes qui s’était installé dans l’espace entre la fenêtre et le mur... Elle referma soigneusement les rideaux et les grosses tentures pour empêcher les guêpes d’entrer dans sa chambre... 
Elle descendit dans la salle à manger pour y souper mais le maître d’hôtel la refoula: toutes les places étaient réservées pour les touristes qui arrivaient en cars...  
Elle alla se promener dans la galerie commerçante, retourna dans sa chambre  et laissa la lumière allumée toute la nuit pour tenir les guêpes à l’œil... 

Le jour suivant fut plus heureux: les touristes étaient peu nombreux et elle put se promener tranquillement dans le fort, dans les jardins du Taj et le long des méandres du fleuve Yamuna, d’autant plus que le guide était discret et silencieux.  Elle put se laisser emporter par ses rêveries. L’endroit était enchanteur: les couleurs et parfums, l’élégance des constructions, les perspectives sophistiquées, les échiquiers de parterres fleuris, les pelouses, cyprès et fontaines, bassins et allées, minarets et coupoles... 
Le bleu sombre des bassins alternait avec le rose du grès, le vert des buissons avec le blanc du marbre et l’azur du ciel, symétries, reflets, rayons, fleurs, motifs géométriques, calligraphies en onyx et arabesques de versets en marqueteries de pierres précieuses... Un artisan était en haut d’un échafaudage et patiemment il limait les bords d’un élément en onyx en forme de W qu’il allait insérer dans la frise qu’il était en train de restaurer. Régulièrement il essayait d’insérer la pièce à sa place, puis recommençait à limer, doucement, délicatement et avec une précision éloquente.  
Un gamin demandait des roupies aux touristes, puis il faisait descendre des écureuils d’un arbre voisin et ils venaient manger dans sa main.  
Des mangoustes jouaient sous les buissons.  
Le jardin des raisins, la salle des miroirs, l’étang aux poissons, la fontaine sculptée en fleur de lotus, les marbres délicatement marquetés, les pierres précieuses enchâssées en formes de fleurs et de fines guirlandes aux nuances chatoyantes... tout rappelait Baudelaire: «Là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté...» 
Tant de beauté raviva la solitude et la mélancolie d’Alice: être ici, seule, sans personne avec qui partager, avec qui échanger... alors que le Taj avait été l’expression de la passion d’un homme pour une de ses épouses... 

Khajurâho 
L’idée qu’Alice s’était faite de l’Inde se limitait aux images romantiques du Rajasthan. En arrivant à Khajurâho elle découvrit un monde complètement différent, tropical, non plus moghol mais profondément hindou avec des temples aux formes étranges, comme des cigares plantés verticalement dans le sable et couverts de bas-reliefs aux scènes pour le moins surprenantes qui racontaient des chasses, des batailles, mais aussi des orgies ou tout simplement des prouesses érotiques 
Alice suivit le guide dans le jardin des temples les plus importants. Le guide luimême méritait d’être attentivement examiné. C’était un homme entre deux âges qui se voulait une allure de play-boy: lunettes solaires à la mode et surtout pantalon blanc très juste au corps... Il voulait à tout prix parler en français. Ce qui était fort drôle, c’était le contraste entre son attitude maniérée et les expressions vulgaires typiques de l’argot parisien que probablement lui avaient enseignées des touristes facétieux... 
Devant les scènes érotiques il ne savait pas s’il allait se laisser aller à la trivialité ou bien rester prudemment pudique devant cette cliente qui voyageait seule, était peut-être troublée par ces images excitantes…  
Les indiens avaient vu les films dans lesquels les femmes occidentales étaient insatiables et peut-être celle-ci était-elle sa chance à lui...  
Alice resta impassible, ne sourit même pas pour les commentaires  qu’il croyait spirituels pendant qu’il décrivait les accouplements embellis par son imagination mais dont Alice avait lu l’analyse dans les livres achetés à Agra.  
-«Ces sculptures –dit-il finalement- sont des paratonnerres: la déesse de la foudre est vierge, alors, elle n’ose regarder ces accouplements éhontés et elle s’enfuit au loin...» 
-«Voilà une mode à lancer en Occident - pensa Alice - peut-être moins efficace mais certainement plus suggestif que les cages de Faraday...» 
En arrivant à son hôtel Alice commanda du thé et du cake. Autour de la table voisine un groupe de jeunes messieurs devisait. Deux d’entre eux étaient sans doute britanniques et peut-être même homosexuels. Ils portaient la cravate, pantalon blanc et blazer rouge aubergine avec un formidable écusson brodé d’or sur la pochette. 
-«Mais non – dit l’un d’eux avec un regard tendre pour l’autre – elles expriment le principe tantrique selon lequel l’orgasme préfigure l’extase divine…» 
-«Nous croyons par contre que ces scènes glorifient tout simplement la virilité des rois de l’époque... enfin, ceux qui ont fait construire ces temples...» rétorqua 
un jeune homme avec la peau basanée et un accent fort drôle -«Il y a de cela trèèès longtemps...» plaisanta un autre.  
-«Cela pourrait aussi constituer une façon de décharger les pulsions érotiques, dehors, avant de pénétrer dans le temple. Suggéra le deuxième Anglais – c’est la raison pour laquelle nous ne mettons pas les images érotiques dehors mais dans les chambres à coucher ou les boudoirs...» 
Ils échangèrent des clins d’œil complices qui prouvaient que leur voyage d’étude comprenait également des exercices pratiques.  
Alice pensa leur faire part de la version qu’elle avait reçue, mais sans doute les vierges intéressaient-elles peu... 
Le premier des anglais, qui semblait aussi le plus âgé, prit une gorgée de thé, déposa tasse et soucoupe sur la table puis se laissa aller en arrière contre le dos de sa chaise, leva les mains en opposant les pointes des doigts, jusqu’au niveau de son visage et dit en fermant les yeux: 
-«Well... I never did it, but I like it...» 
Ils gloussèrent, terminèrent leur thé et sortirent en bavardant à voix basse.  
Le salon tomba dans le silence. Aux murs trônaient des reproductions de tableaux de Delacroix: «La Victoire guidant le peuple», «La mort de Sardanapale» et «Le radeau de la Méduse» de Géricault. 
Alice sortit pour se promener jusqu’au village. A peine eut-elle franchi la grille du jardin qu’une vingtaine de conducteurs de rickshaw se précipitèrent vers elle en se bousculant, criant, vociférant et ils la suivirent jusqu’à ce que, excédée, elle ne retourne vers l'hôtel, dans sa chambre, pour y écrire des cartes postales.  
Donc, en Inde, il n’était pas possible de marcher en rue... 
Le bureau postal occupait un pavillon en face de l’hôtel. Les deux employés qui étaient assis devant leur guichet, avaient déposé leur tête sur leurs bras croisés, et ils dormaient.  
-«Hm, hm...» - dit Alice en frappant à la porte.  
Ils regardèrent les cartes postales: trente cartes postales! et toutes pour l’Europe!... 
Le premier employé prit une carte postale en main et l’examina soigneusement, il ouvrit un tiroir, prit un timbre-poste, ferma le tiroir, donna le timbre avec la carte à son collègue,  qui prit avec l’index un peu de colle d’un petit pot, l’étendit sur le timbre, colla le timbre sur la carte et déposa la carte à l’autre bout des guichets. Ensuite le premier employé recommença avec la deuxième carte postale exactement la même procédure... et ensuite avec la troisième jusqu’à la trentième...  
Ensuite ils firent un nouveau tour pour oblitérer tous ces timbres. Enfin, ils firent par écrit des comptes tout à fait exacts: 30 cartes postales x 11 roupies = 330 roupies... en... 73 minutes...  

Vârânasî 
Bien que le voyage d’Alice eût été organisé depuis la Suisse par une agence de voyage suisse, à chaque embarquement les mêmes difficultés se présentaient et son vol n’avait pas été confirmé. Il fallait donc qu’elle attende que tous les passagers fussent embarqués. Ensuite venaient les discussions au sujet de son bagage. Evidemment c’était une grande malle. Mais puisqu’elle partait pour au moins six mois, qu’elle allait séjourner dans la chaleur de Calcutta et les températures hivernales des contreforts himalayens, elle avait prévu les vêtements adéquats.  
Elle allait aussi s’occuper de soins de santé et avait donc emporté des livres. Pour se relaxer elle avait pris son walkman avec quelques CD... Cela pesait oui, bien sûr, mais puisqu’elle était arrivée jusque là, cela signifiait que c’était possible... Donc, une fois de plus de longues discussions s’engagèrent, il y eut des suppléments à payer, beaucoup de suppléments... mais à la fin tout s’arrangeait... tout était question de patience... et de roupies… 
A Vârânasî elle fut accueillie par un guide qui avait tout l’air d’être un vieil instituteur en pension...  
Elle eut à peine le temps de déposer son bagage à l’hôtel que l’instit l’emporta,  en premier lieu, au marché pour touristes.  
L’endroit était sale et obscur. Plusieurs ouvriers y tissaient des sarees aux couleurs bariolées entremêlées de fils d’or et d’argent. Les métiers étaient énormes. Une faible ampoule électrique pendouillait à son fil. Alice se demanda comment il était possible de produire des tissus aussi beaux dans des conditions aussi misérables. Les tisserands eux-mêmes étaient misérables: vieux et rachitiques et ils mendiaient pour recevoir quelques roupies... Maintenant elle connaissait bien le mantra le plus populaire en Inde: «roupie memsaab...» que l’on récite avec les larmes aux yeux et la main tendue... Une telle déchéance, elle ne l’avait jamais rencontrée au Pakistan. Sans doute au Pakistan étaient-ils tout aussi pauvres, mais au moins, eux, avaient de l’amour propre. Ou bien était-ce la différence entre la fierté des montagnards et la servilité des citadins?... 
Bien sûr ils faisaient pitié et Alice eut pitié mais elle ne sut comprendre si tout cela était vrai ou bien une mise en scène pour l’apitoyer... Elle voulut prendre des photos et ils se déchainèrent: 
-«No foto! no foto! roupie! roupie!...» 
Alice fit semblant de ne pas comprendre, sourit et répondit très cordialement : -«Yes, yes, thank you! thank you very much...» et elle se dirigeât prudemment vers la sortie... 
Puis reparurent les personnes obséquieuses qui l’avaient accueillie à son arrivée : -«Vous avez vu les sarees? Vous voulez en voir d’autres? Vous voulez acheter des sarees?...» 
-«Oui – répondit Alice – je les ai vus, ils sont magnifiques, mais que voulez-vous que j’en fasse? Vous savez bien que les femmes ne portent pas le saree en 
Occident...» 
-«Mais vous pourriez en porter...» 
Et pour ne pas offenser ses interlocuteurs en disant tout bonnement que cela ne l’intéressait pas elle chercha des excuses aimables: 
-«Non vraiment... en Occident, le rythme de travail ne permet pas des vêtements aussi irrationnels... Vous me voyez avec un truc de ce genre courir et sauter dans un bus? Et pour le carnaval ... c’est vraiment trop beau et trop cher... D’ailleurs vous me voyez danser le rock au carnaval avec ces houppelandes?... Que voulezvous que j’en fasse? des nappes, des rideaux?» 
Evidemment ils ne savaient pas ce que signifiait courir derrière un bus mais ils comprirent qu’elle n’allait rien acheter et ils la chassèrent sans ménagement...  

Décidément, les Indiens qu’elle avait rencontrés jusqu’à présent n’avaient rien en commun avec les gourous bienveillants comme les Bagwan qui écrivaient des livres enivrants  et arboraient des sourires charmeurs. Les Indiens n’étaient-ils donc pas semblables aux apôtres d’amour qui peuplent les ashrams? Evidemment ici nous étions encore dans le monde du business, du capitalisme contaminé par la barbarie occidentale... une fois arrivée à destination auprès des vrais pauvres, c’est là qu’elle allait trouver l’authenticité, le partage, la vrai charité... Patience donc... 
L’hôtel était en vieux style colonial, très digne, très romantique avec de grands salons aux murs recouverts de boiseries précieuses et tendus de tapisseries anciennes. Plusieurs personnes attendaient l’heure du souper en prenant l’apéritif au bar. Un groupe parlait en Allemand. Une dame habillée ridiculement en robe du soir ne pouvait être qu’anglaise... 
Le maître d’hôtel vint annoncer que le restaurant était ouvert. Un magnifique buffet aux salades colorées et aux spécialités locales éblouissait et provoqua des exclamations d’admiration. 
Alice avait appris à être prudente et n’osa goûter que les plats cuisinés et bien chauds.   
A Jaipur, un bus de touristes français souffrait d’une horrible diarrhée et quand même ils continuaient à manger des salades crues, des desserts suspects, des jus de fruits dans lesquels peut-être nageaient toutes espèces de germes, bactéries et terrifiantes amibes... 
Alice s’assit à l’écart et observa ces inconscients qui s’en donnaient à cœur joie même avec des plats assaisonnés aux épices les plus incendiaires et qui immanquablement allaient leur provoquer des brûlures d’estomacs et des hémorroïdes... 
Elle finit par demander un thé vert et une tranche de cake. D’une part elle aurait aimé s’attarder à bavarder mais d’autre part, elle examina les personnes présentes, ne vit personne qui l’attirait et décida d’aller se coucher. 
Le lit fut une autre surprise: c’était une table en bois recouverte d’un fin matelas en coton très dur... au sud de Vârânasî, pas de matelas confortables... 

L’aube était froide. Alice suivait le guide le long des ruelles désertes et puantes. Pour marcher facilement elle chaussait ses petites tennis roses et pour ne pas les souiller, elle dût louvoyer, malgré l’obscurité, entre les excréments de toutes sortes et les vomissements. Son ample châle pakistanais de grosse laine suffisait à peine. Plus ils se rapprochaient du fleuve, plus ils rencontrèrent de gens qui eux aussi se hâtaient dans la même direction. Beaucoup portaient une lampe ou une lanterne. Ils descendirent sur le sable, le guide discuta avec un propriétaire qui aida aimablement Alice à monter dans sa barque. Tous parlaient respectueusement à voix basse: l’heure était religieuse. Des enfants vendaient des lumières: de petites bougies étaient fixées au centre de grandes feuilles et entourées de fleurs. Alice en acheta. Ils commencèrent à remonter le fleuve, très lentement. Le courant était fort et le batelier donnait des coups de rame vigoureux et bien cadencés.  
-«Voilà – dit le guide quand ils furent arrivés assez loin de la berge – maintenant vous pouvez déposer les lumières sur l’eau: ce sont des hommages à la déesse Ganga. Dites des prières et exprimez des vœux...» 
Les petites lampes se balancèrent joyeusement au fil des petites vagues qui les emportaient vers d’autres dizaines de petites lampes qui dérivaient vers le milieu du fleuve en un scintillement féérique. La nuit commençait à peine à devenir moins sombre. Ils continuèrent à remonter le courant. A gauche le large fleuve s’étendait à perte de vue, sans qu’on puisse en voir l’autre rive. A droite on commençait à deviner les larges escaliers des ghâts qui descendaient dans l’eau et plus haut se dressaient des palais et des hôtels pour les pèlerins qui toute l’année venaient accomplir le pèlerinage sacré.  
Le batelier ramait, le silence invitait à la méditation. Le dos d’un gros poisson qui nageait parallèlement à la barque sortait régulièrement de l’eau. 
-«C’est un dauphin qui nous accompagne, c’est de bon augure...» - dit le guide... Le dauphin était énorme, certainement plus grand que la barque et tellement proche qu’Alice réussit à le toucher. Il aurait certainement pu renverser la petite embarcation, mais un dauphin de bon augure...  
Ils remontèrent longuement le fleuve jusqu’à ce qu’ils n’atteignent l’extrémité des rives construites, puis le batelier les mena vers le milieu du fleuve, confia  la barque au courant qui les ramena lentement vers leur point de départ.  
Le ciel commençait à s’éclaircir, à l’horizon, sur l’autre rive, les premiers rayons blancs devenaient  jaunes puis oranges. Sur les escaliers qui descendaient dans l’eau de nombreuses personnes accomplissaient des rites religieux. Les uns descendaient tout habillés dans l’eau, avec un petit pot en cuivre ils prenaient de l’eau et se la versaient sur la tête en récitant des prières. D’autres se déshabillaient, d’autres encore se savonnaient énergiquement et étaient blancs d’écume. D’autres encore lavaient tout simplement leur linge.  
Sur une terrasse isolée, un homme était assis en position de lotus, face au soleil levant, il était plongé dans une profonde méditation. Un petit groupe de femmes chantait en jetant des pétales et des fleurs en hommage à la déesse. 
Le disque solaire s’était levé au-dessus de l’horizon mais était encore tempéré par le brouillard qui prenait toutes les nuances des couleurs de l’arc-en-ciel, du grenat, aubergine à l’abricot puis à un jaune tellement éblouissant qu’il obligeait à cligner des yeux. Les rayons se reflétaient dans l’eau et dessinaient un élégant tapis d’escalier qui gravissait les marches de l’autel jusqu’au pied de l’astre qui resplendissait maintenant de toute sa puissance.  
Sur le ghât des crémations, les bûchers funéraires étaient déjà allumés et produisaient une fumée dense et acre. Les cendres et les restes des cadavres étaient jetés dans l’eau sacrée que cent mètres plus en aval les fidèles employaient pour leurs ablutions, se laver la bouche et même boire...  
De nombreuses personnes accomplissaient des rites avec des lumières. Le «spectacle» était fascinant et donnait envie de s’approcher pour photographier, voir, regarder... Mais ces personnes semblaient si absorbées et si convaincues que les photographier dépassait la limite du respect. Limites que certains touristes n’hésitaient pas à franchir. Il y avait certainement matière à prendre des clichés magnifiques: ces visages étaient beaux, les longs cheveux dénoués, le dessin de ces corps qu’on devinait au travers des vêtements mouillés et des couleurs qui ondoyaient autour d’eux, même les vieux aux cheveux gris et aux corps décharnés se mouvaient avec l’élégance des roseaux.  
Alice resta silencieuse et regarda longuement, intensément pour pouvoir s’en souvenir. Le recueillement, la piété, le mysticisme de ces pèlerins qui étaient venus de toute l’Inde et même de l’étranger donnaient la mesure de la conviction que ces personnes avaient qu’ils étaient vraiment en train de se préparer une issue heureuse à la chaîne de leurs réincarnations et de leur karma...   
Au sommet d’un des escaliers des religieux allumèrent des lampadaires qui portaient des dizaines de petites flammes, sans doute de petites lampes à huile, puis ils descendirent les escaliers, levèrent et baissèrent les lampadaires en grands mouvements très amples pour saluer le soleil naissant.  
Le fleuve porta lentement la barque jusqu’à leur point de départ près d’un temple qui s’enfonçait dans le sable.  
Alice suivit le guide dans les ruelles qui maintenant étaient pleines de gens qui priaient, chantaient, aspergeaient, parsemaient  de fleurs les statues et les divinités les plus bizarres.  
Fumée de charbon de bois, odeurs de cuisine, puanteur des immondices,  excréments, diarrhée, vomissements, déchets végétaux en décomposition, vaches couchées obstruant le passage, chiens errants affamés, lépreux sanguinolents contrastaient  étonnamment avec la ferveur mystique. Alice se demanda quelles sublimations de l’esprit pouvaient éprouver des personnes qui vivaient dans cette crasse répugnante. Pour elle «ville sacrée» évoquait les fastes du Vatican, les cathédrales gothiques, Vézelay, mais certainement pas cet immonde cloaque. De ses séjours au Pakistan elle avait gardé le souvenir de l’âme propre dans un corps propre et dans un endroit propre: les tapis de prière en soie, la grande mosquée en marbre blanc d’Islamabad, les rosaires en nacre ou bois de santal, les voiles de mousseline. Son idée de dévotion était particulièrement liée à celle de la splendeur des glaciers et des montagnes enneigées.  
Job sur son fumier ne priait pas, il se lamentait, il suppliait. La beauté des montagnes incite à l’extase mystique, les ruelles de Vârânasî au désespoir. 

Bhubaneshwar 
Le vol de Vârânasî à Calcutta avait été supprimé et donc il fallait faire le crochet par Bhubaneshwar pour y attraper le vol provenant de Bombay.  
Le petit aéroport rappelait ceux du Congo, réduits au stricte nécessaire, à s’étonner qu’il y eut une piste... Les avions des lignes internes étaient vieux mais fonctionnaient parfaitement. Les pilotes étaient énergiques, ils décollaient verticalement et atterrissaient comme sur un porte-avions tandis que les hôtesses, drapées dans leurs élégants sarees passaient d’un passager à l’autre, elles flottaient  comme de petits nuages.  
Deux guides fort jeunes attendaient Alice. Leur enthousiasme prouvait qu’ils étaient passionnés par leur profession et elle pensa qu’avec ces gamins espiègles elle allait finalement avoir une étape amusante. Ils allèrent visiter des temples mais les prêtres étaient odieux: ils n’avaient rien de religieux, ils voulaient uniquement vendre la visite de leur édifice le plus cher possible.  
-«Ils ne font rien – se lamenta un des guides – ils veulent recevoir de l’argent sans travailler, ce sont des parasites, ils sont entretenus et inutiles. Nous, nous travaillons, nous guidons les touristes et eux ils importunent nos clients, ils compliquent tout.»  
Dédaignant les prêtres et leurs temples, Alice s’en alla sans rien payer et reçut une avalanche d’imprécations, d’insultes et de malédictions.  
-«Ce n’est pas une touriste – cria un des guides – c’est une social worker, elle est ici pour étudier...» Mais rien n’y fit et il ne leur resta qu’à s’éloigner au plus vite.  Les temples ressemblaient à ceux de Khajurâho, étaient moins intéressants et servaient encore aux cultes rendus par les habitants de l’endroit...  
Dans un petit temple à l’écart ils trouvèrent un prêtre souriant, il prit Alice par le bras et la conduisit à l’intérieur. Il y faisait nuit noire, une faible petite ampoule qui pendouillait à un fil électrique faisait danser des ombres inquiétantes et, terrifiée, Alice s’attendit à sentir sous ses pieds nus les volutes glacées de cobras ou autres monstres... 
Dans ces conditions il était facile d’impressionner les fidèles.  
Ils jetèrent des monnaies dans une fontaine porte-bonheur.  
Dans une rivière dont l’eau limpide courrait rapidement, un enfant lavait une dizaine de gros buffles noirs. 
L’entrée de l’hôtel était décorée de guirlandes et de banderoles qui souhaitaient la bienvenue aux illustres participants d’un symposium... Des dizaines de jeunes espoirs se promenaient dans le hall et les jardins. Ils portaient tous un costume noir, la chemise blanche et la cravate. Alice ne réussit pas à comprendre s’ils discutaient d’économie, de banques ou d’électronique. Ils étaient concentrés au point d’ignorer le reste du monde et Alice passait au milieu d’eux comme si elle avait été invisible.  
Le soir, ils organisèrent un spectacle sur la pelouse: des dizaines de chaises faisaient face à une estrade, de puissants haut-parleurs diffusaient de la musique...  indienne. Dès que le soir tomba, ils allumèrent des guirlandes d’ampoules électriques. Une danseuse en costume traditionnel vint danser et chanter. Le chant était une plainte monotone et interminable, la voix aigüe était déplaisante et la danse était une succession de pas lents accompagnés de mouvements de bras compliqués. Par moments l’artiste faisait un supplément de simagrées qui lui valaient des applaudissements enthousiastes. 
-«Je ne suis pas assez formée pour apprécier cela...» pensa Alice, elle ferma sa fenêtre pour ne plus entendre le bruit et s’endormit. 

La campagne de l’Orissa. 
Le voyage d’Alice avait été organisé soigneusement, mais pour cette étape les instructions s’étaient perdues dans les méandres asiatiques...  
-«Je suis à votre disposition – dit le guide – mais puisque l’avion ne part que ce soir, nous avons toute la journée pour aller où vous voulez...» et ils partirent au petit bonheur la chance. 
La campagne de l’Orissa s’étendait, toute plate, à perte de vue, comme un immense échiquier sur lequel s’alternaient des étangs, des eaux couvertes de jacinthes et de nymphéas, des champs, çà et là des bosquets fleuris avec des palmiers, des bananiers et de petits groupes de cases en torchis avec des toits en chaumes.   
Sur la place d’un village, des paysans étaient en train de battre les épis de riz: les gerbes étaient étendues par terre autour d’un pieu qui était fixé verticalement dans le sol, de grosses vaches blanches y étaient attachées et tournaient en rond,  écrasant les épis. Un homme, grand et solidement bâti qui n’était vêtu que d’un dhoti noué à la taille tenait à bout de bras un panier plat dans lequel se trouvaient les grains. A petits coups il faisait sauter les grains en l’air, le vent emportait la balle comme une longue trainée qui scintillait dans le soleil et les grains, plus lourds, retombaient dans son panier.   
Entre les maisonnettes serpentaient des sentiers et des placettes en terre battue fort soignées et très propres. Autant les villes étaient répugnantes, autant ces villages étaient attrayants.  
Les habitants n’avaient certainement pas l’habitude de recevoir des étrangers. Le guide alla demander la permission d’approcher et ils regardèrent Alice avec méfiance.  
Dans un autre village il fallut attendre l’arrivée du chef et qu’il donne sa permission avant de pouvoir se promener près des maisons. Ces personnes avaient un type  négroïde fort prononcé et la peau très foncée. Puis il fallut s’assoir et répondre aux questions: d’où venait-elle? que venait-elle faire ici? étaitelle mariée? avait-elle des enfants? que pensait-elle du village et de ses habitants?... 
Alice se laissa aller aux confidences sentimentales, elle raconta son enfance en Afrique noire, sa nostalgie des couleurs et des odeurs, des gens... Le guide traduisait. 
Puis elle leur dit combien leur village était beau et propre, combien elle admirait les décorations blanches tracées à la chaux et alors, le chef fit apporter le grand registre dans lequel sa visite allait être consignée officiellement et elle dût y ajouter son commentaire. Puis elle put aller se promener dans les champs, sur les petites digues qui séparent les rizières, au bord des étangs, au milieu de cette magnifique campagne romantique,  simple mais pleine de dignité.  
Des enfants nus se jetaient dans les étangs, nageaient, s’ébattaient joyeusement come des cannetons dépourvus de soucis. Les gros épis dorés des céréales mures témoignaient d’une agriculture prospère. Cette année, s’il n’y avait pas une catastrophe imprévue, ils allaient pouvoir vivre tranquillement. 

Konarak 
Alice et ses guides descendirent jusqu’à Konarak sur les rives du Golfe du Bengale. Elle les invita à aller prendre le thé accompagné des inévitables tranches de cake. Ils n’avaient pas l’habitude de s’assoir à table avec des étrangers, mais progressivement ils passèrent de la réserve au joyeux bavardage entrecoupé de rires, de dessins et de signes, quand leurs connaissances de la langue anglaise étaient insuffisantes.  
L’océan était limpide et incroyablement azur et à l’horizon, il se confondait avec le bleu du ciel. De petites vagues bordées d’écume comme de dentelles venaient doucement se répandre dans le sable gris de la plage. Au loin les voiles blanches des barques de pêche n’indiquaient pas encore leur retour: elles ne seraient rentrées que vers le soir. La plage magnifique était déserte et puait à un degré tel qu’Alice eut de la peine à ne pas vomir. La plage ne servait pas à se baigner ou à prendre le soleil mais était recouverte de petits tas d’excréments humains...  
Le temple de Konarak était splendide. Il représentait le char du soleil que sept chevaux tiraient hors de la mer. Les bas-reliefs racontaient des histoires mystérieuses et érotiques. La brise agitait gentiment les longues feuilles des palmiers et des cocotiers. Tout autour du char s’étendait un jardin fort soigné et le creux d’un arbre abritait le nid d’une chienne sauvage qui allaitait ses petits.  
-«Voilà donc le mythique Golfe du Bengale» pensa Alice et puis elle se souvint des vers de Ronsard: «Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, assise au coin du feu, dévidant et filant...» 
Quand elle serait devenue vieille, ces souvenirs allaient lui suffire, ces images enchantées, musiques, parfums, couleurs, extases, accumulés tout au long du chemin. Ces souvenirs allaient réchauffer le long hiver de sa vieillesse. 

Puri 
La route vers Puri était construite comme une digue entre les zones humides de la «terre ferme» et les fonds bas du golfe. Sous les enchevêtrements des arbres, buissons, racines et mangroves on ne pouvait pas distinguer la limite entre la mer et les marais. A tout moment on s’attendait à voir surgir des crocodiles, serpents ou autres monstres.  
Pour le lunch ils s’arrêtèrent dans le motel vide d’une nouvelle station balnéaire construite sur la plage déserte. Des moulins à vent modernes et flegmatiques tournaient face à l’océan pour produire de l’électricité. Mais la seule activité frénétique était celle des moustiques...  
A Puri, une des quatre villes les plus saintes de l’Inde on vénérait «Le Seigneur de l’Univers». Alice espérait un lieu de culte digne d’un tel maître... Mais la ville était embouteillée et incroyablement sale. On rencontrait de nombreux sâdhu, de saints hommes qui vivaient de la prière et de l’aumône, bref des mendiants. Ils avaient le visage peint, les cheveux longs feutrés par paquets comme la laine des moutons, la tête couverte de cendres et les colliers de fleurs fanées donnaient à leur aspect dégoutant une touche démoniaque. 
Les gens marchaient dans la boue putride, jetaient de l’eau et du riz sur les statues et les symboles religieux, tous récitaient des prières et chantaient des hymnes, l’âme dans les cieux, les pieds dans la merde... 
Une jeune fille complètement difforme était couchée dans la poussière sur un tas de végétaux en putréfaction. Elle ne ressemblait que de loin à un être humain. Des femmes pleuraient et hurlaient et lui fourraient du riz dans la bouche qu’elle vomissait aussitôt, la bave lui coulait jusque dans son cou. 
Le temple était interdit aux non-indous et l’ambiance n’était pas chaleureuse, l’atmosphère était même hostile et Alice ne se sentit pas en sécurité. Ils quittèrent donc rapidement cette foule menaçante. Pendant le voyage de retour, le guide expliqua que le seigneur de l’univers était représenté par trois petites poupées qu’on soignait comme des enfants: on les lavait, habillait, nourrissait... Ils méditèrent sur la différence avec la splendeur de Konarak...  
Rentrés à l’hôtel, il ne leur restait qu’à terminer les formalités et partir pour l’aéroport. Ils attendirent en vain et pendant plusieurs heures l’avion qui aurait dû venir de Bombay. Air India reconduisit les passagers dans un autre hôtel, l’avion allait peut-être venir demain... 
«This is indian style» commenta le guide avec un sourire résigné... 
La soirée fut intéressante. 
Le groupe autour de la table du souper était composé d’un couple de jeunes Français, un jeune homme allemand et un jeune homme indien. 
L’Allemand était venu en Inde pour six semaines car il avait un trou avant de commencer l’université. Il logeait dans les meilleurs hôtels et se vantait d’avoir beaucoup d’argent grâce à son père médecin et à sa mère avocate... Après trois semaines, il était dégoûté de l’Inde et avait avancé son retour en Europe. Puisqu’on était en novembre il se serait mieux amusé à Saint Moritz...  
Les Français étaient ici pour une expérience mystique de plusieurs mois. C’étaient des intellectuels: lui opérateur social, elle employée de banque. Ils avaient passé plusieurs jours avec des brahmanes, mangé, ou plutôt jeuné avec eux et dormi par terre dans des temples. Ils étaient sales et bouleversés. 

La fille avait le visage boursoufflé par les piqûres de moustiques. Tout compte fait, après deux semaines de vie sainte, ils rentraient en France épuisés et sans doute malades. Leur premier pas vers le retour à la vie normale fut une bonne douche qui leur rendit un aspect plus civil... 
Le jeune Indien avait l’aspect soigné et maniéré de l’employé de banque à Calcutta. D’un air arrogant il demanda l’avis de l’assistance au sujet de son magnifique pays...  
Les étrangers se regardèrent, interdits... et l’un après l’autre ils expliquèrent qu’ils n’avaient jamais vu un pays aussi sale et des gens aussi dégoûtants...  «J’ai lu dans un journal que Karachi est encore plus sale.» rétorqua l’Indien; 
«Je connais bien le Pakistan et Karachi – répliqua Alice – le pays est magnifique, beaucoup moins sale que l’Inde et les gens sont plus accueillants. Les hôtels sont décidément meilleurs...» 
«Plus sale que Calcutta, c’est impossible!» s’exclama le Français. 
«Le Pakistan est un petit pays...» se hasarda l’Indien. 
«L’Europe est un pays énorme et pourtant très propre... le seul problème c’est que les Indiens sont sales...» 
A l’improviste l’Indien posa la question la plus farfelue possible: 
«Que pensez-vous du vote français sur le traité de Maestricht?»...  
Il y eut un silence... puis tous se mirent à rire...  
«Le traité de Maestricht? mais on s’en fout... c’est le dernier de nos soucis...» 
A une autre table était assis un Indien obèse genre nouveau riche... Au lieu de parler hindi il s’efforçait de parler en anglais avec un accent comique et des erreurs monstres... Il appela le garçon et demanda ce qui était au menu. Le garçon énuméra la longue liste des plats, mais rien ne fut assez bon et finalement il commanda du riz au lait...  
Le groupe des jeunes était moins compliqué et demanda qu’on leur apporte ce qui était disponible en cuisine... c.-à-d. le classique curry de légumes et du poulet.  L’Allemand buvait du lassi, une espèce de yogourt, les Français buvaient de l’eau avec dieu sait combien de germes... et Alice demanda un thé en espérant que l’eau avait été vraiment bouillie...  
Les Français avaient commandé «seulement un peu de légumes cuits...» comme ils l’avaient appris chez les brahmanes... mais la faim vint en mangeant et ils finirent tous les restes et ensuite ils demandèrent encore une omelette...  
Cette nuit ils allaient au moins dormir dans un lit... 
A la fin de la soirée ils demandèrent à Alice ce qu’elle faisait en Inde ...  
«Je devrais travailler comme social worker dans un home pour enfants abandonnés et handicapés à Calcutta pendant six mois...» 
Ils la regardèrent avec une telle consternation qu’elle-même commença à douter 
... 

Calcutta 
L’avion en provenance de Bombay déposa Alice avec seulement 12 heures de retard à Calcutta.  
Le représentant de l’agence de voyage l’attendait. Retards et vols annulés faisaient partie de sa profession.  
C’était un petit bonhomme étrange. Alice ne parvint pas à décider s’il était sympathique ou non. Il était grassouillet, un peu précieux, presque efféminé... Il buvait certainement le thé avec les petits doigts en l’air... Il portait des pantalons étroits qui moulaient son petit cul tout rond, une chemise blanche avec les manches retroussées, et une cravate sombre dénouée. Il avait la même taille  qu’Alice, le sommet de son crâne était chauve et il serrait la bouche en cul de poule... 
«Nous vous attendions hier soir…» 
«Le vol a été annulé, je suppose qu’on vous aura averti...» 
«Non, ici cela ne se fait pas... on attend jusqu’à ce que la personne arrive...» Puis il voulut conduire Alice à l’hôtel qui était réservé en ville. 
«Non – dit Alice – je ne vais pas à l’hôtel, voici l’adresse où je vais séjourner...» «Howrah? Vous êtes sûre que vous voulez aller là? Ne serait-il pas plus prudent que je vous dépose dans un hôtel convenable et qu’ensuite nous allions voir si vraiment vous voulez aller dans cet endroit?» 
Elle essaya de lui expliquer qu’elle n’était pas ici en touriste mais qu’elle allait séjourner et travailler dans ce home. D’ailleurs, on l’y attendait... 
Michael la regarda avec l’air de dire «qu’ai-je fait au bon dieu pour écoper de clients cinglés?»... 
«Bon – dit-il – alors nous allons chercher où est cet endroit... Je ne sais pas où c’est. Nous, nous n’allons pas dans ces quartiers...» 
Ils partirent avec la classique «Ambassador» couleur crème. Ils traversèrent des campagnes et puis des banlieues et puis ils arrivèrent dans la ville qui était incroyablement embouteillée, on y circulait au pas. Ils passèrent au-dessus d’un fleuve très large et de couleur brunâtre. Le chauffeur s’arrêtait régulièrement pour demander son chemin. Seule la rue principale portait un nom, les ruelles latérales s’appelaient «ruelle latérale numéro un», «ruelle latérale numéro deux» et ainsi de suite... bye lane... Ils laissèrent la voiture sous la garde du chauffeur et pénétrèrent dans un dédale de ruelles étroites, puantes et dégoutantes. Les eaux usées coulaient à même le sol de terre battue, de nombreuses personnes allaient et venaient...  
«Vous voyez – dit Michael qui marchait sur la pointe des pieds pour ne pas salir ses chaussures – dans quel merdier vous me faites venir...» 
«En comparaison avec Vârânasî ou Puri, ici c’est propre...» -dit Alice. 
Ils trouvèrent le dispensaire qui était mentionné dans les adresses, mais ce n’était pas ici qu’Alice allait séjourner. Les allées et venues étaient impressionnantes, tous toussaient et crachaient, il y avait des taches de sang sur les murs, puanteur de désinfectant, fétidité des égouts... 
Dans une chambre des malades étaient couchées sur des lits de fer sans draps ni couvertures. Dans les corridors et les escaliers ils étaient assis à même le sol. Dans un cagibi, derrière une tenture un médecin européen examinait un patient. Il ne salua même pas. Son assistant dit que les responsables n’étaient pas présents et expliqua où les trouver.  
Michael tenait les mains levées devant lui de peur de toucher quelque chose ou quelqu’un et d’être contaminé. Dégouté, il détournait le regard et se dépêcha de rejoindre la voiture.  
Ils parcoururent plusieurs kilomètres sur une grand-route dont le revêtement était en mauvais état et qui était encombrée de dizaines d’énormes camions qui passaient à toute allure. Ils s’arrêtèrent dans la cour intérieure d’un pâté de maisons qui était entouré de hauts murs. Finalement ils trouvèrent l’appartement de la responsable qu’ils cherchaient. Une grosse femme qui tenait un enfant dans ses bras vint entrebâiller la porte. Alice se présenta. La femme dit quelque chose en bengali et referma la porte. Alice et Michael se regardèrent, stupéfaits...  
«Voilà – dit-il – vous avez vu quel genre de personnes... elle ne nous a même pas offert un verre d’eau... Vous vous rendez compte que vous voulez vivre avec ces rustres?» 
Alice pensa qu’ils s’étaient trompés d’endroit car à Genève on lui avait chanté les louanges de l’hospitalité, de l’accueil, de la chaleur humaine... 
Finalement ils arrivèrent devant un énorme portail en fer, on la fit entrer, on prit ses bagages et on la conduisit dans une chambre minuscule au dernier étage.  

Des enfants gravement handicapés se trainaient par terre, ils vinrent regarder la nouvelle arrivée. Michael calcula le supplément pour un si long trajet. Quand il voulut indiquer l’adresse il vit une pancarte «Happy Garden» c.-à-d.  «Le Jardin heureux». C’est alors qu’ils comprirent qu’ils étaient vraiment arrivés à l’endroit rendu célèbre par un roman best-seller et le film du même nom.  
Michael lui tendit sa carte. 
«Je ne suis pas tranquille en vous laissant seule dans cet endroit, voici mon numéro de téléphone, au bureau et chez moi, en cas de besoin appelez-moi immédiatement.» 
Alice ne sut que dire. D’une part l’endroit était affreux, d’autre part elle était soulagée d’être enfin à destination. Le voyage l’avait fatiguée, elle était épuisée par les persécutions des mendiants et des attrape-touristes. 

Plusieurs femmes vinrent la saluer et se présentèrent, toutes s’appelaient «Didi» ce qui signifiait «grande sœur» et évidemment «dada»  pour «grand frère». 
«My name is Alice.»  
«Alice-sister»... à la mode anglaise et même ... «Alisister»...  
La hiérarchie était claire: les enfants, au-dessus des enfants les didi, au-dessus des didi, les sister, au-dessus de tout le monde la directrice et au-dessus de tout cela le Governing Body ...  

La curiosité poussa les enfants à venir voir, puis arriva Mary la responsable de la maison. Elle semblait douce et avait un sourire ouvert en parlait assez bien l’anglais. 
«Comment! – s’exclama Mary – vous êtes arrivée toute seule? Nous vous cherchons depuis ce matin: deux didis sont parties avec la jeep, elles font le tour de tous les hôtels pour vous chercher...» 
«Vous n’avez pas reçu ma lettre dans laquelle je vous disais que je descendais au New Kenilworth? Il vous suffisait de téléphoner, ils vous auraient dit que l’avion n’était pas arrivé et vous auriez pu m’attendre à l’aéroport...» 
Mary la regarda étonnée... mais oui, ils auraient pu faire cela... mais ils n’y avaient pas pensé... Mary proposa de faire le tour de la maison. 

Au rez-de-chaussée il y avait une classe de sourds-muets, une crèche et une consultation mère-enfant. A l’arrière, une petite pièce sombre servait de cuisine. Un vaste escalier montait aux étages, entre deux, une salle servait comme atelier de batik pendant le jour et de nuit comme dortoir pour les garçons. Les grandes filles logeaient dans les deux grandes pièces du premier étage, le demi-étage suivant qui donnait sur l’arrière du bâtiment était constitué d’une énorme et magnifique terrasse exposée plein sud, mais qui servait de dépôt aux vieilleries: chaises roulantes cassées, appareils orthopédiques tordus et ferrailles et au-dessus de ce désordre étaient tendus des fils pour y faire sécher le linge.  
Au deuxième étage logeaient les filles handicapées mentales et les tout petits de la crèche. Au troisième étage se trouvaient quatre chambrettes pour les Occidentaux, deux salles de bains et deux grandes salles.  

Alice trouva ses bagages dans une des petites chambres. 
Elle s’assit sur son lit. Une fenêtre donnait sur la façade principale, l’autre sur la petite rue latérale. Elles étaient munies de grillages. La chambre était minuscule: à peine assez de place pour y caser un lit et une table. Le lit était une table en bois haute de septante centimètres, large d’un mètre et demi et longue de deux. Le matelas en coton dur avait une épaisseur de trois centimètres. Par-dessus le tout pendait une moustiquaire. Entre le pied du lit et le mur il y avait à peine assez de place pour y glisser son coffre.  
La salle de bains comportait un WC à la turque et une douche.  
De faibles ampoules électriques pendouillaient à leurs fils et des tubes néon clignotaient sans espoir d’être remplacés. Dans chaque local d’énormes ventilateurs tournaient péniblement avec un bruit énervant et on pouvait s’attendre à tout moment à les voir dégringoler.  
L’escalier central montait jusque sur le toit plat qui servait aussi de terrasse, spacieuse, ensoleillée, panoramique.  
Alice se sentit fatiguée et demanda la permission de se retirer. Le premier impact avec la vie quotidienne fut brutal : la douche n’avait que de l’eau froide... 
terriblement froide... 


II  Nil Bari: la Maison Blanche  

A destination 
Quand Alice descendit elle commença à observer ce nouveau monde. Tout semblait en ordre et propre. Les enfants étaient nombreux, trop nombreux. La jeep rentra  avec  les didis qui étaient allées ingénument à sa recherche en ville. Avaient-elles vraiment cru qu’elles allaient trouver une personne qu’elles ne connaissaient pas dans une population de 12 millions d’habitants ? La directrice arriva également.  Elle était grande et grosse, parlait à voix haute, était arrogante et décidément antipathique.  
Elle vint saluer Alice, comme à contrecœur: elle ne semblait pas heureuse de son arrivée. Le “Père” vint lui aussi rendre visite. Alice avait lu le livre et vu le film “Happy Garden” et était impatiente de faire la connaissance du prêtre qui en était le personnage central et que tous considéraient comme un saint. Mais le Père Victor n’avait pas beaucoup envie de rencontrer Alice. Il salua et enfourcha sa bicyclette.  
-“Mon Père - insista Alice - donnez-nous au moins votre bénédiction avant que nous ne commencions notre travail…” 
Il la regarda, perplexe, puis lui jeta de loin : 
“Allez, courage…”- avant de disparaître à l’angle de la rue. 
“Sale type…- pensa Alice-… ça commence bien… il n’y a donc personne d’accueillant ou de sympathique dans cette bicoque? Ou tout simplement sont-ils contrariés par mon arrivée?» 
En tous cas, contrairement à ce qu’avaient annoncé les responsables de l’ONG à Genève, ces gens n’étaient pas accueillants et Alice fut persuadée qu’elle n’était pas la bienvenue. Peut-être n’avaient-ils tout simplement pas envie que quelqu’un vienne mettre son nez dans leurs affaires et en parle avec les donateurs…  

A Genève on avait décidé les objectifs du séjour d’Alice en Inde. Tout d’abord elle serait restée à Calcutta, ensuite elle serait allée à Jalpaiguri pour visiter les autres centres, de là elle serait montée à Darjeeling et Kalimpong pour prospecter la possibilité d’ouvrir un nouvel orphelinat. Pour toutes ces raisons, elle avait apporté dans son coffre des vêtements pour les zones chaudes mais aussi pour séjourner dans les montagnes, des livres professionnels et du matériel didactique.  
Mais maintenant, progressivement, ils lui expliquèrent qu’à Kalimpong ils n’avaient même pas encore trouvé de terrain où construire… Ils ne savaient même pas si un jour ils allaient pouvoir en acheter un car c’était une longue histoire “Indian Style”… Là aussi, ceux de Genève se berçaient d’illusions… “Maintenant que je suis ici – se dit Alice – il va quand même y avoir quelque chose de concret à faire?” 
“Oui, oui – dit Mary – ici à Nilbari tout doit être organisé. Notre centre existe depuis des années mais il n’a jamais fonctionné. Moi-même je suis ici depuis peu et tout est sens dessus dessous… Calcutta est tellement terrible que personne ne veut y séjourner. Moi, je viens de Jalpaiguri où tout est beau. Les étrangers qui viennent ici vont visiter Jalpaiguri et puis ils restent là-bas et ne veulent pas venir travailler ici. Nilbari ne plait à personne, pas même à moi. Si je pouvais, je rentrerais chez moi ce soir même. Mais nous devons faire marcher la maison ici.” 

Puis ils organisèrent une fête de bienvenue: les enfants furent rassemblés au fond de la grande salle, ils chantèrent, dansèrent et jouèrent de l’harmonium. Les enfants paralysés restaient assis sur les nattes et ne dansaient qu’avec les bras. Tous chantaient, même les sourds-muets…  
A la fin de la représentation, ils distribuèrent des colliers de fleurs et Alice dût faire un discours.  
“Merci pour votre accueil – dit Alice – j’espère que nous pourrons faire un bon travail ensemble.” 
La directrice était visiblement contrariée, elle se détourna et se mit à parler de façon agitée avec Mary.  
Alice se demanda ce qu’elle était venue faire dans cette galère.  Le souvenir de l’accueil de ses amis pakistanais devenait de plus en plus amer… et l’un d’eux lui avait dit: 
“Que voulez-vous aller faire là-bas? Vous n’êtes pas bien ici avec nous ? Vous voulez faire du bien? N’y a-t-il pas assez à faire ici? Ici tout le monde vous connait, on vous estime, tout le monde vous aidera… En Inde tout est différent, j’y suis allé, ces gens sont sales… ils ne me plaisent pas…” 
“Je voudrais comprendre…”- avait hasardé Alice… A peine arrivée, elle commençait déjà à comprendre…  

Alice se réfugia dans sa chambre. Mary avait insisté pour qu’elle ferme toujours sa chambre à clé. Chaque porte était munie de vis à œillets pour y fixer des cadenas. Elle étendit son sac de couchage en duvet sous la moustiquaire, s’assit dedans et s’avoua que la première journée n’avait pas été encourageante. Qu’était-elle venue faire dans cette galère?  
Le duvet moelleux et le petit oreiller cylindrique rendirent le “lit” moins pénible. Elle déposa la lampe torche à portée de main et laissa encore tourner le ventilateur. Les fenêtres n’avaient pas de vitres et la chambre était pleine de moustiques. Un gecko était suspendu au plafond.  
“This is adventure life – avait dit Ashraf, l’ami pakistanais – and if you are not able to face the problems, then you must stay at your home…” 
Dans les étages inférieurs, les enfants criaient. De la ruelle en contrebas montaient des bruits d’eau et de casseroles: quelqu’un lavait la vaisselle. Ils parlaient à haute voix. Finalement Alice s’endormit.  
En pleine nuit elle se réveilla en sursaut: des cris effrayants s’approchaient, passèrent sous la maison et puis s’éloignèrent. Il était impossible de comprendre s’il s’agissait de personnes qui s’entre égorgeaient ou si c’étaient des animaux féroces. 

Avant que le jour ne se lève, les voisins recommencèrent à parler et à cogner des casseroles, l’eau avait repris à faire le même bruit que la veille et les chiens à aboyer.  
Alice se leva et alla à la toilette puis se demanda par où elle allait commencer: cette eau si froide… Elle se débarbouilla tant bien que mal. L’eau de sa gourde, désinfectée au Micropur servit pour se laver les dents. Son thermomètre indiquait 26°C et 96% d’humidité. Bizarrement elle avait froid… Alice monta sur le toit de la maison. A l’Est le soleil commençait à se lever au-dessus de la ville. A gauche les pylônes d’une centrale électrique, de hautes cheminées d’usines qui rejetaient une épaisse fumée noire, peut-être une aciérie? Au loin les pylônes du pont sur l’Hooghly, en premier plan s’étendait Howrah et au-delà du fleuve, c’était Calcutta.  
Au Sud on ne voyait que les cimes des arbres du Botanical Garden que tout le monde appelait le B.Garden. 
A l’Ouest et au Nord, s’étendait à l’infini la plaine parsemée de maisons, bosquets encore des maisons et les cocotiers dont les longues feuilles frémissaient dans la brise matinale. 
Le soleil perçait lentement l’épaisse couche de pollution et de fumée. Des maisonnettes voisines montait l’acre fumée de charbon. Les ruelles en terre battue étaient trop étroites pour laisser passer des automobiles. Des pâtés de maisons alternaient avec des étangs dont certains étaient couverts de jacinthes.  L’étang derrière la maison arrivait jusqu’à la ruelle. Un cocotier se pliait au-dessus de l’eau, comme un banc. Le mur de soutènement de la rue s’était écroulé et constituait un escalier pour descendre dans l’eau. Plusieurs personnes se trouvaient dans l’eau, elles se lavaient, étaient blanches de mousse, se rinçaient, prenaient l’eau en bouche pour se rincer les dents, la crachaient.  Une dizaine de beaux canards jouaient près des tuyaux par lesquels les eaux usées des maisons avoisinantes arrivaient dans le même étang… Certains lavaient aussi leurs vêtements puis les étendaient par terre pour les laisser sécher. Un serpent très long traversa l’étang à la nage. Le soleil se leva et il commença à faire chaud. Alice regarda la terrasse en contrebas, elle était encombrée et sale. Ensuite elle descendit et s’assit devant la table où avait été servi le souper. Après une longue attente arrivèrent des œufs brouillés, des chappattis, du curry de légumes, du thé au lait … le tout froid et dégoûtant… Alice ne parvint pas à manger, elle demanda du thé sans lait et très chaud et distribua son déjeuner aux enfants qui la regardaient avec envie.  
Il avait été convenu que vers 9 heures les didis l’emmèneraient au bureau de l’organisation pour qu’elle puisse être présentée à la direction… au Governing 
Body …  

La maison possédait deux véhicules: une vieille ambulance toute déglinguée pour conduire les enfants malades et une splendide jeep 4x4 Maruti avec un petit chauffeur bossu mais fort gentil pour conduire les directeurs.     
En chemin la jeep s’arrêta pour prendre les employés et la douzaine de directeurs parmi lesquels la grosse directrice et un très vieil homme qui était étonnamment maigre. 
Le bureau était voisin du dispensaire qui, à cette heure, fonctionnait à  plein rendement. Des médecins allemands s’y relayaient toutes les six semaines. La cour des miracles défilait avec ses toux, crachats et puanteurs.  
Alice salua les médecins allemands qui lui répondirent à peine et n’avaient aucune intention de parler avec elle, de l’inviter à souper, ni même d’organiser une rencontre pour parler des soins et peut-être coordonner leurs actions… rien… Ils pensaient seulement à terminer leurs consultations. A deux, ils voyaient 150 patients le matin et seulement 75 l’après-midi. 
“Que pouvez-vous résoudre avec ce genre de médecine?” - demanda Alice. 
“Rien – répondit l’Allemand – ils sont tous chroniques et incurables: les uns ont des problèmes pulmonaires à cause de la pollution de l’air, les autres ont des problèmes intestinaux à cause de la saleté… on ne sait rien guérir puisqu’on ne sait pas éliminer les causes … on peut seulement se donner l’illusion de soulager un peu… Espérance de vie: une moyenne de 40 ans »… 

Ils présentèrent Alice à un autre directeur, lui aussi extrêmement vieux mais obèse. Il était assis avec un air de grande importance devant un bureau vide au milieu duquel trônait la lettre qu’Alice avait envoyée pour donner toutes les adresses où on aurait pu la trouver. Donc s’ils avaient voulu la trouver …  
Elle dût s’assoir devant ce directeur qui ne dit mot. Alice non plus ne sut que dire, ils se regardèrent, le temps passa très lentement, puis Alice se leva et sortit. Mais il fallut de nouveau boire le thé et donc encore s’assoir et attendre. Alice refusa le thé au lait mais qu’à cela ne tienne: ils allaient lui faire du thé noir sans lait, il suffisait de s’assoir et d’attendre… 
Pendant que tout le monde attendait, on prit tout de même une décision importante: il était nécessaire qu’Alice vit les centres de Jalpaiguri avant qu’elle ne se mette à travailler à Calcutta.  
Alice finit par perdre patience et la directrice décida que l’autre chauffeur la conduirait en ville pour aller changer des dollars, expédier ses lettres et réserver un billet de train.  
Ils partirent vers Calcutta en passant sur le célèbre pont de Howrah qui à cette heure était complètement bloqué par les embouteillages. Ils avançaient au pas dans un chaos indescriptible de piétons et véhicules et une pollution épouvantable. S’ils étaient partis plus tôt ils auraient évité cette foule. Mais Alice n’avait pas encore compris que pour eux il n’y avait ni chaos, ni foule, ni pollution… pour eux c’était la vie quotidienne normale… toute l’Inde fonctionnait comme ça… 

Pour changer les traveler’s chèques, ils allèrent à la Banque Nationale de Paris. Avec un tel nom Alice s’attendait à un service à l’occidentale. Elle dut donner ses chèques et son passeport et puis s’assoir et patienter. Il y avait tout un iter bureaucratique à suivre. Pourquoi se dépêcher? Les employés circulaient entre les bureaux. Les grands ventilateurs tournaient lentement et faisaient voleter les feuilles retenues par de grosses boules en verre appelées sulfures. Des plateaux chargés de tasses de thé circulaient. Un employé ouvrit  son «attaché case» qui contenait un essuie-mains, une bouteille d’eau, un miroir et il commença à se peigner. Un autre sortit des toilettes avec la fermeture éclair de son pantalon encore à moitié ouverte. Les documents d’Alice flottaient quelque part au gré des ventilateurs nonchalants…  
“Mais que font-ils?” - demanda Alice avec impatience.  
Johnny le chauffeur leva les épaules sans même répondre. 
Johnny était grand et maigre, il portait des lunettes de soleil même à l’intérieur, était antipathique et n’inspirait aucune confiance. D’ailleurs Alice n’avait pas confiance dans les personnes qui gardaient leurs lunettes solaires quand il n’y avait pas de soleil. 
Elle s’impatienta et alla vers le guichet pour demander combien de temps il fallait encore attendre. 
“Some time…”- répondit un employé. 
“Mais enfin –insista Alice – changer un chèque dans un hôtel ça dure deux minutes…” 
“En effet – répliqua l’employé - ici nous ne sommes pas dans un hôtel, nous sommes dans une banque…” 
Après “un certain temps” Alice reçut son passeport, le certificat de change et tous les sous…une grosse liasse de roupies… à quoi cela avait-il servi de s’énerver? 
De la banque ils allèrent à la poste. 
L’employé pesa le paquet et dit combien de timbres étaient nécessaires puis il envoya Alice à un autre guichet pour y acheter les timbres. Au milieu du bureau se trouvait une vaste table ronde sur laquelle trônait un pot de colle. Tout le monde prenait de la colle du bout de l’index et chacun collait ses timbres. Ensuite on retourna dans la file pour attendre son tour de présenter les envois à l’employé qui oblitéra les timbres et le paquet fut expédié…  
De la poste ils allèrent au bureau des chemins de fer pour acheter un ticket de train pour Jalpaiguri. 
Alice se mit à lire les indications au-dessus des guichets et s’apprêta à s’adresser au guichet réservé aux femmes mais l’employé l’expédia au premier étage au guichet des touristes. Ils attendirent. Quand son tour fut venu, Alice demanda un ticket de troisième classe pour le train de nuit. Ici on ne donnait pas de tickets de troisième classe car les touristes ne voyagent pas en troisième mais en première… et donc on la renvoya au guichet des femmes où elle avait déjà été mal reçue.  
Cette fois l’employé se mit à crier qu’elle devait aller au premier étage au guichet des touristes et Alice se mit à crier qu’elle n’était pas une touriste mais une social worker et qu’elle ne voulait pas un billet de première mais de troisième classe… A ce moment-là, l’employé de la première classe descendit en disant: 
“Cette dame s’est plainte d’avoir été mal reçue…” 
Il s’en suivit une prise de bec généralisée… Tous se mirent à crier. Les gens regardaient Alice avec réprobation et malveillance. Johnny fit semblant de ne pas la connaître. Finalement Alice prit son ticket de troisième classe et se dépêcha de sortir du bureau. Elle se sentit épuisée par la chaleur et l’atmosphère hostile et fut impatiente de pouvoir se réfugier dans sa chambre…  

La chaleur était opprimante, humide et lourde de pollution. Et encore, on n’était même pas en été mais en hiver… 
Ils refirent le même chemin mais en sens inverse et toujours le même embouteillage sur le Howrah bridge…  

A Nilbari, Mary avait commencé à se demander par où commencer. La grande salle du troisième étage devait servir comme salle de soins et la petite pièce comme salle de classe. 
“Le plus important – dit Alice – c’est de vider et de nettoyer la grande terrasse. La maison ne dispose ni de jardin, ni de cour où les enfants peuvent sortir, prendre l’air, jouer, bénéficier du soleil. Il est capital qu’ils puissent chaque jour aller au soleil car c’est le soleil qui fixe le calcium dans les os…” 
Toute la maison soupait vers 21h. Alice ne résista pas et demanda quelque chose à manger. On lui apporta un peu de curry de légumes froid, des chappattis insipides et du thé. Elle se retira dans sa chambre, se coucha sous la moustiquaire, dans le noir, et elle s’efforça à ne pas penser…  

Alice se réveilla tôt. Elle descendit à la cuisine avec ses couverts de voyage: assiette et gobelet en plastic blanc, couverts militaires et couteau suisse.  

La cuisine était une pièce sans fenêtres de deux mètres de largeur et  trois de longueur. Dans le coin gauche était construit un parallélépipède de briques et de terre de  
1m x 1m x 2m. Dans la face supérieure étaient aménagées deux dépressions dans lesquelles brûlaient des feux de charbon. La fumée s’échappait par un petit ventilateur qui se trouvait très haut et faisait un bruit fatiguant. Tout était noir de fumée, même l’ampoule électrique qui n’éclairait pratiquement plus.  
A droite étaient assises, par terre,  deux didis qui avaient pétri huit kilos de farine blanche avec de l’eau. Une des didis roulait entre ses paumes de petites sphères de pâte puis les déposait sur un couvercle renversé. La deuxième didi prenait chaque petite boule et l’aplatissait avec un rouleau à tartes. Une troisième didi prenait ces espèces de crêpes et les faisait cuire sur une plaque dans le feu de charbon pour en faire des chappattis. Pour terminer la cuisson, elle jetait le chappattis carrément sur les braises de charbon. C’était un long travail car il y avait une septantaine de personnes dans la maison qui chacune avait droit à deux ou trois chappattis… donc 210 chappattis…  
Par terre, se trouvait une bassine avec du curry de légumes et une autre avec du thé sucré.  
“Good morning didi…” – dit Alice. 
“Bosho didi, bosho!” asseyez-vous, asseyez-vous… 
Alice avait appris quelques phrases en urdu pendant ses séjours au Pakistan et elle avait suivi un cours de hindi, malheureusement ici on ne parlait que le bengali …  
Alice s’accroupit près d’elles. Avec une louche elles remplirent son gobelet de thé et Soulika lui tendit deux chappattis à peine sortis des braises. Voilà donc le truc pour être au chaud et manger chaud. C’était le meilleur moment de la journée! 

Mère Teresa 
“Maintenant que je suis ici, je veux rendre visite à Mère Theresa.” – dit Alice. “Elle n’est probablement pas ici, nous l’avons vue à la télé, elle était à Delhi pour y recevoir un prix…” 
Alice partit avec Mara, à pieds, jusqu’à Danesh Shaikh Lane où elles prirent un bus.  
Le bus était sale, déglingué et puant et la cabine du chauffeur séparée des voyageurs. En entrant, la banquette de gauche qui tournait le dos au sens de la marche était réservée aux femmes ainsi que le côté gauche du bus. Le contrôleur restait debout sur le marchepied et il communiquait avec le chauffeur en tirant sur une ficelle qui actionnait une sonnette dans la cabine. Il donnait d’autres signaux en donnant des claques sonores sur la carrosserie.   
La destination  était écrite sur le bus en anglais et en bengali, mais puisque peu de gens savaient lire, le contrôleur criait continuellement les noms des arrêts.  Howrah, Howrah, Howrah devenait owraowraowraowra… 
Alice n’avait aucune idée du chemin qu’elles suivaient, elle n’aurait pas été capable de renter seule…  
Elles arrivèrent au n° 54A d’une ruelle tout à fait quelconque mais sur la porte était écrit “Mother Teresa”. 
Elles entrèrent, la cour était propre, dans un coin se trouvait la statue du Sacré Cœur de Marie entourée de plantes en pots et de fleurs. Des sœurs vêtues d’un saree blanc bordé de bleu et d’un grand tablier bleu foncé nettoyaient à grandes eaux.  
Mara  demanda si elles pouvaient rencontrer Mère Teresa. Mère Teresa était présente, mais le jeudi il n’y avait pas de visite. Une autre sœur vint expliquer que Mère Teresa était fort malade, couchée dans son lit et le médecin avait défendu les visites.  
Alice et Mara s’assirent sur un banc. Des femmes européennes entrèrent, elles portaient des valises qui étaient certainement fort lourdes, peut-être contenaientelles des vêtements pour les enfants ? Puis arriva un homme, il était grand et gros et, avec son allure et son chapeau Stetson, il ne pouvait être qu’américain. Il n’attendit pas, mais monta les escaliers comme s’il en avait l’habitude. Une jeune sœur fit signe à Mara de le suivre, vite, vite… 
Elles lui emboitèrent le pas et elles arrivèrent sur un petit balcon. Mère Teresa était assise tranquillement sur le muret du balcon, elle souriait et parlait avec le gros yankee qui tira de la poche arrière de son pantalon un très gros portefeuille, il l’ouvrit et en extraya une énorme liasse de billets de 100$. Ils parlèrent et Mère Teresa lui donna un chapelet et une bénédiction. 
Alice et Mara se regardèrent… donc, pour les gens qui apportaient des dollars, Mère Teresa était présente…  
Quand l’Américain sortit, Mara prit Alice par la main et la conduisit devant la religieuse. 
“Avant de commencer notre travail à Nilbari, nous désirons vous demander votre bénédiction…” - balbutia Alice…    
“Qui êtes-vous? D’où venez-vous? Que faites-vous?…” 
“Je m’ appelle Alice et voici Mara, je viens de Suisse pour soigner les enfants de 
Nilbari et enseigner aux didis les rudiments des soins.” 
“Bien, bien –répondit mère Teresa – God bless you …”  
“S’il vous plait – demanda Mara – pouvons-nous faire une photo avec vous?” 
Non, pas de photos, les photos étaient en vente en ville… Puis Mère Teresa se retira…  
D’autres sœurs leur firent visiter l’orphelinat. Tout était propre. Des dizaines d’enfants étaient assis dans des lits-cages ou par terre, tous des enfants abandonnés.  
“Mère Teresa recueille les mourants et les enfants abandonnés…” 
Paul Scott avait déjà une sœur Ludmilla dans son roman «The Jewel in the Crown»…  
Mais que faisait-on pour ces enfants? Les tenir assis dans des lits-cages? Qu’estce que cela leur apportait? Allaient-ils à l’école? Leur préparait-on une vie professionnelle?  
“Mais elle soutient aussi le Pape, ils sont contre la contraception… à quoi sert de faire des milliers d’enfants pour les laisser mourir de faim, de maladie ou d’ignorance?” – demanda Alice. 
«Les gens veulent avoir beaucoup d’enfants parce que les enfants doivent entretenir leurs parents...» 
«Et ils n’ont pas encore compris qu’il vaut mieux avoir peu d’enfants bien soignés, bien éduqués, bien instruits? Qu’un seul enfant avec un  bon diplôme rapporte plus que  quinze mendiants?...» 
Une cage avec des oiseaux, un aquarium avec des poissons, des lits-cages avec des enfants, un orphelinat avec des centaines d’enfants… qui n’ont pas demandé à naître…  

Mais Mara ne se laissa pas distraire par des considérations philosophiques car les étals du marché voisin étaient beaucoup plus attrayants... Elle voulait acheter de tout et des tas de choses à envoyer à son fils qui vivait à Jalpaiguri. Mais elle n’avait pas d’argent, donc elle aurait acheté et Alice aurait payé... Mais puisque Alice ne voulait pas comprendre, Mara se décida à lui demander dix roupies en prêt. Elle n’acheta rien pour son fils, seulement des épingles à cheveux pour fixer son chignon.  
Le fils de Mara n’était d’ailleurs pas une grande préoccupation: il vivait dans une des maisons de l’orphelinat de Jalpaiguri avec d’autres orphelins et Mara ne l’avait pas revu depuis des années. Mara disait qu’elle était veuve, ou bien était-ce simplement une façon comme il faut pour dire qu’elle n’avait pas de mari ? 

Mara  appela un rickshaw-bicyclette puis elle se mit à discuter le prix et elle décida que quatre roupies devaient suffire.  Le malheureux traina les deux femmes dans l’enfer de la circulation, il pesa de toutes ses forces alternativement sur sa maigre jambe droite puis sur la gauche... Il haletait désespérément à cause du manque d’oxygène et des voitures qui lui rejetaient leurs nuages noirs de gaz d’échappement à la figure. Alice lui donna un billet de dix roupies, il en rendit cinq mais Mara se déchaîna en insultes jusqu’à ce que le malheureux ne rende jusqu’à la dernière roupie...  
«Si tu veux donner une roupie, donne-la-moi!» dit-elle à Alice sur un ton agressif.  Mara était décidément moins sympathique que prévu... Alice repensa avec nostalgie aux porteurs du Baltistan. Même le plus pauvre d’entre eux ne se serait jamais abaissé à mendier de la sorte. Etait-ce la fierté des musulmans ou bien des montagnards? 

Elles rentrèrent en prenant à nouveau un des inénarrables bus qui tenaient ensemble grâce à des planchettes en bois et des bandes de fer blanc et entre les interstices du plancher on voyait le pavement de la route.  
La circulation était apocalyptique: les véhicules étaient imbriqués les uns dans les autres, tout bougeait mais sans aucun ordre, aucune logique. Chacun s’enfilait dans le moindre espace libre, on ne circulait ni à gauche, ni à droite, tout simplement on essayait de se faufiler et celui qui osait le plus et était le plus arrogant avançait. 
«Vous n’avez pas de code de la route? de permis de conduire?...» 
«Mais si, bien sûr! mais avoir un permis de conduire ne signifie pas qu’il faille connaître le code de la route, cela signifie uniquement qu’il faut acheter un permis de conduire... A Calcutta on peut tout acheter... Tu veux un diplôme d’enseignant? de médecin? cela n’est qu’une question de prix...» 

La fumée qui sortait des voitures était si dense qu’Alice ne parvint plus à respirer. 
«Je vais changer de place –dit-elle – prés de la fenêtre c’est insupportable...» 
«L’essence coûte tellement cher – expliqua Mara – que les gens y ajoutent de l’huile... ensuite les moteurs sont détruits et la pollution devient de plus en plus insupportable... Evidemment nous avons le contrôle technique et des gaz d’échappement mais cela ne signifie pas que les moteurs doivent être réglés, cela signifie simplement qu’il faut acheter des certificats...» 

Alice s’effondra contre le dossier du siège, épuisée par le voyage, le cynisme de Mara, l’idée que son séjour ne faisait que commencer... Elle ferma les yeux et se mit à rêver aux paysages du Nord Pakistan, à la beauté des montagnes, aux ciels limpides, à la fraîcheur de l’air, à la gentillesse des montagnards...  
Ici les gens semblaient résignés, désenchantés, comme s’il n’y avait vraiment plus aucun espoir... Alice pensa que si toute l’Inde fonctionnait de la sorte, les grands titres dans la presse au sujet des investissements dans «  les pays émergents » n’étaient qu’un triste bluff et que les mesures contre la pollution, l’essence sans plomb ou l’interdiction de brûler les feuilles mortes, en Europe,  n’étaient qu’une illusion...  
La plupart des voitures étaient des taxis, de vieilles «Ambassador», mais qu’allaitil se passer le jour où 800 000 000 d’Indiens allaient toucher un salaire qui allait leur permettre de s’acheter chacun sa voiture?  

Sous une des bretelles du pont de Howrah, des êtres, sans doute humains, se trainaient dans un dédale de caisses en bois et en carton. Ils «habitaient» là... victimes de l’exode rural, de la destruction des forêts, des perturbations des moussons, des inondations, des famines, de la misère... 
Le bidonville de Nilbari à côté de cela était un bidonville de luxe. Il n’y a pas de limite au pire: il y a toujours encore plus pire... 

Dès leur arrivée à la maison, Mara courut annoncer sa rencontre avec mère Thérèse. Alice monta dans sa chambre et prépara son sac de voyage.  
Le soir ils la conduisirent à la station de Sealdah. Le train était très long, bondé, pratiquement sans fenêtres.  
A côté des portes, à même la carrosserie, étaient collées des feuilles de papier de format A4 qui portaient les listes des passagers. La place d’Alice était réservée dans un compartiment pour femmes. Les couchettes étaient déjà abaissées. Alice grimpa au dernier étage et s’y étendit. Parmi ses compagnes, elle reconnut des sœurs rencontrées le matin. 
Dans ce même train, on avait volé la montre de Jacqueline pendant qu’elle dormait. Jacqueline était une kiné bénévole française.  

Le long train se mit en route et toute la nuit on entendit le rythme saccadé des roues sur les rails.  
Quand l’aube commença à porter la lumière, on aperçut au loin le magnifique Kanchenjunga, blanc de neige qui scintillait au soleil... et qui redoubla le sentiment de nostalgie... 
Pendant qu’Alice remplissait le registre des étrangers au bureau de la station, deux jeunes de la mission vinrent à sa rencontre. 

Jalpaiguri 
Ils l’emmenèrent avec la jeep. Il faisait un temps magnifique: le ciel était d’un bleu intense, la température supportable, l’air était moins pollué, on respirait plus facilement. Dès qu’ils furent sortis de l’agglomération, Alice découvrit une campagne fertile qui s’étendait à perte de vue. 

Jacqueline était une jeune Française très enjouée qui accueillit Alice comme si elles s’étaient connues depuis toujours. 
Elles commencèrent la visite de la mission par un petit centre dans lequel un couple de Français vivait avec une communauté d’handicapés mentaux. Des champs,  jardins,  potagers et même une étable pour les vaches entouraient les pavillons. 
«Elle» était assise sous la véranda et confectionnait des colliers de fleurs avec un jeune handicapé mental. Ils se parlaient en bengali. Elle était habillée d’un saree bleu, portait une raie de vermillon dans ses cheveux blonds et sales, comme le faisaient les femmes indiennes mariées. 
«Lui» aussi était habillé à la mode indienne. Ils étaient ici pour deux ans dans le cadre de la coopération au développement au lieu de faire le service militaire. Ils étaient tous deux employés de banque, ne savaient rien ni de l’agriculture, ni de la psychiatrie, ni de la médecine et ils n’avaient même pas su ce qu’ils seraient venus faire en Inde. Ils vivaient ici, ils apprenaient, ils essayaient d’aider. Cependant, à cause de leur inexpérience, ils avaient laissé mourir la vache et son veau, par contre, ils avaient plus de succès avec la culture des ananas, des fruits et des fleurs… 
Les jeunes handicapés vivaient avec eux, ils travaillaient ensemble dans les champs, la vie elle-même était une thérapie. Ils étaient là depuis huit mois, sans doute apprenaient-ils plus que ce qu’ils ne pouvaient apporter aux autres. 

Puis elles allèrent dans le centre où Jacqueline travaillait et avait réservé une chambre pour Alice. 
Deux cents enfants y vivaient, handicapés, polio, spastiques ou tout simplement abandonnés. Les pavillons étaient distribués autour d’un grand jardin, avec des prés, des parterres de fleurs, des jeux, des sentiers cimentés pour faciliter le passage des chaises roulantes et des enfants qui portaient des appareils orthopédiques. Il y avait aussi des chiens errants, des chats et des oiseaux. Dans un étang on élevait des poissons comme réserve en cas de famine. Des vaches donnaient du lait. Un cochon mangeait les restes et personne n’avait le courage de le faire tuer. 
Les constructions n’avaient qu’un rez-de-chaussée: quatre murs en briques surmontés d’un toit en tôles ondulées. Chaque pavillon avait deux chambres avec salle de bains: un WC à la turque, une douche froide, un lavabo et un miroir. Le lit était comme tous les lits: une table en bois recouverte d’un fin matelas de coton. Une moustiquaire pendait au-dessus du lit comme un baldaquin. 
Alice commença par fermer le trou dans le mur qui servait à l’écoulement de l’eau de la douche et du lavabo: même si ce n’était pas la saison des serpents, elle préférait éviter les surprises. Pendant la saison, il y avait tellement de serpents que souvent les parents refusaient de laisser leurs enfants aller à l’école.  
Jacqueline présenta Alice en cuisine, chez les didis, aux enfants. L’ambiance était tranquille: ici on pouvait vraiment vivre paisiblement. Pas étonnant que les Européens qui venaient ici refusaient de retourner à Calcutta. 

Depuis plusieurs années, des physiothérapeutes occidentaux venaient, soignaient les enfants et enseignaient aux didis et aux dadas comment soigner eux-mêmes leurs patients. Jacqueline était en train de préparer ses étudiants à passer leurs examens de fin d’études. Dans quelques années, ces centres seraient devenus autonomes sans plus aucune aide externe. Le résultat était encourageant: ils étaient partis de zéro avec des gens pauvres, ignorants et désespérés et grâce à l’aide des bénévoles, maintenant, les centres fonctionnaient bien et étaient en passe de devenir indépendants.  
La nuit fut froide et silencieuse, Alice put dormir magnifiquement bien et se réveilla assez tôt pour pouvoir admirer le soleil qui se levait sur le Kanchenjunga…  
Dans la cuisine elle trouva les chappattis chauds et le thé bouillant. Elle se servit et alla s’asseoir dehors au soleil en face de la splendide montagne: un vrai bonheur. 

Dans le centre pour adolescents vivait un couple suisse. Lui était orthopédiste et fabriquait les appareils pour les enfants. Il avait une grande opinion de lui. 
Pendant que les Occidentaux étaient assis sous la véranda arriva un groupe de gamins. Ils étaient très excités: ils tenaient  un long serpent auquel ils faisaient subir un tas de méchancetés…  Le pauvre serpent avait la tête emprisonnée dans un filet de pêche en nylon. Plus il se débattait, plus les mailles le serraient et le coupaient. Ses grands yeux ronds étaient désespérés. En Europe, Alice aurait libéré le serpent car avec les yeux ronds il n’était pas venimeux et donc pas dangereux, mais elle ne connaissait pas la faune indienne… Elle reprocha aux enfants leur cruauté : 
«Si vous voulez tuer cette bête faites-le au moins sans la faire souffrir inutilement!»  
«Sister, dans la Bible…» commença un des dadas indiens… 
«Laissez la Bible où elle est et regardez vos propres temples: ils sont pleins de serpents. En outre, n’est-il pas écrit dans l’Evangile de ne pas faire subir aux autres ce que vous n’aimeriez pas qu’on vous fasse?» 
Le dada était un des jeunes qui avait accueilli Alice à la gare, il faisait très playboy et se prenait très au sérieux car il était parmi les élèves qui étaient en passe de terminer leurs études. Il était particulièrement arrogant. 
«En somme – dit l’orthopédiste suisse – il a raison: tu es étrangère ici, tu dois respecter leur culture. Les serpents sont dangereux, ils les tuent. Tu ne dois pas entrer en conflit avec eux, tu compromets aussi notre rapport avec eux…» 
«Sommes-nous ici pour nous adapter à leur culture ou pour leur apprendre plus d’humanité? Toute notre présence ici est en contradiction avec leur culture. Si nous sommes ici pour leur enseigner le mode européen d’aborder la maladie, l’hygiène, les soins, les appareillages au lieu de les laisser croupir dans leur merde, nous devons aussi assumer la logique de notre philosophie. Le respect des animaux fait partie du respect des êtres vivants. Ce qui devrait être discuté au départ c’est de savoir si cela a un sens de venir leur enseigner notre culture au lieu de les laisser se débrouiller dans la leur. En venant ici nous avons fait un choix, ce n’est peut-être pas le bon… mais maintenant que nous sommes ici…» 

Dans les centres de Jalpaiguri vivait une dizaine d’Européens. Ils se réunissaient régulièrement pour discuter de leurs problèmes. Alice assista à la soirée et eut l’impression de se retrouver à l’école du dimanche d’une église protestante ou à une réunion de scouts. 
Ils discutèrent de grands concepts théoriques et employèrent toute une anthologie de clichés du genre «participation», «vivre la pauvreté», «partager la vie»… Alice se sentit mal à l’aise devant cette rhétorique vide. Tout sonnait faux, artificiel.  
Les Français avaient un comportement absurde: lui avait été contaminé par les amibes, il était maigre, avait de la diarrhée, des vomissements, était continuellement malade.  
Les amibes étaient la terreur des Occidentaux qui observaient les règles d’hygiène les plus strictes: ne rien manger de cru, éplucher les fruits avec mille précautions, ne pas boire de l’eau non bouillie, etc. 
La Française, quant à elle, mangeait les épluchures des pommes que les autres avaient épluchées… comme si elle aussi voulait être contaminée et partager le sort de son mari malade… A moins qu’il ne se fut agi d’une façon détournée pour être tous deux suffisamment malades pour être rapatriés en France avant la fin de leurs deux années prévues… 
Alice observa ces comportements puérils et incohérents. Quel bénéfice une communauté d’handicapés mentaux pouvait-elle tirer de deux Européens malades? Mais elle avait déjà pu mesurer le désaccord entre elle et eux et préféra rester silencieuse.    
Ils parlèrent de sa déception de ne pas pouvoir aller à Kalimpong et de devoir rester à Calcutta. D’ici peu les brouillards de l’hiver allaient arriver, et si elle voulait voir Darjeeling et Kalimpong, elle devait saisir l’occasion. Elle décida de partir le lendemain. 

Darjeeling 
Alice se réveilla avec les premiers bruits quand il commença à faire clair. Il faisait froid, elle se couvrit de son grand châle de grosse laine et sortit dans le jardin. Les prés étaient couverts de gelée blanche qui scintillait au soleil. Jacqueline, qui était assise dans un petit coin, à l’abri du vent, sourit et ferma l’Evangile qu’elle était en train de lire. Elles restèrent silencieuses à jouir de cette beauté, puis allèrent se réfugier dans la chaleur de la cuisine et le parfum des chappattis. 
Alice prit son sac de voyage et Jacqueline l’accompagna à l’arrêt du bus puis elle expliqua au chauffeur où Alice devait descendre, à Siliguri, pour prendre le bus de Darjeeling. 
Le bus chaotique suivit la longue route, toute droite dans un paysage de riches campagnes et de larges fleuves asséchés. Ici il n’était pas question de famines. Siliguri était une petite ville comme toutes les autres, avec ses rues défoncées, ses embouteillages de voitures, camions, tas d’ordures et beaucoup trop de gens. Le conducteur du bus cria quelque chose à quelqu’un qui fit signe à Alice de le suivre. Il la conduisit devant un minibus qui n’appartenait certainement pas à une ligne officielle car il était propre et soigné. Alice venait de tomber dans les mains du gang des Népalais… Ils avaient les yeux en amandes, le visage plat, l’allure de gangster et, contrairement aux Indiens, ils étaient rapides, décidés et sympathiques… Le minibus était de marque japonaise et quand tous les sièges furent occupés, il partit en trombe. Certainement, il allait mettre la moitié du temps d’un bus de la ligne… Alice fut enchantée car elle préférait donner son argent à une société privée népalaise plutôt qu’aux Indiens… qui, décidément, lui devenaient de plus en plus antipathiques. 

La route serpentait dans la forêt, d’abord dans le fond d’une vallée, puis lentement elle commença à grimper à côté des rails du train, le Toy Train, le célèbre petit train de Darjeeling. Au loin on voyait des montagnes enneigées, par contre, ici, les collines étaient couvertes des légendaires tea gardens. 
Dans un virage se nichait le village de Sonada et l’énorme monastère bouddhiste de Samdup Tarjeylin. Parmi les moines jouaient des moines-enfants. Ils avaient la tête rasée et la toge orange très digne tandis que leurs yeux espiègles riaient comme ceux de tous les enfants. 
Ici ce n’était plus l’Inde et la sympathie qu’inspiraient ces Tibétains faisait oublier la fatigue et les embarras du voyage. Un des voyageurs avait conseillé un hôtel. Alice y était allée car la vue sur le Kanchenjunga était extraordinaire et la douche chaude. 
Alice partit à pieds visiter la bourgade et les réfugiés tibétains.  
Elle rencontra deux dames anglaises et elles prirent le thé ensemble. La décoration de l’hôtel était tout à fait style colonial anglais avec des tissus à fleurs, des couverts en argent et, aux murs,  des eaux fortes qui représentaient des montagnes suisses. 
Le jardin était abondement fleuri, même avec des dizaines de vases d’orchidées. Les pelouses étaient parfaites et quand le directeur vint saluer ces dames il précisa: 
«Nous tenons particulièrement à avoir un beau jardin d’ailleurs nous commandons les bulbes directement en Hollande…» 
Alice rentra en flânant. Elle arriva à une grande place où stationnaient toutes sortes de moyens de transport. Sans doute s’agissait-il d’un arrêt le long des routes de commerce, dommage qu’au lieu de yacks, chevaux et chameaux, maintenant il n’y avait plus que des véhicules à moteur, bruyants et surtout puants.  
La région était magnifique: on aurait pu en faire un lieu de villégiature extraordinaire mais d’abord il aurait fallu raser les taudis en béton et tôle ondulée, construire des égouts,  lignes électriques et hôtels et surtout trouver des administrateurs intègres et capables.  
«Désirez-vous aller au Tiger Hill?» demanda le serveur pendant le souper. 
«Certes…» répondit Alice sans savoir de quoi il s’agissait. 
«Alors on viendra vous réveiller demain matin à trois heures…» 
«Encore une chose – insista Alice – maintenant que je suis au cœur des plantations du meilleur thé au monde, s.v.p. apportez-moi un thé de toute première classe…» 
Quand le directeur de l’hôtel arriva il prit un air confus: 
«Chère Madame - dit-il – c’est vous, en Europe qui buvez le thé de première classe… Nous, ici, nous n’avons que des thés de qualité inférieure, le thé de première qualité, nous ne le voyons même pas, il part tout de suite avec les multinationales pour l’étranger… Nous n’avons que les restes… C’est d’ailleurs pareil pour tout: les pierres précieuses, la soie, la laine, même le café… Ce qu’il y a de meilleur en Inde part tout de suite pour l’étranger, il ne nous reste que les qualités invendables…» 

La nuit était noire, aucune lumière, ni dans l’hôtel, ni dans les rues.   
Alice était sortie de sa chambre et s’était assise sur le pas de la porte. Quelqu’un s’approcha en demandant:  
«Tiger Hill?» 
«Yes…» 
«Come…» 
Alice suivit son guide dont elle n’avait même pas vu le visage, sans doute était-ce encore un enfant… Ils marchèrent en silence le long des ruelles obscures puis arrivèrent au parking des jeeps. Le guide ouvrit la portière d’une des jeeps qui était pleine de gens et fit monter Alice à la place du conducteur. Ensuite un couple s’assit à sa gauche et finalement le conducteur vint prendre sa place derrière le volant… ils étaient assis à quatre … et on ne pouvait pas compter combien de personnes étaient assises derrière… Alice avait entre ses jambes le frein à mains et le changement de vitesse et chaque fois que le chauffeur lui touchait le genou il disait «sorry» … Elle se fit toute petite dans son grand châle, d’ailleurs il ne faisait pas chaud.  
Le chauffeur avait un visage étrange, il n’était pas Indien et trop corpulent pour être Népalais, sans doute était-il Tibétain… un bandit tibétain comme Alexandra David-Neal les décrit… Il conduisait bien et évitait les nid-de-poule dans la route qui grimpait très raide vers le Tiger Hill. Une longue procession de phares précédait et suivait leur jeep. Arrivés au sommet chacun se gara sans doute à l’emplacement qui lui était réservé. Il faisait encore nuit et vraiment très froid. Le chauffeur attira l’attention de ses passagers sur l’endroit où « leur » jeep était garée, ensuite chacun partit à la recherche du meilleur endroit pour observer l’aube et l’arrivée du soleil.  
Alice tremblait de froid et avait les pieds glacés dans ses petites baskets roses mais elle ne voulait pas manquer un instant de cette expérience magique. A l’improviste, le chauffeur de la jeep vint vers elle, ôta son gros blouson de cuir et le lui posa sur ses épaules. La chaleur de cet homme lui fit du bien : depuis qu’elle avait quitté l’Europe c’était la première chaleur humaine qu’elle rencontrait. Elle lui sourit, il s’éloignait déjà. 
Lentement l’horizon devint moins sombre, puis les premiers rayons éclairèrent les parois enneigées du Kanchenjunga qui se découpa, éclatant de lumière, sur le ciel tellement bleu qu’il semblait noir tandis que les vallées étaient encore plongées dans l’obscurité.  
L’horizon commença à se tinter de  nuances violacées qui progressivement virèrent vers un rose antique d’une douceur extrême ensuite suivirent toutes les nuances de l’orange. Finalement toutes les couleurs se fondirent en une apothéose de soleil resplendissant, aveuglant dans ce ciel limpide et sans un nuage, couleur gris acier après la nuit de gel.  
Le soleil se levait plus rapidement comme si, une fois passé l’horizon, il faisait moins d’effort pour s’élever dans sa course.  
Sous la colline, à l’infini, s’étendaient des vallées sombres d’où se levaient des brumes et les premières fumées des fourneaux qui commençaient à cuire les repas.  
D’un arbre partaient des câbles auxquels étaient suspendus des centaines de carrés d’étoffe sur lesquelles étaient imprimées des prières.  
Le Kanchenjunga brillait de toute sa splendeur et, très loin, à l’horizon se découpaient l’Everest et le Lotse. De si loin ces montagnes étaient plus fascinantes que de près. Au camp de base du K2, quelqu’un avait qualifié cette magnifique montagne de «tas d’éboulis de pierres» et on aurait pu ajouter « au milieu d’un merdier». Les routes de l’Everest, elles aussi, s’étaient transformées en décharges d’immondices à cause des alpinistes et des trekkeurs qui laissaient tous leurs déchets et leurs excréments derrière eux.  
Alice avait vu les plus hautes et les plus belles montagnes de la planète et maintenant elle allait devoir redescendre vers l’horreur de Calcutta… la chaleur, la puanteur, le bruit, les gens… au lieu de pouvoir poursuivre sa route vers ces sommets lointains…  
Le soleil réchauffait, quelques jeeps commençaient à redescendre, elle se dirigea vers la sienne et rendit le blouson providentiel. 
Tout le monde s’arrêta au monastère de Goom, manifestement cela faisait partie de l’excursion. Les moines avaient cuit du pain qui était exquis et encore chaud, le thé bouillant. Petit-déjeuner extraordinaire après ces semaines de chappattis insipides…  
Les moines faisaient entrer les visiteurs dans leur temple, ils souriaient, ils acceptaient les aumônes. 
Quand Alice arriva à l’hôtel personne n’était levé. Elle avait payé la veille, prit son sac et se dirigea vers la place des jeeps où elle trouva facilement celles qui étaient en partance pour Kalimpong. 


Kalimpong 
La route serpentait dans un paysage magnifique, d’abord horizontalement sur les hauteurs, ensuite elle s’abaissa et pénétra dans les tea gardens. Puis la route descendit jusque dans la forêt avec ses plantes typiquement subtropicales où les «plantes d’appartement» croissaient à l’état sauvage. Dans le fond de la vallée, après avoir montré les passeports et rempli le registre destiné aux étrangers, ils franchirent la rivière Teesta, un de ces ruisseaux qui sont à sec la plupart du temps mais qui se transforment en torrents dangereux à la première pluie. La route grimpa jusqu’à la place de Kalimpong qui ressemblait à celle de Darjeeling. Alice se promena dans le village, mais le fait de savoir qu’on l’attendait à Calcutta gâcha sa promenade car «le devoir» l’appelait alors qu’ici elle perdait son temps… Elle décida de rentrer à Jalpaiguri le soir même. Elle s’accorda, dans un petit restaurant,  un délicieux repas avec des beignets aux oignons, du poulet et une sauce piquante le tout arrosé du meilleur thé au monde… 
Avant de partir elle demanda de pouvoir passer par la toilette. On lui indiqua la toilette publique sur la place. Un homme âgé lui fit signe de le suivre, il prit son sac et le jeta sur son épaule. Ils arrivèrent aux latrines… il était impossible d’y entrer… ni d’y déposer quoi que ce fut… le WC était du type «à la turque» mais tout autour, le sol était couvert d’excréments… des tas de diarrhée, des tissus dégoulinants de sang, il était impossible d’y entrer sans marcher dans cette couche dégoutante…  
Alice regarda son porteur providentiel avec désespoir… il hocha la tête pour dire qu’il la comprenait et lui fit signe qu’elle pouvait lui laisser son sac…Il s’appuya contre un muret et Alice essaya d’entrer au moins assez loin pour que les hommes ne la voient pas depuis la rue… Il n’y avait pas de porte, pas de papier… pas d’eau, pas de chasse… Elle s’accroupit et regarda avec horreur ses jolies petites baskets roses… Une telle déchéance, elle ne l’avait jamais rencontrée… même seule sur les glaciers avec les porteurs balti, elle avait toujours pu s’assurer assez d’intimité. 
La chaleur activait la fermentation et l’odeur nauséabonde faisait vomir…  Quand Alice ressortit elle trouva son vieux porteur patiemment assis sur le muret et tenant son sac sur ses genoux. Il y avait donc, quand même, une personne honnête en Inde, mais ici ce n’était pas l’Inde, c’était Kalimpong et les habitants étaient des montagnards. Alice lui donna un billet de dix roupies et quand elle voulut lui en donner un second, il leva la main pour refuser en montrant que dix roupies suffisaient. Il s’en alla satisfait et elle se dirigea vers les bus qui descendaient à Siliguri. 
La forêt tropicale était luxuriante, de petits singes jouaient le long de la route, on pouvait s’attendre à voir apparaître des tigres ou des éléphants.  

En arrivant à Siliguri, il était déjà 16h et Alice alla tout de suite au bureau d’ l’information pour demander quel bus elle devait prendre pour rentrer à la mission. 
«Où voulez-vous aller?» lui demanda le préposé ahuri. 
«A la mission des enfants handicapés…» 
Personne ne semblait connaître l’endroit et pourtant c’était à quelques kilomètres… 
«C’est une grande mission avec des sister étrangères, on y soigne des enfants… ils ont des champs, c’est tout à fait près d’ici…» 
Non, personne ne savait de quoi elle parlait, même s’il lui paraissait impossible que les gens ne sachent pas ce qui se passait dans le village d’à côté… 
Un employé la prit par le bras et ils allèrent interroger les chauffeurs des bus. Aucun d’entre eux ne savait qu’il y avait une mission… ni des sister étrangères, et pourtant tous ces étrangers prenaient les bus pour venir ici ou pour aller à 
Jalpaiguri… 
Ils conduisaient les bus mais sans savoir par où ils passaient…  
Jacqueline lui avait donné le numéro de téléphone de la mission. Alice n’avait ni monnaie, ni jetons pour le téléphone, un employé fit tout pour elle et finalement elle entendit la voix du jeune avec lequel elle avait eu l’explication au sujet du serpent. 
«S’il vous plait - demanda Alice - pourriez-vous avertir Jacqueline que je suis à 
Siliguri et qu’elle m’envoie la jeep?» 
«Ici il n’y a pas de Jacqueline et il n’y a pas de jeep.» 
«Alors dites-moi quel bus il faut prendre pour rentrer.» 
«Je ne sais rien des bus.» 
«Alors vous croyez que je dois dormir ici, à la gare?» 
«Cela vous regarde, faites comme bon vous semble…» dit-il en riant et en raccrochant. 
«Et bien - pensa Alice – voilà donc les gentils Indiens qu’on me vantait tellement à Genève…Ce sale gamin s’est vengé…» et à partir de ce moment Alice cessa de croire aux gentils Indiens et elle aussi pensa à se venger… 
Evidemment, elle, elle n’était qu’une sister… elle n’était pas une donatrice qui arrive avec des valises pleines de vêtements ou mieux encore avec des dollars…  L’employé ne sut que faire, il demanda à tous les passants, mais personne ne savait de quoi il s’agissait et finalement, comme pour lui faire plaisir, ils la firent monter dans un bus…  
Une bonne heure avait passé et il faisait noir. 
Le bus partit mais c’était l’heure de pointe et non seulement  il était bondé, mais la route était encombrée par tous les véhicules qui, eux aussi, rentraient chez eux… Ils finirent par être bloqués… plus personne n’avançait mais  tous les moteurs éjectaient une fumée dense et irritante. Tout le monde se mit à tousser. Alice pensa qu’elle allait s’évanouir…  
Il faisait nuit noire et Alice se dit qu’au cas, bien improbable, où le chauffeur du bus avait quand même deviné où elle allait, il l’aurait débarquée en pleine campagne, où elle n’allait trouver ni une lumière, ni un rickshaw , ni un endroit connu qui lui aurait permis de s’orienter… Elle allait se retrouver toute seule en pleine campagne en pleine nuit… avec comme seule solution s’asseoir dans un pré à la merci des serpents et des chiens errants… 
Maintenant le bus était entouré de gens qui criaient, ils portaient des banderoles… c’était sans doute une manifestation et Alice se souvint des manifestations à Jaipur… On lui expliqua que c’était un cortège du parti communiste… 
Ils arrivèrent dans une bourgade. Une lumière était allumée. Alice descendit et se dirigeât vers la lumière. Les hommes qui étaient en train de discuter la regardèrent avec étonnement et l’air de dire «mais qu’est-ce que vous faites ici?» Alice demanda un taxi et immédiatement deux hommes se présentèrent et pour la énième fois elle expliqua qu’elle cherchait une mission avec des enfants… 
«Une mission? avec une école? où on accepte aussi les enfants pauvres?» 
«Oui, les enfants pauvres et malades et il y a des sister…» 
«Vous aussi vous êtes une sister?» 
«Hélas, oui» –répondit Alice en se demandant ce qu’elle était venue faire dans cette galère… 
Les hommes se mirent à discuter, ils appelèrent d’autres hommes, ils montrèrent, expliquèrent…virent examiner Alice comme si elle avait été un animal rare…  et finalement quelqu’un lui dit 
« Il faudrait nous donner cent roupies car nous n’avons pas d’essence… » 
Au point où elle en était, Alice aurait donné n’importe quoi … elle tendit un billet de cent roupies, ils montèrent dans la vieille Ambassador et roulèrent jusque chez le vendeur d’essence qui vint verser deux bidons dans le réservoir et puis ils prirent la route. 
Il faisait incroyablement noir. La route sembla interminable et enfin ils virent une petite lumière au loin… Le chauffeur alla frapper à la porte en fer, quelqu’un vint ouvrir, c’était bien la mission… Alice donna à ses sauveurs le double du prix convenu et ils s’en allèrent après mille bénédictions. 
Il était dix heures du soir… il avait donc fallu six heures pour parcourir vingt kilomètres… 
Elle était épuisée et alla directement vers sa chambre, se jeta sous la moustiquaire et s’endormit en ruminant sa colère. 
Le lendemain matin elle rencontra le dada qui n’avait rien fait pour l’aider et il lui demanda avec son air arrogant : 
«Hello sister, vous avez bien trouvé la route pour rentrer?» 
«Bloody bastard, son of a bitch…» - pensa Alice en se souvenant des films américains. 
«No problem –dit-elle en souriant – Vous savez, en Inde il suffit d’avoir du fric et tout devient facile, il suffisait de prendre un taxi… d’ailleurs pourquoi perdre son temps avec des bus…dès qu’on sort le fric, tous ces mendiants se précipitent pour vous lécher les bottes…» 
Sur ce, elle se détourna sans attendre son reste, bien consciente de s’être fait un ennemi duquel elle allait devoir se méfier et pour commencer elle allait bien contrôler qu’il n’y ait pas de serpent dans sa chambre, ni dans ses bagages… En générale, dans l’organisation, tout le monde voyageait en troisième classe, en bus et en train,  pour économiser mais aussi pour vivre avec les gens. Le taxi ou l’avion étaient donc exclus.  

Alice accompagna Jacqueline à Siliguri pour faire des courses.  
«Il faudrait que tu achètes un saree – dit Jacqueline – le Père préfère que nous soyons tous habillées comme les Indiens…» 
Puis ils achetèrent un billet de train pour qu’Alice puisse rentrer à Calcutta le lendemain. 
Depuis le bureau de la mission elles réussirent à téléphoner à Nilbari pour annoncer son retour et demander que les didis viennent la chercher à la gare avec la jeep. 
L’après-midi fut consacré à une leçon de saree… 
«Le Père demande que nous nous habillions comme les indiens pour qu’ils nous sentent plus proches d’eux. Il n’aime pas le shalwar kamiz car cela fait trop musulman et pas de vêtement européen non plus… donc nous portons toutes le saree…» 
Le saree était un tissu large d’un mètre et long de cinq… Cette terrible chose était drapée autour du corps mais dégringolait de toutes parts. La blouse était si courte qu’elle laissait une bande de peau nue ce qui ne lui plut pas. Des enfants jouaient au ballon, Alice fit un pas de côté pour le leur renvoyer, elle trébucha dans le tissu et le saree dégoulina le long de ses jambes et lui tomba sur les chevilles… Le saree, cela allait être très difficile… elle le replia et remit son shalwar qu’elle avait acheté à Rawalpindi en des temps plus heureux… cher, cher Pakistan… Evidemment à voir la lenteur des femmes indiennes… elles n’avaient aucune peine à porter le saree… 

Alice s’assit sur un des murets du jardin. Un des chiens errants s’approcha et petit à petit elle l’attira jusqu’à pouvoir lui caresser la tête ce qui suscita la curiosité des enfants et l’incrédulité des adultes.  
Les êtres les plus malheureux dans ce pays étaient sans doute les chiens et les chats errants qui devaient se contenter de déchets, charognes et même d’excréments.  
Ils étaient maigres, sales, couverts de plaies et aussi de maladies de la peau. Il y en avait avec des pattes cassées, on les traitait à coups de pieds et on leur jetait des pierres. 

«Le pire que j’ai vu – dit Jacqueline avec des larmes dans les yeux – c’est quand ils ont tué un chien à coups de bâton… Ils prétendaient qu’il avait la rage, mais cette pauvre bête était seulement épuisée par la faim. S’il avait eu la rage il y aurait d’autres cas. Les enfants criaient, ils frappaient, ils jetaient des pierres, ils s’en donnaient à cœur joie… Le chien a hurlé jusqu’à ce qu’il soit mort… C’était hallucinant… Quel pays terrible, quelle cruauté… je n’y comprends rien… de vrais sauvages… Tu vois le château d’eau? A peine avions-nous fini d’installer le château d’eau qu’ils nous ont volé la pompe… On doit obliger quelqu’un à dormir dans le château d’eau pour empêcher qu’ils ne nous volent notre pompe… S’ils ne respectent pas les enfants… figure-toi comment ils respectent les animaux…» 
«Et tu n’as rien fait pour sauver le chien?» 
«Contre cette horde de fous, il n’y avait rien à faire… c’était terrifiant, ils faisaient peur…» 
Dans cette communauté d’enfants abandonnés, la présence d’animaux pouvait être une vraie thérapie.  
Près de la cuisine,  quelques jours plus tôt,  il y avait une chatte avec ses petits… ils avaient disparu… avaient-ils été tués par les gens ou dévorés par les chiens affamés? 
Alice montra aux enfants que, très prudemment, on pouvait caresser le chien…  
Quel monde primitif… 

Le soir elles allèrent au village. C’était jour de marché, les étals étaient pleins de légumes, de fruits et de gros poissons. 
«Ici c’est le cinéma, ils y passent des heures, ils y dépensent leur argent, on n’y voit que leurs films idiots à l’eau de rose… je crois qu’ils sont tous frustrés sexuellement…» 

Plus tard les Européens se réunirent pour le fameux briefing… 
«Quand tu seras à Nilbari, tu trouveras une jeune allemande… c’est un gros problème, elle dérange tout le monde. Elle s’est mise en tête qu’il est nécessaire de faire jouer les enfants… elle est très envahissante… elle a eu des problèmes avec la direction…» 
Tous étaient d’accord: Alice allait avoir du fil à retordre avec cette Hanna allemande …  

Le lendemain matin Jacqueline accompagna Alice à la gare. Le train était infiniment long et, à nouveau, plein à craquer… il semblait vraiment que les neuf cent millions d’Indiens étaient continuellement en mouvement et Alice se demanda s’ils ne faisaient  pas mieux de rester chez eux à travailler. 
Brusquement il lui vint un accès de dégoût, elle ne supporta plus l’idée de se trouver pendant quinze heures confinée dans un wagon plein de femmes qui caquettent et d’enfants qui crient. Les hommes allaient encore lui demander comment elle s’appelait, quel était sa profession, quel était son salaire…  Alice courut chez le chef de train et lui demanda s’il restait une place en première classe. Il y avait tout un compartiment de libre… Elle paya tout de suite le supplément et pendant que le train se mettait en marche, elle se pencha à la fenêtre et cria à Jacqueline: 
«N’oublie pas le chien!»… 

Quinze heures dans un train indien. 
Le petit compartiment était vide, Alice s’assit près de la fenêtre qui n’avait pas de vitre et se mit à observer le paysage avec toute son attention, car Jalpaiguri en train, ça plus jamais. S’il y avait une prochaine fois, ce serait en avion.  
Donc 566km en 15 heures… soit une moyenne de 37km à l’heure… pour un train…  
Le paysage était une succession de champs, villages, maisons en terre, palmiers et bananiers. La végétation était luxuriante, colorée et fleurie. Des buffles tiraient des charrues. Des paysans réglaient les ruisselets pour irriguer leurs champs. Des enfants jouaient dans les étangs au milieu des canards, des nymphéas et des jacinthes. Les rizières succédaient aux champs de céréales, les cultures semblaient riches et les paysans travaillaient. Alice ne comprit pas que l’on puisse mourir de faim dans ces conditions. 
Après quelques heures un employé vint demander qu’elle se déplace dans un compartiment pour femmes. 
«Ce compartiment nous est réservé. Nous nous asseyons ici entre nos tours de surveillance…» «A combien êtes-vous?» 
«Deux…» 
«Alors, il y a de la place pour nous tous…» 
«Cela ne vous dérangera pas que nous venions nous asseoir ici?» 
«Pourquoi cela devrait-il me déranger?» 
«Une femme indienne n’accepterait pas qu’un homme vienne s’asseoir près d’elle…» 
«Grâce au ciel je ne suis pas une femme indienne… je n’ai pas de problèmes avec les hommes…» 
«Mais que direz-vous si le chef de train venait contrôler?» 
«Je lui dirai que je préfère votre compagnie plutôt que cette marmaille piaillante de femmes  et d’enfants…» 
Ils se mirent à rire et quand midi arriva ils se retirèrent pour permettre à Alice de dîner tranquillement. 
Un garçon apporta la carte du restaurant, elle était très longue, mais Alice  commençait à comprendre le système et demanda tout simplement: 
«Qu’est-ce que vous avez?» 
«Du curry de légumes et de poulet…» 
Elle commanda donc un curry de légumes et de poulet et se sentit dans un Transsibérien ou Orient-Express…  
Le train s’arrêtait dans les petites gares, sur les quais des vendeurs proposaient des noisettes, des fruits et du thé. 
Les vendeurs de thé portaient, suspendu à leur cou un bidon en métal qui contenait du charbon de bois pour tenir le thé au chaud. Mais puisqu’il s’agissait de thé au lait , elle n’en prit pas. Les tasses étaient toutes petites, en terre cuite, et quand elles étaient vides, on les jetait simplement dehors…  
Les vendeurs montaient dans le train jusqu’à la station suivante puis ils repartaient en sens contraire. Alice imagina les «conventions de travail» entre les bosses maffieux qui contrôlaient les trafics… Il y avait aussi des enfants qui montaient avec une petite brosse, ils prétendaient balayer la poussière, ramassaient tout ce qui trainait sous les banquettes et mendiaient quelques roupies…  
Ces enfants étaient arrogants, ils avaient de la méchanceté dans leur regard et n’inspiraient pas de pitié mais de la haine et aussi de la crainte. Ils étaient les futurs citoyens indiens… dès leur plus jeune âge, au lieu d’aller à l’école ils étaient embrigadés dans le monde des trafics, de la violence… 
Les heures passèrent. Le paysage était monotone mais beau, les distances étaient énormes parce que le train circulait si lentement.  
Le convoi passa au-dessus d’un bras du Gange sur la longue digue de Farekka. Alice laissa vagabonder son regard dans l’étendue infinie des eaux boueuses puis elle vit flotter un corps humain, les jambes et bras écartés, il se balançait au gré des vagues… Alice se laissa retomber sur son siège… Elle pensa aux peintures de Gérôme Bosch… Elle était en train de vivre une histoire à la façon de 
Bosch… hallucinante… 

Un monsieur bien habillé était passé plusieurs fois devant la porte ouverte du compartiment. A la fin, il s’arrêta et demanda s’il pouvait entrer pour bavarder… ce trajet était si long et si ennuyeux… 
Il commença à poser exactement les mêmes questions que tous les autres indiens: 
«Where are you from? What is your name? What is your work? What is your salary? Are you married? Do you have children?» 
Alice commença à se demander pourquoi tous posaient les mêmes questions. 
Sans doute avaient-ils tous suivi le même cours de langues du type Assimil… 
Quand il lui demanda si elle était mariée elle prit un malin plaisir à lui répondre: «Non, je ne suis plus mariée. Je me suis lassée de mon mari alors «je l’ai divorcé»… 
Il ouvrit de grands yeux et continua ses questions. 
«Non, non –répondit Alice – pour rien au monde je ne voudrais m’embarrasser d’un autre mari, j’ai des copains, cela me suffit et heureusement mes enfants raisonnent comme moi, j’espère qu’ils resteront assez intelligents pour ne pas faire des enfants.» 
«Mais que me dites-vous là! – s’exclama l’homme hébété – Ici cela ne serait pas possible…» 
«Oui, je sais, ici tout est compliqué. Par contre chez nous les relations sont plus simples: on a des amants et les relations durent ce qu’elles durent…ensuite on change… D’ailleurs, les hommes, on s’en passe…» 
Alice savait que là elle touchait la corde la plus sensible: les hommes indiens avaient une si haute opinion d’eux-mêmes. Ils étaient si vaniteux et si ridicules. 
«Mais le mariage alors?» 
«On s’en passe aussi.» 
«Et les parents?» 
«Les parents n’ont rien à voir dans la vie privée des enfants.» 
«Ici, les parents cherchent un mari pour leur fille et vice versa. On consulte l’astrologue, on décide de la dote. Vous aussi vous avez une dote?» 
«Qu’entendez-vous par dote?» 
«Les parents de la jeune fille doivent donner de l’argent, des meubles, acheter une télévision, une voiture ou autre chose pour la famille du futur mari.» 
«Chez nous personne ne paierait pour faire épouser sa fille, bien au contraire, moi, si quelqu’un voulait épouser ma fille, je le ferais payer, et très cher! Mais chez nous on ne vend pas les enfants.» 
«Mais quand votre fils se mariera il viendra habiter chez vous avec son épouse.» «Alors ça, non, jamais! S’il veut se marier, c’est son affaire, qu’il se débrouille mais pas dans ma maison.» «Mais vous ne vivez pas ensemble?» 
«Non, si les enfants veulent manger ils doivent travailler et donc ils doivent habiter près de leur lieu de travail. Et puis… à mon âge j’ai envie de pouvoir vivre tranquillement! Je ne supporterais pas de vivre entourée d’une marmaille bruyante et fatigante…» 
L’homme la regardait de plus en plus étonné. 
«Mais quel jour êtes-vous née?»-demanda-t-il. 
«Je suis née un samedi soir…» 
«Ah, voilà ! Vous n’avez pas l’impression d’avoir des troubles mentaux?» 
«Non , pas du tout, pourquoi demandez-vous cela?» 
«Parce que nous croyons que ceux qui naissent le samedi sont … fous…» Alice se mit à rire: 
«Vous avez raison: pour venir en Inde il faut vraiment être fou…» 
Alice ne parla pas des «kitchen accidents» au sujet desquels elle avait lu des articles dans les journaux. Les «accidents de cuisine» étaient en fait fort simples. De nombreuses personnes cuisinaient  sur un petit réchaud au pétrole et il arrivait que celui-ci explose. Ces accidents provoquaient des brûlures fort graves qui finissaient en générale par la mort surtout pour ces femmes qui s’habillaient avec des saree en nylon… Il arrivait aussi que les beaux-parents arrosent leur belle-fille d’essence et y mettent une allumette… L’assassinat passait pour un « kitchen accident » et donc, une fois la belle-fille éliminée le fils pouvait se remarier et encaisser la dote d’une autre famille…  
Pratique cruelle, mais dans le passé ne brulait-on pas sur le même bûcher le mari mort et les épouses vivantes… et on chuchotait qu’il y avait encore des cas… 

Quand ils arrivèrent à la gare de Sealdah il était neuf heures du soir. Il faisait nuit noire. Alice descendit du train, les quais étaient pleins de gens qui allaient et venaient, d’autres étaient couchés par terre et dormaient, même des Occidentaux avec leur sac de couchage et leur sac à dos…  
Alice chercha les didis mais il n’y avait personne. Pourtant au téléphone elles avaient bien compris qu’elles devaient venir la prendre à la gare… Alice sortit de la gare et alla à l’endroit où d’habitude elles laissaient la jeep, mais là non plus il n’y avait personne… Sans doute l’avaient-elles tout simplement oubliée…  
Alice regarda autour d’elle, l’ambiance n’était pas rassurante, évidemment elle ne pouvait ni rester dans la gare, ni rester aux abords de la gare… la seule chose à faire était de prendre un taxi…  
A peine  assise dans le taxi, elle fut bloquée par le chauffeur et deux autres jeunes gens à l’allure peu avenante. Ils se tournèrent vers elle avec une mine effrayante et dirent: 
«Ce sera 250 roupies!» 
«Mais non – dit Alice – le prix est au maximum cent roupies!» 
«250 ou on ne part pas et il faut les donner tout de suite parce que nous n’avons pas d’essence.» 
Alice était épuisée, elle donna les 250 roupies. Après cent mètres, ils s’arrêtèrent, appelèrent un autre taxi, la poussèrent dehors et lui crièrent pendant qu’ils démarraient: 
«Voilà, vous pouvez prendre celui-là…» et ils étaient partis…  
Elle se laissa tomber sur la banquette arrière de ce taxi… et elle essaya d’expliquer qu’elle voulait aller à Howrah, de l’autre côté du fleuve, près du B. Garden…  
Ils partirent et traversèrent le pont, mais ensuite le chauffeur entra dans un dédale de petites rues inextricables qui finalement devenaient si étroites qu’il était impossible de continuer… 
Alice vit sur les murs des inscriptions en caractères arabes. Elle sortit du taxi et alla résolument vers les hommes qui étaient assis devant les maisons. 
«Assalam aleikum…» -dit-elle en souriant. 
«Ualeykum assalam- répondirent-ils surpris – mais qu’est-ce que vous faites toute seule, dans ce quartier, à cette heure?» 
Alice s’expliqua de son mieux. Ils hochèrent la tête et puis ils allèrent parler avec le chauffeur. Il fallait rebrousser chemin et repartir dans la direction opposée… A l’improviste Alice aperçut un bout de mur qui pouvait bien être celui du B.Garden. Ils suivirent le mur et arrivèrent devant le home de Nilbari…  Le haut portail en fer du home était fermé, Alice se mit à taper avec les poings et les pieds sur les tôles qui firent un bruit épouvantable. Quand les lumières commencèrent à s’allumer, elle retourna dans le taxi, paya le chauffeur et sortit en tenant son gros sac de voyage. Un jeune homme arriva en courant et se jeta sur elle pour lui arracher son sac. Alice se jeta sur lui comme une furie, elle cria, l’insulta, le griffa, lui donna des coups de pieds et quand il lâcha prise elle le poursuivit encore quelques pas en restant agrippée à ses cheveux dont elle garda une touffe en main. 
Le gamin s’enfuit en riant mais Alice n’avait pas lâché son sac et à partir de ce moment elle traita tous les Indiens comme des agresseurs potentiels. 
Les didis vinrent ouvrir le portail. 
«Comment? tu es déjà ici?» demanda Mary toute enjouée. 
Puis arriva la jeep avec les autres didis. 
«Tu es déjà rentrée? nous sommes allées te chercher, mais nous pensions que le train aurait eu du retard alors on est allées faire une promenade au marché et quand nous sommes allées à la gare, tu n’étais plus là…» 
«C’est bien que tu sois revenue – dit Mary – nous pensions que tu serais restée à 
Jalpaiguri comme les autres… Quand commences-tu?» «Demain matin à six heures.» -dit Alice, furieuse. 
«Si tôt!» 
«Six heures cela n’est pas tôt, les gens qui travaillent se lèvent avant six heures.» 
«Les didis doivent préparer les enfants, servir les petits-déjeuners, nettoyer…» «A quelle heure voulez-vous commencer alors? dix heures? c’est encore trop tôt?» 
«Dix heures c’est parfait.» dit Mary qui sentait au ton de la voix d’Alice que quelque chose ne tournait pas rond. 
«Demain, à dix heures, c'est-à-dire dix heures moins dix dans la classe, je ne tolère aucun retard.» 
Alice ne put claquer la porte car il n’y en avait pas, mais elle monta dans sa chambre épuisée et furieuse. Elle se sentait sale, sa peau tirait, ses cheveux étaient pleins de poussière et de suie de la fumée du train et il n’y avait même pas moyen de prendre une douche. Elle se coucha sous sa moustiquaire et se dit que décidément elle n’aimait ni l’Inde ni les Indiens. 


III Social Worker 

Les premiers pas. 
Alice descendit dans la cuisine avec ses couverts. 
“Bosho, didi, bosho…” assieds-toi didi, assieds-toi … Les kitchen-didis poussèrent vers elle un des escabeaux. Elle s’assit. La cuisine, ce trou noir sans aération ni hygiène, était l’endroit le plus accueillant de la maison. Les chappattis insipides mais chauds et le thé sucré, comparés avec le reste, avaient une saveur délicieuse.  
Alice était perdue dans ses pensées et les didis qui avaient eu vent des mésaventures de la journée précédente restèrent silencieuses comme si elles s’attendaient à une nouvelle catastrophe. 
“Si tu veux – se hasarda Rasa – je te fais chauffer un seau d’eau pour que tu puisses te laver… il fait si froid…” 
Alice s’appuya contre le mur et regarda Rada avec gratitude… oui, un seau d’eau chaude pour pouvoir se laver… Alice lui sourit, mais ce n’était plus qu’un petit sourire triste et résigné… un sourire de compassion pour ces jeunes femmes qui étaient contraintes de vivre dans cette ambiance primitive. 
Une heure plus tard Rada apporta un seau d’eau bouillante au troisième étage. Alice avait l’expérience de la montagne: elle porta le seau dans la douche, s’accroupit, prit dans un bol un peu d’eau froide du robinet et un peu d’eau chaude du seau puis le versa sur la tête… Elle fit mousser le champoing dans ses cheveux, ensuite elle utilisa le reste de l’eau pour se rincer et jouir de l’eau chaude sur son corps… Elle s’enveloppa de sa grande sortie de bain bleu foncé et alla s’habiller dans sa chambre avant de monter sur le toit.  
Le soleil réchauffait déjà et elle laissa sécher ses cheveux en les brossant au soleil.  Elle regarda par-dessus le parapet et vit avec surprise que la terrasse du bas avait été complètement libérée et des ouvriers étaient en train de lisser une nouvelle chape de ciment rougeâtre. Des peintres avaient peint le parapet en jaune et turquoise et tout au long du bord on avait construit un parterre pour y planter des fleurs.  
Dans la grande salle du troisième étage, les didis avaient réuni tout ce qu’elles possédaient comme matériel qui pouvait servir pour les soins: des tapis, coussins, matelas, barres parallèles, espaliers… 
Alice colla sur la porte une feuille A4 et y inscrivit “Therapy-room no entrance” qui fit le plus bel effet et sur la porte de la chambre adjacente elle colla “Private: class room and Library” ce qui étonna tout le monde. 
Une armoire contenait les “publications scientifiques” c’est à dire quelques vieux manuels. Au mur pendait un tableau noir qui était constitué d’une plaque de contreplaqué de 50x70 cm… dont la peinture noire avait été complètement délavée. Un escabeau constituait le mobilier. 
A dix heures précises, Mary-di se présenta avec huit élèves. Elles ne parlaient pas l’anglais, n’étaient pas tout à fait analphabètes, mais avaient une furieuse envie d’apprendre. 
Elles étendirent des nattes de bambou sur le ciment rouge. La partie supérieure des murs était peinte en bleu clair et la partie inférieure en vert bouteille. La porte était jaune et sale… Deux grandes planches pendaient au mur, elles représentaient l’une un squelette et l’autre l’appareil digestif. Comme toutes les autres, les fenêtres étaient munies de grillages comme celles des prisons. Un philodendron assoiffé survivait sur la petite armoire qui se trouvait devant la fenêtre. 

Alice commença par se présenter elle-même et puis elle prit note des noms de ses élèves. L’une d’entre elles vivait à Nilbari depuis toujours, elle avait un genou fixé à 90° et se déplaçait en s’appuyant sur un gros bâton de bambou. Sans doute avait-elle eu une polio mal soignée. Elle était responsable d’un groupe d’enfants. Mara , qui comprenait un peu d’anglais était donc «veuve» et son fils séjournait à Jalpaiguri. Elle avait commencé à travailler en cuisine et progressivement elle était devenue responsable d’un groupe et des relations externes et elle conduisait les enfants aux visites médicales en ville. 
Goreti avait un nom bizarre et quand elle l’écrivit sur le tableau il devint Maria Goretti… 
Ruda venait de Jalpaiguri et s’occupait des petits et de la crèche. 
Devi était népalaise et venait de Kalimpong, elle aussi s’occupait de la crèche. 
Elle avait le charme merveilleux des montagnards et parlait un peu d’anglais.  Trois autres étaient des didis externes: elles venaient chaque matin et le soir elles rentraient chez elles.  
On décida les horaires collégialement: de 9h30 à 11h et de 14 à 16h. Chaque patient avait droit à 30 minutes et on allait pouvoir soigner 30 enfants chaque jour ce qui était un travail considérable. 
“Rappelez-vous –insista Alice – je ne tolère aucun retard…” 

L’après-midi Alice décida d’aller en ville avec Mara pour aller déposer les films photos de Jacqueline chez le photographe de Park street.  
Première constatation: on partait de Nilbari avec n’importe quel bus qui allait à l’Esplanade. La deuxième c’était qu’on traversait le Howrah Bridge qui était long de 660m au-dessus de l’Hooghly et qui était le seul moyen de communication entre Howrah et Calcutta. L’Hooghly était un des innombrables bras du Gange, large 400m et d’une eau boueuse brune et peu ragoûtante. Sur ses rives s’étendaient des industries, des temples et des ghâts où on brûlait les morts. Le trafic fluvial était intense, dans tous les sens. Le bridge était embouteillé comme d’habitude: les véhicules se poussaient l’un l’autre et les piétons se faufilaient dans le moindre interstice. Ils arrivèrent à l’Esplanade qui sans doute avait gardé son nom de l’époque coloniale, mais, de l’Esplanade originale, il ne restait qu’une grande place où arrivaient les bus, déchargeaient leurs voyageurs, en embarquaient d’autres et repartaient en sens inverse. 
En tous cas l’Esplanade était un point de référence plus célèbre que sa Colonne Ochterlony, une tour blanche de 46m de hauteur qui rappelait le Minar-ePakistan de Lahore ou la Tour Eiffel. 
“Voilà! – dit Alice à Mara – maintenant, Park street, c’est où ?” 
Mara  fit un grand sourire stupide et désarmé… Park street? Bonne question… Alice prit dans son sac un plan de la ville et essaya de s’orienter: quelle heure estil et le soleil, où est-il?... Bon, d’abord il fallait traverser un parc. Elles rencontrèrent un policier et demandèrent Park street mais lui non plus ne voyait pas de quoi elles parlaient. Elles continuèrent et arrivèrent devant un grand boulevard. 
“C’est bon – dit Alice – si ça c’est le boulevard que je vois sur ma carte, alors on est ici et ça, ce doit être Chowringhee… et Park street doit être juste en face…” Mara  regarda Alice avec surprise et admiration: mais comment avait-elle fait?  “Tu vois – insista Alice en montrant une plaque fixées au coin de la rue – tu vois qu’il y est inscrit Park street? …”  
Ca alors! Voilà que les étrangers qui venaient ici pour la première fois connaissaient la ville mieux que les indigènes…  
En suivant les indications de Jacqueline, maintenant elles allaient rencontrer une petite boutique dans laquelle acheter des cartes postales et des journaux, puis dans la Oxford Library elles allaient trouver des livres, puis devaient venir deux photographes dont le premier était le meilleur et en face il devait y avoir Flury’s, le tea-room suisse…  
Elles trouvèrent tout comme cela avait été décrit par Jacqueline. 
“Mais comment fais-tu? Moi qui vis ici depuis toujours je ne suis jamais venue jusqu’ici…” 
Alice se réjouissait d’aller chez Flury’s et elle poussa Mara dans l’entrée. 
“Cela doit être un endroit pour riches…” – dit Mara en refusant d’entrer. “Mais ma chère Mara , nous sommes riches!” – répondit Alice en riant et en la poussant vers une table. 
Pour l’Inde, Flury’s était vraiment un tea-room de luxe avec ses petits fauteuils en similicuir à la mode des années cinquante et surtout il y faisait relativement propre! 
Le thé était buvable mais moins bon que celui fait par les didis à Nilbari… Le café était tout simplement dégueulasse: un peu d’eau pas vraiment chaude sur une demi-cuillerée de café soluble…  
Alice appela le maître d’hôtel pour lui demander des explications au sujet du café. Il leva les yeux au ciel. 
“Vous avez quand même une production de café dans le Kerala?” demanda 
Alice. 
“Oui, bien sûr – répondit le maître d’hôtel – mais le café est immédiatement pris par les multinationales et exporté. Nous, nous ne parvenons à avoir que du café soluble… Comme cela ils y gagnent en emportant notre café et en nous obligeant à payer sa transformation…» 
Les petits gâteaux étaient certainement faits avec du vrai beurre et sans lésiner sur la quantité… ils donnaient la nausée… par contre, les cakes étaient délicieux! 
Le cake aux ananas “pineapple cake” était exceptionnel. 
Alice s’empiffra de cake  et encouragea Mara à se resservir. 
Mara  avait observé l’endroit attentivement, ensuite elle avait observé comment Alice faisait et, les premiers moments d’embarras passés, elle se mit à déguster le thé et à picorer ses petits gâteaux avec la petite fourchette comme si elle en avait eu l’habitude. Elles se regardèrent et se mirent à rire… quel bon tour elles étaient en train de jouer à toutes ces vieilles bourgeoises obèses assises autour d’elles qui, en rue, ne leur auraient jamais accordé un regard.  
“Mara , tu vois, tout est possible, il suffit de vouloir, il faut apprendre et ensuite il faut se faire respecter. L’Inde se dit un pays démocratique, alors il n’y a aucune raison pour que tu ne puisses venir prendre le thé chez Flury’s…” 
Ensuite Alice alla s’assoir à côté de Mara , elle reprit son plan de la ville et lui expliqua comment cela fonctionnait. 
“Je suis trop stupide…” – dit Mara avec désolation. 
“Non, Mara , tu n’es pas stupide, tu es ignorante parce que tu n’as pas encore eu l’occasion d’apprendre. Moi aussi j’ai dû apprendre. Maintenant tu dois saisir toutes les occasions qui se présentent. Ne te laisse pas dominer. Il faut se battre…” 

Flury’s était vraiment le point de ralliement de tous les Européens qui traversaient le West Bengale et le jour où Alice découvrit Park street, vivre à Calcutta ne fut plus impossible. 
Le soir, quand elles rentrèrent à Nilbari, Mara raconta leurs aventures et les autres didis les regardèrent avec incrédulité: Alice avait donc conduit une “intouchable” dans un restaurant pour “riches”… ça c’était une nouveauté… Quelque chose avait changé. 

Le lendemain matin, Alice entra dans la salle des soins avant tout le monde, elle vérifia que tout fut en ordre. Tout était parfait: les didis avaient rangé et nettoyé parfaitement. Puis elles arrivèrent avec leurs petits patients et une nuée caquetante d’enfants et de femmes qui parlaient, riaient, s’esclaffaient… 
“Que se passe-t-il?” – demanda Alice. 
“Ce sont les patients avec leurs frères et sœurs et leurs mères et leurs tantes…” “Cela ne va pas être possible… - dit Alice – Tout le monde redescend au rez-dechaussée et chaque didi descend prendre un patient et monte avec seulement son patient, tout le reste attend en bas… Nous ne voulons pas de remue-ménage et nous ne voulons pas que des personnes étrangères circulent dans notre maison.” 
“Les mères veulent venir…” 
“Les mères ont vu et maintenant elles redescendent car ce que nous avons à faire c’est un travail très sérieux, très concentré qui requiert le silence complet et l’attention complète des enfants. Tout le monde dehors!” – ajouta-t-elle en riant. Il y eut l’un ou l’autre ronchonnement qu’Alice ignora et pendant que les didis commençaient à s’occuper des enfants, elle traça sur une feuille A4 une grille horaire pour bien faire comprendre aux parents quand ils devaient venir avec leurs enfants.  
“Attention – ajouta-t-elle – l’heure, c’est l’heure, avant l’heure, ce n’est pas encore l’heure, et après l’heure, c’est trop tard…” 
“Avant – insista quelqu’un – les mères venaient avec les enfants, elles parlaient entre elles, elles buvaient le thé…” 
“Pour la qualité de notre travail, ceci n’est pas possible – dit Alice – Les didis doivent apprendre et les enfants doivent se concentrer. Nous faisons un travail très difficile et très important, ceci n’est pas un passe-temps, ni un salon où l’on cause. Pendant le travail, c’est seulement le travail. Quand le travail est fini alors nous pouvons tous aller boire du thé ensemble…” 

Cet après-midi-là, on commença les leçons théoriques. L’enseignement simplifié des bases des soins avait démarré depuis quelques années à Jalpaiguri et un syllabus avait été rédigé et polycopié. Il suffisait de le suivre pour être certains que tous les élèves reçoivent les mêmes connaissances.  
Elles commencèrent lentement car la langue était un réel obstacle: Alice parlait en anglais, mais les didis ne parlaient que le bengali… et très peu d’anglais. 
Alice parlait lentement et le plus simplement possible. Enseigner l’anatomie dans ces conditions n’était pas simple… Elle mimait, elle dessinait sur le “tableau”. Quand elle parla du quadriceps qui s’attache au genou et autour de la hanche, elle se leva, leva sa tunique et abaissa son pantalon pour faire voir toute sa jambe , puis elle se tourna pour bien indiquer tous les points importants… Les didis la regardèrent estomaquées… se mettre à nu… montrer une jambe toute nue… et fesses comprises… olalaaaa….. 
“Well – dit Alice – Mara viens ici devant tout le monde nous expliquer ce que tu as compris…” 
Mara  se leva et vint devant le tableau et, très embarrassée,  resta muette…  
“Mettons les choses au clair dès le départ. A la fin des deux années, vous devrez présenter un examen et répondre aux questions. Si vous n’avez pas compris, vous ne serez pas capables de répondre. Nous recommencerons autant de fois qu’il le faudra jusqu’à ce que toutes vous ayez compris, parfaitement.” 
Alice reprit ce qu’elle avait expliqué et demanda à Mara et Devi de traduire en bengali. Les didis commencèrent à parler entre elles et petit à petit elles commencèrent à prendre des notes dans leur cahier… 

Le jour suivant était samedi et donc on ne travaillait pas, ni le dimanche. Alice avait rendez-vous chez Flury’s avec Jacqueline qui venait de Jalpaiguri pour réserver un billet d’avion pour son retour en France.  
Alice partit seule vers la ville, puis elle alla flâner dans la librairie et se chercha une montre… si elle exigeait la ponctualité des autres… il lui fallait une montre… Le long des trottoirs il y avait des échoppes, mais les montres semblaient de seconde main… Elle trouva un magasin moderne qui vendait des montres en plastique genre Swatch, mais made in India. Elle choisit un petit modèle rose tout à fait mignon mais qui coûtait aussi cher qu’en Europe… Le photographe avait bien fait son travail et Alice alla attendre Jacqueline au tearoom. Elle avait à peine commencé son cake aux ananas qu’elle entendit rire Jacqueline: 
“Décidément, à peine en avons-nous l’occasion … ah les gâteaux… c’est marrant, nous sommes toutes comme ça… Sans Flury’s que ferions-nous…” Elles s’assirent et commencèrent à raconter les dernières nouvelles. Quelle situation cocasse: se rencontrer dans un tea-room suisse à Calcutta…  

Jacqueline avait découvert un magasin de jouets et elle voulait en offrir aux enfants pour Noël. Alice cherchait des “instruments” pour les faire jouer. Elles choisirent trois chevaux à bascule et un petit camion en gros plastic sur lequel s’assoir et se faire avancer en se poussant avec les jambes et les pieds. Puis elles ajoutèrent une collection d’animaux en plastic. 
Le vendeur fit le total, mais Jacqueline avec un aplomb étonnant lui répondit qu’elle ne paierait que la moitié car elles étaient des Sister et les jouets étaient destinés à des enfants pauvres. Le vendeur se scandalisa parce qu’elles ne voulaient payer que la moitié mais surtout parce qu’il ne voyait pas pourquoi on devait donner de si beaux jouets, que normalement les gens riches achetaient pour des enfants riches, à des pauvres…  
“Comment – intervint Alice – vous êtes riche et en bonne santé et vous ne voulez pas participer à une œuvre de charité en faveur d’enfants abandonnés, malades et handicapés… Mais quelle est votre religion pour avoir un cœur si dur?” 
Jacqueline ajouta encore quelques balivernes sur le karma. On coupa la poire en deux à condition qu’elles seraient revenues pour d’autres achats. Elles sortirent en riant sous cape et en français pour ce beau coup à l’indienne… Maintenant il s’agissait de rentrer à Nilbari avec cet encombrant bagage…  Alice proposa un taxi, mais Jacqueline voulait absolument rentrer en traversant le fleuve avec un ferry… 
Elles marchèrent longuement, elles attendirent le départ du ferry très longuement, la traversée dura encore plus longtemps. Les gens les regardaient et souriaient, certains commencèrent à faire des commentaires car les têtes des chevaux qui sortaient des paquets grands et encombrants étaient vraiment comiques.  
“Mais combien d’enfants auront ces deux petites bonnes femmes?” dit quelqu’un qui croyait qu’elles ne le comprenaient pas… Mais Jacqueline comprenait assez pour lui répondre: 
“Aha, nous avons plusieurs dizaines d’enfants…” 
Ce à quoi une femme répondit que dans ce cas elles étaient sûrement des sister qui s’occupaient des enfants abandonnés… Alors les gens se reculèrent pour leur faire de la place et tout le monde se mit à commenter … 
Le coucher du soleil sur l’Hooghly était magnifique et quand elles accostèrent sur l’autre rive, sans savoir où elles étaient arrivées,  il faisait nuit noire… Il n’y avait pas d’éclairage public. Alice ne comprit pas quelle mouche avait piqué Jacqueline qui refusait systématiquement tous les rickshaw qui se présentaient car deux roupies c’était beaucoup trop cher… En fait tout le monde voyait bien qu’elles avaient dépensé des centaines de roupies pour des jouets mais refusaient de donner deux roupies pour un rickshaw… Jacqueline riait de bon cœur, les passants eux aussi riaient de cette situation insolite et finalement un monsieur appela un rickshaw et les poussa dessus… provoquant l’hilarité générale. Le rickshaw partit et on ne vit plus que les têtes des chevaux qui dépassaient de l’amas de paquets… 

Vivre à Nilbari. 
Lentement Alice commença à observer l’orphelinat. L’ambiance était trop “indienne” pour en comprendre les finesses. A y regarder de près, la vie dans la crèche était effrayante. On ne connaissait pas l’âge des enfants, ils avaient sans doute entre un et huit ans… même plus? 
Vers six heures du matin, ils commençaient à pleurer. Devi descendait en cuisine prendre un seau d’eau chaude. Ruda commençait à lever ceux qui pleuraient le plus. Il n’y avait pas de langes, ni de couches… Chaque matin les lits étaient mouillés d’urine et souvent aussi de diarrhée… Les matelas étaient protégés par une housse en plastic. Habits, draps et couvertures devaient être lavés chaque jour. Mais avec le peu de savon et l’eau à peine tiède, laver tout ce linge mélangé dans un seul bassin, signifiait répandre tous les germes et tous les microbes sur tous les vêtements et donc distribuer toutes les maladies à tous les enfants… Les enfants attendaient leur tour d’aller dans la douche, accroupis à même le sol en béton au milieu de la pièce, nus comme des petites grenouilles noires. Il faisait froid, ils grelottaient. L’eau de la douche n’était pas tout à fait glacée grâce à ce seau d’eau chaude, un seau pour quatorze enfants… 
Plusieurs avaient un ventre énorme à cause de la malnutrition ou tout simplement à cause de la nourriture inappropriée. 
Alice remontait de la cuisine. Chappattis et thé chaud, habits et gros châle en laine ne suffisaient pas à la réchauffer en ce matin glacial. Et pourtant, elle, elle était adulte et saine… Elle resta à observer les petites grenouilles noires et nues qui claquaient des dents…  
“Que faire? Que faire?...” – se demanda-t-elle. Non pas qu’elle ne savait pas par où commencer, mais parce que tout ce qu’il fallait changer était tellement énorme, il aurait fallu tout changer…  
“Ces enfants sont toujours malades parce qu’ils mangent mal et ont froid.” – ditelle à Mary qui tout de suite rétorqua: 
“A Jalpaiguri les enfants se lavent toujours à l’eau froide, été comme hiver et il n’y a jamais de malades. Ici par contre ils veulent être gâtés… ils ont toujours quelque chose…” 
“Jalpaiguri est un endroit sain, plus haut, plus sec, moins pollué. Ici l’air est pollué, l’eau est contaminée, la chaleur humide pendant le jour stimule la prolifération des microbes, le froid de la nuit  affaiblit les petits, l’alimentation n’est pas équilibrée, regarde le ventre de ces enfants… la diarrhée, la toux, les vers, les maladies de la peau, les fièvres… Ce matin j’avais froid et pourtant il y avait 25°C mais l’humidité était à 96%...” 

Mary ne se consolait pas d’avoir dû quitter Jalpaiguri. Elle supportait mal son rôle de in-charge dans cette maison maudite où rien ne voulait fonctionner. Elle n’était pas mariée, n’avait pas eu d’enfants, elle n’aimait pas Nilbari, ni les enfants, ni les gens… Si elle avait pu elle se serait enfuie par le premier train… ça elle ne le cachait pas et même elle le répétait à qui voulait l’entendre…  “A Jalpaiguri les enfants meurent aussi de temps en temps…” dit-elle…  Lentement les réclamations de Alice commencèrent à porter des fruits. Un matin apparurent des nattes en bambou pour que les enfants puissent s’assoir sur autre chose que le sol nu et froid… Puis apparût une spirale chauffante pour réchauffer l’eau.  
“C’est bien de leur faire laver leurs dents – dit Alice – mais ce serait mieux après le petit déjeuner…” 
“Ils sont habitués ainsi – dit Mary – on ne peut pas tout changer…” 

Les didis essuyaient les enfants avec des loques car il n’y avait pas d’essuies- éponge … Puis elles habillaient les enfants avec d’autres loques qu’elles prenaient au petit bonheur la chance dans un grand coffre. C’étaient vraiment des haillons: décousus, sans boutons, avec des tirettes cassées, mais cela devait suffire… 
Ensuite on coiffait tout le monde avec le même peigne, ainsi on distribuait à chacun sa dose de poux … Souvent on versait de l’huile sur les cheveux et pour finir un bon bonnet en laine pour faire macérer le tout…  
“Qu’est-ce que vous faites? – s’exclama Alice – vous avez à peine lavé les cheveux et maintenant vous y versez de l’huile ?” 
“On fait comme ça… c’est même un luxe…” 
Alice s’écroula sur la banquette, impuissante et désespérée… Et quand elle dit à Mary qu’il ne fallait pas verser de l’huile sur les cheveux mais au contraire les laver avec un champoing antiparasitaire, Mary n’écouta même pas et répondit de loin: 
“Cela ne sert à rien… les poux reviennent, nous en avons tous, tout le temps…” “Quand les enfants se grattent trop – dit Ruda – on leur rase les cheveux…” et quand Alice demanda ce que c’était que les taches blanches sur leur peau, Ruda dit que c’était la scabieuse…la galle… on ne réussit pas à la soigner car elle est très contagieuse… 

Les enfants étaient assis en tailleur sur les nattes de bambou en deux files qui se faisaient face. Devi remonta de la cuisine avec une pile de chappattis déjà froids et une casserole de thé noir. Les couverts se réduisaient à des assiettes et des gobelets en inox. Avant chaque repas les enfants chantaient la prière, mains jointes, yeux fermés et avec l’intensité de leur conviction enfantine. 
“Tumi amar bondhu Jésu, tumi momor shate, ondokare tumi jemon pot dekano bati…”  
“Tu es mon ami, Jésus, tu es avec moi, dans mes ténèbres tu es la lumière qui montre le chemin, tu es avec moi. Tu es mon bon Dieu et tu ne m’oublieras jamais, laisse tes yeux toujours me regarder, toi qui es dans le jour et dans la nuit, tu es avec moi…”  
Pour des enfants abandonnés et oubliés dans ce terrible monde indou  avec ses divinités cruelles et épouvantables, comme ce Jésus devait être doux, ce bon Dieu qui ne demandait pas de sacrifices sanguinaires ni d’animaux, ni… d’enfants… 
On n’avait pas beaucoup parlé de ce fait divers qu’Alice avait lu dans la presse locale: un père de famille avait immolé deux de ses enfants à la déesse Kali pour qu’elle lui envoie de l’argent…  
“D’une pierre deux coups – avait pensé Alice – d’une part il a deux enfants de moins à nourrir et d’autre part peut-être Kali lui enverra-t-elle vraiment de l’argent…” 
A la fin de la prière tout le monde s’exclamait “Thank you Jésus…” avant de se jeter sur le petit-déjeuner. 
Chaque enfant recevait une assiette avec deux ou trois chappattis sur lesquels on avait versé une tasse de thé. Ils tenaient la main gauche derrière le dos car elle ne devait servir que pour se laver des besoins naturels. De la main droite ils malaxaient les chappattis dans le thé et se fourraient la bouillie en bouche… Le thé coulait le long de leurs mains et bras et dégoulinait de leur menton. Mais au moins la dégoûtante mixture leur donnait l’impression d’avoir moins faim… Ils burent le thé qui restait dans les assiettes puis allèrent se rincer les mains dans une bassine d’eau et la journée avait commencé… 

Dans la grande salle il y avait une table en bois d’environs 1m50 x 2m et haute de 70cm. Les didis y assirent les enfants avec interdiction formelle de bouger… Elles ramenèrent les casseroles dans la cuisine, lavèrent les couverts et le linge, allèrent le pendre sur le toit-terrasse et commencèrent à nettoyer par terre. Elles ne disposaient pas de serpillères et employaient à la place, un vieux pullover dont on n’avait même pas coupé les longues manches. Elles marchaient accroupies et à reculons  en traçant de grands zig-zags avec le pull mouillé accompagné des ondoiements des manches… Il ne semblait pas que le but fut de nettoyer mais seulement de mouiller… Les grands ventilateurs séchaient l’eau et faisaient voleter les moutons, ces petits amas de laine et de poussière qui s’assemblent sous les lits, mais ici il s’y mêlait de longs cheveux car tout le monde se peignait… mais pas dans une salle de bains…   
Souvent les enfants avaient des diarrhées effrayantes et se soulageaient où ils étaient assis. On ramassait des excréments, on lavait avec de l’eau mais sans désinfectant, les microbes continuaient à vivre et à contaminer les enfants qui allaient s’assoir par terre tout au long de la journée. 
Un bruit sourd suivi de hurlements firent sortir Alice de ses pensées, mais ce n’était rien… tout simplement un des enfants était tombé de la table et avait cogné sa tête par terre… Ruda le redéposa à sa place en lui adressant de sévères remontrances et des menaces au cas où il aurait à nouveau dérangé … Devi et Ruda montèrent dans la salle de soins avec leurs petits patients… 

Le rituel du dîner de midi était semblable, mais au lieu de devoir rester tranquilles sur la table en bois, les enfants étaient couchés dans leurs lits pour la sieste pendant que les didis montaient dans la salle de classe pour les leçons théoriques. La fin de l’après-midi était plus pénible car il fallait calmer les petits affamés qui pleuraient jusqu’à l’heure du souper et ensuite du coucher… 

“Mais quand est-ce qu’ils jouent? Quand est-ce qu’ils vont en promenade? Quand est-ce qu’ils sortent ?” demanda Alice. 
Ils la regardèrent comme si elle venait de proférer une de ces bestialités typiquement occidentales… 

Les leçons d’anatomie et de physiologie se transformèrent rapidement en leçons pratiques d’utilité générale et en premier lieu l’hygiène, la transmission, la contamination, les microbes, les virus, les vers, les diarrhées et … la diététique… La difficulté ne résidait pas tant dans l’explication, ni le fait de faire comprendre, mais surtout dans le fait de convaincre à changer les habitudes… 
Il était d’ailleurs tout aussi absurde de faire faire de la gymnastique à des enfants malades, qui avaient de la fièvre, de l’asthme, qui ne tenaient pas debout parce qu’ils étaient trop faibles parce que leur alimentation était insuffisante tant dans la qualité que dans la quantité et qui ne contenait même pas le calcium nécessaire à former leurs os… Chappattis et thé noir suffisaient à rester en vie mais pas à se mettre debout… 

Alice commença à s’interroger sur le sens de “sa mission”. 
Elle avait accompagné l’expédition “Mountain Wilderness Free K2” dans le Nord Pakistan qui avait eu comme but de nettoyer les glaciers des immondices laissées par les expéditions alpinistiques au fil des cinquante dernières années. Ces immondices contenaient une énorme quantité de boîtes métalliques “à conserves”. Les Occidentaux avaient offert aux peuple Balti une superbe machine pour écraser les boîtes métalliques et pour séparer les métaux ferreux des non-ferreux. Ils allaient pouvoir recycler… 
Par contre les Balti regardaient cette chose bizarre avec perplexité et stupéfaction… Qu’allaient-ils faire de cette machine qui consommait même de l’électricité, eux qui avaient besoin en tout premier lieu d’eau potable, d’irrigation pour les champs et les prés, pour que les vaches puissent donner assez de lait pour nourrir les enfants…  
En contrebas de Skardu coulait le magnifique fleuve Indus mais sur le plateau la terre était aride par simple manque d’eau… Donc une station de pompage aurait fait des miracles, mais que faire d’une machine pour écraser des boîtes à conserves vides ? Voilà bien les raisonnements occidentaux… et bien merci pour cette machine qui ne nous sert à rien et nous encombre… 
Semblablement, les leçons de gymnastique pour enfants handicapés en Inde étaient des idées occidentales à mille lieues des vraies nécessités… 
Elle s’adressa à Mary… Mais quand celle-ci s’entendit dire que les enfants avaient besoin de lait, fruits frais, légumes et protéines,  la pauvre didi se vit écrasée par une montagne de nouvelles complications… Mais lentement, très lentement apparurent une petite tasse de lait, un quart de pomme, un demi-œuf… Les carences n’étaient pas une question d’argent car les donateurs européens donnaient généreusement, c’était une question de terrible ignorance… Personne n’avait une idée des règles les plus élémentaires d’une alimentation équilibrée. “S’il y a assez d’argent pour entretenir la grosse jeep qui ne sert qu’aux déplacements des directeurs et du Governing Body , alors il doit y avoir assez d’argent pour nourrir les enfants!” s’écria Alice quand la directrice lui demanda des comptes au sujet de ses critiques adressées à la direction.  

Ce fut exactement quand Alice se sentit au centre d’une révolution fondamentale, urgente et indispensable qui allait provoquer une suite de bouleversements qu’apparut Hanna l’allemande…  
“Alice! Pendant que j’étais partie tu as envahi toutes les sales, tu t’es installée partout avec tes soins et tes cours et je ne sais tout quoi… et moi alors? Où doisje aller, moi avec les enfants pour jouer? …” 
Hanna était une grande adolescente de dix-huit ans, allemande, toute boutonneuse à cause de la mauvaise alimentation, elle avait des cheveux blonds, filasses tout collants de sueur et de saleté… 
“Patience – dit Alice – nous résoudrons cela ensemble, progressivement. Je suis contente que tu sois arrivée car j’ai besoin de toi… Mais pour commencer tu dois me conduire à l’endroit d’où on peut téléphoner en Europe…” 

Elles prirent le bus pour Bataitola, un faubourg de Howrah où il y avait un bureau STD. Il s’agissait d’un cagibi dans lequel se trouvaient un appareil téléphonique, une table et une chaise et… un opérateur… C’était l’institution la plus moderne et la plus efficace de l’Inde. Cela ne lui sembla même pas possible… Alice fit le numéro de l’abonné en Suisse et immédiatement elle entendit la sonnerie à l’autre bout du fil… et tout de suite la voix de l’ interlocuteur… elle en resta abasourdie: il y avait donc quand même quelque chose qui fonctionnait en Inde… Le prix de la communication s’inscrivait automatiquement sans possibilité de flouer le client… extraordinaire ! 
Aujourd’hui c’était dimanche, son ami François devait être à la chasse, donc elle appela sa fille et ce fut merveilleux, depuis les tréfonds de Calcutta d’entendre la voix d’une personne qu’elle aimait… 

Jouer   
Hanna avait à peine terminé le lycée et avant d’entrer à l’université, elle offrait une année de sa vie à l’Inde en mémoire de son grand-père qui y avait été missionnaire et de son père qui y était né. Elle faisait un pèlerinage aux sources…  
Son père était enseignant, sa mère s’occupait d’enfants handicapés. En plus de son frère et de sa sœur, elle avait une petite sœur handicapée que ses parents avaient adoptée. De cette façon elle avait, malgré son jeune âge, acquis une grande expérience en matière de pédagogie et les enfants l’adoraient. Avant de venir à Calcutta elle avait établi des relations avec des Indiens qui vivaient en Allemagne mais aussi avec des Indiens en Inde et elle avait appris assez de bengali pour pouvoir communiquer avec les autochtones.  
Elle était vraiment formidable. Elle émerveillait les enfants en leur chantant des chansonnettes et des comptines qu’elle avait traduites elle-même de l’allemand en bengali. Elle jouait, chantait, riait, elle était gaie et elle donnait… elle donnait sans limite, sans compter, elle aimait ces enfants et eux le sentaient fort bien. 
Hanna savait que le jeu, l’expérimentation, le mouvement sont les bases indispensables au développement et c’est cela qu’elle voulait faire avec les plus petits mais ainsi elle se heurtait de front aux conservatisme, à l’immobilisme et à l’incurie de la direction… mais aussi à la paresse… s’occuper des enfants c’était un travail supplémentaire…  
“Le jeu, c’est le travail professionnel des enfants” répétait-elle. 
Mais la direction et les didis considéraient que le jeu était un caprice, un luxe pour Occidentaux… et à chaque occasion quelqu’un lui disait: 
“ Ce ne sera tout de même pas une gamine sans diplômes, sans expérience et qui n’a même pas eu d’enfants elle-même qui viendra nous dicter sa loi?” 
“C’est Hanna qui a raison…” disait Alice tout en comprenant combien cela devait être frustrant pour ces adultes qui eux se prenaient tellement au sérieux mais qui en réalité étaient beaucoup plus ignorants que cette petite… Cette petite avait terminé le lycée…  

Dans le monde normal, les enfants suivent et imitent les adultes mais, ici, dans ce monde artificiel, il n’y avait pas de figure de père, ni de mère, ni de vie normale… Les enfants étaient contraints de rester assis sur leur table de bois sans bouger… Dans un autre centre on employait des bâtons en bois pour battre les handicapés mentaux quand ils avaient des crises… Les didis avaient été perplexes et incrédules devant les techniques de rééducation “sans bâtons” mais seulement avec de l’amour et des connaissances scientifiques comme elles l’avaient découvert dans une mission qu’elles avaient visitée. 
Une des petites handicapées mentales avait des crises, alors on l’obligeait à se regarder dans un miroir pour que les esprits malins s’effrayent et s’enfuient… Personne ne savait qu’il existait des soins spécifiques contre les crises d’épilepsie…  
Une autre petite était autiste et on l’appelait “Kalo mei” c.-à-d. “enfant noir” non pas en référence avec le couleur de sa peau, mais parce qu’elle “était possédée par des démons”… 
Hanna vivait dans la crèche et partageait avec elle chaque instant, de jour comme de nuit… elle insufflait de l’énergie et des idées nouvelles, ce qui dérangeait vraiment beaucoup de gens…  

Jacqueline était repartie vers Jalpaiguri avec ses jouets et ses cadeaux de Noël. Un matin, après le petit-déjeuner, Alice descendit dans la grande salle de la crèche avec le cheval à bascule et le petit camion à “propulsion piétonnière”…  Les enfants assis sur leur table écarquillèrent leurs yeux… peut-être n’avaient-ils jamais vu de tels jouets… et il n’était pas pensable qu’ils leur soient destinés… “Tu as acheté des jouets!” s’exclama Hanna toute émerveillée. 
“Non – répondit Alice – ce ne sont pas des jouets, ce sont des appareils pour faire de la gymnastique! Depuis aujourd’hui et définitivement, dès que le pavement a été nettoyé et qu’il est sec, je ne veux plus voir aucun enfant assis sur cette table. Les enfants qui ont les jambes paralysées doivent aller sur le cheval à bascule pour exercer leur équilibre et renforcer les muscles du dos. Les enfants qui ont un peu de force dans les jambes doivent aller sur le camion pour renforcer leurs muscles. Ceux qui sont assis par terre pendant qu’ils attendent leur tour doivent manipuler les animaux en plastic, ou d’autres matériaux, d’autres objets. Ils doivent tous faire travailler les mains, les bras, le corps, les jambes… Ceci n’est pas jouer, c’est de la thérapie… Ruda, Devi et toi Hanna,  vous êtes chargées de contrôler que personne ne reste inactif… et surtout, jamais, plus jamais plus personne assis sur la table…” 
Devi sourit. Ruda s’écroula dans une lamentation car elle devait travailler tout le jour et ensuite toute la nuit et maintenant encore tout cela en plus… 
Hanna avait compris le stratagème. Elle prit un enfant paralysé, le mit à cheval sur sa hanche, en prit un autre par la main, et traîna derrière elle tous ceux qui pouvaient se déplacer. Ils descendirent jusqu’au rez de haussée, puis ils sortirent de l’institut et s’en allèrent le long de la ruelle jusqu’à un petit pré où ils s’assirent et se mirent à chipoter dans la poussière et les cailloux… même à se rouler dans l’herbe, au soleil… Depuis combien de temps ces enfants n’avaient-ils pas été dehors, à l’air et au soleil?... Ils recueillirent des cailloux, beaucoup de petits cailloux qu’ils ramenèrent, lavèrent et essuyèrent. Hanna prit une boite de couleurs qu’elle avait trouvée au fond d’un coffre et ils se mirent à peindre les petits cailloux… Hanna vint chez Alice avec une mine complètement bouleversée: 
“Tu te rends compte… ces enfants ne connaissent pas les couleurs… ils ne connaissent aucun nom de couleur… même pas les plus élémentaires…” 
C’était inconcevable, mais si personne ne le leur enseignait… 
Hanna alla de déconvenue en déconvenue… Les enfants n’avaient aucune notion ni d’espace, ni de temps: hier, aujourd’hui, demain, gauche, droite, audessus, au-dessous, avant, après… Tout cela pour eux n’existait pas, ils croissaient comme des plantes dans un pot, avec un langage élémentaire et personne ne s’en souciait… 
“Enlève-moi mon pull, j’ai trop froid…” 
“Donne-moi une couverture, j’ai trop chaud…” 
Personne n’était capable ni de lire, ni d’écrire, ni de compter… 
Hanna et Alice s’assirent sur le bord de la fenêtre et regardèrent ce petit monde qui se trainait dans la saleté et l’ignorance…  
“Mes parents ont employé tous les trucs pour nous stimuler depuis que nous étions couchés dans notre berceau…” 
“Je sais… moi aussi j’ai eu des enfants… on leur achetait des jouets qui avaient été étudiés pour leur âge dans le but d’éveiller tous les sens , le plus tôt possible… Mais cela demande un effort de la part des enfants et des parents et des enseignants…” 
Il devint évident qu’on ne pouvait comprendre cette situation que grâce au fait que Hanna parlait le bengali et donc comprenait comment les choses étaient en réalité… Tout semblait si beau et si en ordre … superficiellement… 

Une nouvelle didi était apparue. Elle était petite, maigre, semblait encore une enfant elle-même… elle était docile, résignée… Un soir, Hanna vint frapper à la porte d’Alice. 
“La nouvelle didi a la tuberculose… Elle a été à l’hôpital jusqu’à maintenant… et tu sais combien elle gagne? Trente roupies par mois… Une roupie par jour… pour travailler jour et nuit, tous les jours sans jamais un jour de libre… trente roupies, ein mark funfzig, un mark cinquante centimes… C’est ce que ma mère donne à mon petit frère quand il a essuyé les assiettes…» Alice en parla avec Mary. 
“Trente roupies par mois, c’est même trop! Elle a la tuberculose, nous l’avons fait soigner, nous avons payé les médicaments et l’hôpital et maintenant, nous lui donnons l’occasion de travailler… un toit, des vêtements, à manger, à dormir… Que voudrais-tu de plus? sans nous elle serait morte…” 

Chaque jeudi soir le docteur Raj venait faire sa visite. Il s’habillait soigneusement, était affable et patient et dans cette ambiance de femmes ignorantes, il brillait comme le flambeau du savoir. 
Alice espérait pouvoir établir un rapport qui aille au-delà de l’énoncé des diarrhées et des poux et de, peut-être, pouvoir faire une incursion dans le monde culturel. Le Dr. Raj, par contre, n’avait pas de temps, coupait court à chaque digression et restait sur le qui-vive comme s’il avait appréhendé le contact avec une femme étrangère. Alice était fort attentive à ne pas le choquer mais il prenait tout comme critique ou mépris de la part d’une Européenne arrogante envers un coolie de l’antique empire colonial… 
Alice se demanda s’il y avait vraiment moyen d’établir une collaboration. Les didis observaient les enfants pendant la semaine et quand le Dr. Raj arrivait, elles lui présentaient les malades avec leur cahier sanitaire et la liste des symptômes. Le médecin donnait le diagnostic et prescrivait les médicaments. 
Alice demanda des renseignements au sujet de la nouvelle didi. 
“Oui- répondit-il – elle a été soignée pour la tuberculose, mais maintenant elle est guérie et peut travailler dans la crèche… elle n’est plus contagieuse…” ce qui ne calma pas l’inquiétude d’Alice au sujet de l’opportunité de laisser une expatiente TB en contact avec de petits enfants… 
A la fin de chaque visite, Mara lui apportait une tasse de thé et lui faisait du charme mais, du moins en apparence, le médecin ne répondait pas aux avances et s’en allait laissant les didis à leurs fantasmes jusqu’au jeudi suivant… 
La visite du médecin suscitait bien des interrogations. Quel était le futur de ces enfants? Si faibles, toujours malades, seraient-ils allés à l’école? Auraient-ils appris une profession ? 
Chaque jour il lui devint plus évident que ces enfants étaient parqués ici, ils ne mouraient pas, mais ils ne vivaient pas non plus. 
En fait, ils étaient nés parce que leurs parents n’avaient pas su comment ne pas les faire… et maintenant ils étaient de trop et ils n’intéressaient personne… Avant toute autre chose, il aurait fallu enseigner  la contraception à tout le monde  et  mettre la stérilisation à la portée de tous.  

Régulièrement les didis rassemblaient toute la maisonnée devant le téléviseur qui leur avait été offert par le Père Victor  “pour que les enfants puissent rester en contact avec le monde extérieur”. Mais ils ne regardaient pas le journal télévisé, ni les documentaires mais bien les histoires d’amour à la Bollywood… du indian style qui atteignait des degrés d’imbécilité difficilement imaginables. Ils restaient assis devant le téléviseur, tout l’après-midi, complètement bêtifiés, mais au moins ils restaient tranquilles, ils s’endormaient même et donc demandaient peu d’attention. Par contre s’ils allaient sur la terrasse, ils faisaient du bruit, ils dérangeaient et il fallait les surveiller…  
Un après-midi on commença de nouveau à rassembler les enfants devant la télé et Alice essaya une fois de plus d’expliquer que pour eux il n’y avait rien de pire que rester inactifs, à l’intérieur, au lieu de bouger dehors, pour que les rayons du soleil puissent synthétiser la vitamine D qui fixe le calcium dans les os…  “Oui, mais ceci est un beau film!” se justifia Ruda. 
Alice s’assit avec eux. L’histoire était hallucinante: un méchant mari avait battu son épouse et puis l’avait abandonnée dans la forêt. Arriva un gros tigre qui commença à manger la femme avec un plaisir indiscutable. Il arrachait des lambeaux de peau et de chair… Quand le tigre eut terminé son repas, le méchant homme revint pour une grande scène de désespoir avec arrachement de cheveux, hurlements et crise de folie… 
“Vraiment, un très beau film, tout à fait adapté pour des enfants en bas âge … Vous vous imaginez l’effet d’un tel film sur la petite Salima qui a vu mourir sa mère et sa sœur?”  
Mais cela n’intéressait personne, l’important était que l’après-midi se fut passé sans devoir surveiller les enfants sur la terrasse…  
Il était aussi évident que les didis n’aimaient pas ces enfants. Elles travaillaient ici, elles devaient les surveiller mais, moins il y avait à faire, mieux c’était… Elles avaient même une attitude d’hostilité à leur égard… 

D’habitude, quand on entendait les enfants crier, se battre, se chamailler, cela signifiait que les didis étaient assises ensemble dans une chambre à prendre le thé et à bavarder, pendant que les enfants réglaient leurs comptes.  
Régulièrement on oubliait un enfant assis sur “le pot” et, avec les jambes paralysées, il n’y avait pas de danger qu’il s’échappe… pendant ce temps il n’embêtait personne… 
Un jour Alice découvrit un enfant qui était en train d’étendre tout autour de lui, mais aussi sur lui et dans sa bouche, la diarrhée noire de son voisin. Les didis le trouvèrent si drôle qu’elles appelèrent les autres pour qu’elles viennent  voir le petit monstre puant… Mais personne ne se demanda pourquoi cet enfant se consumait littéralement, il se liquéfiait en diarrhée toute noire… D’ailleurs, chacun avait sa diarrhée…et sa dose de germes… 

Les didis n’étaient pas motivées ni pour aimer, ni pour éduquer: elles étaient payées peu pour faire le moins possible, elles n’avaient pas non plus de formation d’éducatrices. Tout avait un air de provisoire, d’improvisé, de parer au plus pressé, mais cela durait depuis des décennies…  
Aucune didi ne montrait de l’affection envers les enfants. Elles ne les prenaient pas dans leurs bras, ne les câlinaient pas car elles craignaient de perdre leur autorité… Elles se fâchaient avec Hanna qui les gâtait et  leur donnait de mauvaises habitudes. Par la suite ils n’allaient plus obéir mais demander de l’affection. Ces enfants-plantes grandissaient abandonnés, sans aucune affection… Mais pourquoi faire des enfants dans ce cas, qui à leur tour allaient faire d’autres enfants non désirés…  

Mara  avait sa manière de consoler les gros chagrins: elle promettait des choses mirobolantes mais ne tenait évidemment jamais parole…  Un jour elle s’adressa à un enfant-polio qui pleurait: 
“Ne pleure pas, quand tu seras guéri nous t’emmènerons à la foire, nous irons sur les moulins, nous irons manger des mishti, Alisister t’emmènera avec elle en Europe…” 
Alice resta interdite devant le regard de l’enfant. 
“Mara  qu’est-ce que tu lui as dit?” 
“Je lui explique que tu vas l’emmener en Europe, que là, la vie est belle, que là tout le monde est riche, qu’il aura une belle maison, qu’il sera heureux et que tu seras sa nouvelle maman… Je lui dis tout ça pour le consoler… de toute façon ils ne comprennent pas… ils ne savent pas ce que cela veut dire…” L’enfant la regarda avec un sourire plein d’espoir et des yeux émerveillés… 
“Mara – dit Alice – tu es vraiment ignorante… bien sûr que les enfants comprennent et tu sais bien que tu ne pourras jamais faire ce que tu leur promets, ce que tu fais est cruel et méchant, tu ne peux pas promettre l’impossible à un enfant… comment veux-tu qu’il ait confiance en toi?” 
“Mais non, ils oublient tout de suite…” 
Puis elle prit l’enfant dans ses bras et lui dit 
“Tu aimerais que Alice sister devienne ta nouvelle maman? Tu aimerais aller vivre en Europe?” 
L’enfant fit oui de la tête, mais manifestement il n’avait plus d’illusions… 
“Petit monstre - dit Mara en riant - ça te plairait vraiment…” 
C’était comme si Mara se vengeait sur cet enfant de son propre malheur, de sa propre jalousie envers Alice… Et Alice avait commencé à la haïr… 

Le quotidien. 
Malgré tout une certaine routine s’était installée: les thérapies le matin et les leçons l’après-midi. On aurait dû soigner tous les enfants de la maison et, en plus, d’autres patients venaient de l’extérieur. C’était révoltant qu’il existe encore des parents assez ignorants pour ne pas faire vacciner leurs enfants. Un de ces petits n’avait pas encore un an… Sa petite jambe droite pendouillait lamentablement et lui hurlait de rage quand on voulait l’inciter à se déplacer à quatre pattes… Sa mère semblait elle-même une petit fille, douce, belle, résignée… Elle portait le typique manteau noir musulman qui lui descendait jusqu’aux pieds et sur ses cheveux elle nouait un foulard noir bordé de dentelle. Elle regardait son bébé avec perplexité et tristesse et ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle ne comprenait pas pourquoi un si bel enfant avait une jambe totalement flasque. Probablement ne comprenait-elle pas non plus qu’il allait être handicapé pour le restant de ses jours… 
Alice avait appris au Pakistan à porter le shalwar-kamiz, ce vêtement si agréable composé d’un très large pantalon et d’une ample tunique. En Inde les vêtements étaient pratiquement les uniformes des différentes religions: les Indoues portaient le saree, les musulmanes le shalwar-kamiz. Les Européennes portaient plus volontiers le saree qui était plus romantique. Alice s’était familiarisée avec les coutumes musulmanes au Pakistan. Ici la communauté musulmane était la plus mal lotie, les violences interreligieuses étaient quotidiennes, l’ignorance et la pauvreté faisaient le reste. Alice accueillait les femmes musulmanes avec bienveillance car si elles avaient  confiance dans l’institution, elles seraient venues plus facilement pour faire vacciner et soigner leurs enfants. 

Un jour Alice nota qu’une des didis ne respectait pas les règles: chaque patient avait droit à 30 minutes de traitement, mais elle prenait certains enfants jusqu’à une heure. Cette didi était d’ailleurs fort désagréable, elle critiquait tout, se plaignait continuellement, était toujours fatiguée et n’attendait que le moment d’aller boire le thé. 

Un autre jour, au plein milieu de la leçon, quelqu’un frappa violemment à la porte. Alice alla ouvrir et se trouva devant un énergumène extrêmement excité qui se mit à crier: 
“Où sont les didis? J’ai ma consultation et il n’y a aucune didi! …” 
“Mais, cher monsieur qui êtes-vous?” demanda Alice avec un petit air narquois. 
“Je suis le physiothérapeute. J’ai ma consultation, c’est inadmissible!” 
“Ravie de faire votre connaissance – répliqua Alice – je suis la nouvelle in-charge des leçons et des soins. Actuellement les didis sont à la leçon d’anatomie et je 
vous prie de ne pas nous déranger. Au revoir cher monsieur.”  
Elle referma la porte et l’homme s’en alla, furieux… 
Quand la leçon prit fin elles allèrent dans la salle de soins et là elles retrouvèrent le physiothérapeute entouré de nombreuses personnes. 
“Je vous prie de sortir – lui dit Alice – nous avons nos patients…” 
L’homme explosa , se mit à crier sur les didis que lui répondirent vertement et il s’en suivit une confusion totale… 

Le soir, Alice alla demander des explications à Mary… 
“Ah, oui… -répondit Mary nébuleusement – c’est un physiothérapeute qui vient ici chaque semaine, il examine les patients et prescrit les soins…” “Mais encore?” demanda Alice. 
“Et bien il prescrit les radiographies, les médicaments, les soins…” 
“Et quand est-ce qu’il vient donner les soins? les massages, les gymnastiques et tout le reste?” 
“Mais ça , lui, il ne le fait pas… lui, il prescrit… les patients que vous soignez, c’est lui qui prescrit le traitement…” 
Alice, cette fois eut de la peine à maitriser sa colère. 
“Mary, ceci n’est pas légal. Pour pouvoir “prescrire” il faut être docteur en médecine. Un physiothérapeute exécute les ordres prescrits par un médecin et en aucun cas n’est habilité à prescrire lui-même” 
“En Europe…” 
“En Europe, et en Inde, et dans le monde entier, un médecin est un médecin et un physiothérapeute n’a pas une formation de médecin! Un physiothérapeute n’a même pas le permis de formuler un diagnostic. Ceci est une erreur de déontologie extrêmement grave. Et en cas d’accident qui est responsable? Je me refuse à continuer dans ces conditions d’ailleurs j’écrirai à l’ordre des médecins car c’est un scandale inadmissible…” 
“Non, non, non, pour l’amour du ciel… Nous aurions de gros problèmes… Tu ne sais pas tout… Nous en parlerons avec la direction…” 
“Et ce type est payé?” 
“Oui, bien sûr il est payé par notre organisation.” 
“Donc, vous payez cet individu pour faire des choses illégales alors que moi je viens ici comme bénévole, travailler gratuitement pour permettre à ce type de se faire du pognon… Cela je ne l’accepte pas. Vous avez le choix: ou bien ce type ne remet plus les pieds ici et je continue, ou bien tout continue comme avant et dans une demi-heure il y a un taxi qui me dépose devant l’hôtel New Kenilworth et demain je vais visiter les monuments de Calcutta.” 
“Non, non, je parlerai avec la direction…” 
“Ah, tant que nous y sommes. Expliquez-moi comment il se fait que la grosse didi prend ses patients comme bon lui semble?” 
“Et bien…. C’est une histoire longue et compliquée… Elle est une personne très dangereuse… parce que son beau-frère travaille dans la police… Elle prend des patients … disons… privés… qui la payent… avec des sacs de farine ou de riz… Nous ne pouvons rien dire car elle pourrait nous faire beaucoup de tort. Il y a déjà eu des grèves: les didis se sont rebellées contre l’autorité et on a dû fermer le centre… Si nous faisons quelque chose contre elle, elle pourrait en arriver à nous faire fermer le centre… et alors… que faisons-nous des enfants?...” “Renvoyez-la, il y a des dizaines de femmes qui voudraient prendre sa place.” “Impossible: elle est une des premières qui a commencé avec le Père… elle est protégée…” 
“Ma chère Mary, vous me dégoûtez. Votre indian style avec l’argent des Européens et le travail des bénévoles me dégoûte. Votre façade candide cache des magouilles dégoutantes…” 

Alice comprenait bien que si un centre fermait ce serait un drame pour les enfants, mais encore plus pour les adultes qui auraient perdu leur salaire,  bénéfices et intérêts…  

Le soir, un des vieux directeurs vint rendre visite à Alice. 
“J’ai fort mal au dos – dit-il avec un sourire mielleux – vous avez une grande expérience et une formation européenne, sûrement, vous êtes experte en massages et vous pourriez me faire d’excellents traitements…” 
“A votre âge - répondit Alice avec un grand sourire – le mal de dos est normal. 
Je vous souhaite une bonne soirée. Au revoir…” 

L’ensemble des directeurs, secrétaires et autres parasites s’appelait pompeusement le “Governing Body ”.  
Le lendemain un autre membre du Governing Body  se présenta pendant les heures des soins. 
“J’ai fort mal au dos – dit-il à Alice – je suis venu pour me faire examiner par vous et vous demander de m’enseigner des exercices.” 
“Bonne idée – répondit Alice – mais d’abord, vous devez aller chez un médecin qui vous examinera, posera un diagnostic et vous prescrira un traitement. Avec cette prescription vous viendrez chez nous, nous analyserons votre cas avec les autres didis, nous déciderons ensemble des exercices que vous devrez faire et nous vous confierons à une des didis qui vous prendra parmi ses patients. Vous pourrez être soigné trois fois par semaine. Si je puis me permettre… n’oubliez pas de mettre un caleçon car pour les exercices il faut être nu, et complètement nu devant les didis ou les enfants , ce ne serait pas convenable…” 
“Je pensais que vous auriez pu me soigner comme cela… disons de façon privée…” 
“Je suis Européenne – dit Alice très gracieusement- je respecte la déontologie européenne…” 
Le directeur remercia et ne se représenta pas.  

Ensuite ce fut le tour du Père… 
A l’improviste il vint saluer Alice et lui demander comment allait le travail et comment se comportaient les didi. 
“Fort bien ! – dit Alice qui n’était pas dupe – Les didis sont fort appliquées Devi et Ruda sont les plus intelligentes, il faut les pousser plus loin que ce petit cours élémentaire que nous leur donnons. Mara s’en tire bien. D’autres s’améliorent de jour en jour et  suivent bien. Il n’y a que cette pauvre Bolita qui n’est pas à la hauteur, cette pauvre femme est vraiment bête, ce n’est pas de sa faute elle manque d’intelligence. Elle ne réussira pas, elle n’est pas à la hauteur. Ce qui est plus grave c’est qu’elle sème la zizanie, elle a une mauvaise mentalité.” 
Le Père fut visiblement contrarié qu’on ose critiquer sa protégée et plus il laissait voir sa contrariété, plus Alice prit du plaisir à insister… 

Enseigner des notions compliquées à des personnes qui savaient à peine lire et écrire n’était pas chose facile. Les didis n’avaient aucune idée de la chimie, physique, mathématique, elles n’avaient même pas appris à raisonner, ni faire abstraction, ni voir en trois dimensions… 
En Europe, tout le monde est habitué à voir des personnes nues et pour comprendre le corps humain il est indispensable de le voir, de le toucher, de le faire bouger… Il faut pouvoir observer le mouvement des membres, des muscles et sentir avec les mains les différentes réactions. En Inde par contre la nudité ne se voyait jamais. 
Alice découvrit qu’aucune des didis n’était capable de dessiner un corps humain. Si elles avaient passé le  "test du bonhomme" c.-à-d. tout simplement dessiner un bonhomme,  leur âge mental aurait été celui d’un enfant de cinq ans…  
Elles ne disposaient pas non plus de salles de bains chauffées, avec des miroirs aux murs. Elles se lavaient en vitesse dans des cagibis obscurs et avec de l’eau froide. Elles n’avaient même pas leur chambre et dormaient toutes ensemble en se cachant les unes des autres. Elles riaient comme des sottes quand elles voyaient un enfant nu. Alice se demanda quel rapport il pouvait y avoir entre mari et femme si toute la famille dormait dans la même chambrette… Personne n’allait à la piscine, personne ne prenait de bains de soleil… 
Encore une fois Alice pensa à la différence entre la réalité et l’idée qu’elle s’était faite de l’Inde. Le Kâma-Sûtra, les bas-reliefs de Khajurâho, les scènes d’amour des miniatures mogholes n’avaient rien à voir avec la vie quotidienne de ces gens qui semblaient tous bigots, frustrés et inhibés. 

Avant d’aborder l’anatomie, Alice donna un cours de dessin: comment dessiner un corps humain?  
Elle douta de plus en plus de l’utilité de son travail et de plus en plus elle répondit aux questions “à côté”… 
Un jour, alors qu’Alice essayait d’expliquer, une fois de plus, que le quadriceps a donc bien quatre chefs, Mara leva la main et dit: 
“Comment se fait-il que quand tu téléphones d’ici à huit heures du matin à ton mari en Europe, là-bas il n’est que trois heures…?”  
Alice était assise sur le tabouret, elle ferma son livre, se laissa aller contre le mur derrière elle et se demanda par où elle allait devoir commencer… Le terre est une sphère… il faut commencer par le début et expliquer tout ce qui concerne les 360°… et puis le système solaire… les méridiens, les parallèles, la nuit, le jour, la lune, les marées, les saisons, les moussons…  
Cela n’était-il pas plus important que les quatre chefs du quadriceps? 
Alice se rendit compte de combien elle avait de la chance d’avoir pu aller à l’école… Ces pauvres didis, intelligentes, volontaires, mais qui n’avaient jamais eu l’occasion d’aller à l’école… Quel pays terrible qui maintient ses citoyens dans l’ignorance… Alice se demanda comment il était possible que des adultes puissent ne pas savoir comment fonctionnent les fuseaux horaires… Elle se souvint des livres qu’elle offrait à ses enfants quand ils étaient petits, les «Qui? Pourquoi?», les «Comment ça marche?». Une fois de plus, elle abandonna «le programme» et se mit à expliquer le système solaire… 

A peine un bon rythme de travail fut-il instauré qu’une nouvelle grève générale éclata. Personne n’en connaissait la raison, on savait seulement que les bus ne circulaient pas, que rien ne fonctionnait, que les didis externes ne venaient pas travailler, même si elles auraient pu venir à pieds ou en rickshaw. 
Alice réussit à se faire porter en ville par la jeep pour aller acheter un tableau noir digne de ce nom. Les didis étaient incapables de prendre des notes, il fallait donc tout écrire au tableau. Le tableau coûtait cher, mais était vraiment beau. Sur un côté on pouvait écrire avec des feutres et sur l’autre côté avec des craies. Après une semaine les feutres étaient secs et on employa le côté noir avec les craies. 
Malheureusement, quand on lavait le tableau, la peinture s’en allait et progressivement il n’en resta qu’une plaque de bois compensé et ondulant car il absorbait l’eau et se gonflait… L’indian style était aussi d’indian quality… navrant… 

Alice avait aussi acheté une bicyclette avec des roues latérales et les enfants faisaient des grands tours sur la terrasse. Un jour la bicyclette disparut. 
“Où est la bicyclette?” 
“Elle est cassée…”  
En fait il y avait un boulon qui était dévissé, mais personne ne pensait à le revisser… et Alice soupçonna que le boulon avait été dévissé expressément pour que la bicyclette ne put plus être employée… cela faisait quelque chose en moins à surveiller… 

Le jour suivant il y eut encore la grève générale, cette fois menée par l’autre parti politique… 

Entre-temps Mary, la «in-charge» de Nilbari, avait quitté son poste et s’en était allée faire un tour à Jalpaiguri… Pendant son absence aucune décision ne pouvait être prise et donc la maison se trouva paralysée une fois de plus. 

Les travaux de la terrasse arrivèrent à leur fin et le résultat fut grandiose: le mélange des peintures vertes et jaunes était lumineux. Les enfants étaient enthousiastes, mais les didis rechignaient à accepter que maintenant la belle grande terrasse était devenue un lieu de séjour et de jeux qu’il fallait tenir propre et surveiller au lieu d’un débarras pour de vieilles ferrailles et séchoir pour le linge.  
Un soir on alla au marché acheter des fleurs à planter dans le bac-parterre qui avait été aménagé le long du pourtour. Hanna fut nommés arroseuse officielle et chaque matin elle descendait avec les enfants de la crèche et un grand seau d’eau que les enfants allaient verser aux pieds des plantes. Avaient-ils jamais vu des fleurs? Ils riaient, s’extasiaient, applaudissaient. Quelques enfants handicapés mentaux arrachèrent des fleurs et des boutons ce qui provoqua des protestations furieuses et même quelques gifles… 

La clinique des enfants 
Avant son départ pour l’Inde, Alice avait passé de nombreux week-ends et tous ses jours fériés à remettre à jour ses connaissances au sujet de la poliomyélite. Elle avait appris à faire des attèles, des plâtres et à régler des appareils. Elle avait visité l’atelier d’un orthopédiste qui venait régulièrement à Calcutta dans une clinique où travaillait une femme formidable. 
L’occasion d’aller saluer cette femme formidable se présenta quand Mara dut y conduire des enfants qui devaient subir des opérations d’allongements des tendons. Une polio mal soignée provoque le raccourcissement des tendons des muscles, ce qui bloque les membres dans des positions qui rendent l’emploi d’appareils orthopédiques impossible. Plusieurs enfants attendaient leur tour, et cela depuis des mois… 

Alice et Mara présentèrent les enfants. 
“Celui-ci a été mal soigné – dit le médecin- vous ne voyez pas ces taches blanches? C’est la scabieuse. Je ne puis l’accepter… cette maladie est trop contagieuse, il pourrait contaminer tout le service…” “Mais il attend déjà depuis des mois…” insista Mara . 
“Il ne tient qu’à vous de soigner vos patients. – dit le médecin – S’il contaminait le service il faudrait plus que des mois pour combattre cette maladie… Vous le soignez comme il faut et ensuite vous me le ramenez…” 
Mais les didis avaient renoncé depuis longtemps à combattre: les maladies de la peau et les poux étaient plus tenaces qu’elles… 

Le médecin orthopédiste indien était fort courtois et invita même Alice à l’accompagner à son club, mais après l’expérience nocturne  du taxi, Alice n’osa accepter… Il y avait aussi un physiothérapeute indien qui assistait aux examens et aux opérations. Finalement apparut June, la femme formidable dont tout le monde parlait. 
June, une infirmière anglaise, était arrivée à Calcutta 20 ou 30 ans plus tôt et elle était restée… Les étagères de son bureau étaient garnies des classiques de la littérature anglaise et française et de nombreuses récompenses pour le travail accompli… 
C’était une personne étrange: elle portait un saree pas très propre, ses longs cheveux sales étaient noués en un chignon qui s’écroulait dans sa nuque, elle se déplaçait avec une lenteur indolente et n’avait plus rien du comme il faut britannique. 
Il semblait que les Européens qui vivaient ici depuis longtemps se fussent indianisés: ils s’étaient adaptés, fatigués de lutter contre la chaleur, la poussière, la sueur malodorante. En tous cas, ils semblaient moins soignés que les Indiens qu’on rencontrait dans Park street… 

June accepta d’aider Alice à remettre en ordre tous les appareils de Nilbari. Les uns étaient devenus trop petits, d’autres étaient tout simplement cassés, il fallait une révision générale…  
“Je suis ici pour peu de temps – insista Alice – et les appareils, ce n’est pas ma spécialité, vous êtes plus à même d’agir de façon rationnelle…” 
“OK – dit June – je vous enverrai notre physiothérapeute avec une infirmière, ils pourront contrôler vos enfants, décider des appareils et d’éventuelles opérations. Décidons tout de suite pour la semaine prochaine…” 
Cela allait être un pas décisif: en moins d’un mois on allait pouvoir contrôler le tout. 
“Venez visiter le service des enfants opérés “ – dit June. 
Les salles donnaient sur un long corridor. Les matelas étaient étendus à même le sol, l’un à côté de l’autre et sur les matelas gisaient des enfants avec des bandages, des plâtres, des pansements… Alice était certaine que cela n’était pas sale, mais en comparaison avec les hôpitaux occidentaux… c’était l’horreur…  
En plus, ces enfants gisaient surtout dans leur solitude et leur souffrance…  Elle pensa aux hôpitaux en Europe…  
L’Europe n’était pas favorisée, c’était le reste du monde qui était défavorisé. 
Evidemment atteindre le niveau européen signifiait une somme de travail qui, ici, était inimaginable… En Europe, on commence à «travailler» dès la petite enfance à l’école maternelle, puis l’école élémentaire et secondaire et l’enseignement supérieur… L’Europe méritait son bien-être car elle travaillait pour… 

Tous ces enfants étaient abandonnés parce que leurs parents n’avaient pas les moyens de les élever… Mais pourquoi ces gens ne comprennent-ils pas l’absurdité de leur comportement? Pourquoi faire des enfants et ensuite les abandonner à la misère?  La plupart était des musulmans.  
“C’est simple – commenta Mara – un homme épouse une femme, ils ont des enfants et ensuite lui se lasse de son épouse et l’abandonne. Ensuite il va chez l’autorité religieuse et il dit trois fois “talaq, talaq, talaq” et le tour est joué: il est divorcé… La femme abandonnée avec ses enfants ne peut pas survivre, elle est obligée de se chercher un autre mari, mais celui-ci ne veut pas se charger des enfants d’un autre … alors ils abandonnent les enfants… Ceux qui ont le plus de chance atterrissent chez nous ou chez Mère Teresa… les autres…  
Ces gens croient encore que leurs dieux leur envoient des enfants… Les Indous éduqués ont peu d’enfants, comme vous en Europe…»… 
“Dans notre maison les didis sont chrétiennes ou indoues. Qui enseigne aux enfants musulmans leur religion?” 
“Personne, en Inde les religions sont la principale cause de conflits, donc moins il y a de religion, mieux ça vaut… Et , entre nous, une religion aussi barbare… plus vite ils l’oublient, mieux cela vaut pour tout le monde…” 
Alice connaissait bien l’histoire de l’Independence, de la partition et des massacres …  

Un jour, en ville, Alice vit  un vendeur ambulant assis sur le trottoir qui vendait des petits cadres. . Elle s’accroupit près de lui et regarda les petites peintures qui représentaient des versets du coran calligraphiés de manière très colorée. Alice réussit à en déchiffrer plusieurs. Des passants s’étaient arrêtés et observaient cette scène inhabituelle: une Européenne qui lisait des prières écrites en arabe… Elle en acheta plusieurs et en rentrant dans le home elle les accrocha aux murs. 
Immédiatement, Debbi, une didi qui travaillait au bureau, l’interpella: 
“Pour quelle raison as-tu pendu ces prières musulmanes dans notre salle?” “Mais pour aider les enfants musulmans à se sentir plus chez eux…” Debbi laissa exploser toute sa colère: 
“Ce qui est inacceptable avec vous, les Européens c’est que vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas et que vous ne comprenez pas! Nous, nous faisons tout ce que nous pouvons pour aider ces enfants à oublier leur terrible passé et toi tu arrives avec ce qu’il y a de plus méchant dans leur vie: cette religion qui est la cause de toutes les violences dans notre pays. Vous, Européens, vous êtes d’une naïveté dégoûtante! En plus vous détruisez en un clin d’œil notre travail de jours, de mois, d’années que nous faisons pour essayer de récupérer ces enfants…Ici, il ne faut pas de religions ! Les religions ne nous causent que de la violence !...” 
Debbi était hors d’elle… et dans sa colère elle alla décrocher les petits cadres et les emporta laissant Alice perplexe et sans paroles…  
Le Governing Body  n’avait pas osé dire ce qu’il pensait, mais Debbi n’avait pas pu retenir sa colère… Alice se demanda quelle était l’expérience de Debbi pour qu’elle réagisse  aussi violemment… Ses parents étaient-ils morts dans un accident de voiture ou dans d’autres circonstances dont elle ne voulait pas parler? 

L’expédition au B. Garden 
Quand Alice était rentrée de Jalpaiguri elle avait rédigé une lettre pour le Governing Body , dans laquelle elle expliquait ses objectifs: donner de l’espace et de l’air aux enfants, rendre l’alimentation plus équilibrée, améliorer l’hygiène, la propreté, l’ordre et, surtout, les vêtements… Il n’y avait pas un vêtement entier pour la simple raison que personne ne se donnait la peine de les réparer.  Alice fit lire sa lettre par Mary qui la transféra à la directrice qui insista pour ne pas envoyer une copie aux donateurs de Genève. 
“Ce sont nos problèmes, ici, cela ne regarde personne à Genève, d’ailleurs ils ne sont que des petits donateurs…” 
“Les donateurs de Genève construisent des centres, parrainent des enfants, organisent des adoptions, font opérer des enfants en Europe, envoient du personnel médical et paramédical…” 
“Oui, mais c’est le journaliste Sylvain Dubois, notre donateur principal, qui donne l’argent…” 
“Nous devons expliquer aux donateurs quels sont les problèmes que nous devons affronter…” 
“Non, il ne faut pas parler de problèmes, cela donnerait une mauvaise image et ils donneront moins d’argent…” 
C’est ainsi qu’Alice commença à comprendre que leur but n’était pas d’améliorer le sort des enfants, mais de recevoir de l’argent qu’ils pouvaient gérer eux-mêmes sans le contrôle des donateurs… pour leur propre intérêt. L’effet de son “rapport” s’arrêta là… On n’en parla plus… 

Alice chercha des boutons au marché. Le vendeur prit une boite avec des boutons dépareillés de deuxième main. 
“Combien y en a-t-il?” 
“Un demi-kilo.” 
En rentrant, Alice expliqua aux didis que dorénavant au lieu de faire la sieste, on allait pouvoir réparer les vêtements, ce qui n’enthousiasma personne car il s’agissait encore d’un travail supplémentaire… 
Pour donner l’exemple elle s’assit sur la terrasse avec fil, aiguille et boutons et se mit à l’œuvre. Les enfants lui apportèrent leurs vêtements qui étaient en lambeaux, mais aucune didi ne se daigna de s’y intéresser…  
“OK – pensa Alice – J’ai aussi essayé cela mais s’ils préfèrent vivre dans des loques, somme toute c’est leur affaire.” Le matériel de couture disparut dans une armoire. 
Hanna découvrit des coffres pleins de vêtements en bon état, mais on ne pouvait les employer que quand des visiteurs de marque venaient voir les enfants et surtout… apporter de l’argent…  
Dommage que les donateurs ne venaient pas à l’improviste pour voir la réalité… 

Alice était devenue une bonne cliente du téléphone de Bataitola. Quand elle arrivait, le propriétaire commandait le thé et ensuite ils bavardaient quelques instants. Elle devait lui raconter où elle logeait, ce qu’elle faisait, et, après sa conversation avec l’Europe, elle devait donner des nouvelles de sa famille. Chaque fois elle dépensait 500 roupies et un jour qu’elle avait eu beaucoup à raconter il lui manqua 100 roupies…  
“No problem - dit le propriétaire – vous me les donnerez la prochaine fois…” Progressivement il devint plus familier et finit par inviter Alice à son domicile. “Je ne peux pas – répondit-elle – je suis on duty…” et puis elle poursuivit son voyage vers les librairies de Park street. 

Un samedi matin, Hanna avait mobilisé toute la maison pour organiser une promenade avec tous les enfants dans le jardin botanique qui se trouvait de l’autre côté de la rue principale. 
Ils se préparèrent comme pour un trekking avec des gourdes pleines d’eau, des paquets de biscuits et des bouts de tissus à étendre par terre pour y faire le piquenique. Les enfants valides marchèrent en rang tandis que les paralysés furent entassés sur des chaises roulantes.  
C’est comme cela qu’apparut le problème des chaises roulantes. Il y avait une cinquantaine d’enfants plus ou moins invalides qui disposaient de 3 chaises roulantes dont une était complètement hors d’usage, la deuxième tombait en morceaux et la troisième tenait debout par miracle. 
Une fois de plus Alice alla trouver le Governing Body  pour demander que les chaises roulantes aillent chez le réparateur. 
“C’est moins cher de les entretenir que d’en acheter des nouvelles…” 
“Cela ne vaut pas la peine, d’autant plus que les donateurs de Genève nous en apportent des nouvelles…” 
En effet les donateurs avaient expliqué leurs efforts pour apporter des valises de vêtements, des paquets de matériel et… des chaises roulantes… Mais manifestement ils n’avaient aucune idée de la mentalité sur place… 

Les requêtes successives d’Alice commençaient à ennuyer et à déranger la tranquille léthargie. Tout avait bien marché jusqu’à présent: il suffisait que les donateurs continuassent à donner et pour le reste, foutez-nous la paix… Quand, à la fin, Alice s’en alla de Nilbari, les chaises roulantes n’avaient toujours pas été portées chez le réparateur… 

La troupe brinquebalante se mit en route vers le jardin botanique, le B.Garden.  
La ruelle qui menait de l’institut à la route principale était en terre battue avec des nids de poules, des flaques, des restes de végétation en putréfaction, des pierres, briques, papiers et des excréments de toutes sortes, mais sans danger. Par contre le bout de chemin à parcourir le long de la grand-route était terriblement dangereux. De gros camions y passaient à toute allure, des bus et des voitures évitaient au p’tit bonheur la chance tous les autres véhicules: bicyclettes, rickshaws, charrettes, piétons et animaux…  
Tous klaxonnaient furieusement, aucune règle ne disciplinait le trafic, le camion plus rapide envahissait la bande de circulation opposée dépassant tous les autres en troisième ou quatrième file à une allure hallucinante. Des chiens et des chats écrasés se décomposaient çà et là, mais ces pauvres bêtes étaient tellement maigres qu’il n’y avait que la peau et les os qui se réduisaient rapidement en poussière… Le peu qui avait été mangeable avait été très rapidement mangé par d’autres animaux affamés.  
Le groupe marchait le long de la route en essayant de ne pas marcher dans les crachats dégoûtants, ni dans les bouses de vaches.  
Quand ils arrivèrent en face de l’entrée du B.Garden, ils attendirent le moment propice puis tout le monde se précipita en évitant l’accident par miracle… 

Que serait-il arrivé si par malheur un de ces enfants avait été écrasé par un camion… Qui aurait été responsable? Que se serait-il passé avec la police? L’enquête, la prison? Cela aurait certainement été une occasion rêvée pour extorquer de l’argent de l’assurance de l’une ou de l’autre Européenne 
“responsable”… 

Le B.Garden, qui couvrait 109 hectares avait été construit pendant la période coloniale, il y avait 200 ans et pas seulement pour le plaisir de s’y promener, mais surtout pour y étudier les plantes, leur rendement, leur adaptabilité etc. Au temps des Anglais, quand il était soigné, il avait certainement été une merveille…  Les étangs étaient couverts de nymphéas et de lotus mais, malheureusement, ce n’était pas la saison des fleurs.  
Ils se promenèrent le long des allées asphaltées et détériorées… Des groupes d’enfants jouaient sur les “pelouses”. Le long d’un côté du jardin l’Hooghly coulait lentement et de gros navires s’y croisaient. De l’autre côté se trouvait le célèbre banyan, un Ficus Bengalis haut d’une vingtaine de mètres, mais étonnant du fait que les branches latérales qui partaient du tronc central avaient produit à leur tour des racines aériennes qui semblaient d’autres troncs, il y a en avait plus de six cents. Il ressemblait à une cathédrale gothique répandue sur 7500 m2…  Dans les villages, chaque petite place possédait son banyan qui donnait une ombre précieuse, mais le banyan du B. Garden était comme le canon de Jaipur: 
le plus grand du monde… 

Hanna et Alice prirent plaisir à explorer le parc, mais les enfants se fatiguèrent rapidement et demandèrent à rentrer. Ils étaient si faibles et manquaient d’énergie au point de n’avoir aucune envie de jouer et de préférer être simplement assis dans leur orphelinat… 
“Tu peux t’imaginer – dit Hanna – la première fois que je suis venue les didis en ont vite eu assez et elles sont rentrées à la maison me laissant seule ici avec trente enfants…” 
Les didis n’aimaient pas se promener dans le parc et inventaient toutes les excuse possibles pour ne pas devoir accompagner car marcher était trop fatiguant. Elles préféraient flâner sur le marché ou rêver le long des vitrines en ville et, surtout, se faire remarquer par les hommes… Mais surveiller les enfants… quelle barbe… 

Alice fit aussi l’expérience de la promenade dans le B.Garden, mais seule… A peine y était-elle entrée qu’elle fut entourée par une nuée de jeunes gens qui tous, très excités se mirent à la mitrailler des sempiternelles questions: 
“What is your name, What is the time? What is your age? Where are you from? What is your work? …” comme si tous connaissaient par cœur les leçons d’une espèce de cours Assimil du genre “my tailor is rich”, “Alberto va a Paris” ou 
“der Tee ist gut”… 

La première fois que cela lui arriva elle fut surprise et répondit courtoisement mais très rapidement les gamins devinrent d’abord envahissants et ensuite agressifs… C’est ainsi qu’elle apprit qu’il ne fallait pas répondre aux gens mais tout de suite s’en défaire.  
Et de fait, il ne fallait répondre à personne, lui expliqua Mary. Garçons et filles étaient éduqués séparément et n’avaient pas l’occasion de se fréquenter. Quand une fille atteignait l’âge de se marier, ses parents lui cherchaient un mari, mais si elle avait eu des relations pré matrimoniales, elle n’aurait plus trouvé de mari… Donc les filles ne se laissaient pas approcher et les garçons étaient frustrés et obsédés par le sexe si inaccessible… En plus ils voyaient les films occidentaux et les scènes d’amour et étaient convaincus que les femmes occidentales avaient des relations sexuelles partout, à tout moment et avec n’importe qui… Répondre à un homme était déjà trop, c’était déjà accepter ses avances. La  plupart des femmes et des jeunes filles occidentales ne se rendaient pas compte de combien leur comportement était provocateur. La simple courtoisie était interprétée comme invitation à toutes les licences… Alice fut vraiment excédée par ce carrousel d’hommes super excités.  Il n’était pas possible de se promener dans le parc… Hanna,  qui était bien plus jeune aurait aimé pouvoir fréquenter des jeunes de son âge, pour perfectionner ses connaissances de la langue et des coutumes. Mais sa nature ouverte et gaie lui jouait de mauvais tours. De temps en temps des petits groupes de garçons venaient dans l’institution pour la demander comme si on avait rependu l’information qu’ici habitait une Européenne qui “se laissait faire”… Cela provoquait de gros problèmes avec la direction qui en déduisait qu’elle n’était pas une fille sérieuse. Nilbari était une maison de femmes, un peu comme un couvent et tout ce qui était mâle y était suspect.  
“Aujourd’hui un des boy-friend de Hanna a téléphoné au bureau…” – dit un jour la directrice. 
Le boy-friend en question vint la saluer… Il s’agissait d’un monsieur de plus de soixante ans, correspondant d’une ONG allemande qui travaillait à Calcutta. 

Sans s’en rendre compte, Alice devint progressivement agressive et se mit à répondre méchamment aux hommes qui lui parlaient. 
“Mais pourquoi voulez-vous demander quelle heure il est ? L’Inde a de toutes façons déjà perdu le train…” finit-elle par dire…  
Mais cela ne lui servait que pour se défouler car, outre la leçon d’anglais, ses interlocuteurs ne comprenaient quand même pas ce qu’elle disait… 

Quand elle sortait de l’institut, elle était immédiatement entourée d’une nuée d’enfants qui lui criaient “good morning sir”. 
Alice essaya de leur expliquer que “good morning” ne servait que pour le matin et que pour une femme on ne disait pas “sir” mais “madame”… Ils s’enfuyaient en riant… comment fonctionnaient donc les écoles ?...  

Justement, en face de l’institut se trouvait une école primaire, pendant des heures on entendait la voix du maître qui disait quelque chose et ensuite la voix de ses cinquante élèves qui répétait après lui, la même chose…  
Hanna par contre voulait appliquer les méthodes modernes occidentales, faire jouer les enfants, mais chaque jeu avait un but pédagogique bien précis. Tenir en main un crayon fut une grande expérience, tracer des dessins sur du papier une autre et quand ces dessins devinrent des lettres, personne n’en crut ses yeux… 

Deux ou trois fois par semaine venait un “maître de dessin” qui donnait des leçons pendant lesquelles les enfants devaient recopier à l’infini toujours le même modèle : une rive, un fleuve, un arbre, une barque… Les enfants recopiaient sur du papier qu’on pliait en forme de cartes de vœux destinées à être vendues. 
“Ces cartes sont très prisées en Europe” – dit une didi. Alice n’eut pas le courage de lui répondre que pour acheter des produits aussi mal fichus il fallait vraiment avoir beaucoup de pitié pour les auteurs…  
Hanna enseigna aux plus petits à faire des papillons en pliant symétriquement des taches de peinture. 
Les cartes de Hanna firent un bond de qualité, mais pas pour le bien car elles provoquèrent des jalousies et des frustrations… 

Chaque semaine venait aussi une maîtresse de chant… Pendant des heures elle jouait de son accordéon indien pendant qu’elle chantait avec une voix super aigue des lamentations extrêmement ennuyeuses. 
Pendant une des leçons, un monsieur qui était en visite demanda d’un air goguenard: 
“Mais comment se fait-il que vous enseignez à ces enfants des chants communistes des années cinquante du genre révolution culturelle? Ces chants racontent l’histoire de pauvres paysans qui ne veulent pas vendre leur récolte aux capitalistes… Qu’est-ce que cela a à voir avec les enfants abandonnés de 
Calcutta?” 
Personne ne s’était posé la question… et sans doute la maîtresse ne connaissaitelle pas d’autres chants… Sans traducteur nous n’aurions jamais compris de quoi il s’agissait…. Les donateurs qui venaient en visite applaudissaient non pas pour la beauté des chants mais pour faire plaisir aux enfants…  
Décidément les chants de Hanna étaient bien différents! Ils racontaient des histoires de petits lapins, chatons et étoiles dans le ciel… Mais peut-être ces enfants n’avaient-ils jamais vu de lapins…  
Hanna racontait, expliquait, animait des marionnettes et des théâtres pour faire vivre ses chansons et les enfants s’amusaient. 
Il était bien plus difficile d’enseigner les chansons aux didis qui n’en voyaient pas l’utilité. Elles ne chantaient jamais, ne racontaient rien, étaient désintéressées, démotivées… tristes… 
Pour Alice il devint de plus en plus évident que dans cette maison il n’y avait pas de besoin de paramédicaux sophistiqués mais de simples maîtresses d’écoles maternelles. Mais eux ne savaient même pas ce que c’était que l’école maternelle…  Hanna chantait…  
“Twinkel twinkel little star ô I wonder what you are…” Puis elle traduisait et les enfants se mettaient à rêver… 

IV La vie quotidienne 

La fête à la Spastic Society 
Hanna avait établi des relations avec diverses associations parmi lesquelles la Spastic Society, le club des spastiques ou mieux le club des parents d’enfants spastiques… Chaque année ils présentaient un spectacle. Hanna s’était arrangée pour se faire inviter. C’était aussi une occasion pour sortir les enfants et les didis de Nilbari et de leur montrer ce qu’on faisait dans d’autres institutions. Faire plus qu’à Nilbari n’était pas difficile puisqu’on se contentait de survivre…  Pour l’occasion on emmena presque tous les enfants dans la jeep et la vieille ambulance. Le théâtre était vaste, les fauteuils très vieux et quand on s’asseyait, on tombait bien bas car les ressorts avaient rendu l’âme. C’étaient sans doute des fauteuils qui dataient de l’époque anglaise… Les enfants allaient devoir rester debout s’ils voulaient voir quelque chose.  
Le spectacle le plus intéressant se déroulait dans la salle car « les acteurs » n’étaient pas des habitants des slums mais bien au contraire la bourgeoisie de Calcutta. Les messieurs étaient vêtus à la mode européenne avec costume cravate et les grosses dames portaient des sarees de luxe et des bijoux tape à l’œil. Les enfants portaient des chaussettes blanches et des chaussures vernies. Les dames européennes portaient, elles-aussi, le saree…Alice avait, elle aussi, obtempéré… Cependant elle ne portait pas son beau saree de soie mais un coton blanc bordé d’une grecque rouge. On la regarda de travers car le coton c’était pour les pauvres et le blanc pour les veuves. Les femmes normales portaient un saree en nylon aux couleurs magnifiques tandis que les riches portaient de la soie brodée de fils d’argent ou d’or. Toutes portaient une blouse fort collante et fort courte qui laissait la peau nue entre le buste et les hanches et libre expansion aux bourrelets de graisse et aux ventres type bonhomme Michelin… 

Pour Alice le saree était une expérience stressante. En outre toutes les femmes portaient le soutien-gorge… ne pas le porter était considéré comme provocation sexuelle… Un jour, sur le marché, Mara fit entrer Alice dans une boutique. Mara parla avec le vendeur qui proposa à Alice une boite qui contenait des soutiengorge … 
“Tu ne mets pas de soutien-gorge, il faudrait en mettre…” 
“Je n’en ai jamais mis. Ta mère en mettait?” 
“Non, mais maintenant…” 
“Maintenant c’est devenu un gros marché qui rapporte beaucoup aux marchands qui ont réussi à convaincre 400 millions de femmes d’en acheter…” 
“Mais c’est indécent…” 
“Je ne crois pas être indécente, mes blouses ne sont pas transparentes et elles sont suffisamment longues pour ne pas mettre mon ventre nu à la vue de tous…” 

Un saree ne reste pas debout tout seul… Alice apprit qu’il fallait porter une longue jupe de coton dans la ceinture de laquelle  fixer le bord supérieur du saree, ensuite on l’enroulait autour du corps, puis, devant le ventre, on faisait cinq plis qui étaient fixés avec une épingle de nourrisse. Finalement on faisait un dernier tour autour du corps et le dernier mètre de ce morceau d’étoffe devait pendre au milieu du dos… Pas une mince affaire quand on pense qu’un saree mesure quelque fois jusqu’à neuf mètres de long… et si c’est du nylon ou de la soie, ça glisse terriblement… La blouse devait être de couleur assortie. Les saree de mariage n’avaient pas de prix… 
Tout le monde portait des sandalettes genre tongs et en hiver des chaussettes avec gros orteil pour tongs… 
Le plus choquant était de voir que dans ce pays producteur de coton la majeur part des femmes portait des vêtements en fibres synthétiques… 
Sans doute les multinationales avaient-elles transporté leurs machines dans le tiers monde quand les Européens avaient commencé à comprendre l’insalubrité des synthétiques et à les abandonner… Les couleurs était vraiment belles, la lessive vite faite et les femmes trop ignorantes pour en connaître les dangers.  

Les spectateurs commencèrent à se rendre à leur place. Hanna et Alice installèrent les enfants le mieux possible. Une organisatrice européenne vint vers Hanna et lui cria: 
“Je vous avais dit de ne pas apporter des petits enfants !” 
Enfin on commença avec les discours, les compliments, les félicitations. Plusieurs grosses matrones occupaient la scène et se renvoyaient les éloges. Le public applaudissait. 
Finalement le spectacle commença et Alice se sentit de plus en plus mal à l’aise… Les enfants spastiques étaient tragiques à voir mais, travestis, maquillés, astiqués comme des épouvantails et exhibés comme des bêtes de cirque, ils étaient, en plus, misérables… Quand ils commencèrent à “chanter” et à “danser” cela vira au cauchemar façon Fellini. C’était horrible, une bouffonnade grotesque destinée à faire semblant que ces enfants profondément handicapés fussent aussi normaux que tous les autres enfants ou mieux, à faire croire aux parents qu’on croyait que leurs enfants étaient normaux.  
C’était artificiel, hypocrite. 
La musique, même aussi forte, ne réussissait pas à couvrir les hurlements discordants, l’indescriptible cacophonie. La violente agitation des lumières colorées ne réussissait pas à dissimuler les mouvements désordonnés et incontrôlables. Toute cette agitation ne faisait qu’aggraver la spasticité des enfants. Ceux qui ne réussissaient pas à se tenir debout se trainaient par terre: la salle applaudissait frénétiquement comme pour provoquer ou nier le malheur.  
Alice n’attendait que le moment de pouvoir sortir. 
La fin du spectacle arriva avec les congratulations et les remerciements et l’échange de bouquets de fleurs. 
Une femme encore plus grasse que les autres monta sur la scène, elle portait un saree grand luxe, sous sa très courte blouse jaillissait une bedaine bardée de lard, ses ongles étaient longs et peinturlurés, ses bras étaient couverts de bracelets et elle fit un discours en anglais avec l’accent indian aunty… puis elle se mit à chanter… C’était donc une chanteuse… une donatrice… 
Là, le ridicule avait été dépassé, pire que cela, ce n’était pas possible. Ou bien s’agissait-il d’une espèce d’exorcisme? 
Alice pensa à la directrice de Genève avec son fils spastique qui conduisait la porche. Ici elle aurait été dans son ambiance, dans ce milieu de commérage, petits fours et “m’as-tu vue” …  
Alice et Hanna laissèrent sortir tout le monde ensuite elles firent partir les enfants qui pouvaient marcher et finalement elles portèrent les invalides dans les véhicules. Personne ne proposa de les aider, personne ne leur adressa la parole, pas même les dames européennes. Il y eut même des gens qui les montrèrent du doigt en disant: 
“Ca c’est les handicapés de Nilbari…” 
Les enfants et les didis étaient contents d’avoir vu quelque chose de nouveau. Hanna fut déçue du manque d’accueil. Alice ne fut plus capable de faire semblant et dit tout simplement: 
“Quelle merde…” 

L’atelier de batik 
On était aux premiers jours de décembre et Noël approchait. Alice et Hanna parlaient de Noël à la maison avec les excès, les gaspillages, les cadeaux inutiles… 
“Dans ma famille – dit Hanna – ce n’est pas ainsi: mon petit frère et mes sœurs préparent un concert de flûte, ils fabriquent les cadeaux et décorent la maison et le sapin eux-mêmes et ils aident ma mère à cuire des biscuits.” 
Ensuite elles parlèrent du froid, des chants de noël dans les rues, des beaux habits pour le réveillon… 
“Cette année – insista Hanna – ils auront une petite pensée pour nous…” 

De temps en temps Hanna venait frapper à la porte  d’Alice, puis elle s’asseyait sur le lit et confiait ses déceptions…  
“Que veux-tu que je te dise – soupirait Alice – c’est comme ça et nous ne pouvons rien y changer… L’an prochain nous serons assises à une terrasse avec un verre de vin et nous en rirons, si nous en aurons le courage… “ 

La in-charge était toujours à Jalpaiguri et si on demandait quand elle serait revenue la réponse était invariablement “la semaine prochaine” … 

Hanna et Alice décidèrent d’organiser une belle fête pour Noël. Hanna voulait traduire les passages principaux des Evangiles en bengali et les adapter pour que les enfants puissent interpréter, tous ensemble la Nativité. Elles voulurent également préparer un petit cadeau pour chaque enfant. La maison possédait un atelier de batik. Alice dessina un modèle très simple pour faire des poupées en tissus, l’apporta à l’atelier de batik et promit de payer le travail.  Elle pensait que c’était simple et rapide à réaliser. Elle-même avait fait de nombreuses poupées en tissus pour ses propres enfants. Mais en Inde rien n’est simple, ni rapide et un premier échantillon ne vit le jour que fin janvier… Donc, il n’y eut pas de poupées pour Noël. 

Alice choisit tout de même plusieurs tissus peints par l’atelier, elle pensait les envoyer en Europe comme cadeaux de Noël, mais la vente ne fut conclue que fin janvier quand les cadeaux de Noël ne servaient plus… 

Ensuite commença à circuler la nouvelle que les enfants seraient rentrés dans leurs familles pour les fêtes de fin d’année… Nilbari allait se vider… On ne savait pas qui allait rester, il fallait demander à la in-charge, mais la in-charge était à Jalpaiguri… et quand est-ce qu’elle allait revenir? Et bien… la semaine prochaine… 

Alice alla rendre visite aux médecins allemands qui travaillaient à Sibpur: 
“Vous, pour Noël, vous faites quoi?...” 
“Nous ne restons certainement pas ici ! Nous prendrons une chambre dans un bon hôtel et nous y ferons un réveillon comme il faut, nous irons peut-être jusqu’à Darjeeling…” 
“Etes-vous intéressés si nous organisons une fête à Nilbari?” 
“Oh, non, pas du tout… nous voulons sortir d’ici, manger quelque chose de décent, nous retrouver entre nous…” 
Ils ne firent même pas allusion à la possibilité d’inviter Hanna ou Alice…  
“A propos – insista Alice – est-ce que vous connaissez l’histoire du physiothérapeute indien qui prescrit des traitements, des médicaments et des radiographies ?” 
“Oui! – s’écria une doctoresse – ce type prescrit même des traitements hormonaux!  Nous avons vu les prescriptions! Incroyable! Unglaublich! Ungehörd! Mais c’est pas tout ! J’ai examiné une petite fille qu’ils voulaient faire opérer inutilement. J’ai dit non, absolument non! Ensuite je n’ai plus vu la petite jusqu’au jour où je la retrouve à l’hôpital… déjà opérée… Et tu sais qui a donné l’ordre de l’opérer? La directrice de Nilbari… Cette bête bonne femme donne l’ordre d’opérer un enfant contre l’avis du médecin! Incroyable, jamais vu une chose pareille ! Je me demande ce que nous venons faire ici…” 

La pauvre doctoresse qui était si enthousiaste à son arrivée finira son séjour enfermée dans sa chambre, sans plus vouloir ni voir, ni entendre personne et ne disant plus qu’une chose: 
“J’attends mon avion…” 

Alice et les médecins allemands se mirent d’accord pour qu’elle fournisse les formulaires et eux y inscrivent les prescriptions dans le but d’éliminer les magouilles du physiothérapeute indien… Ce fut une pieuse illusion car malgré tout il continua ses magouilles… appuyé par le Governing Body  in corpore… Sans doute tout le monde y trouvait-il son pourcentage…   

A Nilbari deux sœurs jumelles étaient arrivées de France, l’une y resta et l’autre s’en alla chez Mère Teresa.  
Isa était maigre et pâle, elle se levait tôt et travaillait toute la journée sans se faire remarquer, elle ne semblait ni contente, ni fâchée, elle avait continuellement le même air indifférent et résigné… Etait-elle ici par masochisme ou pour expier un terrible péché? 

En passant par le premier étage, Alice vit les jeunes filles assises à s’épouiller mutuellement à la façon des singes. Elle alla prendre sa boîte de poudre antiparasitaire mais elles eurent peur que cela ne fasse tomber leurs cheveux. L’une ou l’autre voulut quand même essayer et puis la boîte disparut. On ne pouvait donc pas se fier aux habitants de la maison. On finit par retrouver la boîte au fond d’une armoire juste à temps pour qu’Alice puisse asperger son duvet dans lequel sautillait… une puce…  

Maintenant sa chambre était bien organisée. La moustiquaire blanche à baldaquin qu’elle avait apportée était spacieuse. Au centre et au sommet elle avait suspendu un ruban rose provenant de la pâtisserie «L’Amaretto» et un petit perroquet en peluche qui faisait le Saint-Esprit. Elle se couchait sur le dos, fermait les yeux et pensait “amaretto” puis elle se mettait à saliver et a sentir le goût des amandes et du kirch, puis elle voyait les rives du Lac Majeur bordé de platanes, les canards et les mouettes, elle s’avançait sur la jetée du ferry et puis elle s’endormait. 
Elle avait d’autres mots magiques : frizzantino… espresso…  
Sur l’étagère elle avait rangé ses livres et déposé la machine à écrire sur la table. Entre les deux fenêtres elle avait tendu une corde ou pendre son linge, son essuie et des porte-manteaux pour suspendre ses habits. Le reste restait dans son coffre à l’abri de la poussière. 

Une nouvelle bénévole suisse venait d’arriver. Elle fit tout de suite comprendre à tout le monde qu’elle provenait d’une famille fort riche et extrêmement snob. Elle ne participait à aucun travail mais faisait le tour des centres pour faire un rapport sur le travail des autres. Elle prenait des notes et des photos. Elle montra des photos prises dans une léproserie pendant qu’un médecin amputait une jambe. Les photos étaient sanguinolentes et complètement dépourvues de pudeur, ni même de respect. 
“Décidément – pensa Alice – la faune des volontaires est aussi intéressante que celle des autochtones.” 

Arrivèrent aussi des nouvelles didis. L’une d’elles était gravement handicapée sans doute à la suite d’une hémiplégie, elle travaillait au bureau, elle parlait un peu de français, avait séjourné en Europe et s’occupait des traductions. 
De nombreux enfants étaient parrainés par des Européens qui envoyaient de l’argent et donc ces enfants envoyaient de temps en temps une petite lettre à leurs bienfaiteurs. La didi traduisait. Quand elle se fatiguait son handicap prenait le dessus: elle boitait gravement, elle se contorsionnait , trébuchait dans son saree, mais restait fort belle, très douce et souriante et toujours joyeuse.  “Tiens-toi droite!” disait Alice en riant, pour la taquiner et alors elle s’étirait avec un effort notoire mais éphémère… Pour une personne handicapée ces 
conditions de vie étaient tellement difficiles… 
Une autre didi était beaucoup moins sympathique. Elle aussi trainait une jambe paralysée, sans doute par la polio. Elle aussi avait une histoire triste: elle était orpheline. Elle était devenue dure, méchante, cynique et en plus, elle n’était pas fort intelligente. On aurait dit que parce qu’elle souffrait, tout le monde aurait dû souffrir. Elle n’avait pas de sentiments, aucun compassion, sans doute pas non plus d’amour. Comment aurait-elle pu donner ce qu’elle ne possédait pas? Et qui aurait eu envie de l’aimer? Elle avait l’air d’un petit serpent sombre et méchant. A peine lui disait-on quelque chose qu’elle redressait sa petite tête noire,  prête à mordre , toujours sur le qui-vive, toujours prête à l’attaque. Elle ne comprenait ni l’humour, ni les plaisanteries et réagissait violemment avec une susceptibilité psychotique… 
Elle aussi avait été en Europe. Trois didi avaient fait un tour de conférences pour récolter des fonds. Elle en gardait un très mauvais souvenir, une espèce de jalousie, de rancœur et de ressentiment envers les Européens. 

Un des enfants de la crèche ne réussissait pas à manger avec les mains, par contre avec une cuiller il y parvenait. Les autres enfants le regardaient avec envie. Alice proposa d’acheter des cuillers pour tous. 
“Ils ne doivent pas manger avec des cuillers – s’exclama la didi- ici nous ne sommes pas en Europe, ils doivent manger avec les mains, il ne faut pas leur donner des habitudes qui ne sont pas les nôtres, et puis, adultes ils n’auront pas les moyens pour s’acheter des cuillers…  
Alice alla acheter des cuillers pour tout le monde. Personne n’était obligé de les employer, mais tout le monde avait l’occasion d’apprendre : ça aussi c’était de la psychomotricité…  
Puis Alice évita la didi en question et leur antipathie ne fut un secret pour personne. 

Debbi et Mary dormaient ensemble dans la chambre voisine de celle d’Alice.  Souvent la directrice venait chez elles, elles se faisaient porter des plats cuisinés et passaient des heures installées sur le lit à bavarder et manger. Pendant ce temps les enfants de la directrice se comportaient comme des petits princes parmi les orphelins du home. Les enfants de la directrice portaient de beaux habits, allaient à l’école et étaient terriblement gâtés. La fillette voulait devenir actrice ou chanteuse et singeait tout ce qu’elle voyait à la télévision. Tout le monde la courtisait puisqu’elle était la fille de la directrice… Avec les étrangers elle essayait de parler en anglais, mais elle était tellement antipathique qu’Alice évitait de lui répondre tandis que Hanna lui répondait en bengali. Le fils de la directrice avait à peine trois ans, c’était un petit mâle gâté, adulé et odieux. Dès qu’il arrivait il prenait les jouets des autres enfants, les poussait, les faisait tomber. Un jour Alice le surprit au moment où il faisait tomber un enfant polio. Elle le saisit par un bras, le gronda sévèrement et lui donna une véritable claque sur les fesses, sans doute la première et  l’unique fessée de sa vie. Il la regarda abasourdi, perplexe qu’une chose pareille avait pu lui arriver et à partir de ce jour il resta prudemment dans les jupes de sa mère. 

On ne comprenait pas non plus le rôle de la directrice.  
Alice ne comprenait pas le bengali et elle n’allait pas rester assez longtemps pour pouvoir démasquer les intrigues. Evidemment la direction exerçait un pouvoir despotique basé sur la terreur de perdre l’emploi.  
“Mais qu’es-tu en train de coudre?” – demanda Alice à une des didis. 
“Une blouse pour la belle-mère de la directrice…”  
“Vous feriez mieux de réparer les vêtements des enfants!” –rétorqua Alice. 
“Oui mais la directrice… est la directrice…” 
De temps en temps elle se défoulait sur les didis avec des hurlements hystériques… les didis terrifiées n’osaient pas répondre. Il devenait de plus en plus évident que l’atmosphère n’avait rien de l’ambiance idyllique décrite à Genève, mais les visiteurs qui ne restaient que quelques jours ne pouvaient s’en rendre compte. Tout semblait parfait, d’ailleurs, quelqu’un aurait-il voulu croire qu’il en fut autrement?  

La cour des petits miracles 
Alice était venue pour un travail bien précis et elle n’aurait pas pensé à s’en écarter. Par contre, Hanna,  surtout du fait qu’elle comprenait la langue, voulait comprendre les choses et les gens, raison pour laquelle elle interrogeait, écoutait, emmagasinait, et, quand elle n’en pouvait plus, elle se réfugiait auprès d’Alice pour vider son sac…  
Les enfants avaient, tous, des histoires terribles et les didis, elles aussi, avaient un lourd passé. 
Devi était népalaise et bouddhiste, mais en devenant catholique sa famille avait trouvé du travail dans une mission. De nombreuses personnes se convertissaient à une religion occidentale tout simplement pour trouver un travail et ne pas mourir de faim… Avoir une parente religieuse était une assurance vie…  
Devi et Ruda travaillaient à Jalpaiguri, elles avaient suivi les cours de soins et y étaient heureuses. A l’improviste, sans rien demander et sans préavis, la direction avait décidé de les envoyer à Calcutta … Ainsi les leçons qu’elles avaient déjà suivies avaient été perdues… A Jalpaiguri Devi était à deux heures de chez elle et à l’horizon elle voyait toujours ses montagnes… A Calcutta elle souffrait de la chaleur, la saleté, la solitude…  
Le soir, quand Alice montait sur le toit pour observer le coucher du soleil, Devi la rejoignait et sans parler elle lui mettait les bras autour du cou, appuyait sa tête contre son épaule, et doucement, lentement, silencieusement… elle pleurait…  “Je ne vais pas résister… je veux rentrer chez moi… mais si je pars maintenant je n’aurai pas de diplôme, pas de travail et ma famille a besoin de mon soutien…” “Tu as raison: il faut résister… deux ans et puis tu auras de quoi te défendre dans la vie… Tu pourras même travailler dans un hôpital… Peut-être ouvriront-ils ce home à Kalimpong…” 
Ruda n’avait pas la nostalgie des montagnes car elle était née à Calcutta, mais à Jalpaiguri elle s’était liée d’amitié avec une autre didi. Quand la direction l’avait su on les avait tout de suite séparées… Elle se rebellait: 
“Nous ne pouvons pas regarder les garçons, nous ne pouvons pas non plus avoir une amie… mais que prétendent-ils de nous? Que nous travaillions jour et nuit ? Sans rien d’autre dans cet endroit horrible?...” 

Dans la cuisine séjournait une jeune fille très fortement handicapée: elle était difforme et ne savait même pas parler, mais elle avait un très joli visage et souriait continuellement. Elle aussi avait été à Jalpaiguri où elle avait été heureuse car elle y avait rencontré un garçon, handicapé mental, mais ils s’aimaient tendrement et étaient tous deux heureux… Quand la direction l’avait su on les avait séparés… Il ne suffisait pas qu’elle fut paralytique, il fallait en plus qu’elle fut malheureuse…  

“Tu vois – dit Ruda – tu vois bien qu’ils sont méchants… Oh, ils en font des beaux discours et des prêchi prêchas mais dans le fond ils sont méchants… Ils m’ont mise ici, mais cela ne m’intéresse pas, les enfants, cela ne m’intéresse pas… Je veux étudier, travailler…  mais pas ici dans la crèche… je ne réussirai jamais à faire ce que je veux parce que je suis pauvre…” 

Que faire avec ces jeunes? Impossible de les envoyer en Europe pour étudier car elles ne connaissaient que leur langue et surtout il leur manquait toute la formation de base . On n’entre pas dans une école d’infirmière ou de physiothérapeute sans le bagage de l’école primaire, secondaire, voir le lycée… et de solides connaissances en chimie, physique ou mathématiques…  
On pouvait aussi financer leurs études depuis l’Europe, mais comment s’assurer que cet argent aurait servi à leurs études et ne serait pas détourné par leurs familles? 
Alice se sentit impuissante… il aurait fallu emmener Ruda et Devi en Europe, mais aussi tous les enfants de la crèche et que faire de tous ces autres enfants?... 

Les enfants… Il y avait un petit mongoloïde, il avait six ou sept ans pas plus haut qu’un demi mètre, il ne parlait pas, ne marchait pas, il restait continuellement assis, tassé comme un petit sac de farine. Il était cependant tout à fait sympathique et s’exprimait avec des grimaces éloquentes surtout quand on grondait un autre enfant. Il comprenait et montrait que lui aussi était fâché en agitant l’index de sa si petite main… Il avait des mains si minuscules, c’était vraiment un enfant-bonzaï… Personne ne s’était jamais occupé de lui, il ne savait même pas qu’on pouvait se déplacer à quatre pattes… Devi le prit parmi ses patients et commença à lui faire comprendre qu’il pouvait se tenir à quatre pattes, appuyé sur les mains et les genoux. Ensuite elle éveilla sa curiosité en plaçant devant lui un petit jouet. Quand Kidar commença à vouloir prendre le jouet, Devi  lui fit bouger les jambes: avancer un genou, le reculer, l’autre genou, en avant, en arrière… Et puis avancer un genou et ensuite l’autre…  
Cela n’était pas du travail, c’était de la patience, de l’amour à l’état pur, cela signifiait investir toute la personne dans un travail en sachant parfaitement qu’il était à fond perdu car Kidar n’allait jamais devenir une personne normale. Devi était capable de cette sorte d’engagement et comme Kidar avait été programmé pour faire plaisir, il commença lentement à répondre aux stimulations. Il commença à comprendre comment osciller et déplacer son poids sur une jambe et puis sur l’autre et fatalement, un jour ou l’autre il allait comprendre comment avancer ses membres, comment se déplacer… Il fut parmi les premiers à se passionner pour les jouets. Quand venait son tour d’être assis sur le cheval à bascule il ne laissait approcher personne et se défendait avec des hurlements féroces. Un jour qu’il était assis sur le camion, il comprit comment se faire avancer en bougeant ses petites pattes, il y prit du plaisir… le petit sac de farine avait découvert le mouvement et commençait à se réveiller…  
En voyant les progrès de Kidar, Alice retourna en ville pour acheter un trotteur, cette espèce de culotte suspendue dans un échafaudage sur roulettes dans lequel l’enfant est assis-suspendu dans la culotte et se fait avancer en bougeant les jambes. Dans le trotteur Kidar réussissait à se tenir debout et très rapidement il comprit comment se faire avancer…  
Quelques années plus tard Alice allait recevoir une lettre de Devi qui disait “Kidar, maintenant, marche tout seul…” Ce jour-là Alice pensa que son séjour en Inde n’avait pas été complètement inutile…  

Un autre curieux petit bonhomme c’était Konkon, lui par contre bougeait continuellement, toujours agité et les didis le grondaient parce qu’il ne restait pas une minute en place. Il comprenait bien que quelque chose n’allait pas puisque les didis lui faisaient les grands yeux, mais ne pouvait pas comprendre ce qu’elles disaient puisqu’il était sourd muet… Les didis ne savaient pas ce que signifiait être sourd-muet… Donc elles criaient sur lui à tue-tête et puisqu’il ne réagissait pas elles criaient encore plus fort…  Hanna essaya de le leur expliquer: 
“S’il n’entend pas – répliqua Mara – il doit apprendre à entendre…” Konkon était seul dans son monde, terriblement seul… et quand Alice arrivait. Il se jetait sur elle, serrait ses jambes dans ses petits bras maigres, et ses petites mains avaient une force telle qu’elles laissaient des bleus… Alice le prenait dans ses bras et il la serrait désespérément, il fallait l’arracher de force… Lui aussi s’il avait été accueilli dans une famille occidentale…  

La petite Salima était rachitique, sa mère et ses sœurs étaient mortes de tuberculose et depuis lors elle n’avait plus parlé, ni marché, ni même mangé… Elle détournait le regard, ne voulait plus communiquer avec personne.  
Salima était une petite fille fort belle, tout à fait normale, mais elle s’était laissée sombrer dans son chagrin et si elle n’était pas arrivée dans le home,  elle en serait morte…  
Alice la prit dans ses bras et monta dans la salle des soins où elle la déposa entre les barres parallèles. Il fallut la soutenir car elle s’écroulait… A quoi bon se tenir debout quand on est désespéré?… Très lentement Salima commença à accepter qu’on la prenne dans les bras, que l’on lui donne des caresses, et alors elle détournait la tête, fermait les yeux, mais un jour elle se mit à sourire…  Puis un jour, Hanna fit irruption dans la chambre d’Alice sans même frapper et elle s’écria: 
“J’ai entendu rire Salima !”… puis elle s’écroula sur le lit d’Alice et fondit en pleurs…  
Elles descendirent dans la crèche, s’assirent sur le bord de la fenêtre et observèrent de loin les enfants qui jouaient. A l’improviste elles entendirent un rire joyeux et cristallin et le visage de la petite Salima s’était illuminé, mais dès qu'elle vit qu’on l’observait, elle retomba dans son mutisme…  “Bon! – dit Hanna – elle n’a pas oublié … avec un peu de patience… “ 
Régulièrement Salima faisait des crises d’asthme ou de forte fièvre au point d’en perdre connaissance. Alors les didis la roulaient dans une couverture et la portaient dans la clinique. Quand on la quittait elle hurlait mais quand on venait la reprendre, elle se tortillait comme un petit chien au comble du bonheur… Alice fut convaincue que pour Salima la solitude était pire que la maladie et un jour qu’elle alla lui rendre visite elle lui apporta un ours en peluche. Ce n’était pas l’habitude de la maison car les pauvres n’ont pas de propriété privée… d’autant plus dans ce Bengale, un des derniers pays communistes au monde… Mais comment cette si petite fille, si faible et si seule aurait-elle pu affronter la vie sans même un petit compagnon en peluche. Il lui sembla “que la misère allait être moins pénible à deux”… Salima prit l’ours dans ses bras et c’est avec lui qu’un jour elle recommença à parler. Elle lui souriait et quand personne ne regardait, elle lui racontait de longues histoires et peut-être qu’un jour elle allait aussi parler avec les autres enfants et ensuite avec les grands… 
Chaque dimanche son père venait lui rendre visite. Elle ne voulait pas le voir et se cachait et lui pleurait. Il était grand, extrêmement maigre, marchait plié en deux comme si le poids de la vie était excessif à porter puis il s’asseyait et se lamentait: 
“C’est ma faute, tout est de ma faute… Je n’ai jamais été capable de subvenir aux besoins de ma famille… Je n’ai jamais été capable de gagner dix roupies par jour… J’ai laissé mourir ma femme et ma fille et je ne mérite pas l’amour des enfants qui me restent.  
Le pauvre homme avait sans doute lui aussi la tuberculose et peu de temps après lui aussi mourut. Cette fois Salima était tout à fait seule au monde…  

La plus petite des petites filles s’appelait Pura, elle était minuscule, avait un œil borgne, était vive et drôle et avait un amour illimité pour Kidar au point que s’ils n’étaient pas enlacés, ni l’un, ni l’autre n’arrivait à s’endormir. Ils dormaient ainsi enlacés toute la nuit comme des chatons. 

Il y avait des histoires incompréhensibles. Sema était une ravissante petite fille népalaise, elle était tout à fait normale, sa mère venait la saluer chaque semaine. Hanna réussit à l’interroger: elle était veuve, travaillait dans un salon de beauté et avait un fils spastique. Elle était venue pour demander de garder son fils handicapé, la directrice avait refusé l’enfant spastique mais accepté la petite fille normale… Hanna avait demandé pourquoi et la directrice avait répondu qu’elle avait ses raisons… Etait-ce pour essayer de soustraire la petite à la prostitution enfantine ? Quoi qu’il en fut, un dimanche la mère vint prendre sa fille et ne la ramena plus… 

Les histoires des enfants poussèrent Hanna à contrôler leur dossier médical. Un jour elle accourut chez Alice: 
“Alice! oh, nein! Regarde, lis ceci: “adresse de la mère: station ferroviaire de 
Howrah, quai numéro quatre…” Mein Gott… “ 

La mère de Boula travaillait dans le home. Un jour elle eut la possibilité de se remarier, mais la direction la menaça de la licencier, car un nouveau mariage allait signifier encore des enfants qui eux aussi allaient être abandonnés tôt ou tard… Elle avait déjà eu d’autres enfants morts à la naissance. Elle finit quand même par se marier et fut renvoyée avec son enfant.  
Un matin , quand on alla ouvrir les grandes portes en fer, on trouva l’enfant de six mois assis seul par terre sur le trottoir… Boula fut donc repris et de temps en temps sa mère venait le voir… Facile de faire des enfants et de les confier ensuite aux orphelinats … 
“Mais que dois-je faire si Dieu m’envoie d’autres enfants?” sanglota la mère auprès de Hanna  . 
Hanna commença à lui expliquer qu’au dispensaire on pouvait lui fournir des moyens anticonceptionnels, qu’elle aurait pu se faire stériliser. 
“Oui, mais si Dieu m’envoie des enfants…” 
Excédée Hanna lui répliqua 
“Dieu t’a aussi donné une tête pour réfléchir…” mais cela était inutile car quelques semaines plus tard elle était devenue excessivement maigre mais avec un ventre énorme… Son enfant précédent avait à peine un an…  
Boula avait lui aussi un ventre énorme à cause de la malnutrition et des biberons d’eau sucrée quand il pleurait trop… Il y avait de l’argent pour la grosse jeep du Governing Body  mais pas pour acheter du lait pour les enfants… 

La mère de Sunam, elle aussi, s’était remariée mais chaque fois que la petite revenait de chez elle, elle était bouleversée parce qu’elle ne supportait pas de voir le nouveau mari battre sa mère… Elle restait prostrée pendant des heures, puis elle faisait des crises hystériques… Un jour, ses cheveux étaient tellement pleins de poux qu’il fallut tout raser et alors ses grands yeux épouvantés lui donnèrent vraiment une expression de folie… 

Au milieu de ces petits canards boiteux circulait un petit canard encore plus estropié que les autres. Il était silencieux, avait toujours un visage triste, ses grands yeux écarquillés étaient désespérés, il ne souriait jamais et ne parlait pas. Il ne se laissait même pas prendre dans les bras. Milai avait eu la polio. Son tronc était sain et développé normalement, ses jambes aussi, mais les muscles qui devaient tenir les jambes “attachées” à son corps étaient paralysés et donc ses jambes pendouillaient à son tronc comme celles d’une marionnette… Il vivait plié en deux. C’était un enfant docile, soumis, il faisait tout ce qu’on lui demandait, il suivait les soins et faisait tout son possible pour marcher avec ses deux petites béquilles. Souvent il tombait, son regard était sombre et sans espoir. Milai comme tant d’autres était un bel enfant qui provoquait le désir de le prendre dans les bras, de le câliner, mais son désespoir était tel qu’il aurait pu entrainer toute la maison dans la déprime. 

Sanoli par contre était vive et saine et insupportable car son besoin d’amour était tellement impérieux qu’il la poussait aux caprices les plus extravagants. Raja, Magal, et les autres… des enfants normaux tout simplement abandonnés…  Sanoli et Raja eux aussi dormaient ensemble. Mais ils grandissaient et un soir on leur donna des lits plus grands mais séparés, l’un à côté de l’autre, mais individuels. En pleine nuit Sanoli se mit à hurler qu’elle ne pouvait pas dormir sans Raja. Raja non plus ne parvenait pas à dormir… On les remit ensemble même si le lit était devenu vraiment trop étroit pour deux… 

Sabkar avait un visage de carte postale, de temps en temps il riait à gorge déployée, de temps en temps il boudait , obstinément…Lui aussi avait les jambes paralysées par la polio. Il était toujours assis et il repliait ses jambes sous lui pour bloquer son tronc en position verticale. Quand on l’obligeait à aller se faire soigner il prenait une expression tout à fait désolée. 
Les muscles postérieurs de ses petites jambes avaient fort raccourci car on avait négligé de les étirer et personne ne l’avait obligé à se tenir debout. On pouvait espérer qu’un jour il puisse se déplacer avec des appareils mais d’abord il fallait récupérer assez de longueur de ses mollets pour qu’il puisse déposer la plante de ses pieds et ses talons par terre et pas seulement la pointe… On portait Sabkar dans la salle de gymnastique, une planche était fixée contre l’espalier, et on l’attachait sur cette planche en lui liant le bassin avec une large bande Velpeau et chaque jour on essayait de plier un peu plus ses chevilles pour arriver à déposer tout le pied. Puisqu’on n’avait pas trouvé d’attèles assez petites pour lui, Alice roulait autour de ses jambes un exemplaire de la revue Newsweek et un  India to Day qui étaient parfaitement à sa mesure. 

Cito était un cas tout à fait désespéré, même en Europe il aurait été trop spastique pour qu’on ait pu l’améliorer…  

Mais il y avait parmi les cas désespérés des cas encore plus désespérés que les autres… 
Une nuit, déjà très tard, les voisins étaient venus frapper sur la grande porte en fer. Ce matin-là une femme était venue et avait assis son enfant sur le trottoir, lui avait dit de l’attendre là mais elle n’était pas revenue. Maintenant cet enfant était assis là, dans le noir, seul, affamé, épouvanté… C’est ainsi qu’il arriva à Nilbari… et puisqu’on l’avait trouvé on l’appela “Trouvé” …  
La première fois qu’Alice vit Trouvé, il était assis dans son lit cage en fer, avec une jambe dans le plâtre. Pendant une des nombreuses interruptions de l’électricité, un autre enfant avait marché sur sa jambe qui avait fait crac et s’était brisée… L’enfant avait hurlé de douleur, on l’avait enroulé dans une couverture et porté à la clinique. C’est là que le médecin constata la terrible maladie: Trouvé avait des “os en verre”… Le calcium ne se fixait pas dans ses os qui étaient fragiles et se cassaient comme le verre… Normalement les enfants aux os de verre mouraient très tôt, mais lui survivait et on espérait qu’avec la puberté sa maladie allait régresser. En attendant il avait constamment les membres dans le plâtre et vivait assis dans son lit-cage pour le protéger des autres enfants… Le médecin pensait qu’il pouvait avoir sept ou huit ans mais il n’en paraissait que quatre ou cinq.  
C’était un enfant fascinant, la joie de vivre personnifiée… il chantait, riait, faisait le pitre et faisait rire tout le monde… il était très éveillé et particulièrement intelligent et quand il faisait son cinéma il avait les mêmes expressions de visage que Giulietta Masina dans La Strada…  
Entre Trouvé et Alice cela avait été le coup de foudre au premier regard…  

Les didis avaient essayé de l’interroger, mais dès qu’on lui posait des questions sur sa famille, il se renfermait dans le mutisme, terrorisé à l’idée qu’on put le ramener chez lui. L’important c’était qu’il fut protégé, nourri et soigné. 
Un soir, à l’improviste, on décida que c’était l’anniversaire de Trouvé et on organisa une fête. On l’assit au milieu de la pièce, on lui mit des colliers de fleurs, les autres enfants chantèrent et dansèrent pour lui et, en extase, il continuait à dire à son vieil ourson “chante, chante toi aussi, mange des mishti…” 
Les mishti étaient une espèce de friandise à base de fromage blanc dont les enfants raffolaient. Alice voulut y goûter mais dut courir à la toilette pour vomir. L’important c’était qu’ils plaisent aux enfants. 

Ayodhya  
Comme chaque samedi, Alice partit de bon matin vers Bataitola pour téléphoner chez elle. Le bus s’arrêta à l’improviste, on ne comprit pas pourquoi, tous descendirent et continuèrent à pied. Alice suivit elle aussi en toute hâte. D’habitude à cette heure il régnait une grande confusion, aujourd’hui, les rues étaient désertes mais Alice n’y fit pas attention puisqu’elle pensait uniquement à entendre la voix de François et à recevoir des nouvelles des amis et de la famille. Ensuite elle s’arrêta encore à bavarder avec le propriétaire du bureau téléphonique et finalement elle prit un bus jusqu’à l’Esplanade. Alice déposa les films qu’il fallait développer, alla changer des Traveller’s Chèques en banque, prit des journaux dans le kiosque et dans la librairie elle choisit des romans écrits en anglais par des auteurs indiens. Ensuite elle alla chez Flury’s et s’installa devant une tasse de thé et un délicieux morceau de cake avec l’intention de reprendre les photos déjà développées et de rentrer à la maison assez tôt pour encore pouvoir demander un seau d’eau bouillante pour une bonne douche.  

Dans Park street elle avait découvert la United Bank of India qui était ouverte le samedi matin et surtout son directeur qui était particulièrement gentil et serviable. Elle était devenue une cliente connue et quand elle arrivait elle n’attendait pas son tour mais se dirigeait tout de suite vers le bureau de ce monsieur qui arrangeait les affaires en quelques minutes. C’était un homme très réservé. Progressivement il avait compris qu’Alice résidait à Howrah et était social worker. Aujourd’hui il ne put résister à la tentation d’en savoir plus:  
-“Vous devez avoir des choses importantes à régler… Vous pourriez aller dans une succursale à Howrah par exemple, ce qui serait beaucoup plus proche pour vous…” 
-“Non, non – répondit Alice – je n’ai aucun autre motif de venir ici que votre gentillesse et votre efficience. J’ai parcouru pratiquement toute l’Inde et j’ai eu de très mauvaises expériences, par contre m’adresser à vous est un vrai plaisir.” Le directeur avait déposé son porte-plume, l’avait regardée avec attention et peut-être pour la première fois il avait osé lui adresser un grand sourire: 
-“You are welcome!” 
-“Merci, dit Alice, mais je sais qu’en cas de besoin je peux m’adresser à vous et j’en suis très reconnaissante.” 

Alice avait photographié quelques enfants mais tout de suite tous les autres, eux aussi, lui avaient demandé leur portrait. Cela aurait été un beau souvenir et un beau cadeau de Noël. Le photographe avait pris l’habitude de regarder les photos avec elle et ensemble ils faisaient les commentaires. Un jour il vit les photos des enfants paralysés qui présentaient d’affreuses déformations. 
-“C’est terrible…” dit-il profondément ému. 
-“Ce sont les enfants qui ont eu la poliomyélite.” - dit Alice et le photographe appela son assistant. 
-“Regarde un peu  ça, je te l’ai toujours dit, dîtes-le lui, vous aussi, Madame, cet âne refuse de vacciner ses enfants et il ne se rend pas compte de ce qui pourrait arriver. Moi je le lui dis souvent mais lui il n’écoute pas.” -“Mais c’est si dangereux?” demanda l’homme tout à fait sceptique. 
-“Mais regardez les photos! Je ne sais pas s’il vous plairait d’avoir des enfants arrangés de cette façon. C’est immédiat, il suffit d’être contaminé par le virus et après on ne sait plus rien faire. On est foutu pour le restant de ses jours. En Europe nous nous faisons vacciner régulièrement, même les adultes. Avant de venir en Inde moi-même j’ai répété toutes les vaccinations. Ecoutez mon conseil, faites vacciner vos enfants le plus tôt possible.” 
L’homme examina les photos, il devint soucieux et secoua la tête avec compassion. 
Alice pensa que si seulement elle avait pu convaincre une seule personne, son séjour en Inde n’aurait pas été inutile. 

Un jour elle dut attendre longuement ses photos car les nombreuses interruptions de l’électricité avaient empêché le bon fonctionnement des machines. Le photographe apporta un fauteuil et ils en profitèrent pour échanger quelques mots. 
Entra un jeune d’une vingtaine d’années, il était habillé en play-boy, ses cheveux étaient coiffés de façon étonnante, il ôta ses lunettes solaires d’un geste théâtral, s’exprima avec une voix très haute et agressive et fit un esclandre parce que ses photos n’étaient pas prêtes. Quand finalement il reçut ses photos il se fâcha tout rouge parce qu’elles étaient mal coupées… Cela n’était pas un travail professionnel et lui voulait un travail professionnel pour ses photos de professionnel… Il n’allait certainement pas revenir dans cette infâme boutique… 
le tout dans un anglais hasardeux avec le comique accent bengali… Le photographe regarda Alice qui lui répondit en riant: 
-“Ne vous en faites pas, ce doit être un fils de nouveaux riches, gâté, pourri, mal élevé et si… ridicule…”  

Alice avait donc ses photos, avait joui pleinement du pineapple cake de chez Flury’s et s’en alla prendre son bus à l’Esplanade.  
Arrivés à Sibpur, le bus s’arrêta, les passagers descendirent rapidement, les magasins abaissèrent leurs volets métalliques, tout le monde courait et il y avait de nombreux policiers. Alice, qui n’y comprenait rien,  se retrouva au milieu de cette agitation comme le fameux chien dans le jeu de quilles. Une femme courut vers elle et lui cria: 
-“Madame, ne restez pas ici, rentrez le plus rapidement chez vous, c’est dangereux…” Puis elle saisit Alice par un bras et l’entraina en courant vers le coin de la rue où elle héla un rickshaw, fit monter Alice de force et puis elle s’enfuit en criant encore: 
-“Rentrez le plus vite possible…” pendant que le rickshawallah partait en trombe…. 
Perplexe, Alice lui dit: 
-“B.Garden… Andul Road…” 
Le rickshawallah ne suivit pas les rues qu’Alice connaissait mais s’enfonça dans un dédale de petites rues latérales et désertes. Il pédalait à toute allure et ne s’arrêta qu’arrivé devant la grande porte du home. Alice ne savait pas ce qui se passait mais comprit qu’il y avait un problème et donna un bon pourboire…  

Le jour suivant tout sembla tranquille. La directrice avait apporté une poussette et Alice s’en alla promener avec Trouvé dans le B.Garden. L’enfant était ravi. Il était assis dans sa poussette comme un petit prince, les passants le regardaient, lui chantait, apostrophait, saluait, faisait rire tout le monde. Ils arrivèrent devant l’Hooghly et s’assirent. Il lui raconta une longue histoire qu’elle ne comprit pas et puis il entreprit de lui enseigner le bengali: 
-“Regarde, regarde: une fleur jaune, une fleur rouge, un oiseau vert, une vache noire, une poule blanche…” 
Puis il se mit à chanter le refrain du dernier film à la mode Bohl Rada bohl… 
-“Tutututututu tara, tcharao nahi dil amara…” ne déchire pas mon cœur… 
Assis dans sa poussette, il sautillait, faisait danser ses petits bras tordus, il était heureux et de temps en temps il se retournait et faisait son regard à la Giulietta 
Masina et Alice entra dans son monde et joua son jeu… 
-“Deck, deck: lal phul…” 
Les passants les regardèrent en souriant et les jeunes gens ne pensèrent même pas à demander quelle heure il était.  
-“Trouvé est un petit singe…” et lui imitait les manières des singes. 
-“Trouvé est un petit éléphant…” et lui barrissait et avec ses bras imitait le mouvement de  grandes oreilles. 
-“Trouvé est mon petit frère…” et alors il acquiesçait, riait et son rire était cristallin, limpide, joyeux comme un carillon de clochettes d’argent… 

Ils retournèrent vers le fleuve où passaient d’énormes navires et Alice courut vers l’eau en faisant semblant d’y jeter l’enfant et la poussette et cria: 
-“Trouvé est vilain et méchant, je ne le veux plus… “et lui poussait des hurlements de terreur et de jouissance. Puis ils se mirent à rire et recommencèrent. Les passants s’arrêtèrent et regardèrent ce jeu nouveau et rirent eux aussi. 
Ils retournèrent en dessous du grand Banyan et près des étangs des lotus. Un jeune homme descendit près de l’eau, prit un bouton de lotus et l’offrit à l’enfant qui le prit délicatement dans ses si petites mains… 
Enfin, exténué il se retourna vers Alice en demandant avec une petite voix plaintive: 
-“Nilbari jabo…” je veux aller à la maison… 

Que de chemin parcouru… Au début il avait été difficile d’expliquer à l’enfant qu’on ne sortait que pour une promenade: à peine franchissait-on le grand portail qu’il se mettait à hurler de terreur et à s’agripper, horrifié à l’idée qu’on puisse le ramener chez ses parents… Alice avait commencé par tout simplement le prendre dans ses bras, puis ils avaient promené dans la maison, avaient franchi la grande porte, promené autour de la maison et enfin ce fut Trouvé lui-même qui demanda: -“B.Garden jabe?” 
Bien souvent il leur suffisait de rester assis l’un à côté de l’autre “parce que c’était lui, parce que c’était elle”… Parce que le bengali était une langue amusante l’un disait “Bhaaloo” bien et l’autre répondait “Bhaloo naa” et ensuite ils riaient… Ou bien “taaraataari karoo”… allons, allons, allons-y … Parce que cet enfant, si fragile, si cassable…  avait tant de joie de vivre… 

Ce lundi matin, quand Alice descendit à le cuisine, il y régnait une atmosphère étrange. Les didis expliquèrent qu’on n’aurait pas travaillé car il y avait à nouveau grève générale. 
Après midi, on essaya d’emmener les enfants dans le B.Garden, mais toutes les grilles étaient fermées. 
Le mardi c’était encore grève et rien ne circulait, on ne devait d’ailleurs pas sortir de la maison… 
Le mercredi il y eut couvre-feu et interdiction de sortir de la maison.  
Alice essaya de comprendre mais personne ne savait ce qui se passait. 
-“C’est seulement le couvre-feu, ça arrive souvent…” lui répondait-on…  Couvre-feu… cela n’est tout de même pas banal… c’était la première fois dans sa vie mais ici, par contre, tout le monde y était habitué…  
-“C’est seulement le couvre-feu et ensuite cela finit… cela arrive régulièrement…”  
Le jeudi c’était encore couvre -feu et Alice tenta de suivre le journal télévisé: manifestement la situation était assez grave pour que toute l’Inde soit paralysée à cause des violences religieuses. Les extrémistes indous avaient détruit la mosquée que les extrémistes musulmans avaient construite sur des décombres d’un temple indou… au temps de l’invasion musulmane… il y avait de ça des siècles… C’était donc bien vrai qu’en Inde les religions ne servaient qu’à causer des violences…  
Alice passa une autre journée assise sur la terrasse au sommet de la maison, à lire des romans et à boire du thé…Mais dans le fond, elle n’était pas tranquille… A l’horizon s’élevaient de grosses colonnes de fumée noire… Les didis dirent que c’était la fumée des ghâts où on brûlait les morts.  
Le vendredi on ne pouvait pas sortir, mais Mara réussit à apporter les journaux écrits en anglais et finalement Alice commença à se faire une idée de la situation. Evidemment, les spécialistes en orthopédie qui auraient dû venir examiner les enfants ne vinrent pas et leur visite fut reportée sine die… 
Cela n’étonnait, ni ne dérangeait personne, tout le monde semblait habitué à ce que de temps en temps tout le pays soit paralysé… et Alice commençait à se dire que si c’était comme ça que l’Inde fonctionnait, forcément cela ne pouvait pas fonctionner…  

Alice et Hanna craignaient que leurs familles en Europe ne soient inquiètes. 
Le samedi la télévision annonça que le couvre-feu allait être levé pendant quelques heures. Le chauffeur de la jeep qui avait promis de les conduire au bureau du téléphone ne tint pas promesse, il n’y avait pas de bus et peu de gens en rue. Elles parvinrent à trouver un rickshaw. 
Etrangement, personne en Europe ne semblait au courant de la situation… Elles n’en parlèrent pas car il était inutile d’alarmer leurs familles… 
Au kiosque elles achetèrent des journaux, puis rentrèrent le plus rapidement possible.  

La semaine suivante fut plus tranquille, mais in régnait une atmosphère pesante. A la télévision et dans les journaux les titres excitaient les communautés les unes contre les autres. Les indous glorifiaient la destruction de la mosquée. Les musulmans criaient à la guerre sainte… 
Alice comprit que l’Inde était une poudrière et qu’il s’en fallait de peu pour faire exploser, une fois de plus,  la guerre religieuse comme en 1947… C’était encore toujours comme dans le roman de Bhisham Sahni “Tamas” qu’elle venait de lire… la spirale absurde de la violence, de l’ignorance… les massacres… Rien n’avait changé… 

Ensuite on apprit qu’un quartier de Calcutta était en feu et aussi le nouveau “shopping center”… On parla de 1200 morts… On dit que la police protégeait les agresseurs… Puis on dit que cela n’était pas des violences religieuses mais une  déstabilisation pour préparer le terrain en vue des élections de l’année suivante…  D’autres dirent qu’il s’agissait seulement de brûler quelques quartiers qui étaient aux mains de groupes mafieux qui voulaient ces terrains pour y construire de nouveaux “shopping center”… avec air conditionné…  
Les personnes plus raisonnables comprenaient que cette instabilité constituait un grave dommage car les investisseurs étrangers perdaient confiance, les touristes allaient donner du pays une image négative, enfin toute l’économie avait été paralysée et le trafic aérien interrompu avait accumulé un retard difficile à résorber… 
Alice observa toute cette ignorance. Evidemment ces gens déjà si pauvres n’avaient rien à perdre, mais ce n’était pas la violence primitive qui allait les sortir de leur misère, bien au contraire… 
Elle décida de rester bien à l’abri derrière les fenêtres grillagées, les hauts murs et les portails en fer dont elle commençait à comprendre l’utilité.  
Les médecins allemands eux aussi avaient été enfermés, sans aucune possibilité de voir leurs patients. 
Cela allait durer des semaines avant de pouvoir retourner à la normalité. 
-“A condition qu’en Inde il y ait une normalité…” commenta l’un des allemands… 
-“En plus – ajouta un autre – on ne parvient même pas à dormir: nous avons une mosquée en face qui hurle dans ses haut-parleurs depuis avant l’aube jusqu’à la nuit… ganz verrukt…” 
Eux non plus n’avaient pas l’intention de revenir en Inde… 

Trouvé-babu… 
Quand Alice était arrivée, Trouvé avait une jambe dans le plâtre. Finalement le jour était venu de le porter chez le médecin avec Mara . 
Le médecin était un beau jeune homme, grand, à la voix douce et aux manières calmes. D’abord il expliqua à Trouvé ce qui allait se passer, ensuite un infirmier vint couper le plâtre de façon qu’il put continuer à servir d’attèle. 
Alice prit l’enfant sur les genoux et ils se mirent à bavarder. 
-“Ah, -dit le médecin – vous venez de Locarno… Cela doit être une ville magnifique… Un de mes amis est cinéaste et il a reçu un prix au Festival de 
Locarno… J’adore le cinéma, le bon cinéma, pas celui de la télé…” 
Ensuite ils parlèrent de montagnes… 
-“Je suis né à Simla… au pied de l’Himalaya… Je suis venu ici pour mes études, ensuite je me suis marié … Ma profession est passionnante mais les montagnes me manquent… Je ne parviens même plus à partir en vacances car je suis trop inquiet pour mes patients… J’ai même l’impression d’être le seul au monde capable de les soigner…” 
Trouvé serrait ses petits bras autour du cou d’Alice et de temps en temps il murmurait dans son oreille: 
-“Nilbari jabe…” 
-“Oui, oui – répondit Alice – nous rentrons à la maison… Au revoir Docteur… enfin… j’espère que nous ne nous reverrons plus…” 
-“La, je puis vous rassurer – répondit le médecin en riant – avec ce type de patient nous sommes destinés à nous revoir souvent…” 
-“Que voulez-vous dire?” 
-“Je vais vous l’expliquer en vous racontant ce que nous nous racontons à l’université au sujet de cette maladie. Avec ces patients, il faut prendre l’enfant, le plonger complètement dans un bain de plâtre, puis le suspendre à une corde à linge pour le laisser sécher, découper un trou pour laisser passer le visage et des orifices pour les besoins naturels, et le laisser comme cela jusqu’à ce qu’il atteigne la puberté… C’est une blague, mais elle reflète bien la réalité… J’ai déjà eu plusieurs patients de ce genre et tous ont eu la même évolution: après quinze ans ils se stabilisent…” 
-“Mais jusque-là quelles souffrances…” 
-“En effet, mais celui-ci a la chance d’être soigné … Pensez à tous les enfants qui n’ont pas cette chance… En plus, en général, ces enfants sont fort intelligents… Il devrait aller à l’école et apprendre le plus possible ! De toute façon il ne sait rien faire d’autre… Allez … bon retour et… à bientôt…” 

En sortant de la clinique ils allèrent acheter des chaussettes et des souliers. Quand l’enfant comprit que cela allait être pour lui, il voulut faire des bonds de joie… Dès qu’ils arrivèrent à la maison, Alice lui enleva son attèle et lui mit ses chaussettes et ses chaussures pour qu’il s’habitue progressivement à se tenir debout et peut-être même à marcher…  
Ce furent des jours de grandes joies et de grandes espérances… 
Ses cheveux avaient été rasés, il n’avait donc plus de poux et le dermatologue avait donné un liquide pour soigner la scabieuse… On pouvait vraiment espérer qu’il allait évoluer vers des jours meilleurs. En tous cas, Alice y croyait fermement et cela lui donnait de l’énergie pour continuer.  

Hanna et Alice continuèrent à lire les dossiers médicaux des enfants et elles finirent par constater que de nombreux enfants n’avaient pas été vaccinés contre la polio. Alice en parla en classe avec les didis et elles non plus n’avaient pas toutes été vaccinées… 
Cette fois Alice sombra dans la perplexité la plus totale. On se moquait vraiment des Européens qui venaient ici pour soigner les enfants paralysés par la polio alors que les enfants sains n’étaient même pas vaccinés, ni même le personnel… Il suffisait d’une contamination pour provoquer une épidémie  dévastatrice…  Alice interrompit les leçons d’anatomie pour expliquer ce que c’était que la polio, comment elle se transmettait, comment elle se manifestait et quelles en étaient les conséquences désastreuses… 
-“Mais alors – demandèrent les didis – nous aussi on pourrait l’attraper?”… L’ignorance était encore pire que la polio… 

En parlant des soins elle en arriva aux massages. Alice avait pensé qu’en Inde elle allait apprendre de nouvelles techniques car en Europe les livres qui expliquaient les massages orientaux faisaient fureur, à croire qu’en Europe on ne savait rien et qu’en Asie on connaissait des merveilles. Les didis regardèrent Alice avec étonnement: massage? Quel massage?... Du massage non plus elles ne savaient rien… Ainsi Alice décida que le lundi suivant on allait passer à la pratique. -“Vous viendrez avec un peu d’huile, un drap et beaucoup d’énergie car c’est fatiguant!” 
-“Nous allons masser qui…?” 
-“Vous allez apprendre à vous masser les unes, les autres. Avant de soigner des patients vous devez savoir ce que vous faites, ce que vous ressentez, ce qui fait du bien et ce qu’il faut éviter…” -“Oh! et qu’allons-nous masser?” 
-“Tout, tout le corps…” 
-“Habillées?” 
-“Non, non, toutes nues… on ne peut pas masser par-dessus les vêtements… on doit voir et sentir ce qu’on fait…” 
Il y eut un “OOOooooohhhh!!!!!” généralisé et elles s’enfuirent en riant, épouvantées et excitées à l’idée d’être nues… 

Le soir, le pédiatre vint faire sa visite et Alice lui présenta la liste des enfants et des adultes qui n’étaient pas vaccinés. Le médecin, fort embarrassé lui répondit: 
-“En Inde on manque de vaccins. Alors on suppose que les adultes ont été en contact avec le virus et se sont immunisés… mais les enfants… donnez-moi la liste, la semaine prochaine je m’en occuperai…” 

Ce soir-là ce fut Alice qui alla frapper à la porte de Hanna  . Elle s’assit sur son lit et n’eut même plus envie de parler. Que se serait-il passé si une épidémie de polio s’installait dans le home? Et ces pauvres didis qui étaient jour et nuit sur la brèche et toujours en première ligne pour affronter les maladies… Alice se sentit triste, déçue, découragée, impuissante devant tant d’absurdité. 
Pauvres enfants, bien sûr, mais aussi pauvres didis…  
Que signifiaient les kilos d’articles, de rapports, de prospectus, toutes ces organisations internationales, cette quantité démesurée de fonctionnaires qui tous parlaient, écrivaient, organisaient des symposiums dans des édifices super modernes et des hôtels de luxe … 
Ils étaient tous bien habillés, soignés, maquillés, éduqués et ils recevaient des salaires confortables pour disserter sur la misère des autres. L’abîme entre les bureaux luxueux de Genève et la réalité sur le terrain était bouleversant. Avec le prix de cette bureaucratie on pouvait vacciner tout le tiers monde.  
-“Et moi – dit Alice – qu’est-ce que je viens faire ici ?...” 
C’est comme cela que commença à naître sa colère contre l’Inde: 
-“L’Inde a de l’argent pour construire des bombes atomiques, mais pas pour donner de l’eau potable à ses citoyens, ni des écoles … ni des vaccins… quelle merde…” 
Sa colère contre l’Inde était aussi sa colère contre son incapacité à changer le monde…  
Ce fut la goutte qui fit déborder le vase plein d’amertume et de déception: elle avait voulu faire quelque chose, mais manifestement il n’y avait pas moyen de faire quoi que ce fut…  
-“L’histoire des vaccins n’est qu’un petit exemple – ajouta Hanna – Dieu sait combien il y a d’autres problèmes dont nous ne savons rien…” 
Alice pensa au commerce des armes, à la prostitution, ne parlait-on pas de commerce d’organes… et les lobbies et les logiques du pouvoir… 

Mary-di, la in-charge finit quand même par rentrer de Jalpaiguri, mais dès qu’elle apercevait Alice elle lui disait de loin: 
-“ Pas maintenant… je dois aller d’urgence au bureau…” 
Alice finit par la rattraper et lui dire sur un ton peu aimable: 
-“Au bureau? Qu’as-tu de si important à faire au bureau? Boire du thé avec ces vieux connards et toute cette bande de parasites inutiles et leur raconter tes vacances ? Tu as été partie pendant des semaines. Ici il y a des problèmes graves mais on ne peut rien faire car madame la in-charge se promène à la campagne… Mais le sais-tu au moins que ces gosses ne sont pas vaccinés? Evidemment tu n’en sais rien parce que tu t’en fous…” 
-“Calme-toi – répondit Mary en s’enfuyant – maintenant je dois faire rapport au Governing Body, mais ce soir, nous en reparlerons…”  
Alice était tellement démoralisée qu’elle ne put attendre le samedi pour 
téléphoner chez elle. Elle prit le bus et alla jusqu’à Bataitola…  
Quand elle rentra les didis vinrent à sa rencontre avec un air désolé: 
-“Ta petite Salima avait une grande fièvre… nous avons dû la porter en clinique…”  
Salima avait de nouveau une broncho-pneumonie et quand Alice se fâcha les didis la regardèrent avec étonnement: 
-“Mais pourquoi te fâches-tu? Elle n’est pas encore morte…” 
Alice était fort concernée par les problèmes de la crèche parce que Hanna pouvait traduire et expliquer, mais à peine s’asseyait-elle avec les grandes filles que elles aussi se mettaient à raconter leurs problèmes… 

Jacqueline lui avait raconté qu’un jour elles étaient allées à une fête au village. Les grandes s’étaient habillées et coiffées et , assises dans la jeep, elles saluaient les garçons qui eux aussi riaient et rendaient les salutations. Immédiatement ces adolescentes s’étaient embarquées dans des rêves d’amours et de mariages… Elles étaient si belles de visage, mais quand elles se levaient on voyait qu’elles étaient handicapées… Qui aurait voulu se marier avec une femme qui n’était pas capable de travailler, de tenir un ménage et moins encore de s’occuper de ses enfants? 
A Nilbari c’était pareil: toutes rêvaient d’histoires à l’eau de rose, mais qui accepterait d’épouser une femme paralysée? Quelle amertume, quelles frustrations… 

Alice avait apporté des jouets pour les petits. Pour les grandes, elle cherchait des livres, mais en attendant elle leur avait offert des puzzles. 
-“On pense toujours aux petits de la crèche, mais nous, personne ne pense à nous…”- dit Rosane qui était une des grandes filles.  
-“Qu’est ce qui te ferait plaisir?” demanda Alice. 
-“Nous, on aimerait pouvoir sortir… rencontrer d’autres personnes, faire des excursions… On nous promet toujours d’aller à Bandel, mais il y a toujours une bonne raison pour repousser cette promenade…” 
-“Bon, bon, bon, on organisera un pique-nique à Bandel…” – répondit Mary pour avoir la paix. 
Alice annonça la nouvelle aux grandes qui tout de suite préparèrent leurs plus beaux vêtements. 
Le samedi suivant Mary dit tout simplement: 
-“Nous ne pouvons pas aller à Bandel parce que nous ne disposons pas des véhicules…” 
-“Mais tu avais promis! – s’exclama Alice – Tu avais promis alors maintenant arrange-toi pour trouver une solution!” 
Mary la regarda tout étonnée; 
-“Si tu veux aller à Bandel tu n’as qu’à louer un bus. Quand tu as eu besoin d’un tableau noir tu en as acheté un…” 
-“Je pourrais le faire en effet, mais d’abord, je ne prends pas la responsabilité de partir dans un endroit que je ne connais pas sans être accompagnée par les didis et être couverte par la direction. En cas d’accident, je refuse d’endosser des responsabilités. Mais surtout, je refuse de continuer à me laisser exploiter.” Alice alla trouver Hanna et Isabelle: 
-“Ca vous dit quelque chose que nous allions découvrir Bandel?” 
Après le petit-déjeuner, Alice alla avertir Mary qu’elles s’en allaient avec trois enfants. 
-“Vous allez seules? Si loin? Mais ce n’est pas possible…” 
-“Rien de plus simple: on prend un taxi. En Europe on fait comme ça: sitôt dit, sitôt fait…” 
Elles allèrent à Danesh Shaikh lane à la recherche d’un taxi pour la journée. 

La mission de Bandel 
Bandel était en fait une mission qui datait de l’époque coloniale portugaise et qui était aussi un lieu de pèlerinage et de pique-nique. 
Alice avait demandé aux didis où se trouvait Bandel, mais personne n’en avait une idée… bien qu’elles y fussent allées plusieurs fois… 
-“Je ne sais pas – dit Mary – on va à la station de Howrah et puis on prend le train… “ 
-“Mais vous y êtes allées plusieurs fois! Combien de kilomètres y a-t-il? Est-ce à sud ou à nord? C’est vers Calcutta ou dans la direction opposée? Combien d’heures voyage-t-on? Vous n’avez pas une carte routière?» 
Les didis n’en avaient aucune idée, elles vivaient dans leur petit environnement, isolées du reste du monde sans la moindre capacité de se situer… Comment pouvait-on vivre sans repères historiques ou géographiques? Elles vivaient, comme des plantes…  

Alice et Hanna demandèrent aux chauffeurs de taxi s’ils savaient où était Bandel. Ils discutèrent entre eux et finalement décidèrent que c’était “par là”… et ils partirent en direction opposée à celle de Calcutta. Progressivement, l’agglomération devenait moins habitée, puis le paysage devint typiquement tropical avec ses palmiers et bananiers, ses étangs et rizières et tant de fleurs. 
Pour Alice l’Inde avait surtout signifié le paysage du Rajasthan, ici c’était plutôt l’Afrique. L’air était moins pollué, on respirait mieux et donc on supportait mieux la chaleur. 

Ils furent bloqués par les barrières d’un passage à niveau. Tous les véhicules allèrent s’amasser devant les barrières au lieu de s’arrêter l’un derrière l’autre sur leur bande de roulement. Ils formèrent un bouchon bien serré entremêlé de voitures, bicyclettes, camions, charrettes, rickshaw, piétons et animaux. De l’autre côté du passage à niveau ils faisaient de même. Sur la voie courraient des enfants et des animaux. Le train réussit à passer et on leva les barrières. Les véhicules partirent à l’assaut, formèrent une mêlée digne du rugby mais il fallut environs une heure avant que les dizaines de véhicules n’aient pu se libérer et reprendre leur route…  

Hanna était assise devant avec un enfant sur les genoux. Isa et Alice derrière avec deux autres enfants qui s’endormaient, se réveillaient, chantaient, se rendormaient… Ils étaient si faibles que même être assis dans une voiture les fatiguait… Ils ne prêtaient aucune attention au paysage, en fait les emmener ne servait à rien, on aurait mieux fait de les laisser tranquillement assis par terre dans le home… Ces enfants, eux aussi, vivaient comme des plantes: on les avait fait naître, déposés sur la terre, si on leur donnait à manger ils mangeaient, si on les mettait au lit ils dormaient. Ils ne faisaient rien, ils grandissaient, vieillissaient, mourraient et c’est tout. Au moins les plantes produisaient des fleurs et des fruits…   

La mission était construite sur les rives d’un fleuve. Quel fleuve? Evidemment un des nombreux bras du Gange. Les premières constructions dataient de 1537 et 1599. Des pères augustins avaient construit le monastère. Ils se heurtèrent aux musulmans. Les chrétiens furent jetés aux éléphants sauvages, mais les éléphants devinrent dociles et après ce signe divin, l’empereur Shah Jahan leur donna des terres, des privilèges et l’indépendance. La statue de Notre Dame de Bon Voyage qui avait été engloutie par le fleuve reparut miraculeusement et Bandel devint un centre de pèlerinage pour toutes les religions.  
En 1928 les pères salésiens de Don Bosco reprirent la mission et continuaient un important travail d’enseignement. Ils n’étaient pas des vedettes médiatiques comme Mère Teresa, mais eux au moins, faisaient un travail vraiment utile: ils éduquaient.  

Encore une fois Alice fut victime de ses idées préconçues: il n’y avait rien d’étonnant à voir des fidèles indiens dans une église catholique puisque l’Inde avait été christianisée bien avant l’Europe… L’apôtre Thomas n’avait-il pas prêché dans le Kerala dès les années 50 après Jésus? Les indiens ne comptaientils pas parmi les premiers chrétiens…  

Elles visitèrent l’église et les bâtiments et dans le magasin aux souvenirs ils achetèrent des cartes postales et des médailles à distribuer aux enfants. 
Elles rencontrèrent les pères italiens originaires du Veneto qui vivaient ici depuis trente ans. Alice dit qu’elle venait de la Suisse et ils se parlèrent en italien…  -“Nous écoutons la radio suisse internationale pour suivre les informations et surtout le championnat de foot…” 
Immanquablement ils parlèrent de montagnes et tout le monde soupira en parlant des Dolomites… 

Quand elles sortirent, elles allèrent s’assoir sur la pelouse pour manger quelques biscuits. On proposait des promenades en barque sur le fleuve, des chiens errants et des vaches affamées cherchaient de la nourriture, des enfants jouaient, les familles riches se faisaient remarquer, faisaient beaucoup de bruit, prenaient ostensiblement des photos. Enfin il fallut affronter le voyage de retour. Les enfants exténués s’endormirent. Hanna, Isa et Alice se demandèrent pourquoi on pouvait bien aller à Bandel, il n’y avait vraiment rien d’intéressant à voir… 

A Nilbari, les didis les attendaient avec impatience: un voyage à Bandel en taxi, quelle aventure… Mais toujours on en revenait à la même question: qu’est-ce que cela a coûté?... 
C’était extrêmement fastidieux de toujours parler d’argent. Au début Alice avait répondu en disant la vérité et alors les didis c’étaient moquées d’elle en disant qu’elle s’était fait rouler. Puis elle prit l’habitude de dire un quart du prix qu’elle avait payé et cela provoquait l’admiration de toutes. 
Mais au retour de Bandel Alice ne put s’empêcher de provoquer: 
-“J’ai payé seulement cinq cents roupies, pour six heures, c’est trois fois rien…” tout en sachant que cinq cents roupies cela signifiait la moitié de leur salaire mensuel… 
Alice se rendait compte qu’elle devenait impatiente et agressive comme si le seul moyen de survivre c’était de toujours être sur le qui-vive, ou même, à l’attaque… 

Puis vint le lundi et la journée consacrée au cours de massage. Elles n’avaient pas d’huiles compliquées mais simplement de l’huile de moutarde qu’on employait aussi pour cuisiner. 
Les didis avaient imaginé de tout pendant le week-end, pensez donc: être nues, quel événement… Mais Alice voulait leur montrer qu’on pouvait tout faire sans heurter, ni offenser, il suffisait d’un peu de tact. 
-“Nous sommes des opérateurs sanitaires, ni des stripteaseuses, ni des voyeurs...” On commença donc par le massage d’une jambe pour lequel il suffisait de lever la jupe. D’ailleurs, on recouvrait le reste du corps d’un drap, ainsi, même les didis qui ne portaient pas de culotte étaient à leur aise. Progressivement on dénuda une petite partie du corps tout en couvrant le reste et à la fin de la journée elles furent enthousiastes: on pouvait donc masser tout le corps sans devoir être complètement nues et sans honte, ni scandales… 
Tout d’un coup Mara voulut voir le ventre d’Alice. Alice abaissa simplement son pantalon et remonta sa tunique. Elles vinrent regarder et toucher ce ventre si blanc, cette peau si douce et sans vergetures malgré les grossesses. 

A la fin de la journée Alice fut convaincue que tout ce que l’on racontait en Europe au sujet des massages orientaux n’était autre qu’un snobisme et un truc malin pour vendre des livres et faire payer plus cher les massages qui n’avaient rien de nouveau. 

Le jour suivant on attendit en vain les orthopédistes qui auraient dû venir pour examiner les enfants. 
L’après-midi, Alice alla à Calcutta pour se faire couper les cheveux. Elle avait pensé que des cheveux longs auraient été plus faciles puisqu’il suffisait de les nouer, mais à l’expérience c’était le contraire car l’humidité, la transpiration, la poussière, le manque de douche et surtout voir continuellement les autres s’épouiller la décidèrent à couper court… 
Insciemment il y avait surtout le besoin de marquer sa différence d’avec les femmes indiennes qui portaient les cheveux longs. 
Elle entra dans le beauty parlor chez An John dans Park street. Les revues de mode dataient d’une dizaine d’années, les coiffeuses étaient chinoises ou thaïlandaises. Le salon était soigné et avait un charme belle époque.  
La coiffeuse coupa un petit centimètre. 
-“Non, non –insista Alice – coupez, coupez, vraiment très court!” 
A la fin tout le personnel vint regarder avec une expression de catastrophe. Dans le bus on la regarda avec insistance et dans un groupe d’adolescentes quelqu’un dit bien haut pour se faire entendre: 
-“She has not an indian husband…” elle n’a pas un mari indien… Alice fit semblant de ne pas entendre. 

Quand Alice rentra à Nilbari les didis accoururent avec des exclamations d’horreur: 
-“Mon Dieu, mais que va dire ton mari ?” 
Alice essaya d’expliquer que la longueur de ses cheveux ne regardait personne d’autre qu’elle-même… Mais cela personne ne put le comprendre. Alors elle dit que son mari préférait les cheveux courts et là, personne ne la crut. 

Noël approchait et progressivement on abandonna tous les projets de fêtes. Hanna et Alice pensèrent aller à Darjeeling, elles aussi. Finalement Hanna décida qu’elle passerait une semaine dans la famille qu’elle connaissait à Calcutta. 

Alice continua à photographier systématiquement les enfants. Les grandes filles se faisaient belles, elles se prêtaient le nouveau saree et prenaient des poses artistiques. Les paralysées s’asseyaient de façon que, au moins sur la photo, elles paraissent normales. Toutes souriaient mais aucune ne voulait montrer les dents… car sourire trop était disgracieux… 

Une des petites avait été opérée en Allemagne et pendant plusieurs mois elle avait vécu dans une famille allemande très aisée. Maintenant elle était rentrée à l’orphelinat où il fallait dormir par terre et manger avec les doigts… Elle se comportait de façon snob, refusait de porter le saree mais mettait des jupes et des T-shirts les plus modernes possibles. 
Après avoir goûté à la vie européenne, devoir retourner dans un bidonville… Etait-ce bien une bonne idée d’emmener ces enfants en Europe, leur mettre l’eau à la bouche et ensuite les ramener dans leur réalité?... 

Hanna avait eu une de ses bonnes idées… elle était allée chez le menuisier lui commander un coffre qui devait contenir une grande quantité de cubes en bois qui allaient servir à jouer au magasin, à l’hôpital, au marché, etc.  
Elle avait aussi demandé trois paravents pour faire des murs pendant les jeux. Le plus difficile fut d’expliquer au menuisier qu’elle voulait cinq gros bambous coupés à des longueurs égales pour en faire des quilles. Mais comment couper un bambou en parties égales malgré les nœuds?  Le menuisier finit par renoncer à exécuter la commande et Hanna rentra avec cinq morceaux de longueurs différentes coupés de travers… qu’elle avait sciés elle-même. Pour construire le coffre et le remplir de cubes en bois il avait fallu deux mois, mais quand Hanna se présenta pour aller le retirer il n’était pas terminé. 
-“Seulement dix minutes…” – dit le menuisier… Il avait fallu deux mois et dix minutes… 

Alice vint s’assoir à côté de Hanna  . 
-“Penses donc au niveau scientifique du type qui a construit l’observatoire astronomique de Jaipur… ou à celui qui a calculé l’inclinaison des minarets autour du Taj Mahal pour qu’en cas de tremblement de terre ils ne tombent pas sur la coupole centrale… Comment se fait-il qu’aujourd’hui un menuisier ne soit pas capable de faire un travail aussi élémentaire…” 

La maison était construite bizarrement. Certaines fenêtres n’avaient pas de vitres mais des grillages et il était fort difficile de fermer les volets qui se trouvaient à l’extérieur des grillages. D’autres fenêtres étaient munies de grillages à l’intérieur des fenêtres, ainsi il était impossible de laver les carreaux ou de les remplacer en cas de bris. Au lieu de pendre les cadres aux murs, les didis les avaient suspendus aux grillages devant les fenêtres et empêchaient ainsi la lumière d’entrer. 
Alice avait insisté pour qu’on pende les cadres aux murs et qu’on laisse entrer la lumière. Un jour arriva le spécialiste des travaux : un véritable maçon, car personne n’était capable d’enfoncer un clou dans un mur… Il voulut forer des trous dans les murs mais au lieu de perceuse, il employait une mèche qu’il faisait tourner grâce à une ficelle… système tout à fait archaïque… Il ne savait pas qu’un seul clou central permettait de pendre un cadre horizontalement et insistait pour placer deux clous par cadre ce qui immanquablement finit par mettre tous les cadres de travers. Il n’avait pas non plus mesuré l’espace entre les cadres… 
Tout fut pendu au mur… dans le désordre…  
Alice et Hanna s’assirent devant le travail accompli … 
-“Mais, oui, le Taj, Jaisalmer, Khajurâho…” dit Alice avec résignation… 
-“Qu’est-ce qui s’est passé avec ce peuple pour qu’il dégénère au lieu de progresser ? Pendant les derniers siècles ils ont été colonisés par les Portugais, les Français, les Anglais. Ils ont quand même vu comment les Anglais travaillaient… Ils n’en ont rien appris… Comme des wagons qui se détachent d’un train et qui redescendent tandis que le reste du train continue à gravir la colline…” 
-“Il est vraiment incompréhensible qu’une civilisation si raffinée se soit laissé aller à la dérive…” 

Mais cela ne valait pas la peine de s’en faire des soucis… Elles allèrent ensemble jusqu’à la poste pour expédier leur courrier. Le bureau postal ouvrait officiellement à 10h. Immanquablement, les autres personnes qui elles aussi attendaient déjà disaient: 
-“It will be open after some time…” cela sera ouvert après quelque temps… 
Et, en effet, la poste ouvrait entre 10h et midi… 

Une des jeunes-filles françaises avait reçu un paquet provenant d’Europe. Le paquet avait été coupé avec une lame gilette, ouvert et vidé, mais était accompagné d’un certificat qui garantissait qu’il était arrivé vide…  
Un paquet de livres envoyé par avion depuis la poste centrale de Calcutta arriva en Europe en une semaine, mais les cartes de Noël envoyées à mi-novembre arrivèrent à mi-avril et un autre paquet expédié le 1 février arriva le 22 octobre de la même année… 

Dans le bureau postal près de Nilbari, les employés ne connaissaient pas les tarifs pour des envois qui sortaient de la normale et donc pour expédier des paquets en Europe il fallait forcément aller à Calcutta. 
Pour d’autres emplettes il fallait aussi aller dans le centre. A Nilbari, Alice était la seule à employer du papier hygiénique. Elle alla au marché couvert et expliqua au vendeur de produits de ménage que dorénavant il allait constamment y avoir des Européens à Lalbari qui allaient tous acheter du papier hygiénique… Mais il n’y eut rien à faire, personne ne voulut vendre du papier WC… 
Et toute l’Inde fonctionnait comme cela… 

La visite du journaliste donateur  
Sylvain Dubois s’était taillé une célébrité en écrivant “Happy Garden”, un livre au sujet des saints de Calcutta, qui était devenu un best-seller et dans lequel tout le monde il était beau, tout le monde il était gentil. Avec son livre dont on avait aussi tiré un film, il faisait des tournées pour recueillir de l’argent pour les pauvres. Il venait à Calcutta pour donner, distribuer, construire, aider, aimer… Bref le sosie du Père Noël.  
A l’avant-veille de Noël, voilà qu’à l’improviste toute la maison se mit sens dessus dessous… D’abord on ne comprit pas ce qui se passait. Les ouvriers, qui construisaient une nouvelle aile du bâtiment, nettoyèrent le chantier. Des peintres vinrent rafraichir les murs. Les didis et les enfants lavèrent, rangèrent, nettoyèrent, mirent en ordre avec une frénésie jamais vue… On enleva les toiles d’araignées et on lava les carreaux. On apporta des bouquets et colliers de fleurs et de nombreuses plantes en pots. Sur la terrasse du toit on répara tout ce qui était négligé. On attacha partout des guirlandes et des pancartes “Welcome Sylvain Bienvenue” … C’est ainsi que Hanna et Alice comprirent qu’on attendait la visite du donateur… Sylvain Dubois en personne… Elles étaient curieuses de rencontrer le personnage. C’était aussi une expérience fort révélatrice de la façon de traiter les étrangers. Hanna dérangeait… on aurait bien aimé qu’elle s’en aille. Alice, en tant que physiothérapeute était accueillie et traitée comme s’il avait été normal qu’elle vienne faire du bénévolat. Par contre, quand venait Sylvain Dubois, qui non seulement donnait des dollars mais encore était un homme… alors se déchaînait l’euphorie la plus totale… Hanna dit en riant: 
-“Ce sera comme l’autre fois quand est venue cette femme de Genève… celle qu’on appelle “Sue”… Quelle mise en scène: en un temps record ils avaient réparé et rangé tout ce qui trainait depuis des mois… Depuis le matin tôt ils avaient habillé et maquillé les enfants qui avaient dû attendre pendant des heures. Ils avaient acheté des tas de choses à manger. Cette femme est arrivée, a mangé un repas énorme, les enfants ont chanté et dansé et elle a distribué des ballons publicitaires d’une firme pharmaceutiques puis elle est repartie sans même s’informer de l’essentiel: la vraie vie des enfants et des didis… Cela a été un vrai vaudeville… Nous verrons demain…” 
Alice grignota quelques biscuits et but une tasse de thé car ses étranges douleurs dans le ventre ne faisaient qu’augmenter. 
Elle regagna sa chambre, s’étendit sur son lit sous la moustiquaire à baldaquin et le petit perroquet qui, suspendu au ruban rose, faisait le saint esprit. Elle mit les écouteurs sur ses oreilles, ferma les yeux, écouta le Miserere de Lalande et parvint à faire abstraction du monde autour d’elle. 
Au Pakistan elle avait été charmée par les balades chantées au sitar , ici les Bohl 
Rada Bohl étaient exaspérants… 

Souvent, vers huit heures du soir, Alice faisait encore un petit tour dans la crèche. Les enfants étaient couchés dans leur petit lit en fer, sous leurs vieilles couvertures en coton qui puaient l’urine et leur moustiquaire bleue. Ils tendaient encore leurs petites mains en disant “good night” et puis ils s’enroulaient comme de petits animaux qui font leur nid. 

Plus tard les didis déroulaient leur matelas au milieu du séjour, suspendaient leur moustiquaire avec des cordes effilochées qu’elles attachaient aux clenches des portes, aux grillages des fenêtres…  
On allait encore entendre Rada qui fermait le grand portail en fer avec un gros cadenas, les autres grilles et portes qui devaient protéger les habitants du home contre la malveillance de ceux qui n’auraient pas hésité à venir voler le peu que possédaient ces enfants…  
Parfois, un enfant pleurait et alors les didis se relevaient… 
Dans la ruelle, en contre bas,  la vie continuait avec ses bruits de casseroles, les gens qui parlaient et toussaient. Chaque soir passait un soulard qui chantait ou criait. 
Plus tard la bande de chiens errants serait venue aboyer et hurler en déchiquetant les chiots malades qui se trainaient sur les immondices. Alice connaissait tous ces bruits qui l’empêchaient de dormir ou la réveillaient en sursaut. Elle dormait toujours moins et toujours plus mal malgré les somnifères qu’elle avait heureusement apportés.  
Les voisins allaient se lever tôt, recommencer avec les bruits des casseroles et du robinet d’eau. On allait les entendre ses brosser les dents, se rincer la bouche, cracher par terre, se racler la langue, pomper les mucus de leurs poumons et les cracher par terre. 

Chaque matin à cinq heures, le moteur de la pompe, qui se trouvait sur le toit, se mettait en marche pour remplir le réservoir d’eau. Corbeaux et corneilles volaient autour de la maison dans l’espoir de trouver des déchets. Le soleil allait se lever au-dessus de la couche d’air pollué et brun. La fumée du charbon allait faire tousser tout le monde. Alice allait descendre dans la cuisine avec ses couverts de voyage. La journée allait recommencer comme chaque jour… 

Aujourd’hui on allait tout de même recevoir la visite du donateur… et tous se levèrent plus tôt que d’habitude, pour ne pas être en retard… Le maître de dessin couvrit les pavements de guirlandes en craie blanche. Les enfants étaient déguisés comme pour le carnaval. La cuisine commençait déjà à préparer une quantité excessive de mets. Mary était fort préoccupée: si on suspendait “welcome Sylvain Dubois” devait-on aussi suspendre un panneau pour sa femme? 
-“Mais non- dit Alice- en Europe nous ne faisons pas tout cela…” 
-“Tu crois qu’il ne faut pas?” 
-“Mais non… c’est si ridicule… mais si vous en avez l’habitude…” 
Mary s’en alla en se demandant si elle devait faire “à l’européenne” ou “à l’indienne” ?... 
Alice comprit qu’il valait mieux ne pas entrer dans leurs histoires et se réfugia sur le toit où l’attendait l’unique fauteuil de jardin en rotin de la maison. Elle s’y installa avec un pot de thé, quelques Petits-beurre et un livre… 
Vers le milieu de l’après-midi l’Ambassador arriva. Tout le monde était endimanché et même Alice avait réussi à s’enrouler dans son saree en soie jaune et petites fleurs roses. 
Monsieur et madame Dubois entrèrent sous les ovations. 
Mara  souffla dans le chank, ce coquillage qui produisait le son qu’on entendait le soir au coucher du soleil et qui porte bonheur… 

Alice s’était attendue à voir un petit homme chétif et ascétique, mais pas du tout: Sylvain était grand et costaud, type américain, il ne lui manquait que le Stetson  et il lançait des “eilauwww” à la ronde. Le ton artificiellement enjoué contrastait avec le silence respectueux des indigènes. Madame Dubois vit les Européennes et vint les saluer aimablement, tout simplement et parlant en français… 
Au premier étage la table était préparée et Hanna et Alice furent invitées à partager le repas. Fatalement, les Européens se mirent à parler en français et les autres furent exclus de la conversation. 
Depuis qu’elles étaient à Nilbari, Sylvain et sa femme étaient les premières personnes qui s’intéressaient à leur travail. Elles répondirent avec enthousiasme.  -“Et vous n’avez pas encore vu la terrasse!”- s’exclama Alice. Comme personne n’avait envie de manger, tout le monde se leva pour aller voir la terrasse nettoyée, repeinte et garnie de fleurs. Ensuite ils montèrent aux étages pour visiter la salle de soins, la classe et la crèche. Hanna expliqua tous les jeux qu’elle avait introduits et leurs buts, la connaissance des couleurs, l’orientation spatiotemporelle, les exercices préparatoires à l’apprentissage de l’écriture…  

A l’improviste le Père Victor leur tomba dessus et se mit à crier comme un dément: 
-“Oui, quelle chance que vous soyez arrivées! Nous, nous n’avons rien fait… Nous sommes tous des imbéciles… Il n’y a que vous et Hanna qui savez quelque chose. Vous êtes finalement arrivées pour sauver Nilbari… Tout ce que nous avons fait pendant 30 ans n’a servi à rien. Et bien vous pouvez partir tout de suite! Nous n’avons pas besoin de vous! Partez, partez!...” 

Ce fut la consternation générale. Tout le monde s’enfuit. Alice resta assise devant le Père et Mary qui les observait avait un air de catastrophe. Le Père continuait à crier. Au début Alice essaya de le calmer, d’expliquer, mais il n’y avait rien à faire, il n’écoutait même pas, alors elle répliqua sèchement, le ton monta encore et se transforma en conflit virulent. 
Alice finit par lui dire que quand une personne de son âge et avec son expérience décide de sacrifier six mois de sa vie, il ne s’agissait pas d’un passe-temps, ni d’un caprice. Pour elle cela avait signifié donner les démissions à son lieu de travail, renoncer à six mois de salaire et s’absenter pendant six mois de ses amis et de sa famille… Elle apportait vingt ans de connaissance et d’expérience. Bien sûr dans cette maison personne n’en savait autant qu’elle et justement on lui avait demandé de rester ici pour pallier les manquements et corriger les erreurs.  
Le Père se déchaîna encore plus.  
-“Partez! Partez tout de suite, rentrez en Suisse à gagner vos salaires, vous pouvez partir tout de suite !...” 
Madame Dubois vint chercher le Père: 
-“Aujourd’hui c’est la veille de Noël, ce n’est pas un jour pour se chamailler, c’est un jour de paix et d’amour…” 
Ensuite elle invita Hanna et Alice à les accompagner le lendemain pour aller visiter un petit centre rural. 
Alice alla se coucher. Vers 20heures Mary vint la chercher car le Governing Body désirait lui parler. 

Ils étaient tous assis autour de la table comme à un tribunal. 
Alice salua et s’assit. Un des vieux directeurs présenta Alice aux autres. Elle était furieuse mais répondit avec calme et un beau sourire: 
-“Je suis ravie que finalement, alors que je suis ici depuis 44 jours, vous m’accueillez et me présentez à la direction. C’est aussi une occasion pour décider d’un programme de travail, bien que cela soit un peu tard pour moi, car d’ici peu je m’en irai. Je dois aussi préciser que je ne suis pas venue pour rester à Calcutta, il était prévu que j’aille à Kalimpong. Si je suis restée à Calcutta c’est uniquement parce que vous me l’avez demandé pour la bonne raison que personne ne veut rester ici. Donc, que ce soit bien clair: je suis restée ici pour mettre de l’ordre dans cette maison dont vous dites vous-mêmes qu’elle existe depuis 30 ans mais qu’elle n’a jamais fonctionné. En aucun cas je ne voudrais vous déranger, je n’aime pas Calcutta et si vous n’avez pas besoin de moi, demain matin je pars pour le Rajasthan qui est beaucoup plus intéressant que votre bidonville. 
Si, par contre, vous désirez que je reste, alors voici les problèmes qu’il faut affronter: le manque de respect envers le personnel, le manque d’instruction des didis, le manque d’hygiène, le manque de sérieux dans les vaccinations, le manque d’entretien du matériel comme les chaises roulantes, le manque de scolarisation des enfants, le manque d’intérêt de la part de la in-charge ellemême, les lenteurs, le je-m’en-foutisme, l’ignorance,…” 
Alice continua sans euphémismes à énumérer tout ce qui clochait… Mary ouvrait les yeux toujours plus effrayés… jamais elle n’avait entendu parler sur ce ton aux papes de l’organisation… et de la part d’une femme encore bien… 

Le Père finit par reconnaître qu’elle n’avait pas tous les torts… mais ne lui pardonnait pas d’être destructive… 
-“Là, le problème c’est que vous vous bercez d’illusions, je suppose que vous n’avez jamais demandé ce que pensent les médecins allemands?…” 
Les médecins allemands vivaient dans des conditions vraiment difficiles, ils faisaient un travail énorme et pour tout remerciement, on les qualifiait eux aussi d’être destructifs… 
Clairement, les membres du Governing Body  avaient été habitués à recevoir des éloges et des compliments de la part des visiteurs qui ne voyaient que l’apparence de la situation et n’entendaient que les louanges envers le Père et son charisme que tout le monde considérait un saint sur terre… Ils avaient fini par se croire saints eux aussi…  
A la fin de son exposé, Alice remercia, souhaita un joyeux Noël et une bonne nuit et se retira dans sa chambre en pensant qu’ils pouvaient tous aller se faire foutre…  

La directrice lui envoya une carte de noël à laquelle elle ne répondit pas. 
-“Tu n’as pas répondu à la carte de la directrice…” lui dit Mary… 
-“Je n’ai pas l’intention de le faire car cela m’obligerait dire à cette conasse ce que je pense…”  répondit-elle en sachant bien que ses paroles allaient être rapportées in extenso… 

Hanna vint frapper à sa porte, elle était en larmes… 
-“Qu’est-ce que je dois faire? J’ai 19 ans, je suis déçue, dégoûtée… Je suis venue ici pour les aimer, pour partager avec eux le meilleur de moi-même… au lieu de les aimer, plus je les vois, moins je les aime… je finis même par les haïr…” 

Le Père était en réalité un pauvre vieillard. Il vivait depuis trente ans dans ce désastre, coupé de l’évolution occidentale et malheureusement la presse, les livres, les visiteurs ne parlaient de lui qu’en hyperboles… A force de s’entendre dire qu’il était un saint, il avait fini par y croire… et ne plus voir la réalité de la situation. Trente années de chaos fracassant, sans jamais un instant de silence avaient épuisé sa santé tant physique que mentale. Il avait les nerfs à fleur de peau et vivait au bord de la crise hystérique… 
Alice aussi était déçue car elle aussi était venue pour rencontrer des saints et au contraire n’avait trouvé que cette épave entourée de parasites qui suçaient non seulement l’énergie, mais surtout les dollars… 

La structure même était perdante car le Governing Body  était composé de vieillards ignorants habitués à ne jamais être contredits car tous les autres vivaient dans la terreur de perdre leur travail… 
-“Mais c’est eux qui ont commencé…” insista Mary comme pour les justifier. -“Oui, fort bien: ils ont commencé il y a 30 ans, mais aujourd’hui? Qu’est-ce que moi, je vois ? C’est un groupe de vieillards qui ne font rien. Ils s’asseyent derrière un bureau, sont entretenus, prennent la place d’un jeune diplômé capable de gérer rationnellement cette grande institution et de planifier le futur des enfants. Il faut éliminer ces poids morts et engager des directeurs efficaces. Avant tout il faut scolariser les enfants ensuite leur donner une formation professionnelle. Il faudrait former les enfants d’aujourd’hui pour que demain eux puissent prendre la maison en main: des administrateurs, des enseignants, le personnel soignant, des hommes et des femmes à tout faire, des cuisiniers qui connaissent les principes de la diététique. Et en réalité il ne se passe rien, vous végétez, vous n’avez aucun projet, pas de perspective à long terme… Vous vivez avec l’argent des bienfaiteurs et le travail des bénévoles, il me semble tout à fait justifié de vous demander un rendement et des comptes rendus de vos activités.» 

Alice commençait à percevoir la pauvreté d’une façon différente… Elle avait associé la pauvreté à une image saint-sulpicienne de saint François parlant aux oiseaux, beau et bon… La réalité commençait à apparaître bien différente. La vraie pauvreté se réduisait à la lutte pour la survie dans laquelle la règle est d’être le plus fort, le plus rapide, le plus malin, le plus capable de s’arranger… Bon et honnête devenaient synonyme de stupide, incapable, faible, tandis que le plus scélérat devenait le modèle du chef de bande…  
Les pauvres n’étaient ni bons, ni accueillants, ils étaient uniquement intéressés aux dollars… Les Européens qui venaient à Calcutta pour partager la pauvreté pouvaient à tout moment s’en retourner en Europe. Les vrais pauvres n’avaient pas d’issue… A la limite, devenir demandeur d’asile en Europe c’était ce qu’on pouvait rêver de mieux… Les Européens avaient une idée romantique et complètement fausse de l’Inde et quand ils voulaient regarder la réalité en face, c’était la crise existentielle assurée…  
L’Inde rêvée par Alice était celle de Kipling, Paul Scott ou M. Kaye et sa Calcutta était celle des saints…  
Si Hanna n’avait pas été là pour traduire et expliquer elle aussi se serait laissée éblouir par les apparences… D’ailleurs, les Européens venaient à Calcutta pour trouver ce qu’ils voulaient y trouver et occultaient tout ce qui les dérangeait…  

Noël à Behari 
Alice partit tôt avec Hanna  . C’était Noël, mais uniquement parce que le calendrier indiquait le 25 décembre, pour le reste c’était une journée aussi sordide que les autres: chaude, humide, polluée.  
-“Si vous voulez venir avec nous vous devez être présentes avant huit heures, nous ne vous attendrons pas…” avait averti Sylvain Dubois. 
Elles arrivèrent bien avant 8h. Elles n’avaient pas déjeuné et ici il n’y avait ni bar, ni café espresso, ni croissants chauds…  
Comme cela manquait tristement: un bar dans lequel on vous connaît, où on vous apporte le café comme vous le voulez et les croissants, sans même avoir besoin de commander… Vous entrez, on vous sourit, on vous dit quelque chose de gentil, on vous apporte déjà le café-croissant … et quel croissant…  Le tenancier du bar n’est-ce pas le succédané de la mère idéale que tout le monde rêve? Les mystères des bars vaudraient bien une psychanalyse…  
Elles se promenèrent en attendant que Dubois apparaisse. A un étalage elles achetèrent quelques biscuits. Un mendiant vint tendre la main, elles ne répondirent pas et le propriétaire de la biscuiterie lui demanda de s’éloigner.  
C’était Noël… 
-“Comme nous sommes devenues dures… sans compassion, sans amour… Nous étions venues ici pour partager la pauvreté et nous n’avons même pas partagé un biscuit avec ce malheureux… le jour de Noël…” dit Hanna  
Plusieurs grosses voitures étaient garées. Les femmes portaient des sarees somptueux, les hommes étaient en tenue de tennis ou de jogging avec des shorts, des chemisettes, des chaussettes, des chaussures de sport, tout en blanc…  Ces snobs de Calcutta étaient encore plus ridicules que les snobs Européens. 

Les Dubois logeaient dans un building très sale malgré qu’il se trouvât dans un quartier riche. Hanna et Alice finirent par suivre d’autres invités. L’appartement était décent. L’extérieur était délabré parce qu’avec cette humidité et les moussons, il aurait fallu un entretien constant pour garantir un aspect soigné.  

Les groupes montèrent dans les voitures. Hanna fut confiée à un jeune photographe. Alice monta dans la voiture de Dubois avec une journaliste de India Today. 
La journaliste portait un élégant saree bleu, elle était coiffée et maquillée à la mode occidentale, elle appartenait sans doute à une classe sociale aisée, avait étudié dans d’excellents écoles américaines et accompagnait Dubois pour un reportage. 

La journaliste annonça tout de suite la couleur: elle ignora totalement Alice qui n’était qu’une social worker et ne lui adressa même pas la parole. Alice se retira dans son coin: depuis longtemps elle avait renoncé à l’illusion de se faire des amis indiens. 
Sylvain était d’excellente humeur et il voulait clairement présenter son profil le plus avantageux aux lecteurs de  India Today. Il raconta comment il avait vécu en Inde pour écrire ses livres et tourner ses films, comment il passait le restant de son temps à tourner dans le monde avec des conférences pour recueillir de l’argent qu’il mettait au service des pauvres.  
Clairement lui aussi était un homme des médias, capable de se mettre en valeur. Des difficultés qu’il rencontrait il tirait encore plus de mérites…  
Evidemment on était en Inde et il n’y avait aucun moyen de s’opposer aux versions pirates de ses écrits et de ses films et pour lesquels il ne touchait donc pas de droits d’auteur…  
Il avait aussi fait ce genre d’expériences qu’Alice connaissait fort bien. 

Un des gros problèmes de ce pays était la sècheresse. Donc Sylvain était allé mendier auprès d’entreprises françaises pour recevoir des pompes actionnées par l’énergie solaire “pour les pauvres”… 
Evidemment pour une grosse entreprise la générosité envers les pauvres du Tiers -Monde, c’est toujours une jolie petite pub…  
Mais après il fallait aller mendier un transport gratuit, et puis un dédouanement gratuit et puis de nouveau des transports gratuits et puis des installateurs qui allaient vouloir installer gratuitement… Alice avait fait ce genre d’expérience au Pakistan…  
Donc Sylvain avait reçu des pompes qu’il avait confiées à une personne de confiance qui allait être en mesure de les distribuer pour un usage le plus efficace possible… Le bilan fut étonnant… Deux pompes avaient été installées et servaient vraiment à pomper de l’eau. Les autres… on ne savait pas trop où elles avaient fini, à part celle qui gisait toujours dans un hangar sous un épais manteau de poussière et ces autres dont le panneau solaire servait à alimenter la télévision du chef du village…  
Quand Dubois s’en était plaint on lui avait tout simplement répondu que quand on donne un cadeau on ne doit pas aller contrôler l’usage qu’on en fait…  
Dans un autre cas il avait envoyé une belle somme d’argent pour un cas urgent dans une petite mission. L’argent avait été détourné et était exploité par une petite banque de transition… jusqu’à ce que lui-même n’aille enquêter sur place… En attendant, la mission en question s’était retrouvée sans nourriture, médicaments, ni soins…  
Alice repensa à ses expériences: elle avait envoyé des vêtements “pour les pauvres” qui lui avaient valu les pires ennuis car on la soupçonnât de faire du trafic d’armes… Elle se rendit compte de combien elle avait été naïve et combien il était dangereux d’envoyer des colis. Il aurait suffi de déposer un révolver dans un de ses colis pour qu’elle n’en finisse plus avec la justice…  
Quand elle avait demandé aux autorités comment elle aurait dû procéder la prochaine fois, on lui répondit tout simplement: 
-“Ne le faites pas. Cela ne sert à rien. Ne le faites pas du tout…” 

La journaliste posait ses questions. Ils avaient emprunté le New Bridge, longeaient le mur du B.Garden, passèrent devant Nilbari et continuèrent vers l’Ouest. La belle campagne tropicale avait remplacé la tristesse sale de la ville. 
Ils durent s’arrêter devant le fameux passage à niveau rencontré pendant l’expédition à Bandel. Une bande de jeunes en profita pour mendier de l’argent pour organiser un pique-nique. Sylvain donna quelques roupies mais comme ils insistèrent il se fâcha et se mit à crier que lui, son argent, il le donnait à profusion pour les pauvres et pas pour des pique-niques inutiles…  Il était donc moins cool qu’il n’en avait l’air… 
-“J’en ai marre à la fin de ce racket continuel! Ils utilisent même les titres de mes livres pour faire leur propre pub: marchez avec les chaussures du bonheur, mangez les glaces du bonheur… Ils ont même construit une fontaine illuminée qu’ils ont eu le culot d’appeler “la fontaine du bonheur” qui a coûté des milliers de dollars, au lieu de consacrer cet argent à l’hygiène, le ramassage des immondices, le soutien des sans-abris…» 

Dans un virage, une jeep était arrêtée au milieu de la route, devant elle gisait un homme, sur le dos, bras et jambes écartés… Son visage était en sang. Tout autour on avait délimité un périmètre avec de grosses pierres. Un homme était assis sur le toit de la jeep comme s’il attendait l’arrivée de la police…  
-“C’est un corps mort…” – dit le chauffeur sans même ralentir… Ce n’était même plus une personne morte… mais un “Dead Body ”… 
-“Voilà ce qu’ils diraient à ma famille – pensa Alice – elle est devenue un corps mort…” et elle décida d’aller consulter les médecins allemands au sujet des étranges douleurs qu’elle ressentait de plus en plus dans le ventre… 

Ils arrivèrent à la petite mission. Elle était gérée par deux femmes qui soignaient des centaines d’enfants…  
A l’entrée de la mission trônait une crèche de style indien avec un carnaval de papiers argentés et dorés, des guirlandes de fleurs, des baguettes d’encens et perdus dans ce méli-mélo quelques figurines qui faisaient office de santons. Des gens entraient, faisaient puja en s’inclinant tout en tenant les mains jointes à la hauteur du front et puis s’en allaient… 
-“Cela n’a plus rien de féérique – se lamenta Hanna – ni de religieux, ce n’est même pas beau…  
-“C’est déplacé comme si nous fêtions Durgapuja chez nous en Europe… C’en devient ridicule…” conclut Alice… 

Dans le village, Dubois finançait une école. Les responsables, deux vieux messieurs du genre Ramakrishna conduisirent les visiteurs le long des ruelles et, arrivés devant le chantier, ils expliquèrent tout béatement qu’il n’y avait plus 
d’argent pour continuer car en six mois les prix avaient doublé… Sylvain se mit à crier: 
-“Mais qu’est-ce que vous croyez? Que j’ai du fric à tire-larigot? Vous vous rendez compte de ce que cela signifie passer sa vie à écrire des articles et des livres, à financer des films, à tourner continuellement avec des conférences et continuellement mendier dollar après dollar…” 
Ils le regardèrent hébétés… mais qu’avait-il donc à s’emporter… n’avait-il pas l’argent? N’était-ce donc pas normal de le lui demander…? 
-“Ca sent la magouille! – dit Sylvain – il faut examiner tout ça… Ils ont compris que l’argent vient d’Europe, donc ils augmentent les prix…” 
-“Fort bien – répliqua Sylvain en anglais pour que tout le monde comprenne – l’argent prévu pour ce travail est épuisé, alors ou bien vous finissez la construction pour le prix prévu, ou bien vous vous contentez d’une demi école…” 
Et pour soi-même il ajouta: 
-“Non seulement je leur apporte l’argent mais encore ils essayent de me flouer… sale mentalité…” 

Ils rentrèrent en traversant tout le village. La place reposait à l’ombre de son banyan, au loin courrait un bras du Gange, devant une maison le riz épandu par terre séchait au soleil… 
Il manquait un pont pour traverser un ruisseau, tout le monde retourna par un autre chemin, mais Hanna sauta par-dessus le ruisseau en compagnie de son cavalier servant le photographe et à peine rejoignit-elle Alice qu’elle lui dit en riant: 
-“Pas possible… A quinze ans, bon, on peut comprendre… mais ça c’est un homme adulte… on ne peut pas se comporter de cette façon à son âge… Je pensais que les films indiens sont exagérément idiots mais ou bien ils imitent les films ou bien les films les montrent dans toute leur bêtise… Figure-toi que dès que nous avons été seuls, il m’a demandé de l’épouser…” 
Son soupirant les suivait avec des yeux de carpe et maintenant le deuxième photographe tenta sa chance lui aussi… 

Le repas fut servi à table, mais sans couverts. Les convives étaient toutes des personnes éduquées, mais toutes se mirent à chipoter avec les mains dans la nourriture, malaxant le riz avec les sauces et l’huile qui dégoulinaient… La belle journaliste diplômée des USA se suçait les doigts…  

Après le repas Sylvain Dubois demanda les livres comptables et se mit à éplucher chaque dépense…  
-“Je n’accepte aucun gaspillage. Je veux que la dernière roupie destinée aux pauvres soit employée pour les pauvres…” 
Manifestement il était furieux… Hanna et Alice remercièrent pour la journée et accompagnèrent la journaliste qui rentrait à Calcutta. En chemin elle acheta du bétel qu’elle se mit à mastiquer, puis elle s’endormit… jusqu’au moment où elle demanda au chauffeur de s’arrêter, elle sortit de la voiture et cracha le bétel qui s’était transformé en une immonde bouillie rouge… C’est là qu’Alice comprit que les taches rouges sur les murs n’étaient pas toutes du sang… mais des crachats de bétel…  

Pendant que la journaliste ronflait, Alice s’interrogea au sujet de l’action de Sylvain Dubois. Le livre “Happy Garden” et le film qu’on en avait tiré avaient attiré l’attention sur le grave problème de la pauvreté dans les bidonvilles indiens. Cependant, cette version romancée en donnait une vision édulcorée et romantique destinée à notre besoin de belles histoire, mais qui était tout à fait différente de la réalité. 
Le livre était devenu un best-seller. Dubois réservait une partie de ses droits d’auteur aux bonnes œuvres, mais il en vivait commodément. 
Son aspect de Don Quichotte, ses capacités de manager, son habilité d’écrivain en faisaient un personnage intéressant. 
-“Evidemment – se dit Alice en pensant à Gandhi – un homme seul peut faire beaucoup…»  mais elle se souvenait aussi de ce qu’on lui avait répondu …  
-“Gandhi a eu la chance de se trouver devant des anglais civilisés, s’il s’était trouvé devant Stalin ou les pouvoirs chinois de la place Tien an Men… de 
Gandhi on n’aurait jamais connu le nom…” 

A l’embranchement pour Bandel, le chauffeur se trompa de chemin. Hanna le lui fit remarquer et il répondit fort peu courtoisement que ce n’étaient pas de femmes étrangères qui allaient lui montrer le chemin dans son pays…” Après puiseurs kilométrées il dut s’arrêter et demander son chemin. On lui indiqua qu’il devait faire demi-tour et que Hanna avait raison… 

Hanna et Alice rentrèrent tard à Nilbari. Les didis se précipitèrent pour demander des nouvelles. 
-“Nous avons été les hôtes de Sylvain Dubois…” dirent-elles sans plus. 
Tout le monde avait compris qu’après l’esclandre avec le Père Victor, quelque chose de fondamental s’était brisé, il régnait un silence inhabituel et tout le monde se regardait avec suspicion… 
Les leçons et les soins reprirent, mais cela n’allait plus être comme avant.  
Même le petit-déjeuner dans la cuisine avait changé.  Alice descendit comme d’habitude, elle s’assit dans son coin comme d’habitude pour boire le thé chaud et manger les chappattis insipides, mais le cœur n’y était plus. 
Un enfant vint porter le lait comme chaque jour: deux litres de lait pour cinquante enfants et vingt adultes… quelle tristesse. Comment ces enfants pouvaient-ils fixer du calcium dans leurs os s’ils ne recevaient pas de calcium… Ce calcium si important pour les fonctions cérébrales et musculaires…  Les didis étaient déjà en train de cuisiner les légumes pour le repas de midi.  
Elles coupaient les légumes par terre ensuite les jetaient dans de vastes marmites. Elles avaient peut-être lavé ces légumes, mais puisque l’eau était contaminée et les germes omniprésents…  
En rue on marchait dans la poussière composée d’excréments, de putréfaction, de crachats purulents. Le vent transportait cette poussière partout, elle se collait aux pieds nus. On ôtait les sandales avant d’entrer dans les maisons mais on aurait aussi dû se laver les pieds… C’était un cercle infernal, un cas désespéré... Dans le corridor, les didis se lavaient, se grattaient la gorge, crachaient et au même robinet elles se servaient de l’eau pour cuisiner. Elles se coiffaient et les cheveux arrachés qu’elles jetaient par terre s’enroulaient en moutons qui circulaient au gré des courants d’air. On trouvait des longs cheveux noirs partout même dans les plats de légumes… Le jour où Alice avait trouvé un paquet de cheveux dans son assiette elle arrêta de manger des légumes… Elle devenait chaque jour un peu plus triste, un peu plus dégoûtée. Elle ne mangeait plus que des bananes, des oranges et des Petits-beurre. Un soir elle accompagna Mara chez le vendeur voisin. Mara reçut dix biscuits pour cinq roupies, quand Alice y retourna elle n’en reçut que sept. Mara reçut douze oranges, Alice n’en reçut que dix. 

Les premiers jours elle avait voulu communiquer aux didis son enthousiasme et faire de Nilbari “the most beautiful place in the world” ou du moins “the most clean place in India”. Maintenant son enthousiasme s’était éteint et “les jardins suspendus de Nilbari” flottaient entre doute et déception… 

Deux litres de lait par jour… A tout moment on courait au marché pour acheter deux courgettes ensuite c’était le riz qui manquait et ensuite autre chose… Pour cette grande maison il n’y avait aucun approvisionnement rationnel, des accords avec les paysans, un passage direct du producteur au consommateur qui aurait fait épargner de l’argent, du temps et un tas d’ennuis. 
Nilbari existait depuis trente ans mais tout y restait provisoire, brinquebalant, improvisé. 
Alice pensa à ses chats qui n’avaient pas de parasites, ni puces, ni vers, étaient vaccinés, recevaient de l’eau potable, du lait à volonté, des croquettes équilibrées qui leur garantissait un poil sain et brillant. Si on avait donné les mêmes soins à ces enfants… Il aurait suffi de pouvoir donner à ces enfants chaque jour une écuelle de croquettes pour chats…  
Les enfants occidentaux consommaient du lait sous forme de boisson, fromage, yogourt, beurre, desserts… 
-“Mary, deux litres de lait pour septante personnes, cela n’est pas suffisant…” 
-“ Ils reçoivent du sucre dans leur thé…” 
-“Dans le sucre il n’y a ni les protéines, ni les graisses, ni le calcium… dont ces enfants ont besoin pour pouvoir se tenir debout…” 
-“Le lait coûte trop cher…” 
-“Mais ce sont les Européens qui payent. Personne ne vous reprochera d’acheter du lait. C’est presque un aliment complet et comparé aux autres aliments, il est même bon marché. Une seule tasse de lait est plus nourrissante que votre marmite de légumes bouillis.” 
Mary regarda Alice avec ses grands yeux désarmés et désarmants: elle ne savait rien au sujet de la diététique… personne n’en savait quoi que ce fut… on se contentait de donner à manger… 
-“Ma position dans cette maison est totalement absurde – insista Alice – Je suis ici pour faire marcher ces enfants mais s’ils ne reçoivent pas la nourriture nécessaire, ils ne peuvent pas se tenir debout. Vous devez faire un meilleur usage des financements et en premier lieu améliorer l’alimentation. Chaque jour, chaque enfant doit, en plus du thé sucré, boire une tasse de lait, manger un œuf ou un bout de viande ou de poisson et un fruit. Non pas pour faire plaisir aux enfants, tout simplement parce qu’ils en ont besoin pour vivre.” 
-“Ils n’ont pas faim, ici ils reçoivent à manger, dans leur famille ils ne recevraient même pas ça.” 
-“Ils n’ont pas faim mais essayent quand même de chiper dans l’assiette des voisins… Ne pas avoir faim cela ne signifie pas recevoir une alimentation correcte. Si pour le même prix vous pouvez bien les nourrir, il faut le faire. C’est vous qui devez apprendre comment nourrir rationnellement. Vous avez des champs de riz à Jalpaiguri. Vous vendez le riz complet qui est un excellent aliment pour racheter du riz blanc dans lequel il n’y a plus rien que de l’amidon… Nous, en Occident, nous achetons le riz complet… Dans votre bouillie de légumes cuits, il n’y a plus aucune vitamine… ce n’est que du matériel de remplissage… Dubois devrait vous donner des instructions pour vous expliquer comment employer l’argent qu’il vous donne…” -“Le riz complet est trop long à cuire…cela coûte trop cher…” 
-“Mais pas du tout – insista Alice – il suffit de mettre le riz complet à tremper dans l’eau la veille et il cuit aussi vite que le riz blanc…” 
Comment était-il possible que ces gens fussent ignorants à ce point…  

A Genève on avait insisté pour que les social worker se présentent comme des touristes pour ne pas “faire concurrence” au personnel sanitaire indigène.  
-“Quelle concurrence?” se demanda Alice. Tout cela n’était que de la poudre aux yeux, un immense bluff. En outre le gouvernement indien n’était certainement pas dupe… 

Hanna était allée dans la famille qu’elle connaissait. 
Le soir, le Père Victor vint frapper à la porte d’Alice: 
-“Je viens vous présenter mes excuses… je me suis laissé aller…” – dit-il. 
-“Vous êtes fatigué. Vous êtes malade. Vous devriez aller en Europe vous faire soigner et vous reposer. Dans cet état votre travail est inefficace et vous épuise...” 
De la légendaire figure charismatique il ne restait qu’un petit vieillard rabougri qui n’inspirait même pas de pitié. 

Alice dut admettre que si son ami n’avait pas programmé de venir la chercher, elle serait partie, mais elle décida de rester encore quelques semaines. A partir de ce jour elle se mit à décompter les jours. 

Un soir, Mary vint lui annoncer qu’elle se mariait. Le jour suivant elles allèrent ensemble à Calcutta. Pour Mary, la jeep était toujours disponible. Elles furent bloquées plusieurs heures par une manifestation politique, elles firent des courses et finalement Alice invita Mary à prendre le thé chez Flury’s. 
Dans le tea-room régnait une ambiance qui voulait rappeler celle du Noël européen, même les gâteaux avaient la forme de chalets suisses… Leur cake aux fruits était délicieux et malgré le prix exorbitant, Alice en prit un kilo pour ses soupers solitaires. 
-“Alors – demanda Alice quand les gâteaux furent servis – tu as donc décidé de te marier ?” 
-“J’ai presque quarante ans… tout le monde me dit que je dois me marier… La directrice m’a réconciliée avec une de mes sœurs et celle-ci m’a cherché un mari. 
Je ne le connais pas mais tout monde me dit qu’il est très bien…” 
-“Pourquoi ne t’es-tu pas mariée plus tôt?” 
-“J’avais un ami dans notre village… nous étions très amoureux, mais il ne voulait pas se marier. Maintenant j’en ai assez d’attendre. Je dois me marier car bientôt ce sera trop tard pour avoir des enfants…” 
-“Et c’est pour quand ce mariage?” 
-“Pour le moment ils sont en train de discuter de ma dote… cela dure toujours longtemps avant que tout le monde soit d’accord…” 
-“Tu ne connais pas ton fiancé?” 
-“Non, je ne l’ai vu que quand on me l’a présenté. J’ai dit qu’il pouvait convenir. On s’entendra peut-être bien… du moins ni lui, ni moi, nous ne serons seuls…” 
Alice ne fit pas de commentaires… 

Elle dut attendre longuement chez le photographe car l’électricité avait de nouveau été coupée. Mary et le chauffeur s’impatientèrent. 
-“This is India: you can never know about the time: no power, no work… typical indian style… - répondit Alice sur un ton moqueur – quand moi je dois vous attendre c’est normal, mais quand vous devez m’attendre vous vous impatientez…” 
Ils se fâchèrent et à peine passés le Bridge ils la débarquèrent: elle n’avait qu’à s’arranger avec un bus, eux allaient au bureau… 
Alice donna un coup d’œil au journal: c’était bien sa chance cet hiver était le plus chaud depuis des années… 


V . Vers la fin du séjour 

Les doutes. 
Chaque semaine Alice écrivait à l’organisation de Genève pour rendre compte de l’évolution de la situation, faire comprendre combien sa position était incommode, mais aussi pour recevoir des conseils et surtout des encouragements. Elle écrivait de longues lettres à sa fille qui les photocopiait et les envoyait aux amis.  
Alice se sentit toujours plus seule et désarmée devant la pauvreté matérielle mais surtout devant la misère morale. Les réponses qu’elle recevait aidaient peu car elles étaient pleines d’illusions et d’idées fausses.  On lui parlait du bien qu’elle faisait, de la beauté de sa mission, de son amour pour ses enfants… 
Alice n’était pas dupe. Depuis des siècles les colonisateurs, les missionnaires et organisations humanitaires avaient travaillé en Inde, mais rien n’avait changé. Et les Européens qui venaient ici, s’ils ne parvenaient pas à résoudre les problèmes des Indiens, venaient-ils pour résoudre leurs propres problèmes ? Quel sens cela avait-il de leur imposer des solutions qu’ils ne demandaient pas et qu’ils ne comprenaient pas? 
Si les “saints” de Calcutta dont les media parlaient si abondamment se vendaient si bien, cela signifiait qu’il y avait un marché, qu’il y avait en Europe des gens qui avaient besoin de lire de belles histoires… Amours de princesses, ragots du show-biz, madones qui pleurent, miracles de saints… Peu importe si c’est vrai, du moment que cela fait rêver… A Calcutta il suffisait de séjourner une semaine chez Mère Teresa pour entrer dans le club des saints… 

Un soir, Alice monta sur le toit avec une théière et une réserve de Petits Beurres. Les couleurs du soir allaient devenir enchanteresses. Les grands oiseaux noirs de Calcutta, les vautours allaient revenir se percher sur les hautes branches des arbres du B.Garden voisin. Les petits perroquets verts allaient encore se chamailler dans les palmiers. Les chanks allaient saluer le coucher du soleil. Depuis toutes les mosquées allaient partir les appels à la prière. Encore plus que l’aube, le crépuscule était magique.  
Alice s’assit sur son fauteuil de jardin en rotin et se mit à grignoter ses biscuits…  le thé chaud et sucré était délicieux. Cet instant était vivable: ce bref instant entre la chaleur accablante et l’assaut des moustiques.  
-“Et moi – se demanda Alice – qu’est-ce que je fais ici ? Suis-je moi aussi venue jusqu’ici pour résoudre mes problèmes? Quels sont mes problèmes?”…  
Elle en avait des problèmes, ils étaient faciles à énumérer… 
En tout premier lieu elle plaçait ses déceptions professionnelles et ensuite ses déceptions affectives. Pour quelle raison avait-elle choisi une profession médicale? Pourquoi vouloir soigner les autres alors qu’elle aurait pu se contenter d’une vie bourgeoise conforme à la famille dans laquelle elle était née? 
Mais aussi affectivement … elle se sentait seule et abandonnée en fait personne ne l’avait jamais aimée. 
Si c’était à recommencer? Là, elle savait bien ce qu’elle aurait fait. Elle aurait refait le lycée puis elle serait allée à l’université pour étudier l’archéologie, les langues orientales anciennes, elle serait partie avec des expéditions pour des campagnes de recherches, elle n’aurait plus quitté le milieu scientifique. Surtout, elle ne se serait jamais mariée, n’aurait jamais eu d’enfants, aurait consommé les amants sans attaches sentimentales et aurait conduit sa vie volontairement seule mais libre alors que maintenant elle se sentait seule parce que abandonnée. Elle se sentait lamentable, ratée sur toute la ligne… 
Etrangement, quand elle était seule, elle se sentait bien. Quand elle allait seule en montagne, elle se sentait bien. Dans la splendeur de la montagne elle se sentait bien… ici par contre, dans le bruit, la crasse, l’ignorance et la méchanceté, elle succombait… 
Elle se souvenait d’une conférence pendant laquelle le professeur Malliani avait dit: “Nous vivons sur une poudrière, il n’y a pas d’échappatoire, il n’y a pas d’autre solution qu’une prise de conscience morale et individuelle…” 
Maintenant elle se rendait compte que cela ne valait que pour les Occidentaux et leur mentalité occidentale. Ici les valeurs morales occidentales n’avaient pas cours…  
Ici les conflits entre musulmans, indous et chrétiens étaient latents et il régnait un fatras de superstitions dont plus personne ne comprenait le sens. 
Aux murs de Nilbari étaient accrochés côte à côte des portraits qui représentaient Kali, Ganesh, Krishna, Gandhi, le général Bose qui avait soutenu les Japonais contre les Européens, le poète Tagore, Sainte Rita de Cascia, la dernière cène de Leonard de Vinci, le sacré cœur de Marie, Krishna dans les bras de sa mère comme Jésus dans les bras de Marie et la sainte trinité… On ne comprenait pas pourquoi quelqu’un, tout d’un coup allait s’incliner devant l’une ou l’autre de ces images en présentant des baguettes d’encens… Mara apportait des offrandes à un prêtre hindouiste dans un petit temple voisin. Abba s’habillait d’orange et pratiquait chaque matin des rites avec encens, ablutions et arrosage de plantes… Même, dans cet institut qui se prétendait catholique ou pour le moins chrétien, personne ne racontait les histoires bibliques ou évangéliques aux enfants. Mais sans doute personne ne les connaissait…  
Les religions indoues avec les livres en sanskrit dataient depuis la nuit des temps, les églises chrétiennes dataient depuis presque 2000 ans puisque saint Thomas avait prêché dans le Kerala dans les années 50 PCN, la tradition bouddhiste était tout aussi ancienne. L’Inde avait connu les colonisateurs portugais, français, anglais, hollandais, et les invasions musulmanes. Et malgré toutes ces expériences l’ignorance était encore au point de démolir les mosquées…  
Les gens continuaient à s’entretuer au nom de dieux qui n’existent pas…  Et les riches musulmans du Golfe pourquoi ne venaient-ils pas secourir leurs coreligionnaires pauvres dans les bidonvilles? 

Alice se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et pensa à cette phrase du Dante: “Vous qui entrez, abandonnez tout espoir…” 
Elle se sentit vraiment en enfer: la pollution mais surtout le bruit infernal et constant… 
Elle ne savait pas à qui s’adresser et chaque jour se heurtait à de nouvelles contradictions.   
L’Inde était très fière de son collège Mayo qui avait été fondé en 1875 sur le modèle d’Eton. Il occupait quinze hectares à Ajmer dans le Rajasthan. C’était l’école des princes et sa devise était “let there be light”,  que la lumière soit. Mais il n’y avait que quelques centaines d’étudiants sur une population d’un milliard… une grande partie des citoyens ne savait ni lire ni écrire.  
Evidemment, les quelques familles qui détenaient le pouvoir avaient les meilleurs diplômes des meilleures universités américaines, des maisons luxueuses, se déplaçaient en véhicules climatisés ou même hélicoptères privés,  n’avaient pas envie de partager avec un milliard de péquenauds. 
Les hôpitaux étaient effrayants, il n’y avait pas d’eau potable, ni caisses maladie, ni assistance publique, ni pensions mais l’Inde avait la bombe atomique… 
Bollywood, la Hollywood indienne de Bombay, faisait des affaires en or en produisant des films idiots.  Certains acteurs gagnaient un million de dollars par film alors que dans les slums des personnes mourraient de faim parce qu’elles ne gagnaient même pas 10 roupies par jour. Et le travail des enfants… ces enfants qui inhalent les produits toxiques pendant qu’ils soudent des bracelets en verre ou nouent la laine des tapis …  
Un jour Alice avait rencontré à Calcutta une doctoresse belge qui lui avait décrit l’épouvantable problème de la prostitution infantile. 
-“Si l’Inde a l’argent pour Bollywood et la bombe, il n’y a aucune raison pour que des bénévoles y viennent travailler gratuitement…” – dit Alice à Hanna qui était venue la chercher. 
-“En effet – dit Hanna - au lieu de venir ici nous devrions aller dire au gouvernement indien qu’au lieu de gaspiller leur argent ils devraient construire des écoles, hôpitaux, barrages et centrales électriques, des égouts, des canaux d’irrigation…” 
Mais si les volontaires étaient de jeunes idéalistes qui n’enquêtaient pas sur la réalité, qui sans doute ne voulaient même pas voir la réalité… ils ne lisaient pas les journaux, ne discutaient pas avec les habitants et si Hanna n’avait pas parlé le bengali… 

Un milliard d’Indiens rêvaient d’émigrer en Europe tandis que quelques centaines d’Européens rêvaient de changer l’Inde… 

Alice sentit que petit à petit elle était en train de perdre la raison… Un jour elle avait voulu téléphoner à Hanna auprès de sa famille d’accueil. Une voix masculine avait répondu et tout de suite demandé : 
- “Who are you? Where are you from? Are you german? Are you indian?...” Exaspérée, Alice avait hurlé dans le cornet: 
-“Thank God I am not indian…” 

La Mela 

Le jour de l’an approchait. Trouvé commençait à se tenir debout entre les barres parallèles. Lentement l’enfant avait moins peur et osait faire quelques petits pas… 
Quand Michael, le représentant de l’agence de voyage avait déposé Alice à Nilbari, il lui avait donné sa carte en disant: 
-“Si vous avez besoin d’aide, téléphonez-moi…” et Alice lui avait écrit un mot : -“Cher monsieur… je commence à avoir besoin de vous… je passerai vous voir à votre bureau…” 
Quand Alice entra dans le bureau, Michael s’exclama : 
-“Ah finalement vous vous êtes décidée! Cela me fait vraiment plaisir car je n’étais pas tranquille à votre sujet…” 
Alice se mit à raconter. Lentement les autres employés s’approchèrent, vinrent s’assoir autour d’eux et écoutèrent avec consternation… 
-“Vous avez vu? – dit Michael – je vous l’avais bien dit que ces gens n’étaient pas convenables… Mais qu’est-ce qui vous a pris d’aller dans ces endroits où nousmêmes nous n’allons jamais… Ecoutez mon conseil: venez vivre de ce côté-ci de l’Hooghly et profitez de votre séjour pour voir des choses plus intéressantes...” Ce jour-là Michael réserva son vol de retour en Europe dans le même avion que son ami qui viendrait la rejoindre. 
Sur un des murs du bureau était écrit “ Come in with a dream, go out with a future...” 
Quand son retour en Europe fut confirmé, Alice avait de nouveau un futur. 

Pour rentrer à Nilbari, elle prit un taxi. Le chauffeur lui demanda cent roupies. Au beau milieu du New Bridge il s’arrêta. Il savait qu’ici Alice ne pouvait pas descendre car elle en aurait eu pour deux heures pour rentrer à pieds. Il se retourna vers elle et avec un regard fou de drogué il lui dit  -“Encore cent cinquante roupies, sinon vous devez descendre!” Elle était prise au piège…  
Quand ils arrivèrent près du mur du B.Garden il s’arrêta de nouveau  
-“Maintenant vous devez me donner deux cents roupies!” s’exclama-t-il. 
Mais Alice avait reconnu le mur du B.Garden… donc elle n’était pas loin… elle jeta les cent roupies convenues dans la figure du chauffeur, sortit et hurla toutes les insultes qu’elle connaissait, claqua la portière et fila à toute allure dans les ruelles du marché couvert, terrorisée à l’idée que ce sale type aurait pu la poursuivre…  
Pour le restant de son séjour, chaque fois qu’elle voyait approcher un taxi, elle se tenait sur ses gardes de peur d’être agressée… 

Les voyages en taxi étaient donc toujours dangereux… Les chauffeurs ne savaient pas lire, ils se trompaient facilement de chemin et ensuite se fâchaient quand Alice indiquait la route car ils n’acceptaient pas les ordres d’une femme, étrangère de surcroit. 
Les bretelles du New Bridge étaient un véritable labyrinthe. Les directions étaient soigneusement indiquées en bengali et en anglais mais si on ne sait pas lire… En plus ils n’avaient pas compris qu’il y  avait deux voies aller et deux voies retour et chacun parcourait n’importe quelle voie dans n’importe quelle direction créant une confusion généralisée. 
Heureusement le New Bridge était à péage et donc peu de gens l’empruntaient car les quatre roupies étaient à charge du client. 
Du home à Nilbari jusqu’en ville,  avec le bus, le voyage durait deux heures, en taxi par le New Bridge une demi-heure. Par le vieux pont la route était compliquée, par le nouveau pont c’était simple: New Bridge, Andul road, B.Garden et on y était.  
Très étrangement, les indigènes n’avaient pas une vision des lieux, ils n’imaginaient pas la disposition géographique et se déplaçaient en se référant aux endroits qu’ils connaissaient. En bus aussi on risquait des aventures. 
-“Quand tu prends le bus, n’emporte pas de sac – avait dit Mara – et si tu sens que quelqu’un est en train de couper ton sac avec une lame gilette pour voler ce qui est à l’intérieur, fais semblant de ne rien voir car ils pourraient réagir en te tailladant la figure, cela s’est déjà produit… Personne dans le bus ne prendra ta défense car les autres membres du gang peuvent venir et battre les récalcitrants à mort… Toi tu dois être particulièrement prudente parce que tu portes de l’or…” -“A moi ils m’ont arraché l’oreille pour me voler ma boucle – ajouta Mary – j’ai dû aller au dispensaire pour faire recoudre mon oreille…” 
-“A moi ils ont coupé mon sac, il était nouveau et il n’y avait rien dedans…” dit Mara . 
-“Avec moi tout le monde a toujours été très courtois dans les bus.” dit Alice. 

Dans les bus de nombreuses personne essayaient de resquiller. Alice avait une technique efficace, immédiatement elle tendait deux roupies au percepteur comme si elle avait été habituée au prix depuis toujours. Elle ne comprit jamais comment le prix était calculé car il variait du simple au double mais toujours on lui donnait le billet avec le prix imprimé dessus et la monnaie exacte. Ensuite elle se dirigeait vers la banquette réservée aux femmes. Il lui arrivait de prendre un enfant sur ses genoux ou de se lever pour céder sa place à une dame plus âgée et il lui arriva même d’aller frapper sur l’épaule d’un homme pour lui faire comprendre qu’il occupait abusivement une place réservée aux femmes ce qui faisait rire tout le monde.  
Elle sortait toujours habillée du shalwar kamiz. Le fameux or qu’elle portait pouvait sembler provocateur, mais il fonctionnait comme une arme de dissuasion. A l’annulaire elle portait l’alliance qui montrait qu’elle était mariée, aux poignets elle portait des bracelets typiquement musulmans ainsi que le pendentif à sa chaine, achetés à Rawalpindi. On pouvait donc en conclure qu’elle était mariée à un musulman assez riche pour lui acheter des bijoux et donc aussi assez puissant pour la défendre. Donc on la respectait… Dans les bus elle n’eut jamais peur et ne fut jamais importunée. Il arriva cependant qu’on lui demande comment il se faisait qu’une dame voyage dans les bus des pauvres. Quant aux percepteurs, ils lui faisaient signe de ne pas s’inquiéter, ils l’appelaient quand elle arrivait à destination, faisaient arrêter complètement le véhicule et l’aidaient à descendre.  

Les fêtes se suivaient à cadence régulière. Chaque fois on installait des hautparleurs et chacun d’eux diffusait avec la puissance maximale les dernières chansons à la mode avec une cacophonie insupportable. En plus, pour fêter le nouvel-an, on ajouta la “mela” c.-à-d. la foire et chaque carrousel avait aussi sa musique. Les enfants étaient excités au plus haut degré. 
Alice redoutait de se trouver avec les enfants handicapés au milieu de bandes de jeunes dont elle se méfiait. Les didis voulaient sortir, les enfants aussi et les adolescentes encore plus car elles voulaient rencontrer des gens… et surtout des jeunes gens… Leur comportement, la façon de s’habiller et de se coiffer indiquait clairement qu’elles étaient de jeunes femelles en chaleur…  
On assit les plus petits sur la remorque d’un rickshaw, Trouvé fut assis sur les genoux d’une grande fille qui était en chaise roulante.  
Alice ne comprenait pas pourquoi il fallait porter ces enfants dans un tel chaos. Avec leur handicap, les enfants ne pouvaient même pas aller sur les manèges et d’ailleurs il n’y avait pas d’argent pour les payer.  
A l’improviste, Alice fut bousculée, la chaise roulante reçut un choc violent, les deux enfants tombèrent par terre. Trouvé écarquilla les yeux et ouvrit tout grand la bouche mais il ne se mit à hurler que quand il put reprendre son souffle. Alice vit que cette fois l’enfant avait les deux jambes brisées car elles pendouillaient lamentablement. Elle prit l’enfant dans ses bras, essaya d’immobiliser les fractures, confia les autres enfants aux didis et partit le plus vite possible vers la maison. Régulièrement elle devait s’assoir car l’enfant pesait et, elle, elle avait les jambes qui tremblaient.  
Rentrée au home elle fixa les deux jambes. Mara réussit à convaincre le chauffeur de les conduire au dispensaire. Là le technicien radiologue arracha les bandages et écrasa de toutes ses forces les jambettes fracturées sur la table pour prendre la radiographie. Trouvé poussa des hurlements stridents. Alice se sentit perdre connaissance. Enfin elles purent porter l’enfant dans le dispensaire habituel. 
-“Vous êtes de nouveau là ?” demandèrent les infirmières qui couchèrent Trouvé dans un lit. Il s’agrippa aux mains d’Alice, on lui fit une piqure de valium. Quand il s’endormit et que sa respiration devint calme, Alice s’écarta doucement mais lui rouvrit ses petits yeux et murmura sur un ton plaintif: 
-“Nilbari jabo…” je veux aller à Nilbari… 
Alice pensa que si un de ses chats avait souffert de cette façon, elle l’aurait fait euthanasier. 

Mais tous ces enfants, ces centaines d’enfants, ces milliers d’enfants abandonnés… et tous ces bénévoles qui venaient, affichaient un si grand amour et puis ils s’en retournaient chez eux laissant leurs petits protégés, abandonnés une fois de plus. Les enfants avaient tout juste le temps de s’habituer, peut-être même de s’affectionner aux volontaires, et puis ceux-ci disparaissaient comme ils étaient venus… Après quelques expériences de ce genre ces enfants devaient devenir complètement indifférents et n’avoir plus confiance en personne car, systématiquement, tout le monde allait les abandonner… 
Mais pourquoi faire tant d’enfants… Evidemment avec la théorie du karma les adultes n’avaient pas de problèmes de conscience  et personne ne se sentait responsable puisque les gens qui sont malades ou malheureux ne récoltent que les conséquences de leurs vies antérieures… Le karma, quelle invention judicieuse pour pouvoir se laver les mains… mais aussi quel obstacle au progrès car si les mal lotis se résignent à supporter leur karma pour expier leurs fautes passées pourquoi auraient-ils réagi? 

Le lendemain Alice alla rendre visite à Trouvé qui maintenant allait avoir les deux jambes dans le plâtre… 
-“Cet enfant doit aller à l’école!” – insistait Alice. 
-“Il ira à l’école quand il n’aura plus de plâtres…”- répondaient les didis. 
-“Mais il aura des plâtres jusqu’à quinze ans… il va commencer à apprendre à lire et à écrire à quinze ans? L’âge auquel en Europe on a presque terminé le lycée… A quinze ans cet enfant aura perdu dix années… à être assis ici, à ne rien faire, à s’embêter…” 
En Europe, tout d’abord il aurait reçu une nourriture équilibrée, on l’aurait porté à l’école, dans sa famille on l’aurait encouragé à lire, à dessiner, à apprendre la musique… Lui qui aimait tant chanter…  
Alice écrivit à une journaliste qui travaillait à la radio et aux responsables de Genève. Qui sait, peut-être pouvait-on organiser quelque chose pour que Trouvé puisse aller en Europe…  
Mais cette tentative ne produisit rien non plus…  
Plus tard Alice allait comprendre combien elle avait dérangé l’association. Elle était la première à dire ce qui ne fonctionnait pas, à critiquer les magouilles au lieu de s’extasier devant les niaiseries hypocrites…  
Elle ne correspondait pas au modèle de la bénévole ingénue. L’organisation de Genève avait tout simplement téléphoné à la journaliste pour dire de ne rien faire du tout car c’étaient eux qui détenaient le monopole des adoptions…  

Pour fêter le premier janvier, les didis décidèrent d’emmener les enfants au zoo de Calcutta. On recommença une fois de plus toute la comédie de se coiffer, s’habiller, s’exciter pour sortir… puis on entassa les enfants dans les ambulances déglinguées. Au milieu du New Bridge la plus vieille des ambulances donna des signes d’épuisement et Alice s’imagina ce qui allait se passer si au milieu de ce pont on se retrouvait en panne avec une vingtaine d’enfants paralysés et en plein soleil… Les didis avec leurs sandalettes allaient-elles marcher pendant des kilomètres pour aller chercher un mécanicien? Un jour de fête? Et où le trouver? 

Devant les grilles du zoo attendait une file de milliers de personnes qui avaient eu la même idée… On allait donc devoir attendre pendant des heures avant de pouvoir entrer, et une fois à l’intérieur il n’allait pas être possible d’y circuler avec les chaises roulantes…  
-“Mais cela n’est tout de même pas la première fois que vous allez au zoo? – demanda Alice – Vous savez quand même que chaque fois qu’il y a une fête, ici c’est la grande foule… Vous avez quand même déjà expérimenté l’impossibilité d’aller au zoo dans des conditions semblables… Vous n’êtes tout de même pas à Calcutta depuis hier…” 
-“Mais on n’a pas pensé…” répondit Mara avec son éternel sourire idiot qui commençait à sérieusement énerver Alice. 
Alors on renonça à aller au zoo et on alla visiter le Victoria Memorial… un monument ridicule à la gloire de la colonisation britannique qui se trouvait au milieu d’un vaste parc avec des pelouses parsemées de papiers et de plastics abandonnés par les pique-niqueurs…  
L’ambulance s’arrêta, les enfants capables de se déplacer seuls se regroupèrent dans un coin à l’ombre des arbres. Les didis déposèrent la chaise roulante sur l’allée qui était recouverte de gravier. On y assit les enfants et alors commença le problème de pousser les chaises roulantes dans le gravier… et les didis n’avaient même pas de bonnes chaussures aux pieds, rien que leurs sandalettes genre tong qui glissaient et se cassaient si facilement… Mara se rendit compte de l’absurde de la situation, elle ne dit plus rien et fit de son mieux pour pousser sa chaise roulante qui restait embourbée dans le gravier, son saree glissait de ses épaules, il faisait chaud, les enfants se lamentaient, ils étaient déjà fatigués, une des grandes filles paralysées devait faire pipi… où allait-on pouvoir la porter pour faire pipi dans ce parc plein de promeneurs…  
Mara continuait ses allers et retours ambulance-pelouse… et d’ici une heure il allait falloir refaire le tout en sens inverse…  
-“Quel dommage – dit une des grandes filles – que nous n’avons qu’une chaise roulante…” 
-“Mais les autres chaises roulantes – demanda Alice, elles ne sont toujours pas réparées?” 
-“Non répondit Mara , on ne les a pas encore apportées chez le réparateur…” Ceux qui pouvaient marcher allèrent finalement visiter le Victoria Memorial, les autres restèrent assis dans l’herbe…  
Alice, excédée, prit un taxi et se rendit chez les médecins allemands au dispensaire de Sibpur. 

Le médecin allemand qu’elle trouva était un homme d’une cinquantaine d’années, il avait les cheveux blancs et une belle barbe. Il était en train de dîner en buvant une bière indigène. Alice lui décrivit ses symptômes et ses douleurs dans le ventre. 
-“Vous serez pleine de vers et de bactéries comme nous tous…” – répondit-il en riant pendant qu’il se lavait les mains avant de venir palper son ventre. -“Je veux simplement m’assurer de ne pas avoir une appendicite…” dit Alice. Le médecin lui donna des comprimés de vermifuge et immédiatement elle eut de violents vertiges, elle dut s’allonger, manger quelques biscuits et boire du thé. 
Quand elle se sentit mieux, ils bavardèrent encore quelques instants.  
Leur collègue était au lit depuis plusieurs jours avec une forte fièvre et la dysenterie. 
-“Vous savez que nous voyons 150 patients le matin et 75 l’après-midi… ils ont tous la même chose: la fièvre, des vers, des problèmes respiratoires ou intestinaux, la tuberculose, la malnutrition… Les mères viennent avec leurs enfants chez le pédiatre, cet énergumène que vous connaissez puisqu’il va aussi a Nilbari… mais lui, il vient quand il veut et quand on lui parle il est toujours sur la défensive… ce type a un complexe d’infériorité en face des médecins européens…” 
-“Peut-être est-ce un de ces médecins qui a acheté son diplôme, dont parlait Mara…”- dit Alice en riant… 
-“De toutes façons – insista le médecin allemand- cela ne change rien car il n’y a rien à faire… nous donnons des médicaments pour leur faire plaisir mais nous ne pouvons pas supprimer les causes de leurs maladies et donc nous ne pouvons pas les guérir… Impossible d’enlever la pollution de l’air, ni la contamination de l’eau… Leur espérance de vie… quarante ans…” 
-“Mais alors – insista Alice – qu’est-ce qu’on fait ici? Ils ne seront pas guéris et nous serons malades… Cela n’aura même pas servi à nous donner bonne conscience…” 
Le médecin la regarda en souriant, termina son verre de bière et lui dit: 
-“Bonne année…” 
-“Oui, merci, à vous aussi… bonne année… Come in with a dream, go out with a future...” …  

Alice décida d’aller rendre visite à Trouvé qui était encore à la clinique. Les magasins étaient fermés et donc pas moyen de lui acheter un jouet. Par contre il y avait un marché aux fleurs, il y en avait beaucoup, mais elles étaient toutes défraichies…en Europe, ces fleurs auraient été bonnes pour le compost…  
Alice prit les moins fanées et les apporta aux infirmières en les remerciant pour leur gentillesse à l’égard des patients de Nilbari et pendant qu’elle parlait avec elles, elle entendit au fond du couloir une petite voix qui répétait  
-“Nilbari jabooooo…..” 
-“Il vous appelé jour et nuit – dit l’infirmière – il veut rentrer…” 
L’enfant était couché sur son lit, on n’avait pas encore  fait les plâtres définitifs. Quand il vit Alice, il lui tendit ses petits bras tordus et ils se serrèrent très fort…  Brusquement la porte vola et un infirmier entra en hurlant: 
-“Où est le patient ? Pourquoi n’est-il pas encore prêt? Pourquoi n’a-t-il pas encore la chemise pour entrer à l’OT? Pour entrer à l’OT le patient doit être préparé! MOI je n’ai pas le temps d’attendre…” 
-“Qu’est-ce que c’est que l’OT?” –demanda Alice effrayée… 
-“C’est l’Operation Theater…” – répliqua l’énergumène… 
-“Mon Dieu - s’exclama Alice en riant – dans ce misérable petit dispensaire aux murs couverts de crachats de bétel on se donne de grands airs comme s’il s’agissait d’un amphithéâtre d’un hôpital universitaire américain…” 
Au-dessus des portes se trouvaient des écriteaux qui portaient un chiffre suivi de l’indication AC. Alice pensa que cela signifiait “aire de chirurgie”… 
-“Pas du tout - répondit le chirurgien – Ceux qui ont construit la clinique avaient la folie des grandeurs AC signifie Air Conditioning… ainsi on peut tout de suite signaler dans quelle chambre il y a un problème… Le comique de la situation c’est que l’air conditionné n’a jamais fonctionné… Vous voyez, ici les vitres sont brisées, et là l’appareil tombe en dehors de la fenêtre… Cela n’est que grandiloquence, bluff… Quelqu’un aura été payé pour installer l’air conditionné mais pas pour le faire fonctionner… Mais ici c’est déjà du luxe, ici nous sommes dans une clinique privée, rien à voir avec les hôpitaux publics…” 
Alice s’assit à côté du lit de Trouvé pour l’attendre. La grande pièce contenait six lits avec de nombreuses femmes et enfants. Tout était sale, les draps étaient déchirés, les seringues étaient posées sur les tables de nuit en attendant la piqûre suivante, en dessous de chaque lit se trouvait un seau qui contenait du liquide, des reste d’aliments, de vieux pansements, le tout fermentait et puait sous le bourdonnement des mouches. 
Le personnel n’était pas propre, mais extrêmement gentil et Alice pensa qu’en cas d’urgence elle se serait laissée opérer ici car, hygiène mise à part, les médecins et le personnel inspiraient vraiment confiance. 

En sortant de la clinique Alice passa en pharmacie. A Nilbari les enfants immobilisés urinaient dans une bouteille ce qui n’était ni pratique, ni propre. Elle acheta donc un urinal. Le pharmacien… mais puisqu’on ne savait pas s'il avait un diplôme de pharmacien il valait mieux dire le vendeur de médicaments, sortit de derrière son comptoir et fit un large sourire pleine de jus écarlate de bétel comme un vampire sanguinolent… 

Le bus arriva, de nombreuses personnes descendirent et parmi elles un jeune homme bien habillé genre employé. Il marcha jusqu’au milieu de la place, et se mit à uriner tout de go… ferma sa braguette et continua tranquillement son chemin sans que personne ne réagisse… il n’avait même pas pissé contre un lampadaire, non comme ça devant tout le monde et à l’air libre… 
Au centre de Calcutta, dans Park street, devant la Oxford Library, Alice avait vu un homme descendre du trottoir, soulever la jupe de son vêtement traditionnel, s’accroupir et déféquer devant tout le monde … Il se releva et laissa un énorme tas d’excréments mous, couleur mastic… 
Régulièrement on voyait des hommes accroupis uriner dans l’égout à ciel ouvert…  
Forcément les microbes devaient se répandre …  

Le jour suivant Alice alla chercher Trouvé pour le ramener à la maison.  Il avait les deux jambes dans le plâtre mais il était heureux et chantait à tue-tête “Tututututututara tcharao nahi dil amara…” Les passants le regardaient, il eut un grand succès … 

L’arrivée de Flora. 
-“Demain arrive la nouvelle physiothérapeute pour Jalpaiguri – dit Aline, une des didis – pourriez-vous venir avec moi l’attendre à l’aéroport? Le chauffeur nous y conduira avec le jeep…” 
Le lendemain c’était dimanche et au lieu de rester assise sur le toit à attendre que le temps passe, Alice préféra aller attendre cette pauvre Flora qui ne se doutait pas encore de ce qui l’attendait…  
Avec son expérience des transports, Alice demanda la jeep pour 8 h, car pour rien au monde elle n’aurait voulu laisser attendre Flora à l’aéroport comme cela lui était arrivé à la gare. Ce dimanche les rues étaient vides et ils arrivèrent tôt à l’aéroport. 
-“Ma famille habite non loin d’ici – dit Aline – j’aimerais vous la présenter et puis, nous avons un très beau chien, un véritable berger allemand…” 
La maison était minuscule, le jardin tout petit et le chien un bâtard, mais le tout était soigné avec une grande attention et à voir comment chaque fleur était délicatement liée à son tuteur on comprenait qu’il y avait quelqu’un dans la maison qui aimait la nature. La famille d’Aline était tellement nombreuse qu’on ne comprenait pas qui était qui et comment ils réussissaient à tous à se caser. Le lit matrimonial touchait les murs de la pièce sur trois côtés.  
Encore une fois Alice se demanda comment un couple pouvait jouir d’intimité en dormant tous dans la même pièce… 

Elles retournèrent à l’aéroport. Après 11h30 un officiel vint annoncer que l’avion avait un peu de retard et ne serait arrivé que vers 15h. Il n’y avait donc qu’à attendre… Alice invita le chauffeur et Aline à aller dîner dans le restaurant de l’aéroport. Ils refusèrent et elle y alla toute seule.  
Finalement, après si longtemps, elle se trouvait dans un endroit décent et presque silencieux. Comme d’habitude la carte proposait des dizaines de mets. Alice demanda ce qu’il y avait… il y avait un curry de légumes avec du poulet…  -“Ce sera parfait” – dit Alice qui de toutes façons n’avait plus mangé depuis des semaines… 
Le repas fut exquis et elle couronna le tout avec deux tranches de cake et un thé délicieux… Elle commençait à revivre. 
Par contre, dans la salle d’attente, Aline s’était écroulée sur sa chaise. La chaleur était terrible et Alice demanda au chauffeur de raccompagner Aline chez elle.  
Après 15h l’officiel vint annoncer que l’avion serait arrivé vers 17h30. 
De nombreuses personnes attendaient et parmi elles des jeunes gens qui parlaient en français, lisaient des livres en français et attendaient leurs parents avec de nombreux colliers de fleurs. 
De temps en temps arrivait un petit avion, les passagers portaient des sacs en plastic pleins de vêtements qu’ils échangeaient avec des personnes qui les attendaient et ensuite ils échangeaient des paquets de billets de banque. 
-“C’est de la contrebande.” - dit un voisin au cas où Alice n’avait pas compris. 
Et elle répondit en souriant: 
-“Qui est possible parce que les employés de l’aéroport et des douanes reçoivent des commissions?…”  
Son voisin la regarda, étonné  
-“Vous avez compris cela ?” 
-“Je suis en Inde depuis deux mois… “ 
-“Alors vous avez tout compris…” 

A 17h30 le même officiel vint annoncer que l’avion ne serait arrivé qu’à 20h30. Une jeune dame éclata en sanglots. Elle était habillée et coiffée à la mode européenne et s’exprimait dans un anglais parfait, sans ce ridicule accent bengali qui semblait parler avec une patate bouillante en bouche.  
Elle se mit à parler avec Alice. Elle avait travaillé à Bahreïn où elle avait rencontré son mari, puis ils s’étaient fixés en Angleterre et pour le moment elle était de retour à Calcutta pour saluer sa famille.  
-“Voici mon frère – ajouta-t-elle – je lui ai téléphoné parce que j’ai peur d’être seule et surtout je n’ose pas circuler seule le soir.” 
Alice lui raconta ses mésaventures avec les taxis. Les voisins qui eux aussi s’ennuyaient vinrent écouter… 
-“Vous êtes vraiment inconsciente – dit une dame – vous faites des choses dangereuses parce que vous ne vous rendez pas compte de la gravité de la situation. Un de nos amis, un homme adulte, qui est né et a grandi ici à Calcutta est arrivé dans cet aéroport un soir, il a pris un taxi pour rentrer chez lui et le taxiste et ses complices lui ont tout volé: ses bagages, ses vêtements, sa montre, tout… c’est un miracle qu’ils l’ont laissé en vie… Ils l’ont abandonné au beau milieu des champs… en caleçon… en pleine nuit…” 
-“Pourquoi n’avez-vous pas pris le numéro de plaque et n’avez-vous pas dénoncé le cas à la police?” demanda un voisin et un autre ajouta: 
-“Mais vous ne savez donc pas que la station ferroviaire est entre les mains de la mafia? Elle contrôle tout: les taxis, les porteurs, les vendeurs…” 
-“Mais la police…” 
-“La police ? ils sont tous corrompus – cria un homme avec véhémence – Vous ne savez donc pas que c’est la police qui tient dans ses mains le trafic de la 
drogue, qui la fournit dans les hôtels et aux étrangers…” 
Alice, une fois de plus s’écroula sur sa chaise… 
-“Si tout cela est vrai, alors cette ville est dans de beaux draps… et si tout cela n’est pas vrai c’est encore pire car cela signifierait que l’idée que se font les citoyens est en dessous de tout…” 
-“Mais ma chère madame – dit quelqu’un qui jusque-là n’avait encore rien dit – pourquoi croyez-vous que tous les Indiens veulent émigrer en Europe?...” 

La chaleur, l’énervement, l’attente qui n’en finissait pas avaient fini par opprimer l’ambiance. Tout d’un coup tout le monde se mit à discuter, à réclamer, critiquer… ils parlèrent du couvre-feu, des quartiers brulés, des morts… 
Maintenant on se demandait pour quelle raison cet avion n’arrivait pas, le mauvais temps? Le brouillard? L’habituelle désorganisation? De nouveau des bagarres?  Et de nouveau l’aéroport de Dacca fermé pour cause de couvre-feu?... Finalement on se décida pour “brouillard sur Dacca et couvre-feu”… 
-“Avez-vous lu ce livre de Lapierre?” – demanda Alice à sa voisine pour relancer la conversation. 
-“La cité de la joie»? Oui, oui nous l’avons tous lu, c’est un livre formidable, même fort courageux. Ce qu’il écrit semble exagéré, mais ceux qui connaissent le dessous des cartes disent que la réalité est bien pire… Ma famille vit à côté de Pilkhana, ils disent qu’il s’y passe des chose horribles et que cela empire d’année en année…” 

Vers 20h30 un avion arriva. Le mari de la dame n’y était pas, ni Flora… Tous ces gens dormaient à Dacca. Par contre les parents des jeunes Français étaient arrivés, ils furent couverts de colliers de fleurs  et puisqu’ils connaissaient le chauffeur de Nilbari, ils demandèrent de pouvoir accompagner.  
La Française était grande et maigre, habillée à la mode indienne et portait les cheveux longs et sales, tirés en arrière en un chignon. Lui était moins antipathique. Ils rentraient d’un séjour en France et ils avaient été un peu inquiets pour leurs enfants pendant les événements de décembre…  
-“C’est une situation fort tendue – dit-il – nous savons que cela va éclater, nous ne savons pas quand mais il est sûr qu’un jour ou l’autre tout cela va sauter en l’air…” 
-“Du moment qu’ils attendent la fin du mois de février… - dit Alice de façon provocante – dès que je suis assise dans l’avion pour rentrer en Europe, ils peuvent faire sauter toute l’Inde en l’air… bon débarras…” 
Après quoi tout le monde se détourna d’Alice et ils ne parlèrent plus qu’en bengali… 

Ce couple était fort connu: ils vivaient à Calcutta depuis vingt ans. Au début ils avaient fait partie de l’organisation de Genève, puis, ou bien ils en étaient partis, ou bien on les en avait écartés. Tout n’était pas clair, pas même chez les saints… Depuis ils vivaient avec les pauvres… ils “partageaient la pauvreté”… personne ne savait ce que cela signifiait, on ne savait pas même de quoi ils vivaient…  
“Elle porte le saree qui ne lui va pas, elle est particulièrement sale, leurs enfants ont été éduqués et sont allés à l’école avec les indigènes, mais en plus ils parlent le français et l’anglais. Ils cuisinent par terre avec un petit réchaud au pétrole ils font des réunions de prière, allument des bougies et des baguettes d’encens et ils chantent…” 
Personne ne sut en dire plus… et eux montrèrent clairement qu’Alice ne les intéressait pas…  

Alice rentra à Nilbari tard dans la nuit et dut encore raconter comment cela c’était passé et que… de Flora, pas même une ombre…  
Probablement si on vivait ici plus longtemps on finissait pas s’habituer à tout ce qui ne fonctionnait pas. On se résignait… L’avion n’arrivait pas aujourd’hui? Quelle importance? Peut-être allait-il arriver demain… Attendre à l’aéroport ou autre part? Quelle différence… personne ne s’était fatigué, personne n’avait eu ni faim, ni soif… on avait vécu… vivre à Nilbari ou à l’aéroport, quelle différence ? Quelle différence y avait-il si un avion arrivait aujourd’hui ou demain? L’avion allait quand même arriver “after some time” comme la poste ouvrait elle aussi after some time… On était en Inde après tout…  
Cela aurait été parfait si en même temps les Indiens ne prétendaient pas le bienêtre occidental. Ils voulaient certainement les dollars mais en aucun cas le rythme de travail qui permettait de gagner des dollars… 

Le menuisier. 
Trouvé était donc assis dans son lit-cage en fer, avec ses deux jambettes cassées plâtrées… il y avait de quoi désespérer… mais lui semblait heureux… sans doute se sentait-il protégé et avait-il moins peur, ne fût-ce que d’être bousculé par mégarde …  
Il était assis avec ses deux jambes tendues devant lui. Avec les plâtres elles semblaient énormes. Devi avait arrangé des coussins pour qu’il puisse faire ses besoins sur un vase de nuit. Le drame n’était donc pas l’immobilisation, ni les plâtres, ni même sa maladie… la tragédie c’était que cet enfant si plein d’énergie et intelligent passait son temps sans rien faire ! On ne lui donnait même pas un bout de papier et un crayon, rien… Non seulement il était privé de vie active, on lui ôtait aussi tout possibilité de vie intellectuelle. Si au moins il avait été capable de lire… Si on lui avait enseigné les rudiments de l’anglais, un jour il aurait pu se trouver un emploi…  
Mais les autorités de la maison n’arrivaient pas à penser si loin…  
Alice prit les mesures puis s’en alla chez le menuisier pour faire construire une table à déposer par-dessus les jambes de l’enfant. Le meuble était d’une simplicité élémentaire: deux planches verticales clouées sous une planche horizontale et le tour était joué: Trouvé aurait eu sa table dans son lit…  
-“No problem – dit le menuisier – ce sera prêt après-demain…” 

En fin d’après-midi arriva la jeep avec… Flora…  
C’était une jeune fille blonde, genre girl guide, comme Alice l’avait été au temps où elle fréquentait l’école du dimanche de l’église méthodiste… Elle se prenait très au sérieux et traitait les autres avec grande condescendance… Elle était typiquement française et parlait un anglais élémentaire avec un accent épouvantable. Pire que cela : elle faisait des phrases très longues, parsemées de propositions incises qui étaient bourrées de considérations philosophiques qui embrouillaient tout son discours…  
Les didis la regardèrent avec consternation… ne comprirent rien et répondirent oui à tout…  
Alice refusa d’entrer dans ses discussions inutiles: Flora allait à Jalpaiguri, Alice rentrait chez elle … Mais Flora croyait encore qu’elle allait faire quelque chose… Elle prit tout de suite la situation en mains. 
-“Pourquoi cet enfant n’a-t-il pas de prothèses? Et celui-là pourquoi ne porte-t-il pas de corset?…” 
-“Calme-toi – lui répondit Alice en souriant – ici on est en Inde ma cocotte… ça fait deux mois que nous attendons que les orthopédistes viennent prendre les mesures pour ajuster les appareils… mais avec les émeutes et les couvre-feux… on n’est pas à l’avance… les chaises roulantes attendent depuis deux mois non pas d’être réparées, mais d’être portées chez le réparateur… it will come after some time… Tu vois cet enfant-là? Et bien il attend non pas d’être opéré, mais que l’on soigne sa scabieuse pour que, quand il en sera guéri, il puisse être pris en considération pour être opéré… plus tard…beaucoup plus tard… D’ici là? Et bien il vit… il reçoit à manger, il a de quoi dormir… il vit donc… il faut laisser du temps au temps… after some time…” 
-“Si tu veux, demain je te fais le check-up de tous les enfants…” répliqua Flora pour souligner l’incompétence d’Alice qui avait vingt ans d’expérience en plus. -“Non – répondit tranquillement Alice – je ne veux pas. Cela a déjà été assez compliqué d’arriver jusqu’ici, je n’ai pas besoin qu’on complique encore la situation, ils le font fort bien eux-mêmes…” 
-“Mais il faut…” 
-“Il ne faut rien du tout – intervint Alice excédée – la seule chose qu’il faut c’est que tu mettes les pieds sur terre, que tu comprennes qu’ici on n’est pas en France et surtout que tu ne me casses pas les couilles parce que moi, j’en ai plein le cul!” 
Flora resta bouche bée mais n’avait pas encore compris. Après midi, elle voulut assister aux leçons d’anatomie. 
Alice continua son programme en mimant, dessinant, parlant avec les mains, en répétant quand elle voyait que les didis n’avaient pas compris. Les heures passèrent, Flora devint de plus en plus nerveuse et finit par sortir avant la fin de la leçon. 
-“Mais c’est toujours ainsi ?” – demanda-t-elle avec un regard effaré. 
-“Qu’est-ce que tu t’imaginais? Trouver des universitaires? Qu’est-ce qu’on t’a raconté à Genève? Ces filles n’ont même pas fait l’école primaire, elles ne parlent que leur dialecte et pas un mot d’anglais… Elles ne savent même pas dessiner un bonhomme… C’est déjà un grand succès  qu’elles réussissent à écrire quelques mots dans leur langue.” 
Flora avait tout d’un coup entrevu un monde dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence… 

La sœur d’Isa vint rendre visite après un mois de silence total. Elle raconta comment elle avait vécu les émeutes et le couvre-feu, les gens chassés de leurs habitations, les maisons incendiées, les femmes réfugiées avec leurs enfants chez Mère Teresa, la peur des militaires qui faisaient irruption avec le doigt sur la gâchette de leur fusil mitrailleur, le manque de nourriture, l’interruption de l’électricité, le manque d’eau, l’incertitude, surtout la peur… et dans tout ça les enfants qui hurlaient de faim et de soif et eux aussi… de peur…  
Flora écoutait avec les yeux écarquillés, elle ne disait plus rien… Sans doute le paradis indien qu’on lui avait décrit à Genève commençait-il à changer de couleur… 
Le matin suivant elle vint s’assoir avec une mine complètement défaite: -“Je n’ai pas su dormir… J’ai entendu des hurlements effrayants de quelqu’un qu’on égorgeait…” 
-“Moi non plus je n’ai jamais pu m’y habituer – répondit Alice – c’est comme cela toutes les nuits… Il y a aussi les chiens errants qui chassent et tuent tout ce qu’ils trouvent en les déchirant et en se battant entre eux… Tu as pris une réserve de somnifères? sans somnifères, je ne parviens pas à fermer l’œil…” 

C’est alors qu’arriva une nouvelle didi qui était chargée spécialement d’emmener les enfants aux visites des médecins. Ainsi tout ce qui allait déjà si mal alla encore plus mal car la didi arrivait systématiquement en retard aux rendez-vous… On avait demandé un rendez-vous, on avait attendu pendant des mois et maintenant que la didi spéciale devait aller à ce précieux rendez-vous, elle y arrivait quand son tour était passé… et donc on allait devoir tout recommencer… Mais à la fin qu’importait? Tel enfant serait quand même resté sourd muet et tel autre serait quand même resté bossu… On pouvait même se demander à quoi servait de vouloir les emmener chez des médecins…  
Santal était venu spécialement de Jalpaiguri pour aller voir un médecin spécialisé, il attendait depuis des mois et après le rendez-vous manqué il allait attendre de nouveau pendant des mois… et pendant tout ce temps il n’allait même pas à l’école… il ne faisait rien…il traînassait sur la terrasse…il dormait étendu par terre au soleil… Il ne lisait rien, à supposer qu’il fut capable de lire… Personne ne se préoccupait de lui, mais pourquoi l’aurait-on fait? Il mangeait et dormait… il vivait… comparé aux enfants de rues qui devaient affronter toutes les violences n’était-il pas au paradis?  
En Occident, l’éducation et la prévention avaient permis de soigner le plus tôt possible les déformations vertébrales et en fait on ne voyait pratiquement plus de vrais bossus. Ici, le manque de sérieux faisait que les déformations s’installaient lentement et atteignaient des degrés dramatiques et naturellement irrécupérables… Que voulez-vou … quand on a un mauvais karma… 
Evidemment il y avait la polio, mais, pire que la polio et la lèpre réunies étaient l’ignorance de la part des adultes… qui condamnaient ces enfants déjà si pauvres à devenir complètement misérables. 
Alice couvait sa colère en silence. 

Alice alla chez le menuisier pour prendre la table de Trouvé. Naturellement elle n’était pas prête…il ne l’avait même pas commencée, mais il promettait pour demain… Mara qui accompagnait sourit tristement: elle commençait à 
comprendre: encore une tentative qui avait foiré… 
-“Dis-lui qu’il ne doit plus s’en donner la peine, je la ferai moi-même…” – dit Alice et elle sortit tandis que Mara continuait à discuter. 
-“Je lui ai dit qu’il venait de perdre un bon client qui ne lésinait pas sur les sous…” Mais oui, Mara commençait à comprendre… 

Arrivée à la maison Alice assit Trouvé dans la poussette et elle l’emmena vers Danesh Sheikh lane où il devait y avoir un autre menuisier. 
Les magasins semblaient une longue file de garages fermés par des rideaux métalliques et dans le meilleur des cas des vitrines. Les petits magasins se succédaient: électricien, cordonnier, menuisier… Des planches de toutes sortes obstruaient le local avec quelques meubles de mauvaise qualité, des planches dont le plaqué se décollait, beaucoup de poussière, le plancher vacillait et les murs perdaient leur enduit... Cependant la carte de visite du menuisier était mirobolante…  
“New Laxmi furniture: modern designer and general order suppliers”. C’était là le menuisier de Hanna,  le spécialiste du bambou…  
-“Mes clients sont mes dieux – avait-t-il expliqué à Hanna – Laxmi est la déesse de l’argent, l’argent est mon dieu et donc mes clients sont mes dieux, raison pour laquelle j’ai dédié mon magasin à la déesse Laxmi…” 
Le menuisier appela un de ses ouvriers qui, en ronchonnant, montra ce qu’ils avaient comme planches. Alice prit des mesures et traça avec une équerre et un crayon la ligne le long de laquelle il fallait couper la planche. L’ouvrier se mit à scier avec une scie tellement rouillée qu’il  avait toutes les peines du monde. Alice acheta aussi huit clous… Puis elle s’en retourna vers le home. Trouvé était assis dans la poussette et tenait triomphalement les planches dans ses bras.  
Ils rencontrèrent les mêmes passants qui s’exclamèrent: 
-“Ah, nous voyons que vous avez trouvé le menuisier! Mais qu’allez-vous faire avec ces morceaux de bois ?” 
Alice s’arrêta et engagea la conversation: 
-“Vous voyez cet enfant… il ne peut pas sortir de son lit: Donc, il a besoin de quelque chose qui lui serve de table. Je vais clouer les deux petites planches sous la grande et ainsi il aura à sa hauteur une tablette sur laquelle poser son assiette ou une feuille de papier … Il doit apprendre à lire et à écrire… “ 
Une dizaine de personnes s’étaient approchées et tout le monde se mit à discuter.  -“Alors vous êtes une des sister?” et tout le monde voulut l’inviter à aller boire le thé. 
-“Merci, c’est gentil… mais je suis “on duty”… je ne puis m’attarder et aussi… l’enfant se fatigue…” 
On regarda Trouvé avec compassion, mais lui semblait le plus heureux du monde… A peine avaient-ils repris leur route qu’il se remit à chanter… 
A la maison Alice ajusta les planches en les recoupant avec la scie de son couteau suisse qui fonctionnait beaucoup mieux que celle du menuisier… La table fut réalisée en un tour de main. Alice l’installa par-dessus les jambes de l’enfant et puis lui donna un cahier et un crayon. Il regarda tout surpris et ne savait même pas comment on tenait un crayon en main… Ainsi vers sept ou huit ans il commença à apprendre ce que normalement les enfants de trois ans apprennent à l’école maternelle. Il allait avoir une occupation et Alice ne doutait pas du fait que lui-même allait en redemander…  

Chaque jour apportait de nouvelles déceptions: chaque jour elle se sentait plus malade et plus faible. Les médicaments lui faisaient tourner la tête, les crampes dans le ventre augmentaient, elle mangeait de moins en moins. Elle devenait de plus en plus faible et ne réussissait plus à monter les trois étages sans devoir s’arrêter plusieurs fois pour reprendre son souffle.  
Un matin elle se réveilla avec une envie folle de tulipes jaunes… elle voyait devant elle un gros bouquet de tulipes jaunes dans un vase en forme de globe de cristal. Elle aurait fait n’importe quelle folie pour des tulipes jaunes… 
Ce matin elle reçut une lettre provenant d’Europe. Sur l’enveloppe un cachet de la poste disait “Les PTT vous souhaitent de bonnes fêtes” et elle fondit en larmes…  

Avant de partir, Alice avait discuté avec un ami médecin la possibilité qu’il vienne lui aussi pendant quelques semaines, mais en voyant comment cela se passait elle lui avait écrit que cela ne valait pas la peine. Aujourd’hui il lui envoyait une carte postale qui représentait Guillaume Tell et avec le commentaire: “Ma chère Alice, Guillaume Tell te rappelle au pays…” et là elle fondit en sanglots… Elle se dit que l’alimentation insuffisante lui dérangeait la chimie dans son cerveau… Mais les didis aussi avaient continuellement mal à la tête, fièvre, crampes dans le ventre. On dut en porter une à la clinique avec une hémorragie et une autre restait régulièrement couchée… Il n’y avait pas grand monde de sain dans la maison… 

L’aquarium 
La vie continua lente et désespérante et Alice préparait tout doucement son départ. Elle était venue avec l’intention de rester six mois et, si l’expérience en avait valu la peine, elle serait allée au Népal et ensuite elle aurait demandé un visa pour six autres mois. L’aventure avait mal commencé car le visa ne comptait pas à partir du moment où on entrait en Inde, mais au moment où il était accordé par l’ambassade… Ainsi elle avait déjà perdu un mois avant même de partir. Maintenant cela n’avait plus d’importance puisqu’elle s’en allait le plus vite possible. De toute façon cela n’intéressait personne: qu’elle soit présente ou pas, personne ne s’en inquiétait. Sans doute étaient-ils même contents de la voir partir au plus vite. Un soir, elle profita de la présence de Hanna pour expliquer à Trouvé qu’elle allait s’en aller et que lui devait apprendre à écrire et aller à l’école. Trouvé écouta tranquillement, complètement indifférent, il n’avait même aucun regret de la voir partir… Ces enfants étaient habitués à voir des gens venir et partir… Eprouvaient-ils de l’affection pour ces Européens qui venaient et partaient ou cela leur était-il indifférent? 
Par contre, Alice supportait mal l’idée de le laisser ici. Elle ne le porta plus avec elle sur la terrasse car à chaque fois qu’elle s’approchait du parapet elle avait envie de le jeter dans le vide, pour mettre un terme à ses souffrances. Et, consciente de ce qu’elle ne raisonnait plus normalement, elle eut peur de passer à l’acte.  
Un matin, Alice partit avec Devi à Calcutta pour lui faire voir où se trouvaient les magasins les plus intéressants et les endroits qu’il fallait montrer aux Européens qui allaient venir plus tard. Elles allèrent réserver une chambre dans un hôtel, passèrent à l’agence de voyage, retirèrent les films et allèrent pour le lunch chez Flury’s. Pendant qu’elles sirotaient leur thé, Alice observa Devi. Elle était belle, douce, harmonieuse et méritait beaucoup mieux que ce triste Calcutta. Mais que faire? Pour aller étudier en Europe il lui manquait toute la base. Même lui payer des études en Inde était difficile car il y a avait à parier que si on envoyait de l’argent c’était toute la famille qui allait se servir… et en premier lieu les frères qui allaient s’acheter une moto et des lunettes de soleil…  
Elles découvrirent un autre magasin de jouets et en achetèrent pour les petits. Pour les grandes, Alice acheta un aquarium et pour Trouvé qui dormait avec un petit ours complètement déchiré, elle acheta une très jolie poupée avec un visage rose et de longues tresses en laine jaune. 
Trouvé eut le coup de foudre pour sa “photul” et la nuit il réveillait les didis quand il avait égaré sa poupée dans le noir. 

Le magasin de jouets s’appelait pompeusement “Hobby Center” et ils fabriquaient aussi des balançoires, des moulins et toboggans qui auraient été parfaits pour la nouvelle terrasse. Alice et Devi repartirent avec les bras chargés et “l’ingénieur” les accompagna pour prendre des mesures. Mais il avait oublié son mètre et ensuite il ne parvint pas à imaginer un toboggan qui partit depuis la terrasse supérieure et arrivait sur la terrasse inférieure…  
-“Mais oui – insista Alice – regardez pour les enfants c’est un excellent exercice: ils montent l’escalier, puis la petite échelle du toboggan, puis ils se laissent glisser jusque sur la terrasse du bas et puis ils recommencent: c’est une formidable gymnastique…” 
Alice l’aida à dessiner le projet et à prendre les mesures, puis il  demanda qu’elle lui paye le taxi de retour et le repas de midi…  
-“Vous, Indiens – dit Alice avec mépris en lui tendant quelques roupies – vous n’avez aucun amour-propre, pas de honte, vous vous comportez comme des mendiants… Au Pakistan les pauvres sont dignes…” Elle savait bien que la comparaison avec le Pakistan était une insulte, mais d’abord c’était vrai et ensuite c’était la seule façon de se rebeller contre cette mentalité qu’elle supportait de plus en plus difficilement. 

“L’ingénieur” voulut prendre sa revanche en disant d’un air important: 
-“Ici, sur la terrasse, une balançoire n’est pas possible parce qu’il faut fixer les montants dans le sol.” 
-“Je ne vois pas où est le problème – répondit Alice – quatre vis dans la chape de béton et le tour est joué…” 
-“Madame, dit-il avec emphase – je suis ingénieur, je sais de quoi je parle…” -“Ah! – dit-elle – je ne doute pas qu’un ingénieur soit capable de fixer une balançoire…”  
-“On ne peut pas faire de trous dans le sol car pendant la mousson il pleut et l’eau pénètre dans les trous…”  
-“En effet, pendant la mousson il pleut. Et bien, figurez-vous qu’en Europe il pleut pendant toute l’année et en hiver il gèle et pourtant on fait des trous pour fixer les balustrades autour des balcons, des antennes sur les toits, des panneaux publicitaires le long des murs… On prend une foreuse, on fore un trou, on y met une cheville, on visse ce qu’il faut visser et ensuite on silicone le tout et c’est parfaitement étanche. L’ingénieur regarda Alice avec consternation. 
-“Vous savez –dit Mara pour clore le débat – en Europe ils raisonnent autrement…» 

La directrice arriva avec une cage qui contenait deux petits perroquets verts comme il en volait des milliers autour de la maison.  
-“Un pauvre qui a besoin d’argent a apporté ces oiseaux. J’ai pensé que vous auriez à cœur de les offrir aux enfants…” 
-“Excellente idée” – répondit Alice mais sans faire allusion au prix.  
On déposa la cage sur un banc, une fillette handicapée mentale vint et ouvrit la porte et un des oiseaux s’envola. 
-“Quelle tristesse – dit Alice – maintenant celui-ci est tout seul et son compagnon l’appelle depuis cet arbre.” 
Un autre enfant ouvrit la porte et le deuxième oiseau s’envola lui aussi et la question de la volière fut résolue. 

Alice porta l’aquarium à l’étage des grandes. Elles vinrent observer. Alice installa l’aquarium: un peu de sable, le petit moteur de la pompe pour filtrer l’eau, les petits poissons. Dans le couvercle il y avait un endroit prévu pour installer de l’éclairage mais il n’y avait ni le soquet, ni la lampe, ni même le fil électrique…  Le plus étonnant fut la statuette qui représentait un angelot qui était agenouillé et priait, mais de son sexe s’élevait un nuage de petites bulles… C’était parfaitement grotesque, mais cela excitait toutes les didis qui venaient regarder et riaient aux éclats… 
-“Cela ne doit pas plaire à nous…” – dit Alice à Hanna qui regardait cela avec réprobation… 

Le lendemain Mara se montra de fort mauvaise humeur…  
-“Cette nuit des chats sauvages sont venus pour prendre les poissons, ils ont renversé le couvercle qui est tombé par terre et a réveillé les enfants et l’eau a mouillé nos matelas…” 
Alice alla constater les dégâts… en fait c’était l’aquarium qui perdait de l’eau. Elle demanda un taxi et retourna au magasin et acheta le matériel électrique nécessaire. Arrivée à la maison elle s’assit à une table et avec son couteau suisse elle commença à dénuder les fils électriques, à dévisser et visser sous le regard incrédule de l’assistance.  
-“Incroyable… - dit une des didis – ces Européens font tout si facilement, si rapidement…” 
-“Il n’y a rien d’étrange – précisa Hanna – chez nous, tout le monde est capable d’attacher un fil électrique…” 
-“Pauvres, pauvres gens…” – soupira Alice… 

Un soir Alice entendit des hurlements provenant de la crèche, elle se rhabilla et alla voir ce qui se passait.  
-“Pourquoi pleurent-ils” demanda Alice. 
-“Ils ne doivent pas dormir avec un jouet!” –répliqua une didi nouvelle venue. -“Il n’y a pas de danger – dit Alice – ce sont des animaux en plastic et si cela leur fait plaisir je ne vois pas pourquoi ils ne pourraient pas dormir avec un petit jouet…” 
-“Moi je n’ai jamais dormi avec un jouet et eux non plus ne doivent pas dormir avec un jouet…” 
-“Mais toi, maintenant tu es une personne adulte… tu n’as aucune raison d’être jalouse de ces enfants…et en plus, toi tu travailles au secrétariat, tu n’as rien à voir ici avec les enfants de la crèche, cela ne te regarde pas…” -“Ca m’est égal… si moi je n’ai pas pu, eux non plus ne peuvent pas…” 
Alice s’assit sur le banc… si maintenant les adultes se mettaient à être jaloux des enfants…  

La mission de Rama Krishna de Belur Math était un des endroits célèbres à visiter. Alice avait demandé à Mara de la guider puisque Mara était une fervente hindouiste et fréquentait un guru local. Elles y seraient allées le dimanche matin. Alice se réveilla à cinq heures quand le moteur de la pompe s’enclencha audessus de sa tête. Elle déjeuna comme d’habitude et elles auraient pu partir tôt mais Mara faisait tout au ralenti. Les bus eux aussi allaient au ralenti et ainsi elles arrivèrent à Belur Math quand on était en train d’en fermer les grilles. -“Il ne nous reste qu’à retourner à la maison.” - dit Alice avec résignation.  
-“Je pensais que nous étions parties pour toute la journée.” - dit Mara ingénument. 
“Et que penses-tu faire de midi à trois heures sous ce soleil?” 
“Je pensais que nous pouvions acheter quelque chose et pique-niquer…” “Pique-niquer en rue? Tu vois bien qu’ils ferment les grilles… As-tu de quoi aller dans un restaurant?...” 
-“Non, je pensais que tu allais payer…” 
-“Mais tu n’as pas pensé que j’en ai marre d’être exploitée?” 
Alice appela un taxi et de fort mauvaise humeur elle rentra sans avoir visité la mission. 

Jacqueline avait téléphoné au bureau pour annoncer qu’elle arrivait en train avec de nombreux bagages puisqu’elle rentrait en Europe et pour demander qu’on vienne la chercher. 
A 7 heures Mary était prête à aller la chercher avec l’ambulance,  comme cela elle était certaine d’arriver à temps pour 9h. Malheureusement l’ambulance refusa de partir… et Jacqueline fut abandonnées à son triste sort car, ce matin-là, on attendait la visite de donateurs qui allaient donner des dollars et étaient naturellement plus importants que Jacqueline… qui, elle, n’avait donné qu’une année de sa vie…  
Brusquement toute la maison fut envahie par des étrangers qui gonflèrent des ballons publicitaires pour une marque pharmaceutique et puis disparurent comme ils étaient venus… 
Jacqueline arriva en soirée, épuisée et déçue. Son bel enthousiasme s’était transformé en amertume résignée… 
-“Je ne sais pas s'il restera quelque chose de l’effort que nous avons fait… Je crains que quand nous serons parties et que les centres devront se gérer autonomement, ils ne retombent comme ils étaient avant… Je ne sais même pas si ceux que nous avons formés ont appris quelque chose… Je me demande ce que je suis venue faire ici…” 
-“C’est la question que je me pose chaque matin – dit Alice – mais que cela 
vienne de ta part… voilà qui m’étonne, toi qui étais si… positive…” 
-“Pffff……” – répondit Jacqueline en faisant un geste de la main comme pour tout balayer… et elle n’ajouta pas de commentaire… 

Elles préparèrent le départ de Jacqueline pour l’Europe et ce fut épique. En plus de ses bagages personnels, elle se retrouva avec une série de sacs qui contenaient du soi-disant artisanat destiné à être vendu en Europe au bénéfice de l’organisation.  
Bref, au lieu des 20kg règlementaires, Jacqueline se retrouva avec 52 kg de bagages qu’on chargeât dans la vieille ambulance pour la conduire à l’aéroport. Jacqueline ne sut si elle devait pleurer de tristesse ou de joie, mais le temps passait et l’avion ne l’aurait pas attendue… 
-“Adieu! – dit Jacqueline à Alice – profite de tes dernières semaines, il y a eu de bons côtés… aie confiance… tout compte fait cela a été une expérience positive”… 
-“OK, no problem …bon voyage…” 
C’est à ce moment-là que quelqu’un déposa la belle veste en daim que Jacqueline s’était fait faire sur mesure au Népal avec les derniers petits dollars qui lui restaient, dans une énorme flaque d’huile de moteur qui recouvrait le sol de la vieille ambulance… et Jacqueline éclata en sanglots décidément désespérés…  

Ils partirent en trombe vers l’aéroport inquiets que l’avion fut déjà parti, mais il n’avait pas failli à sa réputation… il avait un certain retard… On pesa ses bagages et les 32 kg de trop devinrent un vrai problème… 
Mara pensait qu’il suffisait de pleurer et de se tordre les mains devant les employés qui continuaient à enregistrer les passagers et leur bagage. Jacqueline fut emportée avec ses bagages personnels par le flux des passagers et tout l’excédant resta par terre à la grande consternation des didis… Elles rentrèrent à Nilbari en passant par le New Bridge. Un camion y était arrêté, tous phares éteints et l’ambulance alla le percuter de plein fouet… Heureusement la vitesse de l’ambulance ne dépassait pas les 20km/h et il n’y eut pas de morts… L’épouvante fut maximale et les dégâts matériels considérables et elles rentrèrent fort tard et toutes avec des bleus et des écorchures… Cette fois Mary se trouva, elle aussi, sur le bord de la crise de nerfs…  
Alice ne se sentait plus concernée et considérait le tout avec un cynisme qui lui permettait de se sentir moins mal.  
Le matin suivant, elle rassembla ses élèves et leur dit joyeusement: 
-“Pour conclure mon séjour, je vous offre une journée de visite à Calcutta…” -“Toi aussi tu t’en vas?” 
-“Combien de fois ne vous l’ai-je pas dit: un de ces jours je m’en vais dans un hôtel et ensuite arrivera mon compagnon et nous irons nous reposer à 
Kalimpong…” 

Donc, ce matin–là, les didis se coiffèrent avec une double dose d’huile dans leurs cheveux, elles enfilèrent leur saree du dimanche et toute la bande prit le bus en direction de l’Esplanade. C’était vraiment jour de fête! Pauvres didis… elles vivaient ici depuis qu’elles étaient nées et c’était une étrangère qui leur faisait la visite guidée de leur ville… 
-“Première étape - dit Alice – nous allons visiter le musée de sciences naturelles…” 
L’énorme musée dormait sous une épaisse couverture de poussière, mais pour les didis ce fut un grand événement: elles allèrent, vinrent , discutèrent, posèrent mille questions… sans aucune préoccupation pour le temps qui passait: elles étaient là pour voir et comprendre! Elles trouvèrent un énorme tableau qui expliquait la théorie de Darwin. Elles s’arrêtèrent se mirent à discuter et Alice mima et expliqua tout ce qu’elle pouvait et elles se le répétaient entre elles… -“Mais voyez-vous ça – se dit Alice – hier ces petites ignorantes ne savaient même pas ce que c’était qu’un os et voilà que maintenant ces honorables étudiantes comprennent Darwin… et surtout, elles ont appris à demander, à parler, à discuter…” 
Elles sortirent du musée bien après midi... 
-“Maintenant – dit Alice – nous sommes toutes fatiguées et en hypoglycémie… il est urgent d’aller chez Flury’s pour une bonne dose de théine et de glucides…” Les didis intouchables du slum entrèrent dans le luxueux tea room suisse, d’abord avec un peu d’appréhension, ensuite avec un plaisir évident. Alice demanda de réunir trois tables et d’apporter le thé et un vaste choix de gâteaux. -“Voilà  - dit Alice – vous buvez et vous mangez ce que vous voulez et autant que vous voulez, sans vous rendre malades, car nous avons tout notre temps. Aujourd’hui c’est mon cadeau de départ. Vous êtes parmi les personnes les plus pauvres de l’Inde, mais l’Inde est une démocratie, donc vous avez le droit de travailler, d’étudier, d’aller où vous voulez, d’entrer où vous voulez: vous êtes des citoyens à part entière. Il n’y a qu’une condition: d’abord il faut savoir ce qu’on veut, ensuite il faut travailler pour y arriver…  
Je suis convaincue que vous êtes capables car vous êtes intelligentes et courageuses, vous manquez seulement de confiance en vous. Mais, buvons à votre futur!” 
Elles levèrent leur tasse de thé et la discussion partit sur les chapeaux de roues sans plus aucun complexe: Flury’s ou pas Flury’s…  
-“Les donateurs donnent de l’argent pour les enfants, pas pour les didis…” 
-“Je sais et cela est une grosse erreur car si les didis sont ignorantes, elles ne peuvent pas éduquer les enfants. C’est un des problèmes que j’ai signalés à Genève. Mais cela ne dépend pas seulement d’eux. Vous avez une langue pour parler. Si vous ne dites rien eux ne peuvent pas savoir ce dont vous avez besoin. 
Si vous ne prenez pas d’initiative, personne ne le fera à votre place… Si vous passez vos journées couchées à dormir sur la terrasse, vous ne ferez aucun progrès. Par contre, si vous passez les examens, si vous demandez à suivre des cours, par exemple, pour écrire à la machine, etc. vous vous améliorerez de jour en jour et au moment où il faudra remplacer les vieux bonshommes inutiles du Governing Body , vous aurez le droit de prétendre… L’actuel Governing Body  fait ce qu’il peut, mais s’il était constitué de personnes plus éduquées, capables de mieux gérer, de prévoir un avenir pour les enfants etc.… ce serait bien pour tout le monde. ” 
-“Personne ne nous dit cela…” 
-“Personne ne nous donne la possibilité…” 
-“Personne ne s’intéresse à nous…” 
-“Personne ne nous a emmenées en promenade… Quand nous sortons c’est toujours pour accompagner les enfants mais jamais pour nous.” 
-“Les Européens ont pitié des petits de la crèche mais ne nous voient même pas.” 
-“C’est vrai –dit Alice – mais cela ne viendra pas tout seul. Personne n’a étudié à ma place, moi aussi alors que j’étais mariée et avais des enfants j’ai dû décider de retourner à l’école et ensuite de travailler… Je me lève tous les matins à 6h, je travaille à l’hôpital toute la journée et il est 19h quand je rentre et après cela je fais tout le travail de la maison… Je ne me couche pas avant 23h…” 
-“Mais on ne nous demande jamais notre avis…” 
-“Voilà où vous vous trompez: il ne faut pas attendre qu’on vous demande votre avis. Vous devez penser avec votre tête et décider ce qui est bien pour vous et ensuite le dire, au Governing Body , aux donateurs, aux volontaires comme Hanna ou moi. Même si le vieux Governing Body  est dépassé par ces idées nouvelles, des gens comme Jacqueline ou Hanna ou moi nous vous comprenons fort bien et si vous parlez avec nous, nous en parlerons avec les donateurs… Mettez-vous ensemble: si vous allez toutes ensemble au Governing Body  pour discuter, ils ne peuvent pas vous licencier toutes… D’ailleurs si vous progressez, c’est toute l’institution qui progresse… pour votre bien mais surtout pour le futur des enfants…” 
Deux heures passèrent allègrement. On commanda de nombreuses pâtisseries et de nouvelles tasses de thé. Les didis parlèrent et rirent… Les autres clients devaient sans doute se demander qui était cette bande de petites femmes émancipées qui discutaient et s’emballaient avec autant de désinvolture… Alice se sentit bien… Si seulement on avait pu balayer tous ces vieux qui entravaient l’enthousiasme des jeunes, on aurait vraiment pu travailler comme en Europe. Alice était de plus en plus convaincue que si elle avait pu prendre Nilbari en main avec les didis et les enfants mais sans les vieillards du Governing Body, elles auraient pu créer un institut aussi moderne qu’en Europe… Il fallait une gestion efficace: des accords avec des fermiers pour assurer la nourriture, des enseignants pour transformer l’orphelinat en école et surtout, il fallait quitter l’attitude de mendiants passifs pour devenir des entrepreneurs audacieux… Mais bon… peut-être que quelques idées semées par Hanna et Alice allaient germer et faire leur chemin…  
-“J’ai entendu parler du planétarium – dit Ruda – vous savez ce que c’est?” 
-“J’ai vu où il se trouve… Cela vous intéresse?” 
Elles décidèrent d’aller à pieds au planétarium tout en faisant du lèche-vitrine…  Kalpeni marchait si difficilement avec sa jambe paralysée et son bâton de bambou… mais elles allaient marcher lentement… et c’était une bonne excuse pour s’attarder devant les vitrines … 

Le planétarium fut un succès: un commentateur expliqua en bengali le mouvement des étoiles et des planètes. Les didis furent enthousiastes… Donc, ce jour-à elles avaient intégré, tout naturellement les théories de Darwin et les mouvements de notre galaxie…  
-“Pas mal pour des débutantes…- se dit Alice – et après ça on les traite comme des ignorantes…” 

Enfin elles allèrent visiter la cathédrale Saint Paul qui s’écroulait et présentait de larges fissures dans ses murs. Des ouvriers couraient le long des échafaudages et de grandes affiches faisaient appel à la générosité publique. 
-“Quelles sont les raisons de ces fissures ?” – demanda Alice au chef de chantier. 
-“Ouf… - dit-il - elle s’écroule parce qu’elle est vieille…” 
Alice n’eut pas envie de lui répondre qu’elle avait été construite par les anglais et donc n’avait que 200 ans… 

En fin d’après-midi, elles étaient toutes fatiguées et elles prirent des taxis et rentrèrent par le New Bridge. 

Le soir Mary vint demander comment s’était passée la journée. 
-“Fort bien et toi? Comment va le mariage? A quoi ressemble ton fiancé?” 
-“Je ne sais pas… je ne l’ai vu qu’une fois je n’ai pas osé le regarder…” 

Quelques jours plus tard elle vint frapper à la porte d’Alice. 
-“Je suis allée à la leçon pré matrimoniale… Il y avait aussi mon fiancé… et tu sais ce que le prêtre a dit? Il a dit que dans le mariage nous devons nous aimer et nous respecter mutuellement… Ca je ne l’avais jamais entendu dire par personne…” 

Dans cette ambiance de bidonvilles, l’islam n’avait plus rien des belles élucubrations faites avec le verre de thé à la main et assis sur des sofas recouverts de soies précieuses. L’indouisme était devenu un mélimélo inextricable dont plus personne ne comprenait rien. Les chrétiens semblaient les plus civilisés… Les pères salésiens récupéraient les enfants des rues et essayaient de leur enseigner un métier et de les soustraire à la délinquance. Cela signifiait souvent devoir lutter contre les familles qui demandaient à leurs enfants de rapporter de l’argent à la maison. Cela signifiait aussi devoir lutter contre tous ceux qui voulaient exploiter la main-d’œuvre à bon marché. 
Alice se dit que malgré tous les défauts ces missionnaires restaient et continueraient tandis qu’elle jetait l’éponge après quelques semaines… 

38 La visite des orthopédistes 
Alice avait à peine fini de se brosser les dents avec de l’eau froide au Micropur, elle avait bu le thé et grignoté quelques biscuits et elle s’était à peine couchée sous sa moustiquaire quand elle entendit courir dans les escaliers. Ruda vint l’appeler. 
-“Tu dois venir, nous ne savons pas quoi faire de ta petite Salima… elle a de nouveau de la fièvre…” 
-“Appelez Mara...” 
-“Elle ne peut rien faire, il faut la conduire à la clinique…” 
L’ambulance et la jeep étaient garées dans la cour mais les chauffeurs étaient introuvables. 
-“Nous irons avec le bus…” – dit Mara … 
Elles roulèrent Salima dans une grosse couverture et s’en allèrent prendre le bus. Les autres passagers virent qu’elles transportaient un enfant et se levèrent pour céder leur place. Le gaz d’échappement entrait par les fenêtres sans vitres et les trous dans le sol du bus. Le courant d’air filtrait de partout, la petite Salima avait de la peine à respirer. Une demi-heure plus tard elles arrivèrent à la clinique. Il était tard et il faisait noir. Le rideau métallique était abaissé et le soldat armé qui montait la garde ouvrit le gros cadenas puis referma derrière elles. Les infirmières allumèrent les lumières. 
-“Encore Salima!” s’écrièrent-elles en prenant l’enfant qui était complètement inconsciente. On la coucha dans un petit lit avec l’oxygène sous son petit nez… 
Ce n’était pas grave… seulement une nouvelle crise d’asthme… 

Le lendemain matin, sans prévenir, débarquèrent les spécialistes d’orthopédie qui étaient attendus depuis des semaines: une dame qui se présenta comme assistante sociale et un jeune homme extrêmement imbu de lui-même qui se présenta comme “le” physiothérapeute.  
Alice demanda à toutes les didis de faire cercle et d’observer “le” physiothérapeute qui commença à examiner et à évaluer les enfants. Il s’obstinait à parler un très mauvais anglais avec le très ridicule accent bengali. 
-“Excusez-moi – intervint Alice – pourriez-vous parler en bengali comme tout le monde…” 
Mara  crut prudent d’intervenir: 
-“Tu te souviens de monsieur? C’est “le” physiothérapeute que nous avons rencontré à la clinque…” 
-“Non – dit Alice – je ne m’en souviens pas…” 
Et quand elle vit que “le” physiothérapeute s’en était fort offusqué elle ajouta: -“Je suppose que si vous veniez en Europe vous trouveriez que tous les Européens ont la même tête… et bien c’est pareil pour moi… je confonds tout le monde…” Ce qui acheva de fâcher “le” physiothérapeute qui cette fois lui tourna le dos et se mit à parler de façon doctorale aux didis qui ne savaient pas si elles devaient prendre tout cela au sérieux ou en rire…  
Tout d’un coup il se tourna vers Alice et de façon provocante lui dit: -“Etes-vous capable de me dire si cela est un Babinski positif ou non?”  Alice se mit à rire et entraina les didis dans une hilarité générale. 
-“Ecoutez mon jeune ami – dit-elle – que ceci soit bien clair: le Babinski je m’en fous. Demain matin moi je m’en vais au New Kenilworth et j’en ai terminé avec Nilbari. Cependant les didis ici présentes, elles, elles restent et c’est avec elles que vous devez travailler, alors, arrêtez de faire des simagrées et faites vos examens comme vous l’entendez, avec elles.” 
Alice s’en alla boire un thé sur le toit. 
Tous les enfants furent examinés et les didis suivirent les dossiers…  

Arriva l’heure du lunch auquel Alice devait participer. Elle descendit avec ses couverts. Le physiothérapeute attaqua tout de suite: 
-“Pourquoi ne mangez-vous pas de poisson?” 
-“Parce que je n’en ai pas envie.” 
-“Pourquoi ne buvez-vous pas d’eau?” 
-“Parce que je suis assez grande pour savoir ce que j’ai envie de boire.” 
-“Mais vous le savez que dans nos pays il faut boire trois litre par jour?” 
-“Ecoutez mon petit – répondit Alice avec condescendance – je suis née en Afrique, je vis en Europe, je pratique l’alpinisme au Pakistan… j’ai appris à survivre…” 
-“Mais chez vous, qu’est-ce que vous buvez?...” Alice fit un soupir et leva les yeux au ciel: 
-“Ah, chez moi… l’eau descend d’une source dans la montagne, elle est délicieuse… La bière est brune et douce… le vin de notre vigne est fruité… le café à l’italienne est exquis… dans deux semaines je déjeunerai avec du vrai café et des croissants chauds… si vous saviez comme j’ai hâte d’être chez moi…” Sur ce, la visite des orthopédistes se termina. 
Depuis sa rencontre avec l’infirmier de l’Operation Theater et le «professionnel» de chez le photographe elle avait pris les mâles indiens en véritable aversion. 

On n’avait pas fini de compter les morts à Ayodhya, voilà que maintenait il y avait des émeutes à Bombay… 
-“On tue les gens et on coupe les bras et les jambes…” – dit quelqu’un et Alice espéra que ces nouvelles n’allaient pas arriver jusqu’en Europe. 

Un nouveau week-end suivit. Les véhicules n’étaient pas disponibles pour sortir avec les enfants. Alice partit avec Devi et Ruda vers le zoo avec l’excuse d’organiser la future visite avec les enfants. 
Elles se promenèrent. Devi et Ruda étaient magnifiques avec leur plus beau saree et leurs longs cheveux flottant sur leurs épaules et elle se sentit orgueilleuse quand les gens se retournaient sur elles et disaient: 
-“Ce sont ses filles…” 
Elles méritaient vraiment beaucoup plus que le slum de Howrah, mais toutes les didis et tous les enfants méritaient beaucoup plus…  

Ce soir-là arrivèrent les bénévoles de Jalpaiguri et parmi eux le jeune suisse avec qui Alice avait eu une altercation au sujet du serpent. 
-“Alors – dit-il – une chose est claire: nous n’aimons pas les Indiens et eux ne nous aiment pas…” Alice le regarda estomaquée… 
-“Et tu me dis cela comme ça de but en blanc? Qu’est ce qui a bien pu arriver pour provoquer une évolution aussi radicale?” 
-“Ils n’ont jamais voulu accepter mon épouse. Ils l’ont humiliée parce qu’elle n’a pas de diplôme, mais ils n’ont pas compris que si elle n’avait pas été là pour me soutenir, je ne serais pas resté non plus…” 
Il était clair qu’il ne voulait pas donner d’autres détails… Alice lui raconta ses aventures… et les va et viens continuels avec les enfants dans les cliniques. 
-“Et ici dans les cliniques il y a aussi les chiens errants? – demanda-t-il – Moi aussi j’ai porté des enfants à l’hôpital… Un jour j’ai vu un chien s’enfuir avec une chose d’ensanglanté en bouche… je n’ai pas vu s’il s’agissait d’un morceau de personne ou seulement d’un bandage sanguinolent… j’ai dû courir dehors pour vomir…” 
-“Toi aussi tu auras des amibes – répondit Alice – nous vomissons tous, nous avons tous des crampes dans le ventre et la tête qui tourne… “ 
-“Notre séjour a au moins servi à une bonne chose: avant, nous nous faisions un tas d’illusions, maintenant nous avons acquis une certitude: nous voulons rentrer en Suisse, ouvrir notre atelier de matériel orthopédique et travailler à notre compte. Pour ce qui est du tiers-mondisme, nous, on a donné… ça plus jamais, ça plus jamais…” et ils disparurent comme ils étaient arrivés…  
-“Mais toi - demanda Alice à Hanna – tu crois aussi que ceux qui ont vraiment vécu en Inde assez longtemps pour voir comment les choses fonctionnent s’en vont tous dégoutés?” 
-“C’est bien triste – dit Hanna – car ceux-ci ne sont pas seulement dégoutés ils sont aussi déçus…” -“Comme toi…” 
-“Et comme toi…” 

Trouvé en avait eu assez de vivre à l’écart dans son petit lit-cage. A grands cris il avait réclamé de pouvoir dormir avec les autres  et depuis plusieurs jours il était vraiment embêtant, il pleurait, faisait des caprices et finalement il arrêta de chanter. Par contre, il se tenait le bras et regardait avec de grands yeux effrayés. 
Son bras se mit à gonfler et Alice finit par le porter en clinique. Le radiologue était présent et Alice demanda de pouvoir lui parler. 
-“Le chirurgien dit qu’il a la maladie des os de verre…” – dit-elle. 
Le radiologue la regarda avec un air tout à fait sérieux: 
-“Nous allons faire un examen approfondi. Nous allons voir les cartilages de croissance, les os du crâne… et ce bras qui est en plusieurs morceaux… En 
somme… je voudrais exclure un cancer des os…” Ca, ce fut un choc. 
Alice supportait déjà mal l’idée des os de verre, mais le cancer des os lui fut insupportable. En un éclair, elle comprit que l’enfant était en train de mourir, lentement, très lentement et que les vraies souffrances devaient encore venir… -“Qu’est-ce que je dois faire – dit-elle au médecin- Dois-je vraiment le jeter du cinquième étage? Vous pourrez au moins lui donner de la morphine quand cela deviendra trop terrible?...” 
Ce qui lui sembla encore pire c’était qu’elle n’aurait plus été là pour s’en occuper…  
-“Je rentre en Europe dans quelques jours… je me sens terriblement coupable de l’abandonner…” 
-“Vous abandonnez un milliard d’Indiens et des milliards d’Africains… sans compter les milliards de Chinois… Je ne crois pas que vous abandonnez cet enfant… vous avez fait ce que vous pouviez… vous continuerez à faire ce que vous pouvez autre part mais ce sera toujours “faire ce qu’on peut pour rendre le monde meilleur”… c’est ça notre travail, à nous les médecins, infirmières, kinés,… et tous les soignants…» 
-“Mon problème c’est que je l’ai pris en affection…” 
-“Ca, lui, il le sait… après vous quelqu’un d’autre prendra la relève… c’est le grand fleuve de la vie, avec beaucoup de petits affluents… Ne vous préoccupez pas pour lui, nous sommes ici, nous devons tous continuer notre destin… Ne vous faites pas d’illusions, vous aussi vous devrez affronter votre destin…” -“Pour avoir tant de sagesse, alors que vous êtes si jeune, vous avez certainement vous aussi vos expériences…” 
-“Oui, des expériences personnelles, mais en tant que médecin … cela vous le savez bien… on ne peut pas rester indifférents…” -“Il y a vraiment une possibilité que ce soit un cancer?” 
-“Oui, c’est fort possible, j’ose même dire que c’est probable... mais aussi longtemps que le diagnostic n’est pas posé, on n’en est pas certain. Pour le moment le diagnostic est encore toujours Osteogenesis Imperfetta” - et il sourit car il savait bien qu'Alice comprenait que cela ne signifiait rien. 
-“Vous dites cela pour ne pas me décevoir complètement…” 
-“Non, je dis cela par honnêteté scientifique.” 

Quand Trouvé rentra à la maison, il avait ses deux jambes et son bras dans le plâtre… 
Alice avait renoncé à penser. Sur le toit de la maison, elle observa longuement la beauté du crépuscule, les nuances qui lentement viraient du lilas au bleu et puis à la nuit. Les chanks, ces gros coquillages “Turbinella pyrum” que les Indiens emploient comme instrument à vent dans leurs rites religieux, lançaient leurs appels mélancoliques dans le soir. Les grands oiseaux noirs avaient encore tournoyé au-dessus d’elle et puis eux aussi étaient allés se poser sur les cimes des arbres du B.Garden pour y passer la nuit… Ces grands oiseaux noirs, ces vautours qui attendent patiemment l’agonie des bêtes malades en tournant au gré des courants thermiques ascendants, sans efforts, tout simplement ils se laissent porter par l’air chaud qui monte, il leur suffisait de tenir leurs grandes ailes déployées, de se laisser porter et d’avoir de la patience… Lentement les bêtes malades succombent et puis il leur suffit de les déchiqueter, de leur arracher des lambeaux, de les manger… Observaient-ils aussi les enfants paralysés qui se trainaient sur la terrasse de Nilbari?… Si Trouvé n’avait pas été recueilli aurait-il fini par s’écrouler quelque part dans un terrain vague pour devenir la proie des grands oiseaux noirs? Comme la mort finissait toujours par vaincre la vie, eux aussi, de toute façon, finissaient toujours par remporter la victoire… Alice sentait la mort planer au-dessus de Nilbari, comme les grands oiseaux noirs planaient au-dessus du B.Garden, … et elle se souvint du médecin allemand qui avait dit «espérance de vie… quarante ans…» Trouvé n’allait même pas atteindre dix ans… et sa petite Salima? et combien d’autres?  
Alice ressentit de plus en plus intense l’horreur de faire tous ces enfants dans une vie aussi sinistre. 
A peine le soleil descendit-il sous l’horizon que le nuage de moustiques arriva à l’attaque… et Alice se souvint de l’énorme anophèle qui faisait la couverture de 
News Week pour annoncer la recrudescence de la malaria… 
-“Il ne me manquerait plus que ça. ” – se dit-elle… 
Elle se réfugia dans sa chambre et là aussi c’était impossible: les voisins d’en bas avaient repris à parler à très haute voix, à agiter leurs casseroles, faire courir l’eau, des chiens aboyaient, des gosses criaient… C’était un bruit constant, épuisant… Elle repensa aux séjours silencieux et solitaires sur les glaciers du Pakistan et une fois de plus se dit que, surtout à cause du bruit, la vie ici, pour elle, n’était pas possible. 

Un mariage indian style 
A l’improviste, toute activité fut suspendue dans la maison: on n’allait plus rien faire d’autre que préparer le mariage de Mary… La présence d’Alice était à nouveau superflue, même dérangeait tout le monde. 
Quatre événements se superposaient: le mariage de Mary, la fête nationale, les puja à Sarasoti et le mariage de deux Français qui étaient venus exprès pour faire célébrer leur mariage par le Père Victor…  
Des dames françaises furent accueillies avec tous les honneurs et on les logeât dans la salle de classe. Une délégation alla les accueillir à l’aéroport, on cuisina spécialement pour elles et on leur porta le repas dans leur chambre au troisième étage, elles eurent même droit à de la vaisselle… Evidemment elles n’étaient pas des bénévoles mais des donatrices qui apportaient des dollars… 
Alice n’avait pas été présentée et elle alla s’asseoir sur la terrasse avec son livre. A l’improviste une des dames françaises la découvrit et se jeta dans des effusions qu’Alice accueillit avec réticence. 
-«Mais comment, on ne nous a pas dit que vous étiez ici... Qui êtes-vous? Que faites-vous?…» 
-«Chère madame je ne suis qu’une physiothérapeute bénévole, social worker, je n’intéresse personne puisque je ne suis pas une donatrice qui apporte des dollars comme vous…» 
Cela jeta un froid. 
-«Qu’est-ce que vous voulez dire?» 
-«Je veux dire que puisque vous apportez des dollars vous aurez droit à toute la mise en scène pour vous cacher la réalité, maintenir vos illusions et assurer que vous continuiez à donner des dollars. C’est aussi simple que ça…» 
-«Maintenant je dois aller visiter un autre centre, mais ce soir, il faut que nous parlions…» 
-«Ca tombe bien –ajouta Alice – alors profitez de votre visite à ce centre pour imaginer comment en est la réalité quand vous n’y êtes pas, quand les enfants auront enlevé leurs belles petites robes et se traîneront à nouveau dans leurs guenilles, qu’ils n’auront même pas une tasse de lait par jour et que le Governing Body  se prélassera dans sa grosse jeep Maruti au lieu de consacrer votre argent au bien-être des enfants…» 

Une des femmes qui travaillaient à la cuisine avait invité Alice à  lui rendre visite. Alice avait évité le plus longtemps possible mais là… Rita vint donc la chercher et elles s’en allèrent par les petites rues qui devinrent de plus en plus rurales et de moins en moins citadines. Enfin elles se retrouvèrent pratiquement à la campagne. De jolies petites maisons étaient entourées de jardinets très soignés. Mais quelle ne fut pas la surprise d’Alice, quand, en entrant dans la maison de Rita elle y trouva le chef de chantier qui travaillait à l’extension du bâtiment à Nilbari… Il l’attendait, assis sur le lit… Il est vrai qu’elle lui avait adressé plusieurs fois la parole pour le saluer et lui souhaiter le bonjour… mais de là à se faire combiner un rendez-vous… Ces hommes imaginaient donc que quand on était poli avec eux c’étaient des avances? Alice prit un air tout à fait désintéressé. -«Ah, bonjour monsieur – dit-elle – vous allez bien? Vous voyez je suis venue visiter le jardin de Rita…» et puis elle sortit pour regarder les fleurs de plus près… Il fallut quand même prendre le temps de boire une tasse de thé et ensuite convaincre Rita de la raccompagner au home car elle était on duty et donc ne pouvait pas tarder… Le monsieur essaya encore de proposer ses services à Alice: 
-«Demain c’est la Sarasotipuja, voulez-vous que je vous fasse visiter les environs?…» 
-«Voilà qui est fort gentil – dit Alice – mais demain Mary se marie et je devrai être présente…»  
Il sembla que personne ne comprit qu’Alice n’ait pas accordé plus d’attention au monsieur… S’attendaient-ils vraiment à ce qu’elle tombe dans ses bras? Allait-il tout de suite lui dire qu’il était fou amoureux d’elle et lui demander de l’inviter chez elle en Europe?  
Quand Alice raconta son aventure à Mary celle-ci se mit à rire: 
-«Ici c’est comme ça: à peine adresse-t-on la parole à un homme qu’il s’imagine un tas de choses. C’est d’ailleurs un grand problème que nous avons avec les bénévoles. Chez vous en Europe vous êtes habituées à parler avec les hommes, mais ici elles font la même chose et cela provoque des situations très ennuyeuses…» 

Puis arriva la fête nationale: le Republic Day. Tout le monde était endimanché et dans la cour on avait dressé une hampe pour faire le salut au drapeau… -«Tu dois mettre ton saree le plus beau – dit Mary – ensuite tu devras lever le drapeau et faire un discours…» 
-«Je mettrai un saree, mais nous sommes dans une maison pour les enfants, c’est à un des enfants de lever le drapeau et de faire le discours. D’ailleurs si moi je fais un discours cela risque de ne pas être apprécié car je vous dirais ce que je pense au sujet de l’indépendance du Kashmir, du manque de vaccins, de 
l’absence d’eau potable, de l’argent gaspillé avec l’armement etc.…» 
-«Non, non, il vaut mieux ne pas dire cela… Les autres Européens qui viennent ici disent que tout est beau et ils ne disent que des compliments…» 
-«Mary, toi tu sais où est la vérité… tu sais bien ce qui ne fonctionne pas… c’est une erreur de le cacher au lieu de dire ce qui cloche et d’essayer d’améliorer la situation…» 
Un des enfants tira à la corde, le drapeau s’éleva et puis se déplia ensuite tous chantèrent l’hymne national… 

Les didis avaient récolté de la bouse de vache, l’avaient diluée dans de l’eau et la répandaient par terre comme on cire un parquet. Cela puait horriblement sous le soleil. Une des didis expliqua que l’on recouvrait le sol de bouse de vache car c’était un puissant antiseptique… Alice avait lu qu’on en recouvrait aussi le cordon ombilical des nouveau-nés pour la même raison… 
Tous les matins on voyait des femmes qui recueillaient la bouse des vaches et en faisaient des gâteaux qu’elles collaient sur les murs pour les faire sécher au soleil et ensuite les revendre comme combustibles…  
Alice se demanda si elles aussi dépendaient d’un boss maffieux qui gérait la récolte de la bouse comme d’autres géraient les puits d’eau, les étangs, les conducteurs de rickshaw, les taxis… et tout le reste… 
On jetait les immondices en rue et des pauvres venaient y fouiller pour récupérer tout ce qui était recyclable, les animaux errants mangeaient les restes… et on recyclait leur merde... 

Beaucoup de gens arrivèrent pour le mariage. Les deux dames françaises allaient de découverte en découverte. Comme tout était beau, comme les Indiens étaient gentils, comme les didis étaient charmantes… chers petits pauvres, comme ils étaient heureux, regardez comme ils sourient… 
-«En ville, à Calcutta nous avons fait une curieuse expérience – raconta une des dames – une de nos amies a voulu donner quelques pièces de monnaie à un petit mendiant, mais quand elle a ouvert son portefeuille elle n’avait que de grosses coupures et alors elle s’est adressés à une autre dame et un instant après on lui a arraché son sac…» 
-«Ca vous étonne? – dit Alice – si vous montrez aux gens qu’il y a quelque chose dans votre sac c’est tout de même normal qu’ils vous le volent…» 
-«Moi je ne donne jamais de l’argent –répliqua la dame – à un carrefour il y avait une pauvre femme qui pleurait avec un bébé dans les bras… Je suis allée avec elle dans la pharmacie pour lui acheter une grande boite de lait en poudre…» -«Vous avez bien fait – dit Alice en riant – au moins la boîte de lait elle a pu la revendre… Tout le monde connaît cette mendiante au coin de Park street et de Chowringhee… Vous êtes sûre qu’elle avait un bébé dans les bras ou c’était une poupée… Avez-vous remarqué qu’elle ne demande pas l’aumône aux Indiens mais seulement aux étrangers? Vous n’avez pas vu les paralytiques couchés sur les plastics dans Park street? Les touristes s’arrêtent pour les photographier et eux demandent l’aumône. C’est leur profession… Une bénévole qui travaille dans une léproserie nous a raconté qu’il y avait un lépreux qui prenait chaque matin le train pour aller mendier deux stations plus loin…» La dame regarda Alice avec effroi. 
-«Vous ne croyez pas que vous êtes cynique?...» 
-«Je ne vous ai dit que ce que nous voyons tous les jours. Si la réalité est cynique alors je vous ai dit des choses cyniques…C’est pour cela que je ne désirais pas parler avec vous: vous payez pour voir l’Inde que vous vous imaginez. Je connais bien cette Inde. Moi aussi je l’imaginais comme vous le faites, tout à fait différente de la réalité…» 
-«Mais votre séjour a quand même été positif?» 
-«Très positif. Maintenant, comme de nombreux autres volontaires, je sais que je n’irai plus jamais faire la missionnaire. Au lieu de donner de l’argent pour que les gros parasites du Governing Body  puissent circuler en jeep j’en profiterai moimême. Je ne donnerai plus jamais un centime ni pour la croix rouge, ni pour médecins sans frontières, ni pour aucune organisation caritative. Donc j’ai appris quelque chose. Si vous venez travailler ici au lieu de faire la donatrice de passage, vous deviendrez comme nous… Donc restez tranquillement avec les illusions pour lesquelles vous apportez vos dollars…» -«Mais votre travail ici a quand même été très utile…» 
-«Non, madame, notre travail ici ne sert absolument à rien. La seule chose qui pourrait servir aux personnes du Tiers-Monde, c’est d’aider les femmes à ne pas avoir d’enfants. Ils doivent pouvoir vivre une vie sexuelle normale, mais il faut les libérer de la procréation. Il faut les aider à pouvoir se faire stériliser. Mais pour y arriver on devra d’abord se libérer des bigots et de l’emprise des religions…Leur expliquer que les dieux n’existent pas. Il faut arrêter de leur raconter des balivernes et leur expliquer que s’ils veulent manger, tout simplement, ils doivent travailler… Tout le reste, c’est de la foutaise…» La dame française qui justement faisait partie des bigots préféra rejoindre son amie…  
C’est là qu’Alice se rendit compte qu’elle avait, lentement, fini par penser, comme Debbi, que les religions étaient la cause de bien des malheurs…  

Dans les rues avoisinantes, on avait préparé des autels avec les effigies de la déesse Sarasoti qui était fort belle avec son cygne et son luth. Les gens allaient d’un autel à l’autre et faisaient namaskar en s’inclinant avec les deux mains jointes au niveau du front. 
Alice voulut montrer cela à Flora, mais Flora ne voulait que parler de sa mission… et quand elle arriva sur l’étage des petits elle s’exclama: 
-«Mais comment? Ce sont encore toujours les mêmes enfants? J’avais pourtant bien dit que ces enfants devaient aller immédiatement à la clinique, être opérés et munis des appareils orthopédiques adéquats…Ils ne sont pas très rapides…» -«Rapides? – dit Alice en riant de bon cœur – mais qu’est-ce que tu entends par «rapide»? Deux minute sont rapides, deux heures sont moins rapides, deux mois sont encore moins rapides mais c’est quand même beaucoup plus rapide que deux années… Tout cela est relatif. Pour toi rapide c’est selon tes paramètres mais les paramètres indiens sont différents. Que signifie rapide dans une vie de quarante ans? Qu’est-ce que cela change si on fait une chose aujourd’hui ou demain? Un enfant polio restera toujours un enfant polio, on peut lui faire de tout mais il ne sera jamais normal… et s’il a le malheur de vivre assez longtemps tôt ou tard il va faire une rechute avec le syndrome post-polio… Dès qu’un enfant est contaminé il est foutu et c’est tout… Tu ne peux rien y changer. Il faudrait changer toute l’Inde pour que l’Inde devienne l’Europe et raisonne comme nous. S’ils raisonnaient comme nous, nous ne serions pas ici… Peut-être n’auraient-ils pas la bombe atomique mais de l’eau potable et des vaccins… Pour toi et pour moi la polio serait une catastrophe parce que nous ne pourrions plus nous déplacer comme nous le voulons: courir, sauter, faire de la bicyclette, skier, aller en montagne, travailler… Tu as déjà vu un Indien courir, toi? C’est un autre monde… Notre erreur c’est que nous voulons trouver ici l’Inde que nous 
avons imaginée au lieu de l’Inde comme elle est dans la réalité…» 
-«Mais alors, qu’est-ce qu’on fait là?» 
-«Voilà, ça c’est la bonne question… à mon avis, rien… à part nous donner bonne conscience…» 

En Europe, le mariage était une fête, mais en Inde c’était une grande fête… qui pouvait durer des jours, des semaines et même des années si les discussions autour de la dote étaient laborieuses… L’histoire de Mary était simple: on avait vite négocié la dote, les horoscopes étaient favorables, les configurations des astres et de la lune aussi. Partout on construisait des arcs de triomphe et on montait des tentes avec des musiciens et des haut-parleurs pour célébrer tous les mariages qui voulaient profiter des étoiles bénéfiques…  

Un soir Alice vit un cortège. En tête venait un rickshaw muni de haut-parleurs qui hurlaient de la musique de film, ensuite venaient des tas de gens qui dansaient, riaient, chantaient autour d’une voiture qui était couverte de fleurs et de guirlandes de Noël. Au fond on apercevait un petit jeune homme tout effrayé comme si on le conduisait à l’échafaud… 
-«Cela doit faire un drôle d’effet quand on vous conduit auprès d’une femme que vous n’avez jamais vue de près…» 

Au matin du mariage, de nombreux hommes de la famille du marié arrivèrent à Nilbari en même temps que les membres du Governing Body . Mary était soidisant catholique, mais malgré cela on accomplissait tous les rites indous les plus bizarres… Un homme de l’autre famille apporta un plat avec une drôle de pâte au safran assez dégoutante…Mary était assise sur une natte de bambou. Son père était mort et sa mère, très malade, ne pouvait venir. Ce fut donc un des bonshommes du Governing Body  qui fit un discours… Après le discours et les prières on enduisit la pâte sur le visage de Mary et les invités commencèrent à se badigeonner l’un l’autre… Ensuite, dans une chambre, les femmes enduisaient Mary de la tête aux pieds… Personne ne réussit à expliquer pourquoi on le faisait, c’était la tradition et on décida que cela aussi était antiseptique…  
Quand quelqu’un s’approcha d’Alice avec l’intention de la badigeonner, elle aussi, elle prit une expression vraiment menaçante en disant: 
-«Ne t’y hasarde pas, car si tu n’as jamais reçu une gifle, cette fois cela va être l’occasion…»  
Puis, étant bien clair qu’Alice ne voulait pas s’intégrer, elle monta sur le toit pour y lire son livre. Devi la rejoignit  en pleurant: 
-«Quelles meurs barbares… regarde, je n’ai que deux beau vêtements et maintenant ils ont fait des taches oranges sur ma jolie tunique bleu ciel…» Mary monta aussi sur le toit pour y étendre ses longs cheveux pour les laisser sécher au soleil. 
-«Miracle! – s’étonna Alice – tu t’es lavé les cheveux?» 
-«Oui , maintenant je dois les laisser sécher et ensuite y mettre l’huile…»  
Pendant qu’elle laissait sécher ses cheveux une de ses amies lui peignait les pieds avec du vermillon… 
-«Tu veux qu’on te peigne les pieds?» demanda l’amie qui était habituée aux étrangères qui aimaient à jouer à l’indienne … 

Les futurs époux avaient échangé leurs cadeaux. Mary avait envoyé une montre swatch qu’elle avait reçue en Europe, le fiancé avait envoyé un saree de mariage qui tenait debout tout seul à cause des fils d’or et d’argent. Mary était assise droite et raide comme une statue. Sa sœur et la directrice la peignèrent ensuite elles la maquillèrent et elle prit un aspect de masque de carnaval. A la fin de l’après-midi la fiancée, enfin prête, descendit au rez-de-chaussée; elle portait un voile blanc par-dessus son saree bleu et vert.  
Toutes les pièces du rez-de-chaussée étaient transformées en salles de réception. Deux fauteuils de jardin en fer étaient installés sur une estrade, les fiancés durent s’y asseoir pour recevoir les compliments des invités.  
Tout autour étaient suspendues des inscriptions découpées dans de la frigolite «Happy Wedding» et une entreprise spécialisée avait apporté des chaises, décorations, vases et colliers de fleurs. On demanda à Alice de composer un bouquet de mariage, mais avec ce genre de fleurs elle ne réussit qu’à produire une gerbe genre enterrements…  
Tous partirent à pieds pour l’église, Mary eut droit à la jeep car elle avait de la peine à bouger dans son carcan. 

L’église était un grand local assez dénudé, seul l’autel était décoré et au lieu de chaises ou de bancs il y avait des tapis où s’asseoir. 
Tout le monde attendit l’arrivée des fiancés dans le jardin. Une vieille Ambassador arriva et il en sortit un nombre considérable d’hommes. 
-«Mais combien sont-ils?» -demanda Hanna  . 
-«C’est toujours les mêmes – répondit Alice en riant – c’est comme dans un film de Buster Keaton: ils entrent d’un côté et ressortent de l’autre…» 
Finalement le fiancé arriva, les futurs mariés entrèrent dans l’église et allèrent  s’asseoir sur les chaises devant l’autel. Le reste de l’assistance s’assit par terre, sur les tapis.  
Le Père Victor commença l’office en bengali mais avec l’accent de Marseille…  -«Pour une personne qui habite ici depuis trente ans – dit Alice à Hanna – tu parles mieux que lui…» 
Alice avait promis à Mary, comme cadeau de mariage, de faire des photos. 
On arriva à l’échange des anneaux, elle reçut une bague avec une pierre bleue, il reçut une chevalière… sans doute de ces bijoux que Sylvain Dubois récoltait pendant ses conférences… Il ne s’agissait que de l’imitation d’une tradition européenne mais dont personne ne comprenait le symbole. Ils perdaient leurs traditions sans comprendre les nôtres.  
Le mari prit une petite boite de vermillon et avec l’index traça une ligne rouge le long de la raie dans les cheveux de Mary ce qui signifiait que maintenant elle était une femme mariée.  
Après la bénédiction, tous s’en donnèrent à cœur joie en salutation, et congratulations… alors que les époux ne se regardaient même pas et s’en allaient chacun de son côté. Alice voulut une photo des mariés et alla bien décidée prendre la main du marié et le força à prendre son épouse par le bras. Il avait l’air sympathique et semblait dire «quelle histoire pour si peu de chose…» 
Les invités étaient nombreux. Alice reconnut les Européens qui étaient arrivés à l’aéroport mais eux ne la saluèrent pas. Par contre une des deux dames françaises se précipita vers eux en criant 
-«Vous êtes des saints!» 
La «sainte» leva les yeux au ciel et dit: 
-«Oui, que voulez-vous… Dieu nous donne des taches importantes, mais il nous donne aussi la force pour les affronter…» 
Elle ne blaguait pas, elle était tout à fait sérieuse! Dans une ambiance pareille il n’y avait plus à s’étonner de ce que le Père Victor croie en son charisme…  Alice regarda autour d’elle sans plus envie de rire. Cette hypocrisie la dégoûtait surtout que tout le monde connaissait les tensions et les conflits à cause desquels la famille de la «sainte» avait été expulsée de l’institution.  

Les invités allèrent à Nilbari pour le souper. Depuis le matin plusieurs cuisiniers étaient en train de préparer les mets avec des bols d’épices, des paniers de légumes et des poissons.  
Hanna et Alice se tenaient à l’écart et observaient. Régulièrement des petits groupes d’hommes qui voulaient parler aux femmes européennes s’approchaient et commençaient la litanie des «What is your name, where are you from…» 
Hanna et Alice se mirent à rire et leur emboitèrent le pas en continuant les phrases qu’elles aussi connaissaient par cœur «what is your age, what is your work, what is your salary, are you married,…»  
Ils en furent perplexes et elles en profitèrent pour s’éclipser, mais quelques téméraires les poursuivirent et l’un d’eux leur dit: 
-«Actually, moi j’aime beaucoup l’Europe, voulez-vous m’inviter dans votre famille…» 
Alice se sentit embarrassée: ceci était une fête de mariage ce n’était pas le moment d’être désagréable et elle éluda la question mais le type insistait: -«Mais pourquoi ne voulez-vous pas m’inviter chez vous?» Cette fois Alice perdit la patience et dit haut et fort: 
-«Parce que je n’aime pas les Indiens…» 
Tous se retournèrent et la regardèrent avec consternation et elle en profita pour asséner le coup final: 
-«J’ai invité chez moi des amis pakistanais et avec l’aide de  mes amis du club alpin suisse, nous leur avons donné l’occasion de suivre une formation professionnelle.» 
-«Mais les pakistanais sont des musulmans…» 
-«Oui, justement...» 
-«Et que pensez-vous de Calcutta?» -demanda un autre. 
-«Calcutta? c’est un désastre, je n’ai jamais vu une ville aussi sale et avec autant de pollution et les gens qui pissent en pleine rue ou défèquent le long des trottoirs, c’est dégoûtant.» 
-«Mais comment? – dit un autre – d’habitude les étrangers disent qu’ils adorent notre pays…» 
-«Il y a deux types d’étrangers – dit Alice – ceux qui sont gentils et bien éduqués et qui ne veulent pas vous offenser, ensuite il y a ceux qui trouvent en Inde ce qu’ils rêvaient d’y trouver, et bien moi je suis du troisième type: je vous dis ce que je vois et ce que je pense.» Et quand l’un d’eux lui dit: 
-«Oui mais l’Inde est la plus grande démocratie du monde!» elle lui répondit: -«L’Inde? Une démocratie? Vous voulez rire? Un pays où la moitié des citoyens ne sait ni lire, ni écrire quelle genre de démocratie voulez-vous que cela soit?» Exaspérée, Alice monta aux étages où elle entendit des hurlements. 
-«Mais qu’est ce qui se passe? pourquoi tous les enfants de la crèche sont-ils en train de pleurer?» 
-«Les enfants ont faim… à la cuisine ils cuisinent pour le mariage, ils n’ont rien préparé pour les enfants…» 
Alice descendit à la recherche d’un membre du Governing Body . 
-«Et bien? –demanda le gros homme – vous n’êtes pas avec les invités? Vous ne vous amusez pas?...» 
-«Il y a des problèmes plus importants… par exemple la cuisine est toute occupée avec le mariage et personne n’a pensé aux enfants qui pleurent parce qu’ils ont faim…» 
L’homme prit un air très sérieux et les choses en main et après quelque temps les didis montèrent aux étages avec de la nourriture pour les enfants…Alice alla s’asseoir avec les invités, goûta au plat de curry, mais les épices étaient tellement fortes, qu’elle renonça et alla se coucher sous sa moustiquaire avec les écouteurs de son walkman sur les oreilles et le Requiem de Fauré. 
Tard dans la nuit elle entendit la voix de Mary dans la chambre voisine. 

Quand Alice descendit comme d’habitude à la cuisine elle dut constater que toute la maison était sens dessus dessous. Il n’y avait encore personne à la cuisine, le feu n’était pas encore allumé, la pâte pour les chappattis n’avait même pas encore été préparée, le thé non plus… il régnait un désordre incroyable à tous les étages, les WC étaient obstrués et une puanteur d’égouts planait dans toute la maison. 
-«Les cabinets sont un grand problème – dit Mara qui était en train de chipoter dans les tuyauteries avec une long fil de fer. Beaucoup de personnes ignorent l’usage correct des WC, alors elles y jettent de tout… sans y jeter un seau d’eau...  en plus les tuyaux sont trop étroits et il se forme des bouchons… alors nous devons tout extraire…»  
Alice pensa surtout à la quantité de germes nouveaux qui allaient se répandre dans la maison… La présence des enfants handicapés mentaux compliquait encore la situation car ils jetaient dans les WC les choses les plus inattendues comme des vêtements ou même les rouleaux de papier WC que les Européens avaient le malheur d’oublier…  
Alice n’employait que «sa salle de bains» qu’elle nettoyait tous les jours avec de l’eau et de la créosote. De temps en temps les enfants handicapés mentaux nettoyaient mais au lieu de verser les eaux sales dans les WC, elles les versaient dans la douche…  
Cependant une saleté comme ce matin ne s’était pas encore vue auparavant…  
Dans cette ambiance de catastrophe l’absence d’un bar où pouvoir boire un café chaud et manger un croissant constituait la goutte qui fit déborder le vase du désespoir… 
Alice vit le mari de Mary sortir d’une chambre et venir se laver à l’unique robinet qui servait pour la cuisine. Elle lui lança une boutade et lui répondit : 
-«Que d’embarras pour si peu…» 

Quand Alice rentra chez elle, elle rencontra Mary qui sortait de la chambre voisine. 
-«Mais comment? tu n’as pas dormi avec ton mari?» 
-«Oh, non, non, non… je dois d’abord m’habituer à l’idée…Ce soir je dois aller dormir dans sa famille avec ses sœurs… puis je reviendrai ici et ensuite j’irai de nouveau chez eux… Nous commencerons à vivre ensemble quand nous nous serons habituées à l’idée du mariage…» 
-«Quel dommage – insista Alice pour la taquiner – cela doit pourtant être très excitant de se retrouver de but en blanc dans le lit d’une personne qu’on n’a vu que pendant les trois leçons pré matrimoniales…» 

Au milieu de la matinée on entendit Mary hurler et pleurer et sangloter. Alice courut vers la chambre  où elle trouva Mary habillée en mariée et qui s’agrippait aux autres femmes qui, elles aussi, sanglotaient et poussaient de hauts cris. 
-«Mais que se passe-t-il?» - demanda Alice alarmée devant cette scène de désespoir et pensant que quelque chose de terrible s’était produit… 
-«Elle pleure parce qu’elle quitte la maison…» 
-«Mais elle ne quitte pas la maison, elle ne découche que cette nuit…» 
-«Quand on part de la maison on pleure toujours…» 
-«Dans ce cas –dit Alice – si cela fait partie des traditions… je m’incline…» 

Alice retourna chez les médecins allemands. L’équipe précédente était partie et la nouvelle équipe lui fit une analyse d’urine dans laquelle on trouva de tout et pour laquelle elle reçut des antibiotiques et le bon conseil de rentrer en Europe au plus vite et de consulter immédiatement… 

Le lendemain Alice se réveilla avec l’absolue certitude de devoir partir. Elle fit ses bagages et appela un taxi pour la conduire à l’hôtel. 
-«Mais tu ne vas pas au bureau pour saluer la directrice?» demanda Mara . 
-«Non, mais  je reviendrai la semaine prochaine pour prendre congé de vous…» VI Epilogue 

Le retour à la vie normale. 
Le taxi passa par le New Bridge et quelques minutes plus tard il s’arrêta devant les escaliers en marbre blanc de l’hôtel New Kenilworth. On porta les bagages dans la chambre qui était spacieuse et claire. Dans la salle de bains, l’eau était bouillante.  
Alice resta longuement sous la douche bien chaude elle changea de vêtements, donna tout son linge à laver, s’habilla et alla en ville où elle acheta du champoing et du baume après-champoing puis elle retourna sous la douche. 

Quand enfin elle se sentit propre, elle mit son plus beau vêtement et descendit dans la salle à manger où elle s’assit à la table qui en occupait le centre.  
La salle était déserte et le serveur la regarda avec surprise. Elle commanda une grande bouteille de bière. Elle dégusta le litre de bière à petites gorgées et avec un plaisir indescriptible pendant qu’elle commença à regarder autour d’elle. 
Tout était en marbre blanc. Au plafond pendaient d’énormes lustres en cristal. Il faisait extraordinairement propre. La lumière scintillait dans les cristaux et ces étincelles bariolées étaient fascinantes comme un caléidoscope. 
Cela était incroyablement beau. Alice se sentit dégeler, mais comme ce lustre et ces étincelles et ces couleurs étaient belles! Ensuite la bière commença à faire effet dans son estomac vide qui depuis des semaines n’avait reçu que du thé et quelques Petits Beurres. Elle eut une très étrange impression et puis tout d’un coup elle comprit: 
-“Ah! –se dit-elle – j’y suis: le silence !” 
Pour la première fois depuis qu’elle était arrivée à Calcutta il y avait du silence. Le silence, la fraîcheur, la propreté et la bière. Elle se sentit qu’elle commençait à se détendre et pour la première fois depuis des semaines elle respira tranquillement. Elle se sentit bien et se sourit à elle-même.  
-“A quel point je suis descendue… - pensa-t-elle – mais à partir de maintenant je vais aller mieux.” 
En rentrant dans sa chambre elle nota qu’il y avait une télévision, elle l’alluma et trouva Michael Jackson sur Star TV puis le jingle habituel “This is CNN international” et l’entreprise Godrej sponsorisait le feuilleton “The bold and the beautiful” et quand elle vit la publicité pour les week-end de ski en Corée avec les merveilleux paysages de montagnes elle se sentit chez elle. 
-“Comment ai-je fait pour résister si longtemps dans cet endroit horrible? – se demanda-t-elle – décidément je ne suis pas prête à être sainte…” 
Elle s’étendit toute habillée sur le lit, se sentit bien et comprit que ce qui l’avait épuisée c’était surtout le bruit. 
Elle était soulagée comme si elle venait de terminer une session d’examens et classait tout ce chapitre clos dans les archives de sa mémoire. Enfin son esprit libéré lui permettait de regarder autour d’elle. Jusqu’à présent tout son esprit avait été occupé par ses préoccupations pour Nilbari, les enfants, tout ce qu’elle aurait voulu pouvoir faire pour les didis… Brusquement plus rien de tout cela n’existait, comme si elle avait effacé le tout de sa vie. Elle se rappela cette blague d’humour noir: quand on se tape la tête contre le mur, c’est si bon quand on arrête…  

La nuit était silencieuse et pour la première fois depuis si longtemps elle dormit bien, sans somnifères… elle se réveilla bien reposée. Après une bonne douche, elle descendit prendre son petit-déjeuner et puis elle alla flâner en ville.  
Elle avait un besoin impérieux de voir de belles choses, elle s’arrêta devant les vitrines pour regarder les vêtements en soie, les bijoux et leurs pierres précieuses, les gravures avec les dessins moghols. Elle alla se promener dans les ruelles et n’avait plus peur. Elle remarqua les gens bien habillés qui se dépêchaient et marchaient vite comme dans toutes les grandes villes, ceux qui allaient au travail, ceux qui faisaient leurs courses et ceux qui simplement flânaient comme elle…  
Elle passa devant une église catholique et y entra, elle était spacieuse et claire, et ce qui lui sauta aux yeux c’était la propreté. Elle s’assit sur un des bancs, elle ne pensa pas et ne dit rien, il y avait seulement le silence. Mon dieu comme c’était bon, le silence! 
Où donc allaient les Européens qui cherchaient des expériences mystiques en Inde? Et que trouvaient-ils? 
Au centre de Calcutta, avec un emploi, une famille et des amis… on pouvait certainement vivre normalement. Les journaux annonçaient des expositions, des conférences, des concerts, des films…  
Mais cette vie était réservée au cercle de gens éduqués sans parler des vrai riches qui eux planaient encore bien au-delà dans les hautes sphères de la politique, de l’économie et des multinationales… Evidemment à ces niveaux on pouvait vivre, mais comment vivre tranquillement non seulement à cause des scrupules moraux, mais surtout en ayant conscience que là en périphérie il y avait ces millions de pauvres qui un jour ou l’autre allaient se révolter, poussés par le désespoir et attisés par les extrémismes religieux… On sentait les tensions au travers des articles dans les journaux.  
Dans le Kashmir ou le Sri Lanka couvait la guerre civile perpétuelle et toutes ces régions avec leurs aspirations indépendantistes… Tous les jours il y avait des attentats, des bandits, des assassinats… Et toutes ces religions qui depuis toujours se combattaient… Quand donc tous ces gens allaient-ils comprendre que si les dieux n’existent pas il est absurde de s’entretuer en leur nom…  
Que fallait-il donc à ces pays pour sortir de leur misère? Pour commencer, des écoles! Ensuite les gens devraient  comprendre d’eux-mêmes l’absurdité des religions, des traditions obsolètes et l’urgence du contrôle des naissances.  

En lisant le journal Alice découvrit une annonce de la foire du livre “Calcutta book fair”. Elle s’y rendit et fut émerveillée: une douzaine de pays européens étaient représentés, plus de 350 éditeurs de 10 états différents, 11 journaux, 3 universités, 48 éditeurs qui représentaient les différentes régions indiennes et leurs langues locales, bref des tonnes de livres dans 310 stands répartis par pavillons et en parallèle un festival du film de promotion de la culture. 

Il faisait très chaud et Alice se sentit faible et fatiguée mais elle ne put s’empêcher de continuer à flâner entre ces pavillons et tous ces livres dans toutes les langues et au sujet de tous les arguments et pour tous âges … Elle alla de surprise en surprise tout en se fâchant de plus en plus contre les autorités de Nilbari où il ne circulait même pas un journal. Elle se demanda s’ils voulaient sciemment tenir ces enfants dans l’ignorance. Pour ces enfants handicapés quoi de mieux que la lecture? A la fin de sa visite elle retourna au pavillon où elle avait vu le plus beau choix de livres pour enfants. Elle appela le vendeur et lui demanda un vaste choix de livres au sujet des sciences, récits, travaux manuels, couture, crochet, broderie, poésie et même des BD et même des Tintin! …et le tout en bengali! Il présenta des dizaines de livres et y ajouta une pointe d’humour: -“Nous avons même «Les Fleurs du Mal» de Baudelaire en bengali…” 
Alice s’en alla avec deux énormes sacs qui pesaient tellement lourd qu’elle eut de la peine à regagner son hôtel. 
-“Maudits ignorants – se dit-elle – et dire qu’ils prétendaient que les livres pour les enfants n’existaient pas…”  
A la Oxford Library de Park street elle avait trouvé d’excellents romans indiens écrits en anglais. La foire du livre l’enthousiasma et elle fut persuadée que si elle était restée plus longtemps elle aurait fait d’autre découvertes et petit à petit créé un entourage culturel semblable à celui qu’elle connaissait en Europe… tout comme l’avaient fait tous les colonisateurs avant elle… Elle ne serait pas “devenue indienne”  mais aurait recréé son mode de vie occidental en Inde.  
Michael avait raison: ni à Bruxelles, ni à Paris,  Alice ne s’était jamais occupée des clochards qui dormaient sous les ponts, ici à Calcutta non plus les gens normaux ne s’occupaient pas des clochards qui vivaient dans les slums…  

Alice demanda un taxi et alla à Nilbari distribuer les livres aux enfants. Les grandes filles furent enthousiastes! 
-“On ne pense jamais à nous, c’est toujours tout pour les petits… - dit Rosane en feuilletant un livre avec des modèles de broderies – avec ce livre nous pouvons faire des merveilles!” Devi fit des bonds de joie: 
-“Un livre en népali, c’est ma langue et ce sont des poésies de notre poète le plus célèbre!” 
Trouvé était de nouveau assis dans son lit cage, Alice lui installa sa “table” et lui montra le livre qu’elle avait acheté spécialement pour lui: Tintin au Tibet en bengali… 
-“Maintenant tu dois regarder les images, ensuite Devi t’apprendra à lire et après c’est toi qui pourras raconter ces histoires aux autres enfants…” 
Trouvé regarda avec ses grands yeux, peut-être était-ce la première fois qu’il voyait un livre… mais avec sa fantaisie il aurait pu inventer une infinité d’histoire… 
-“Mais où as-tu trouvé tout cela?” – s’exclama Mara. 
-“Dans Collège street, il y a un tas de librairies, regarde tout ce qu’il y a d’intéressant. Il faut que tu y conduise les Européens et qu’ils continuent à vous acheter des livres !” 
-“Mais pourquoi dépenses-tu tout cet argent? – demanda une didi – donne-nous cet argent, nous on sait de quoi les enfants ont besoin…” 

Alice prit congé de chaque didi et de chaque enfant; il n’y avait personne de la direction et cela lui fit plaisir. Elle promit d’envoyer un rapport complet au siège de l’organisation à Genève, avec copie aux donateurs et au Governing Body. 
Là se termina définitivement le chapitre de Nilbari, la maison blanche… et Alice s’en retourna en ville en se rappelant qu’en Inde le blanc est signe de deuil… Les grands oiseaux noirs allaient continuer à planer au-dessus de la maison blanche…  

La poste 
Quand Alice avait préparé son bagage pour partir en Inde, elle y avait prudemment inclus des vêtements chauds pour aller à Kalimpong et des livres scientifiques qu’elle avait eu l’intention de laisser, mais elle se rendit compte que cela n’allait servir à rien et elle décida de tout ramener avec elle, même les romans qu’elle avait achetés à la Oxford Library. Le poids de son coffre continuait à augmenter et elle décida d’envoyer un colis de livres par la poste. Le photographe lui avait donné une grande enveloppe doublée de plastic, elle y mit les livres et ferma le tout avec ce qui lui restait des dix mètres de corde en nylon qu’elle avait emportée avec elle puis elle alla porter le tout au bureau de poste.  
L’employé pesa le paquet. 
-“4,600kg… mais je ne puis expédier ce paquet car il n’est pas cousu dans une toile de coton”… 
-“Le paquet est sûr car sous le papier il y a une feuille de plastic…” 
-“Je ne peux prendre cette responsabilité…” 
-“Je la prends… pas de problème…” 
-“Vous ne m’avez pas compris: je ne peux pas expédier ce paquet car la règle dit que tous les paquets doivent être cousus dans une toile en coton…” 
Alice se demanda s’il s’agissait-là d’une règle qui subsistait encore de la période coloniale …  
-“Mais comment voulez-vous que je couse mon paquet dans du coton? Où vaisje acheter un morceau de coton ?” 
-“Ne vous inquiétez pas madame – dit quelqu’un derrière elle – je puis vous coudre votre emballage pour 30 roupies…” 
Alice se retourna et se trouva nez à nez avec un jeune homme qui tenait une petite valise à la main. Ils sortirent, le monsieur ouvrit sa valise, en extraya une feuille de plastic qu’il étendit sur le trottoir, s’y assit et invita Alice à s’assoir, puis il prit un morceau de toile en coton blanc, il mesura la grandeur du paquet, découpa, emballa, prit un fil et une aiguille et se mit à coudre le paquet…  -“Pendant que vous attendez vous pouvez déjà remplir les formulaires pour les douanes…” 
Quand le paquet fut cousu il y apposa des cachets de cire et puis ils retournèrent au guichet pour acheter les timbres. 
-“Cela fait 460 roupies”  
-“Mais ces timbres n’ont pas de colle…” 
-“Venez avec moi, j’ai aussi la colle pour les timbres…” 
Ils retournèrent s’assoir sur le plastic, l’homme prit dans sa valise un sachet en plastic dans lequel il conservait de la colle de farine. Il en prit sur l’index et colla les timbres, puis il enroula un exemplaire des formulaires et le cousu sur l’enveloppe de coton. Ils retournèrent au guichet.  
-“Non, non, protesta l’emballeur vous devez oblitérer les timbres tout de suite devant nous que je puisse être certain que le paquet de ma cliente parte et arrive  à destination sans entourloupe…” 
L’employé oblitéra tous les timbres et confia le paquet à un autre employé qui l’emporta et alla le déposer dans un grand panier ad hoc… 
-“Si vous avez des choses à faire à la poste – lui dit son emballeur – venez chez moi, je connais ces lascars, mais je connais aussi les ficelles et les trucs du métier.” 
Alice comprit que si elle était restée à Calcutta, son emballeur serait devenu son postier privé. Elle l’aurait payé et lui aurait défendu ses intérêts. Voilà un marché honnête qui donnait du travail à tous. 
Mais qu’allait-il se passer le jour où la poste indienne allait se moderniser comme la poste en Europe, avec des machines qui font le travail de centaines de personnes… Qu’allait-il se passer le jour où, dans les banques,  des centaines de  comptables qui faisaient encore tous les comptes à la main avec un crayon sur du papier, allaient être remplacés par un seul ordinateur…  
-“Je regrette – lui dit Alice – je ne reste pas à Calcutta, la semaine prochaine je quitte le pays… Si je vous avais rencontré plus tôt je vous aurais confié toute ma correspondance…” 
-“Cela a été agréable de vous rencontrer…” 
-“Oui, c’est très agréable de rencontrer des gens en qui on peut avoir confiance…” et elle arrondit le payement copieusement vers le haut. 
Puis elle se rendit compte qu’elle avait oublié ses cartes postales. Elle retourna au guichet, demanda les timbres et se rendit compte que l’employé des timbres ne lui avait pas rendu la monnaie la première fois. Elle prit les timbres et paya en retenant les 20 roupies qu’il avait oublié de rendre et il ne protesta pas… Elle prit ses timbres et alla s’assoir à côté de l’emballeur, glissa un billet de 5 roupie sous son presse-papier, il poussa le sachet avec la colle vers elle, elle colla ses timbres , donna le paquet de cartes postales à l’emballeur et glissa encore un billet de 5 roupies sous le presse papier. L’emballeur sourit , hocha la tête de façon à dire combien il appréciait de travailler pour les gens qui comprennent les règles de bon entendement…  
Alice regarda sa montre. Elle était arrivée à 10h et maintenant il était 13h. Ah, si les postes suisses travaillaient à ce rythme en période de fin d’année…  Le paquet mit 264 jours pour arriver à destination en Suisse, mais il arriva en parfait état. 
Toute l’Inde fonctionnait à ce rythme, et encore… la poste fonctionnait bien… 

L’anniversaire 
A Nilbari les anniversaires des bénévoles étaient fort appréciés car cela signifiait qu’elles offraient une fête et apportaient des gâteaux. Alice n’avait plus la force de supporter une journée de bruit et décida de s’offrir une journée de tourisme. Michael lui avait réservé un chauffeur et Mitra comme accompagnatrice pour visiter la ville.  
C’était une jeune femme fort belle et enjouée qui parlait parfaitement l’anglais. Alice avait demandé à Michael ce qu’il y avait à visiter, il avait serré les lèvres en cul de poule, et avait fait papillonner ses mains avec le petit doigt en l’air comme pour prendre le thé et avait répondu: 
-“Ici tout est moche et crasseux… je sais déjà que cela ne vous plaira pas, mais faites comme vous voulez… vous m’en direz des nouvelles…” 
-“La pagode birmane?” 
-“Ce n’est pas un endroit convenable, c’est très négligé, il y a des gens peu recommandables et puis il y a des rats…” 
Alice partit avec Mitra vers la mission Ramakrishna Vivekanda de Belur Math. En passant devant Pilkhana, le bidonville dans lequel Dominique Lapierre avait situé son livre “La cité de la joie” Mitra dit avec une point de taquinerie: 
-“Vous ne voulez pas visiter un slum?”… 
Alice fit la grimace … 
-“Ce sont des endroits dangereux – insista Mitra – nous, nous n’y allons pas …” 
Ensuite elle se mit à raconter des histoires interminables de Ramakrishna et Vivekananda…  
La mission était constituée d’un ensemble de constructions élégantes disséminées dans un grand parc avec de nombreux arbres et des parterres de fleurs le long des berges sablonneuses de l’Hooghly. 
-“Si le B.Garden était soigné comme ce parc ce serait une merveille…” 
-“Ici ce sont les jeunes adeptes qui soignent les jardins- expliqua Mitra – leur apprentissage est très long, ils passent les premiers 20 ans aux tâches les plus basses et ne commencent à étudier le sanskrit et les grands livres que progressivement et lentement…” 
-“Chez nous il y a toute une faune d’illuminés qui se promènent vêtus de robes oranges, c’est une espèce de snobisme…” 
-“Ici nous avons des gens sérieux du plus haut niveau …mais on ne les voit jamais… ils se consacrent exclusivement à l’étude…” 
Dans le parc circulaient en effet des hommes vêtus de la tunique orange, les gens s’écartaient pour les laisser passer, ils s’adonnaient à leurs occupations … 

En sortant de Belur Math elles rencontrèrent un astrologue qui était assis sur le trottoir. 
-“Aujourd’hui c’est mon anniversaire –dit Alice – c’est le jour idéal pour me faire faire mon horoscope…” 
-“Tu y crois?” 
-“Bien sûr que j’y crois quand il annonce de bonnes nouvelles…” L’astrologue mesura les mains d’Alice. 
-“Votre vie est divisée en périodes de dix ans: 35-45 45-55 55-65 65-75… Vous aurez des problèmes après 75 ans parce que vous serez déjà un peu vieille…” 
Puis il la regarda avec un air alarmé: 
-“Madame, vous êtes fort malade, vous avez de gros problèmes dans le ventre… Vous devez vous faire examiner et soigner… je vais vous prescrire un remède: vous devez porter au majeur de la main gauche une bague en argent avec une pierre qui s’appelle goumed…” 
Puis il prit son bloc de papier et inscrivit 
-“Pierre goumed, poids entre 4 et 6, monture argent, la pierre doit toucher la peau… doigt majeur, main gauche… Vous devez présenter cette prescription à un joaillier. Vous verrez c’est une très belle pierre de la couleur du thé. Vous dites que le thé est noir mais cela n’est pas exact, si vous regardez bien le thé, il est rouge: lal ciaa… Si vous regardez bien vous verrez que cette pierre est un peu rouge, un peu marron… couleur miel…” 
Alice repensa à Kalimpong, les plantations, les drapeaux de prières… et elle sentit que la pierre goumed allait lui plaire. 
-“Pour la santé vous devez porter une pierre au majeur, pour l’argent à l’index, pour l’amour à l’annulaire et pour le succès au petit doigt. Mais il faut choisir pour chaque personne, la bonne pierre et le poids exact. Une pierre inadaptée peut faire de gros dégâts…  
Alice comprit que les Indiens ne portaient pas toutes leurs bagues par coquetterie mais pour des raisons bien pratiques…  
-“Les pierres – insista l’astrologue – c’est comme un pullover: on met un pull quand il fait froid, il ne supprime pas le froid mais aide à le supporter…” Quand Alice lui tendit ses émoluments, l’astrologue insista encore: elle devait absolument et le plus rapidement possible se faire voir pas un médecin… 

En rentrant à Calcutta Alice invita Mitra à dîner. 
-“Je préfèrerais dans votre hôtel – dit-elle – chez Flury’s je suis déjà allée, mais jamais dans un hôtel cinq étoiles…”  
Elles allèrent à l’hôtel, se servirent au buffet et s’installèrent dans un coin tranquille pour pouvoir bavarder.  
Mitra raconta ses problèmes de famille et Alice ses expériences à Nilbari. -“C’est incroyable qu’il y ait encore des gens qui vivent comme cela – dit Mitra – si tu ne me le racontais pas je ne pourrais pas le croire…” 
Puis elles se mirent à commérer et à rire des petites manières de Michael. 
-“Et lui de quelle religion est-il?” 
-“Oh, lui… à l’origine il devrait être chrétien, il porte un nom chrétien, mais sa femme est indoue, lui assiste aux pujas… Mais je crois qu’ils sont comme la plupart des indiens: on fait ce qui est le plus commode…” 

L’après-midi elles visitèrent le temple de Kali et le temple jain de Sitambara qui avait de magnifiques vitraux, des mosaïques et des lustres en cristal de Val Saint Lambert qui venaient de Belgique. 
La pagode birmane était vraiment en piteux état. 
-“Il n’y a pas d’argent pour les travaux publics – dit Mitra – Les égouts de la ville ont deux cents ans… ce sont encore ceux qui ont été construits par les anglais quand la ville était petite, maintenant il y a 12 millions d’habitants… Pendant la mousson la ville est sous eau… Le gouvernement central ne veut pas envoyer de l’argent car tout le monde sait que cet argent n’arrivera jamais à destination…” Alice avait lu dans la presse locale que les crédits étaient rarement employés à de bonnes fins… les 500km de route devenait impraticable quand il pleuvait, le système fiscal était complètement inefficace , les demandes de payement des impôts n’arrivaient même plus, l’administration était bloquée à cause de la vétusté des machines de bureau… et elle avait vu une photo d’un bout du nouveau pont qui était tout simplement tombé dans le fleuve. 
-“La construction du New Bridge a duré 20 ans parce que, disent les mauvaises langues, le ciment pour le pont était détourné vers des constructions privées… et alors de temps en temps il y a une section du nouveau pont qui tombe dans l’Hooghly…” 
Elles passèrent devant les Eden gardens au moment où une foule en délire sortait du stade dans lequel l’équipe de criquet de l’Inde venait de battre  celle de la Grande Bretagne…  
Elles visitèrent le temple de Kali ghât qui dégoulinait du sang des animaux qui étaient immolés à la déesse Kali et Mitra raconta des histoires sordides de prostituées qui habitaient dans le quartier voisin et même de gens qui sacrifiaient des enfants à la déesse pour qu’elle leur donne de l’argent…  
Alice se demanda s’il existait un registre de l’état civil… comment pouvait-on remarquer que dans cette marmaille l’un ou l’autre enfant disparaissait…  Finalement elles allèrent chez le bijoutier  pour faire faire la bague guérisseuse. Alice vit une pierre qui lui plus énormément mais en la regardant de plus près il y avait de petites égratignures. 
-“Ce sont des pierres naturelles, elles ont toujours de petites imperfections…” - dit le bijoutier et Alice pensa qu’en Europe les pierres étaient aussi naturelles, mais sans imperfections… 

-“Je viens ici souvent –dit Mitra – chaque fois que mon astrologue me conseille une autre pierre. J’ai de nombreux problèmes avec ma famille, avec le travail, la santé… Nous sommes de grandes familles et nous vivons dans de trop petites habitations dans lesquelles on doit continuellement se battre pour se faire respecter.” 
-“Alors l’idée que nous nous faisons de grandes familles unies et heureuses ne correspond pas tout à fait?” 
-“Non, nos famille sont des structures rigides et tyranniques dans lesquelles les mâles règnent en despotes. Nous, les filles, nous sommes des malédictions parce que nous mangeons , nous coûtons, nous avons besoin d’une dote pour qu’on puisse se débarrasser de nous. Cela ne vaut pas la peine de nous payer des études puisqu’une fois mariées on deviendra des ménagères dans la famille du mari et on ne sera même pas respectées si nous ne produisons pas d’enfants mâles. Et les belles-mères se vengent sur leurs belles-filles de tout ce qu’elles ont dû subir…”  
-“J’ai lu le livre «May you be the mother of a hunderd sons» de Elisabeth Bumiller dans lequel elle raconte qu’on “endort” les filles quand elles naissent parce qu’il est moins pénible de mourir tout de suite que de devoir supporter une vie de femme…” 
-“Alors tu sais aussi que les femmes enceintes se font faire une échographie et si elles sont enceintes d’une fille elles avortent…” 

Mitra et Alice prirent rendez-vous pour le jour suivant. 
Ce matin-là elle alla au salon de beauté. Quand elle s’était fait couper les cheveux, elle n’avait été satisfaite qu’à la troisième tentative parce que les coiffeuses n’osaient pas couper court du premier coup… Finalement elle avait demandé que le coiffeur hommes lui fasse une coupe homme… mais cela n’avait pas été possible… les hommes ne peuvent pas couper les cheveux des femmes…  
Alice alla à l’institut de beauté que Mitra lui avait conseillé. Ici aussi le personnel était asiatique. Alice s’offrit des soins du visage aux compresses à l’eau de rose, des bains de vapeur et des massages aux pommades miracle… quelle expérience 
On lui épila les sourcils avec un système de fils à coudre qu’on faisait rouler adroitement, on finit par la maquiller et quand elle sortit du beauty parlor elle ressemblait à un masque du théâtre japonais. Personne ici ne la connaissait mais, quand même, pour passer incognito elle mit ses lunettes de soleil et chaque fois qu’elle s’apercevait dans une vitrine elle était prise de fou-rire. Elle passa le plus rapidement possible devant la réception de l’hôtel en détournant la tête, courut dans sa chambre et sauta dans la douche… 

Avec Mitra elles allèrent chez son astrologue. Le cabinet se trouvait dans le hall d’entrée d’un immeuble. L’astrologue était assis sur une natte et consultait des livres énormes pendant que plusieurs personnes qui étaient assise autour de lui  posaient des questions. 
Quand les questions étaient trop intimes tout le monde sortait. 
-“Il est en train de discuter un horoscope pour combiner un mariage.” - dit Mitra. 
Il était bel homme et avait des yeux perçants qui lisaient dans les âmes jusqu’aux lointaines incarnations… 
L’astrologue demanda la date de naissance d’Alice puis il consulta ses grimoires et se mit à faire des commentaires pendant que toute l’assistance écoutait avec de grands yeux et Mitra traduisait. 
-“Dans votre ciel il y a de nombreux enfants… combien en avez-vous?” 
-“Deux.” 
-“Non, non, non, dix, quinze…” 
-“Eux, en Europe, ils raisonnent autrement…” –dit Mitra pour sauver la situation… 
-“En tous cas – ajouta l’astrologue – étant donné son karma, elle doit consacrer sa vie à soigner les autres…” et puis il se retourna vers ceux qui discutaient le mariage comme pour faire comprendre que le destin d’Alice était sans intérêt…  

Les retrouvailles 
François, l’ami d’Alice, aurait dû arriver par avion mais puisque les vols vers 
Calcutta étaient systématiquement supprimés, il devait arriver ce matin-là en train  Ce pauvre Rajiv Gandhi avait raison quand il avait dit que Calcutta était une ville moribonde…  
Donc, Michael vint prendre Alice à son hôtel et ils partirent vers la station de Howrah pour attendre l’arrivée de François.  
Elle s’était levée tôt, avait pris une douche s’était lavé les cheveux, les avait séchés avec le sèche-cheveux qu’elle avait acheté spécialement la veille dans le nouveau shopping center, elle avait étendu la petite crème sur son visage et son petit rouge à lèvres, elle avait mis son beau shalwar kamiz en crêpe de soie, acheté dans la boutique chic de Agra et les sandalettes avec un petit talon achetés la veille. Elle était consciente de ce qu’elle s’était fait belle en attendant l’homme qu’elle aimait. Michael la taquina dès qu’il la vit 
-“Aha! je ne savais pas que vous étiez capable de vous faire jolie… évidemment si votre mari arrive aujourd’hui… Mais dites-moi, si vous vous faites aussi belle pour lui… je ne comprends pas la raison pour laquelle vous l’avez laissé seul à la maison pendant des mois…” 
C’était la première fois que Michael se permettait un langage aussi ouvert, direct et personnel… 
-“Michael, vous qui êtes un homme, pouvez-vous comprendre que les femmes feraient les choses les plus extravagantes pour rallumer les attentions de leur mari?” 
-“Non, moi je pensais que c’étaient les maris qui devaient faire des extravagances pour rallumer la passion de leur épouse…” 
A cette heure les rues étaient désertes, ils arrivèrent rapidement à la gare. 
-“Vous voyez – dit Michael – où croyez-vous que se trouvent tous ces gens? Ils dorment encore au lieu d’être au travail… ces gens ne veulent pas travailler… et quand ils sont dans la misère ils sont jaloux des autres et prétendent recevoir la charité de ceux qui travaillent… Les organisations humanitaires comme la vôtre les entretiennent… Si je veux vivre et entretenir ma famille, je dois me lever tôt et courir et supporter les caprices des touristes…” Puis il se retourna vers Alice: 
-“Mais ce n’est pas à vous que je dois expliquer cela, vous aussi vous travaillez… J’ai été en Europe, j’ai vu comment vous travaillez, mais ici… les gens… n’en parlons pas sinon je vais gâcher ma journée…” 
-“A mon avis, pour que les gens puissent comprendre la mentalité des Européens, il faudrait leur montrer le travail qu’il faut accomplir pour devenir une danseuse étoile à l’Opéra de Paris ou pour pouvoir interpréter le concerto n°3 pour piano de Rachmaninov ou pour devenir champion du monde de patinage artistique ou pour escalader la face nord de l’Eiger…” 

Ils arpentèrent le quai de la gare, ce matin il faisait froid, il n’y avait pas un buffet de la station où prendre un café chaud et un croissant. Sur les rails couraient des animaux éclopés et sales. Des gens enveloppés dans des haillons dormaient à même le sol, des enfants couraient sur les rails à la recherche de quelque chose de comestible ou d’un bout de charbon. Ceux qui étaient déjà debout se grattaient la gorge, toussaient, crachaient par terre leur crachat purulent et sanguinolent … Michael acheta un journal. 
-“Terrible… terrible… partout la corruption… regardez ici, si vous voulez qu’on accepte votre enfant dans cette école vous devez donner des pots-de-vin au directeur et si ensuite vous voulez que les profs enseignent quelque chose à votre enfant il faut donner des pots-de-vin à chaque prof… “ 
-«Mais il faut aussi tenir compte du fait que l’Inde est un pays jeune…» 
-«Ah non! Vous n’allez tout de même pas tomber dans ce panneau – coupa Michael avec véhémence – l’Inde a une civilisation millénaire, elle a ensuite eu l’occasion d’observer d’autres peuples pendant les colonisations mais elle n’a pas été capable d’en tirer des leçons. Et puis, vous Européens, vous devez cesser de croire que vous êtes un vieux peuple et les autres sont des nouveau-nés: les hommes sont apparus sur la terre à la même date que ce soit pour les Africains, les Européens ou pour des autres, nos ancêtres sont communs, la seule chose qui diffère, c’est que les Occidentaux ont évolué tandis que les autres sont resté à l’âge de la pierre…» 
-“Michael – interrompit Alice – qu’est-ce qu’il y a ce matin? pourquoi êtes-vous de si mauvaise humeur?” 
-“Vous avez raison – répondit-il en riant et en se relaxant – je n’ai pas dormi cette nuit… mon fils qui n’a que six mois a pleuré toute la nuit et ma femme me l’a flanqué entre mes bras en disant: c’est ton fils, arrange-toi… alors j’ai chanté des berceuses toute la nuit et je n’ai pas fermé l’œil…” 
-“Et votre mariage? vous vous êtes mariés par amour ou par mariage arrangé?” 
-“Un peu des deux: nos parents nous ont présentés l’un à l’autre, on s’est plu, et puis on est sortis ensemble, on s’est amusés et on a fini par devenir amoureux et après nous nous sommes mariés et je dois dire que ça fonctionne bien… on s’aime vraiment bien…” 
Pendant ce temps les trains arrivèrent des environs et apportaient en ville des milliers de personnes. 
-“Regardez, de tous ces gens-là il n’y en a aucun qui paie son billet… Comment peut-on gouverner une société dans laquelle personne ne respecte les règles? Ici, la seule règle c’est l’intérêt personnel…” 
-“Oh, ben, ça c’est pareil en Europe…” 
-“J’ai accompagné un groupe en Europe, j’ai vu comment cela fonctionne, il y a certainement des voleurs, mais ici, ils sont tous des voleurs…” 
-“Le voilà!” – s’exclama Alice et de fait on voyait arriver au loin la toute grosse locomotive, le train entra très lentement dans la gare, il y avait beaucoup de personnes qui se dépêchaient, les porteurs se mettaient en position… Il fut difficile de contenir les émotions… les voyageurs descendirent et finalement Alice aperçut la grosse barbe noire de François… cela ne se faisait pas de s’embrasser en public et puis il avait l’air si fatigué… 
Pendant que Michael les reconduisait à l’hôtel ils échangèrent à peine quelques paroles 
-“Je n’ai pas dormi…” 
-“Tu avais réservé en première classe’” 
-“Oui mais leurs couchettes sont à leur taille… moi je ne pouvais même pas étendre les jambes… et puis il n’y a pas de cabines, ce sont des espèces de dortoirs…” 
-“Oui, ils font des dortoirs pour empêcher que les passagers ne soient seuls en proie aux bandits qui viennent pour voler et même couper la tête des gens… 
Mais à part cela que penses-tu de l’Inde?” 
-“Le pays est extraordinaire, mais les Indiens sont des emmerdeurs…” -“Vous voyez- insista Michael, si les gens de ce pays n’apprennent pas à se comporter de façon civile, que voulez-vous que nous fassions pour le tourisme?” La voiture fut arrêtée par encore une manifestation du parti communiste… 
-“Michael, êtes-vous communiste vous aussi?” 
-“Mais enfin, vous savez bien que moi je travaille…” dit-il en riant… 
Michael les déposa dans leur hôtel et ils allaient se revoir plus tard pour les billets d’avions et les adieux, etc.… 

-“Et si nous descendions d’ici une petite heure pour le dîner?” demanda Alice quand ils furent installés dans sa chambre. 
-“D’abord une bonne douche, ensuite un petit roupillon et ensuite un bon repas… volontiers…” 
François sortit de la douche comme un somnambule, se coucha et s’endormit comme un caillou… 

Il était si grand qu’il occupait tout le lit. Alice resta assise sur le sien et le regarda dormir: si grand mais si délicat… Maintenant elle comprenait combien il lui avait manqué… tout ce temps sans lui… sans sa tendresse et tout doucement elle se glissa à ses côtés. Machinalement il la serra contre lui et c’était bon de sentir son corps chaud.  
Quand ils se réveillèrent Alice eut un sentiment de culpabilité: comment avaitelle pu le laisser seul pendant tout ce temps… avec tous les problèmes de la maison, le jardin, les chiens, et tout le reste…  
-“Cela n’a pas été trop difficile – se hasarda-t-elle avec une petite voix comme pour se faire pardonner - tu t’en es sorti avec les lessives et les repassages?...” -“Oui, oui –répondit-il tout à fait tranquillement – cela s’est bien passé: Monique est venue passer les week-ends…” 
-“Elle est venue dans ma maison? Elle a dormi dans mon lit? Elle a fait l’amour avec toi dans mon lit? “ 
-“Oui…”-dit il tout simplement comme si cela avait été tout à fait normal… Alice resta sans paroles… elle venait de prendre un crochet du droit en plein plexus…  

Ils descendirent dans la salle à manger. Il avait bon appétit et il était heureux. Elle ne put rien avaler. Après son échec en Inde, la confirmation de son échec avec l’homme qu’elle aimait était le coup de grâce… Qu’allait-il advenir après cela…   



Les années passèrent. Alice reprit sa profession et continua à se soigner. D’abord les soins à l’institut de médecine tropicale et la bataille contre les amibes avec de puissants antibiotiques pendant des mois et ensuite tout le reste: la décalcification de sa colonne vertébrale, la dépendance des somnifères, les séances de psychanalyse, les cures de désintoxication de l’alcool… Elle n’allait jamais s’en débarrasser… Mais somme toute elle s’en tirait…  

Souvent elle pensait aux épidémies de poliomyélite qui pouvaient reprendre en Europe à cause des parents qui refusent de laisser vacciner leurs enfants et des virus qui peuvent être importés non seulement par les immigrants mais aussi par les vacanciers.  
La polio n’était même plus enseignée dans les universités et peu de jeunes médecins en connaissaient les dangers et les ravages. 

Des saints de Genève elle n’eut plus de nouvelles… Il est vrai qu’elle n’était pas du genre de la maison… et qu’elle ne cherchait pas leur compagnie. 

Elle n’eut plus non plus de nouvelles de Hanna,  mais il n’y avait pas lieu de s’inquiéter pour elle puisqu’elle était intelligente et assez introduite dans les mouvements religieux et gauchisants pour qu’elle puisse faire une carrière brillante. 

Un jour elle reçut une lettre de Ruda qui disait grosso modo: Chère Alice sister, je viens de me marier, nous pensons tous les jours à vous, nous prions tous les jours pour vous… envoyez-nous de l’argent… 

Quelques mois plus tard le thème changeât: “Chère Alice sister, je viens d’avoir un enfant mais maintenant il faut penser à son avenir, les soins, l’alimentation, les vêtements, l’école, etc.…  envoyez-nous de l’argent…” 

Un jour arriva une lettre dramatique: “Chère Alice sister, j’ai eu un kitchen accident: je suis brûlée au troisième degré et je suis à la clinique etc.… j’ai besoin d’argent…” 

Cette fois Alice céda, elle courut chez ses amis et récolta de l’argent qu’elle envoya. Elle s’adressa aussi à une ONG qui travaillait sur place. Le responsable  prit tout de suite l’affaire en main et après y avoir consacré tout son week-end il téléphona à Alice que le mari de Ruda pouvait aller se présenter chez les Pères de Don Bosco où ils allaient lui donner du travail. 

Alice envoya la bonne nouvelle. 

Un mois plus tard le représentant de l’ONG lui téléphona sur un ton peu aimable: 
-“Dites donc votre protégée, vous êtes sûre qu’elle a besoin d’argent… vous êtes sûre qu’elle est malade?...” 
-“Non - dit Alice en hésitant… comment aurait-elle pu être sûre - il y a quelque chose qui ne va pas?” 
-“Il y a que moi j’ai remué ciel et terre, ça m’a couté une fortune en temps et en téléphones, et le mari de votre grande malade ne s’est jamais présenté, même pas pour recevoir de l’aide… Vous êtes sûre que ce n’était pas un truc pour vous forcer à la compassion et donc lui envoyer de l’argent ?”… 
Après cet épisode Alice ne répondit plus aux lettres qui finirent par ne plus arriver… 

Un jour elle reçut indirectement des nouvelles de Devi. Un bénévole français avait séjourné à Nilbari et il avait séduit la belle et douce Devi. Tout le monde savait qu’elle passait la nuit dans sa chambre. Elle était heureuse car il lui avait promis qu’il serait revenu pour l’épouser et l’emmener avec lui en Europe. Puis il était rentré en France et n’avait même plus écrit... Quant à Devi, non seulement elle se consumait dans un chagrin inconsolable, mais surtout, elle n’allait jamais pouvoir se marier puisqu’elle avait perdu son honneur...   

Le temps passa et Mère Teresa mourut et alors on commença la longue procédure pour la canoniser. 
Quelque temps après Alice lut dans le Stern l’article de Walter Wüllenwerber “Mutter Teresa who sind ihre Millionen?” Mère Teresa où sont vos millions? Il avançait l’hypothèse que tout l’argent récolté par Mère Teresa avait servi à renflouer la banque du Vatican qui avait fait faillite lors du fameux crac du Banco 
Ambrosiano… 

Alice découvrit aussi sur Internet que le personnage de Mère Teresa avait été fabriqué par le journaliste Malcolm Muggeridge “un conservateur fanatique, membre du “Congress for Cultural Freedom”, une organisation sponsorisée  par la CIA qui voulait établir en Europe une contre-culture pro américaine contre le communisme…” 


Quand les scandales au sujet des abus sexuels dans l’église commencèrent à être divulgués ont découvrit que la bientôt sainte Mère Teresa avait protégé le père Donald Mc Guire qui avait été condamné pour abus sexuels … 

-«Somme tout - se dit Alice - si elle a utilisé l’image des enfants déshérités des bidonvilles pour se faire donner de l’argent pour renflouer la banque du Vatican… n’a-t-elle pas elle aussi abusé des enfants et des pauvres et des bénévoles…et de tous ceux qui avaient donné de l’argent et de tous ceux qui y avaient cru…» 

-“Et bien - se dit Alice en souriant car plus rien ne l’étonnait – parmi les oiseaux noirs de Calcutta, à côté des vautours on peut mettre toutes sortes de  charognards…” 

Vingt ans plus tard l’Inde était devenue un pays émergeant qui voulait aller sur la lune bien qu’un quart de sa population restait analphabète, que la poliomyélite restait endémique et que l’eau n’était toujours pas potable… 

Les Européens allaient encore y chercher l’Inde romantique de Kipling et de Bagwan, les gouvernements européens faisaient encore semblant que traiter avec les pays du Tiers Monde c’était la même chose que traiter avec des pays européens, mais Alice était persuadée que tôt ou tard les bulles allaient éclater, que les faux semblants allaient imploser et que tout le monde allait arrêter de faire semblant, car tôt ou tard, les nœuds arrivent dans le peigne… Alors le politiquement correct serait fini et on allait de nouveau appeler un chat un chat…  

Quant à Alice, le jour où elle avait perdu sa dernière illusion, elle se sentit libérée et aussi libre que ces vieux chamois, qui débarrassés de la tyrannie de leurs hormones s’en vont, solitaires brouter tranquillement, loin des vaines agitations. Elle ne sortit pratiquement plus de chez elle, passa chaque instant possible dans son jardin avec son chien et commença à étudier la musique.

Loco, le 30 janvier 2012.

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