Les déconvenues des migrants
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Le renard et les raisins
Certain Renard Gascon, d'autres disent Normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d'une treille
Des Raisins mûrs apparemment,
Et couverts d'une peau vermeille.
Le galand en eût fait volontiers un repas ;
Mais comme il n'y pouvait atteindre :
"Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. "
Fit-il pas mieux que de se plaindre ?
Jean de la Fontaine
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Dans ce récit, divers faits réels s’entremêlent
à d’autres expériences, vécues par d’autres personnes. Toute référence à des
personnes précises est incongrue et toute ressemblance fortuite.
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I. Premier séjour au Pakistan – le K2
Pour rendre compréhensible, il faut bien expliquer et donc
partir de loin… même de très loin: 1989… et encore bien avant…
J’ai vécu mon enfance à Strijtem, un petit village flamand.
Mes grands-parents y étaient paysans. J’ai fait mes premiers pas entre deux
grands chiens bergers malinois : Kikki et Tony. Le jour, ils étaient enfermés
dans le chenil mais, de nuit, ils circulaient en liberté pour dissuader les
maraudeurs. J’ai couru derrière les poules de ma grand-mère Céline. J’ai moulu
les betteraves pour nourrir les cochons et les vaches. J’ai hérité l’amour des
arbres, des animaux et de la terre de mon grandpère Guillaume.
J’ai appris à lire et à écrire à l’école communale des
garçons où mon père était instituteur. Les autres petites filles allaient à
l’école des sœurs dans le couvent du village voisin. J’ai peu joué à la poupée.
J’ai passé le plus clair de mon temps dans le ruisseau, à pêcher des épinoches
à la main. Des salamandres vivaient dans les marais qui subsistaient des douves
du château. Puis, un jour, quelqu’un s’est rempli les poches en remplissant les
marais et il n’y a plus de salamandres ni d’épinoches, d’ailleurs…
Dans les années 60, nous avons découvert la macrobiotique,
les céréales, le végétarien, le bio, la méditation transcendantale et aussi un
bout de New Age…
J’ai toujours mon jardin, avec fleurs, fruits et potager.
J’ai toujours mon jardin, avec fleurs, fruits et potager.
Je continue à me sentir à l’aise dans mes gros sabots et
avec mon chien.
En 1959, j’avais vu des montagnes en traversant les
Drakensbergen sud-africains mais ce n’est qu’en 1972 que j’ai été chamboulée
par La Montagne, en prenant les Dents du Midi « en pleine gueule comme un
uppercut »
En 1976, j’ai rencontré l’alpiniste belge Claudio Barbier.
Son sens aigu du respect pour la montagne est tombé en moi dans un sol fertile.
Je raconte son histoire dans mon livre « Le Grimpeur Maudit ».
Après sa mort, je n’ai plus grimpé. D’une part j’avais pris
peur et, d’autre part, au Tessin, je ne me suis pas familiarisée avec le granit
ni habituée aux nouvelles techniques et matériels d’escalade. J’ai rencontré
des chasseurs qui m’ont enseigné une autre montagne : celle des forêts, des
plantes et des animaux.
Nous habitions une petite maison dans le bois et recevions
la visite de chamois, chevreuils et renards, dans notre jardin. Le grenier
retentissait des farandoles de loirs et autres petits colocataires facétieux.
Un hérisson énorme venait manger les restes des croquettes de notre chien. Un
soir, nous avons entendu chanter un hibou grand-duc. Nous partions vers minuit
et arrivions avant l’aube assez haut dans la montagne enneigée, pour pouvoir
observer la danse des tétras lyre. Mon bonheur était complet quand nous allions
à la chasse aux perdrix blanches, les lagopèdes, mais que le vent trop fort
faisait voleter au sommet des parois, hors d’atteinte des fusils.
J’ai donc appris à regarder la montagne autrement.
J’ai donc appris à regarder la montagne autrement.
Un jour, j’apprends la création du mouvement Mountain
Wilderness. Cela m’avait l’air intéressant. Donc, je m’y suis intéressée. Le
16.VIII.89, j’avais participé à l’action « pour le parc » dans la Vallée
Blanche, à Chamonix. Ensuite, une réunion avait lieu à Biella.
Je vais donc à Biella.
Je vais donc à Biella.
Là, surprise : l’activité principale, c’est la révision des
statuts de l’association. Ho la la ! Quelle barbe… mais je fais « buon viso a
cattiva sorte » (bonne figure à mauvais sort) et j’accompagne tout le monde dans
une salle où il y a une longue table et une vingtaine de personnes. Problème :
il y a des italophones qui ne parlent pas le français et des francophones qui
ne parlent pas l’italien. Mais puisque, en famille, nous parlons simultanément
l’un et l’autre en permanence, je propose timidement d’aider à traduire.
Essayons… Monsieur Pinelli s’assoit en bout de table et moi
à sa gauche. Il lit le texte en italien, je fais la traduction simultanée. Ce
n’est pas simple, je ne connais pas les termes juridiques. Quand j’accroche,
tout le monde vient à mon secours. Cela dure plusieurs heures. On finit le
boulot, je suis crevée, tout le monde est crevé… On va prendre l’air… Il fait
nuit dans le superbe parc de la demeure de la famille Sella, les banquiers de
Biella qui sont nos hôtes.
Par la même occasion, j’apprends que Mountain Wilderness
organise une expédition symbolique au Pakistan, pour aller nettoyer le K2 des
détritus abandonnés tout au long de cent ans d’expéditions : des cordes, des
campements, des boîtes de conserves, des cadavres…
Ils préparent l’expédition Free K2.
Ils préparent l’expédition Free K2.
Ah bon, la Montagne, ça n’est donc pas tout à fait clean
partout ?
Le Trio sublime :
Le Trio sublime :
L’Everest, avec ses 8.848 mètres, est la montagne la plus
haute de notre planète.
Le K2, avec ses 8.611mètres, est la deuxième plus haute
montagne de notre planète.
Les premiers alpinistes à avoir atteint son sommet sont
Achille Compagnoni et Lino Lacedelli, le 31 juillet 1954, avec l’expédition
menée par Ardito Desio.
Le Kangchenjunga, avec ses 8.586 mètres, est la troisième
plus haute montagne de notre planète.
Le lecteur aura plus de plaisir à consulter les sites
concernés et l’abondante iconographie sur Internet plutôt que de lire de
longues descriptions.
Le K2 me touche particulièrement car Lacedelli, le célèbre
guide de Cortina d’Ampezzo, a été l’initiateur et l’ami de Claudio. Chaque fois
que nous nous voyons, il me parle en français, me serre dans ses bras et… me
pince le nez…
J’avais des amis qui étaient allés au K2. Almo Giambisi
m’avait montré des photos de cet endroit magnifique… « Magnifique », ça ne
donne même pas une pâle idée de combien cet endroit est magnifique. Il n’y a
pas de mots pour le dire. On peut tout juste tomber à genoux, en extase et en
silence…
Seulement voilà, Free K2 doit être une expé sérieuse : «
Rien que des mecs solides car les nanas, ça ne sert qu’à foutre le bordel… »
(sic)
Mais il y aura des trekkings de soutien pour médiatiser
l’action : ils monteront au camp de base et redescendront le jour suivant.
Alors, pendant que nous prenons l’air dans ce parc splendide, je me hasarde
(aux innocents les mains pleines…) et je demande à Pinelli :
— Au K2, y’a pas une p’tite place pour moi
?
Majestueux, impérial, très grand seigneur – il est
d’ailleurs très grand et très maigre, il proclame comme à la ComédieFrançaise :
— Per te ci sarà sempre un piatto di
minestra…
Pour toi, il y aura toujours une assiette de soupe… Cette
soupe-là, c’était mon sésame.
Donc je saisis la balle au bond et tout de
suite :
— Que puis-je faire de concret ?
En tant qu’alpiniste, on n’en parle même pas : il faut
vraiment des alpinistes chevronnés capables de fournir de gros efforts
physiques à très haute altitude, ce qui était loin d’être mon cas, mais comme…
disons-le franchement… parasite… Je pourrais monter avec un trekking, séjourner
au camp de base quelques jours et redescendre avec un autre trekking. Condition
sine qua non : être invisible. Ne pas déranger, ne pas courir dans les pieds
des autres.
Je m’adresse aux organisateurs des trekkings.
Je m’adresse aux organisateurs des trekkings.
Première surprise : le prix… Blup ! Pour moi, c’était
exorbitant ! On a beau vivre en Suisse, « c’est pas qu’on vous jette les francs
suisses à la tête ! » Donc, première déception : je n’irai pas au Pakistan car
je n’en ai pas les moyens. Mais voilà que ma fille qui est apprentie et vit
avec son salaire d’apprentie (une misère, je ne sais pas comment elle fait pour
survivre), me téléphone :
— Non, non, il faut que tu y ailles, j’ai des économies, je
te paie ton voyage !
Quand j’avais seize ans, j’économisais mon argent de poche
et, un jour, je suis allée avec ma mère dans la pâtisserie Van Bladel, de la
rue Neuve à Bruxelles. On y servait les meilleurs babas au rhum du monde, qui
gouttaient vraiment le rhum, dans une coupe-bateau en argent et avec une
cuiller à très long manche. Je voulais lui offrir des gâteaux… Elle n’a pas
voulu que je paie…
Ma fille m’offre le voyage… Eh bien, j’ai dit « Oui ! Merci ! »
Ma fille m’offre le voyage… Eh bien, j’ai dit « Oui ! Merci ! »
Je reprends contact avec l’organisateur des trekkings. Je
n’étais jamais allée en trekking. Je demande ce qu’il faut prendre avec soi. Je
reçois une liste : ceci et cela et des « piles » Qu’est-ce que c’est que des «
piles » ? Dictionnaire : ça ne s’y trouve pas… En fait, il s’agissait de
vêtements en fibres synthétiques. Moi qui étais et suis toujours
inconditionnelle du bon pull en vraie laine, genre marine, acheté à Saint-Malo…
Dieu merci, je n’ai pas su ce que c’était que le « pile » et je suis partie avec
mes pulls en laine de Saint-Malo… Et, moi, j’ai eu chaud…
Nous avions continué à aller en montagne chaque week-end.
Je m’étais organisé un petit circuit pour m’entraîner chaque soir, après le
travail. Au début, cela m’avait pris une heure et demie de marche, puis
progressivement, j’avais inclus quelques pas de course et, finalement, mon
record avait été de cinquante-cinq minutes…
« Pas mal pour une débutante », aurait dit
Claudio.
J’avais vu comment mes amis s’entraînaient pour partir en
expédition. Almo, qui habitait au sommet du Passo Pordoi, se faisait conduire
tous les soirs, en jeep, avec sa bicyclette, à Canazei et, comme entraînement,
il remontait en bicyclette de Canazei au Pordoi, comme le faisaient les
coureurs du Tour d’Italie… Bon, lui s’entraînait pour aller au sommet du K2 ou
de l’Everest… Moi je n’allais qu’à la base du K2… Mais, quand même, je voulais
faire les choses sérieusement.
J’avais aussi accompagné un groupe pour bivouaquer à
l’Aiguille du Midi et tester mon équipement thermique. Là, j’avais claqué des
dents… Donc, il fallait un sac de couchage d’une qualité supérieure.
Quand je demandais des conseils, les uns me
disaient :
— Himalaya, haute montagne ? Ho la la… crampons, piolet,
etc.
D’autres me disaient :
— Mais non, c’est un trekking, une
autoroute… !
Six semaines avant le départ, un camion nous avait livré
notre réserve de bois pour l’hiver. Je laissai tomber un morceau sur mon pied
et le bout de mon gros orteil gauche fut brisé… Un gros pansement, quelques
jours d’immobilisation et, ensuite, j’allai travailler pieds nus dans mes
Birkenstock… Le jour du départ, les douleurs n’étaient pas passées. Mais, pour
rien au monde, je n’aurais renoncé.
Ainsi, petit à petit, les semaines avaient passé…
L’aventure a failli se terminer avant d’avoir commencé…
Donc le vendredi, comme d’habitude, je suis partie de chez
moi à 7 heures pour commencer à travailler à 8 heures, terminer à 18 heures et
rentrer chez moi à 19 heures.
Le lendemain, sans transition, Francesco – mon compagnon –
et moi, nous nous levons à 4 heures et il me conduit à l’aéroport de Milan où
je dois me joindre aux autres trekkistes. J’ai enfilé ma doudoune et, deux
mètres avant le check-in, je mets mes mains dans mes poches et… ô, horreur !
J’y sens une dizaine de cartouches de fusil de guerre… Avec Francesco, le
week-end précédent, nous étions allés nous exercer au polygone de tir, lui en
tant que chasseur, moi en tant qu’adepte du « zen et tir au fusil » puisque je
ne sais pas tirer à l’arc. Et bon, j’avais encore une poignée de cartouches
pour FASS 90 dans ma poche… Ça arrive à tout le monde… Hm, hm… Francesco les
escamote.
À l’époque, je ne me rendais pas tout à fait compte ; ce
n’est que maintenant que j’imagine la tête qu’auraient faite les types de la sécurité,
s’ils avaient trouvé des cartouches de guerre dans mes poches… En tous cas,
j’aurais raté mon vol.
Deuxième surprise : découvrir mes compagnons italiens. Ce
sont tous des trekkistes chevronnés. D’ailleurs, ils se connaissent entre eux.
Déjà, là, je ne me sens pas fort à l’aise.
Escale à Kuweit… Aéroport sévère, femmes magnifiques avec
des vêtements qui flottent autour d’elles comme si elles étaient des
princesses. Nous sommes déjà défraîchis et avachis dans les fauteuils, après
les nombreuses heures de vol.
Et puis Karachi. Transfert en bus de l’aéroport
international à l’aéroport local. Dieu sait comment, toute une bande de jeunes
indigènes se trouvent dans notre bus. Ils sont excités, ils rient, ils crient
et, surtout, ils se collent à nous, ils nous touchent… Ils touchent des femmes
blanches… ça les excite ! Nous sommes tellement fatiguées que nous nous
dérobons mais sans vraiment réagir. Enfin, nous arrivons à l’aéroport local. À
l’embarquement, ça recommence : les contrôleurs essayent de nous toucher les
seins. Je m’écrie :
— Mais enfin, tiens tes pattes chez toi !
Et je donne un bon coup d’épaule. Mes compagnons se mettent
à rire :
— Ben oui, c’est des musulmans, des obsédés sexuels… Ils
traitent les femmes blanches comme des putains… Ils peuvent tout se permettre…
Ils savent bien que nous ne pouvons pas réagir sous peine de nous voir
embarqués dans des palabres qui n’en finiront pas… C’est comme ça dans tous les
pays musulmans : ces tarés ont des siècles de retard…
Ça commence bien… Puis arrive le vrai contrôle, très sévère
: des femmes tâtent les femmes à l’abri des regards, dans une cabine. Pourquoi
tant de méfiance ? À Milan, on ne nous a pas contrôlés comme cela. La dernière
fois que j’ai pris un avion, c’était en 1958, le DC6 Bruxelles-Léopoldville. À
l’époque, il n’y avait pas de contrôles. Plus tard, je comprendrai que,
actuellement et surtout dans ces pays, on craint les attentats. L’avion est
grand, plein d’autochtones, certains semblent des pèlerins qui reviennent de La
Mecque.
À Islamabad, notre guide nous attend. 40°C et un taux
d’humidité élevé nous tombent dessus avec un vent lourd et… chaud… Nous gagnons
l’hôtel Shalimar. Je loge avec une autre dame. Dans notre chambre, grâce à
l’air conditionné, il n’y a qu’une trentaine de degrés. Douche chaude… Nous
sommes épuisées mais il faut aller en ville pour régler les paperasses
administratives et mon visa, pour un séjour touristique de trois mois. Suit le
briefing obligatoire avec le représentant de l’office du tourisme. Il commence
fort :
— Bienvenue aux citoyens italiens… L’Italie est un grand
pays ! Mussolini, etc. Petit froid dans l’assistance… Hm…
hm… hm…
Notre guide intervient :
— Oui mais Mussolini, ça, il y a déjà longtemps… Passons,
passons…
Ensuite l’officiel explique que nous sommes dans un pays
musulman encore fortement ancré dans ses traditions. Bien sûr, le tourisme est
un atout majeur mais, dans les campagnes, la modernité avance lentement et
nous, nous allons dans les provinces du Nord… Loin, très loin… La chose
principale, c’est de respecter les règles élémentaires : ne pas photographier
les ponts puisque le Pakistan est encore en guerre avec l’Inde, ne pas
photographier les femmes puisque cela dérange les gens. D’ailleurs, personne
n’aime être photographié comme une bête curieuse. Il faut aussi respecter un
minimum de décence dans nos comportements et dans notre façon de nous habiller…
Ben, oui : ici on n’est pas à la Côte d’Azur ni à Rimini… On est au Pakistan.
La première chose que mes compagnes vont faire, c’est
mettre des blouses sans manches, avec des décolletés plongeants et des
minishorts. Tout le monde va photographier les femmes et les ponts…
Nous rentrons à l’hôtel. Le soir, nous avons droit à un
souper de grillades savoureuses sur la terrasse, autour de la piscine. Les mets
sont fort épicés mais délicieux, les parfums sont envoûtants… Une agréable
petite brise soulage de l’air torride…
Le lendemain, lever à 3 heures pour prendre l’avion,
direction Skardu. Le temps est à l’orage, avec du tonnerre et des éclairs.
Quand il fait mauvais, l’avion ne vole pas car il doit passer au-dessus de
chaînes montagneuses et ensuite enfiler une vallée pour atterrir au fond d’un
cirque, formé de hautes montagnes.
Malgré les nuages, nous partons quand même et, à peine
l’avion a-t-il percé la couche de nuages, que nous voici dans un ciel clair et
parfaitement bleu. À gauche, le Tirish Mir et, à droite, le Nanga Parbat,
blancs de neige, éclatants de soleil… L’avion plonge dans la vallée de l’Indus
et se pose à Skardu.
Je commence à prendre conscience…
Je commence à prendre conscience…
Me voici donc au Pakistan… On y parle l’anglais. Je n’ai
même pas pensé à réviser mon cours Assimil : « My tailor is rich ». On y boit
du thé, on y mange du cake et des toasts à la confiture d’oranges. Et là, c’est
le choc : tout d’un coup, je replonge dans mon enfance au Congo, nos vacances
en Rhodésie et en Afrique du Sud. Cette période de ma vie que j’avais, depuis
si longtemps, voulu oublier, car le départ du Congo n’avait jamais cicatrisé…
Les Pieds-Noirs savent de quoi je parle…
Me voilà, de but en blanc, plongée dans mon passé. Le Motel
K2 ressemble aux motels de l’époque coloniale mais les draps qui portent encore
les plis du dormeur précédent ne sont pas fort propres ; la « salle de bains »
non plus. De petites souris grimpent le long des tentures. La cuisine n’est pas
terrible non plus.
L’après-midi, nous faisons une promenade dans la bourgade.
Les rues sont en terre et la poussière vole. Une odeur de pourriture monte des
égouts qui coulent à ciel ouvert. Les « magasins » semblent une rangée de
garages dont on a levé la porte basculante. Une de mes compagnes veut acheter
un vêtement traditionnel, un « shalwar kamiz », pour son mari. Pour se faire
comprendre, elle secoue le pantalon du vendeur… qui commence à se masturber !
Nous sommes perplexes…
Le soir, je me promène au bord du jardin. Une pente raide
plonge jusqu’au fleuve Indus qui coule en contrebas.
Il s’étale en larges méandres et, de loin, il semble
paisible. Les couleurs du ciel virent au violet puis à l’abricot et, soudain,
c’est la nuit… comme au Congo… Pas de pollution lumineuse donc une infinité
d’étoiles… L’odeur des feux de bois se mêle aux odeurs de cuisine et de
poussière.
Émotionnellement, je suis déjà en crise… Un épais rideau
est tombé entre mes compagnons et moi. Ils sont assis dans le jardin, ils
parlent de leur vie au bureau ou à la maison, du prix des restaurants à Milan
et du vin à Bergamo, et les conflits belle-mère/belle-fille. Leur conversation
est vide, le son de leur voix me dérange. Je ne vais trouver personne avec qui
partager mes émotions, je vais tout garder pour moi et, en moi, ça bouillonne
déjà…
Le lendemain, notre guide est en pourparlers avec les
guides locaux et les chefs des porteurs. Les porteurs prévus ne sont pas là,
puis on va pouvoir les avoir et puis quand même pas. L’expédition – qui n’a
qu’un jour d’avance sur nous, rencontre un tas de problèmes, m’explique Pinelli
que je rencontre par hasard et il ajoute que « ma » tente est déjà en route.
Soudain, deux jeeps sont à notre disposition. Nous faisons
une excursion jusqu’au lac de Satpara et c’est ainsi que nous comprenons
l’utilité du voile : il y a tellement de poussière, sur ces routes non
asphaltées, que les indigènes enroulent leur espèce de longue écharpe autour de
la tête comme un turban. Mais, surtout, ils se couvrent le visage et, comme le
font tous les peuples du désert, ils ne laissent qu’une étroite fente libre
pour les yeux. Le petit voile que nous avons acheté au marché, comme souvenir,
passe du décoratif à l’utile : c’est un excellent masque à poussières. Nos
guides s’exclament avec admiration :
— Ah, vous portez le voile comme les femmes pakistanaises…
Sous-entendu : ainsi vous êtes un peu moins moches. Nos
guides nous conduisent à un immense buddha, sculpté dans le rocher.
J’apprendrai plus tard que le Pakistan compte, parmi ses richesses, des
témoignages remarquables de la préhistoire et aussi de l’époque bouddhiste.
En chemin, nous échangeons quelques mots avec nos guides
indigènes. Ils nous expliquent que « les autres » sont sunnites, que les
porteurs Balti sont shiites, tandis qu’eux sont Hunza et ismaélites. Je leur
demande s’ils connaissent les princes Aga Khan.
— Bien sûr : Karim Aga Khan est notre chef
spirituel… Alors j’ajoute :
— Le prince Sadruddin Aga Khan est un des sponsors de
l’expédition… Quand l’expédition sera terminée, il va nous recevoir pour que
nous lui racontions comment cela s’est passé.
Ils me regardent avec intérêt… ils parlent entre eux et
quelqu’un finit par dire :
— Ben, il a beau jeu de sponsoriser : cet argent, c’est le
nôtre !
Un autre qui n’y croit pas trop ajoute : « Vous nous
enverrez des photos… »
Quand nous rentrons au motel, nous y trouvons un camion qui
apporte « les presses » Les alpinistes grimperont jusqu’à 7.000 mètres sur
l’Éperon des Abruzzes, ils essayeront de détacher et de descendre un maximum de
corde fixes.
Au camp de base, on va installer une « presse » pour
écraser et compacter toutes les pièces métalliques – genre boîtes de conserves,
avant de les mettre dans des bidons que les porteurs ramèneront à Skardu. Là,
une deuxième machine séparera, grâce à des aimants, les métaux ferreux des
non-ferreux. Ensuite, ces déchets pourront aller au recyclage. En théorie,
c’est génial ; en pratique, rien n’est simple. Les indigènes regardent cela
avec l’air de dire : « Mais qu’est-ce que c’est que cette idiotie occidentale ?
»
Il règne une énorme confusion. Le groupe des alpinistes
devrait déjà être loin, ensuite devrait suivre le groupe des journalistes, puis
un autre groupe et puis le nôtre. En fait, avec les retards des avions, plus
personne n’arrive comme prévu. Les groupes se chevauchent et tout le monde veut
les porteurs pour soi. Nous attendons notre tour et en profitons pour retourner
au lac et visiter le vieux fort.
Le matin suivant, à la surprise générale, on part ! Les
palabres et les attentes se succèdent mais on part… Nouvelle surprise : les
porteurs portent non seulement nos bagages mais aussi des tentes et… des tables
et chaises pliantes… L’expédition et les trekkings sont « écologiques » mais on
nous porte des fauteuils de camping. Ne pourrions-nous pas nous asseoir sur un
caillou ou sur le rouleau de mousse qui nous sert de matelas, comme on le fait
quand on va en montagne pendant le week-end ?
Le glacier a creusé une vallée en U et le fleuve Braldo y a
creusé son lit. Sur la moraine de la rive droite se trouve Askole, le dernier
village, à 3.048 mètres au-dessus du niveau de la mer.
Les maisons sont des masures à toits plats, pratiquement
sans étages et sans fenêtres. Des murets de pierres forment des enclos pour les
animaux. Tout autour, les champs de céréales sont magnifiques et les épis
énormes. Les porteurs dressent nos tentes dans un des enclos. Dans ce petit
village épouvanté, il y a maintenant des dizaines d’Européens et de porteurs.
Quand mes compagnons photographient les femmes dans leurs costumes
traditionnels, leurs hommes nous jettent des cailloux… Il n’y a pas
d’installations sanitaires et, pour les besoins naturels, chacun s’en va dans
les champs… Ces champs dans lesquels les indigènes iront travailler dès que
nous serons partis…
Les jours suivants, nous marchons… Au-delà des derniers
arbres, le paysage devient désertique : du sable et des cailloux et au moins
40°C, sous ce soleil de plomb. Nous traversons le glacier Biafo. Les rivières
latérales ont, elles aussi, creusé leur lit profond dans la moraine. En fait,
la moraine constitue le plateau sur lequel nous progressons mais, chaque fois
que nous rencontrons une rivière latérale perpendiculaire au Braldo, nous
devons descendre jusqu’à son lit, la traverser, puis remonter de l’autre côté.
C’est fatigant, on avance lentement et mon gros orteil reste douloureux…
La route est longue… On marche difficilement dans ce sable,
il fait très chaud, le paysage est désertique. En contrebas, la rivière Braldo
est large, puissante, violente… Le sentier très étroit grimpe le long d’une
paroi rocheuse. Un faux-pas et on tombe dans ce fleuve qui ne pardonnera pas.
C’est là qu’un journaliste romain décide que ça, ce n’est pas pour lui, et il
fait demi-tour. Il rentre à Rome… Plus tard, j’apprendrai qu’on lui a donné la
tente thermique qui m’était destinée, pour qu’il ne doive pas passer une nuit à
la belle étoile.
Quand les rivières latérales sont trop larges, on les
traverse en téléférique, c’est-à-dire un panier accroché par une poulie, sous
un câble qui est tendu d’une rive à l’autre… Le matin, les rivières sont
normales mais, avec la chaleur du jour et donc la fonte des neiges en altitude,
le soir, elles sont tellement gonflées et violentes qu’il est pratiquement
impossible de les traverser.
C’est le mois de muharram. Le soir, les porteurs Balti qui
sont shiites, s’assoient en cercle et chantent leurs lamentations pour
commémorer l’assassinat de leur imam Hussain. Ils se battent la poitrine en
rythme, cela devient envoûtant… Ils sont en transe… Mes compagnons s’en moquent
et ils feraient bien des photos mais il fait déjà nuit. Cela me rappelle les
battements
du tam-tam, qu’on entendait le soir, au
Congo…
Mon père avait été envoyé au Congo par le gouvernement
belge pour y construire une école et former des enseignants indigènes. Cela m’a
permis de passer tout mon temps libre avec les enfants de mon âge, dans la
partie indigène de la ville. Bien sûr, il y avait des enfants noirs, dans notre
école pour blancs, mais à la « cité » c’était beaucoup plus naturel, amusant…
Là, c’était pour jouer, même aller au théâtre de marionnettes pour écouter les
aventures de Bilulu, le petit blanc et de son ami noir Pole Pole, et chanter «
Bilulu, Bilulu apana kopa, apana kopa mi iko apa » : « N’aie pas peur, n’aie
pas peur, je suis ici… »
Nous étions invités à assister aux mariages, aux baptêmes
et aux fêtes avec les danses. Il ne nous serait pas venu à l’esprit de nous en
moquer. Nous regardions cela avec beaucoup d’intérêt. Ici, avec ces Italiens,
j’ai l’impression de vrais colonialistes qui se moquent des traditions qu’ils
ne connaissent pas et ne comprennent pas. Mes compagnons sont ignorants. Qui
parmi eux connaît l’histoire de l’imam Hussain ? Ils n’ont aucun respect.
Lors du passage d’un pont, une de mes compagnes s’est
assise par terre, avec les jambes très écartées et, pour stabiliser son
appareil photo, elle appuie ses coudes sur ses genoux. Avec son minishort,
c’est tout juste si on ne voit pas son vagin. En tous cas, les poils
jaillissent de toutes parts… Les porteurs s’arrêtent, la regardent effarés,
incrédules, puis ils rient avec dédain… C’est gênant… J’attire l’attention de
cette dame et elle me répond qu’ils n’ont qu’à s’habituer aux étrangers qui
leur rapportent de l’argent… À l’américaine quoi… !
Notre chef de groupe traite les porteurs et les cuisiniers
comme j’imagine que les nouveaux riches traitent leurs servantes. Les gens
d’ici font ce qu’ils peuvent : on n’est pas au Ritz. Il y a des caisses qui
leur sont interdites car on y cache les bouteilles de whisky, malgré les
accords avec l’office du tourisme de ne pas consommer d’alcool dans ce pays
musulman car cela pourrait choquer les habitants. Bref, notre groupe est
déloyal sur toute la ligne. Je me sens très mal à l’aise…
Nous marchons sur la moraine : une suite de monticules de
pierres et de sable. Trois pas en avant, un pas en arrière. Le soleil est
terrible.
Chaque soir, les porteurs montent les tentes et, chaque
matin, ils les démontent…
Dès que nous arrivons à l’endroit du bivouac, les
cuisiniers se mettent au travail pendant que d’autres dressent la tentemess et
y installent fauteuils de camping, tables et couverts, pour que nous puissions
dîner comme au restaurant. Au milieu de tout ce remue-ménage, un lutin
s’affaire… Il est Hunza, parle un peu d’anglais, n’est pas porteur mais «
assistant » ; il est petit de taille, a une épaisse chevelure noire et une
barbe abondante. Il doit avoir une vingtaine d’années, l’âge de mes enfants, il
est toujours attentif et, avant qu’on ne s’en aperçoive, il est allé dénicher
le sucre ou les fourchettes qui manquaient… Quelqu’un sur qui on peut compter,
très éveillé, sympathique et rieur… Il s’appelle Karim.
Finalement, on monte sur le glacier Baltoro. Tout autour de
nous, les plus belles montagnes du monde : Paju Peak, Tours de Trango, la
Cathédrale, le Broad Peak…
Le 22.VII, nous sommes partis de Milan et, le 4.VIII, nous
arrivons à Concordia.
Voir les photos sur Internet ! L’endroit mythique où le
glacier Godwin-Austen rejoint le glacier Baltoro… C’est le cœur du Karakorum,
un endroit indescriptible… On ne peut que tomber à genoux, en extase… Tout au
fond, c’est la pyramide blanche du K2… Il n’y a pas de mots pour le dire…
De temps en temps, on entend des coups de canon. Dans ces
montagnes, à 5.000 mètres d’altitude, des garnisons pakistanaises échangent des
tirs avec des garnisons indiennes. Nous avons eu plusieurs orages. J’ai rangé
mes vêtements pour les températures chaudes et mis ceux pour le froid.
Maintenant, il pleut et tout est trempé. La visibilité est nulle. Nos tentes
qui sont de simples tentes canadiennes en tissus léger, tout juste bonnes pour
aller camper à la mer mais certainement pas pour aller en montagne, se sont
écroulées. Les duvets sont mouillés… Nous sommes à 4.650 mètres et les effets
de l’altitude se font sentir : on digère mal, le thé est mauvais, le Nescafé
provoque de la tachycardie… Tout le monde devient irritable.
Nous attendons une journée, dans la tente-mess, que le
mauvais temps devienne moins mauvais. On
continue à raconter les mêmes histoires : les restaurants de Milan, le vin
de Bergamo… Une des participantes nous raconte pour la énième fois son
émerveillement devant le nouveau bidet de sa salle de bains…
Enfin, un grand coup de vent balaye les nuages… Concordia,
dans toute sa splendeur… Je m’éloigne du campement. Le silence est majestueux.
Autour de moi, l’eau de fonte du glacier ruisselle, s’engouffre dans les «
moulins ». Je suis assise audessus de dizaines de mètres de glace de ce glacier
qui, à l’infini, descend vers la vallée… dix centimètres par jour ? Quarante
mètres par an ? Depuis toujours et jusqu’à ce que le réchauffement climatique
ne le fasse disparaître… Cette impression d’éternité m’incite à la méditation…
C’est ici que je vais commencer une longue auto-psychanalyse autour de la
question : « Pourquoi, entre mes parents et moi, n’y a-t-il jamais eu d’entente
? Et, plus particulièrement, pourquoi y a-t-il tant d’animosité entre mon père
et moi ? »
Cette réflexion va se poursuivre pendant vingt ans. Jusqu’à
ce que, aux dernières heures de sa vie, mon père parvienne à me dire quelques
mots aimables :
— Tu es quand même gentille… !
Il a fallu venir jusqu’ici pour trouver cette atmosphère
extrême qui délie les frustrations qui me tiennent prisonnière. Dès que je
laisse aller, le tumulte se déchaîne, je suis bouleversée et c’est dans cet
état d’esprit que je vais séjourner au camp de base du K2, complètement à côté
de mes pompes, dans un monde irréel, coupée de ce qui m’entoure. Des gens vont
et viennent mais moi, je suis absente, en dehors de mon corps… Je suis dissoute
dans l’infini de cette immensité, « à la limite » Ici, il n’y a plus de vie à
part celle des quelques membres de l’expédition : ni plantes ni animaux… C’est
un endroit sans vie, où la nôtre est la dernière étape avant le néant…
D’ailleurs, là-haut, la rareté de l’oxygène empêche la vie, ici, il y a encore
de quoi survivre… Mais c’est déjà limite.
Plusieurs personnes du groupe restent à Concordia car elles
sont fatiguées ou ne supportent pas l’altitude ; nous ne sommes que
quelques-uns à continuer. Finalement, j’arrive au pied du K2. Au camp de base,
on cherche la tente qui m’était destinée… Ben, elle est repartie à Rome avec le
journaliste trouillard. Donc pour moi, il n’y a pas de tente…
J’ai tissé de bons rapports avec les porteurs, je leur
confie mon appréhension. Ils récupèrent des « pièces de rechange » d’autres
tentes et m’improvisent un abri… Ce n’est pas une tente thermique comme celle
des membres de l’expédition, c’est une simple tente canadienne pour camping à
la Côte d’Azur. Comme dit monsieur Ashraf : « This is adventure life and if you
are not able to face the problems… then you must stay at your home… »
Je ne comprends d’ailleurs pas tout : les membres de l’expédition
logent, à juste titre, dans des tentes thermiques et, à voir l’uniformité des
vêtements, il semble que certains membres, mais pas tous, aient réussi à se
faire renouveler la garde-robe, thermique elle aussi, par un sponsor… Pourquoi
les uns et pas les autres ? Mystère…
Nous sommes arrivés le 6 août au K2 à 5.135 mètres. Je vais
y rester seize jours jusqu’au 21 août et, le 3 septembre, je rentre à Milan.
Le camp de base… Tout de suite surgissent les petitesses…
Dans le groupe des alpinistes, il y a des Italiens qui sont habitués à quelques
biscuits et un espresso pour le petit-déjeuner alors que les Allemands, eux,
veulent du consistant… Premières frictions… Quand un animal a faim, l’hormone
de la faim se libère et le rend agressif. Il paraît même que, pendant certaines
expéditions, les membres en sont venus aux mains… et même… piolet à la main !
Mais bon, on n’écrit pas ça dans les albums en papier glacé : ça ferait mauvais
genre, surtout quand il s’agit de séduire des sponsors. Dès que Pinelli s’absente,
on organise un énorme spaghetti et, comme dîner, quelque chose qu’on appelle du
« vol-au-vent » avec de la purée de pommes de terre. Mais le flacon de poivre
est tombé dans la purée…
Un alpiniste français a fait porter son piano électronique.
Il nous joue quelques notes de Bach. Une petite lampe suspendue au plafond de
la tente-mess suffit pour créer une atmosphère de Noël. Mais faire porter un
piano électronique jusqu’ici, est-ce bien dans la logique de cette expédition «
écologique » ?
Il pleut à nouveau. Dans ma tente, il fait humide et froid.
Je m’en plains et on me répond :
— Puisque Pinelli est responsable de la perte de ta tente,
tu n’as qu’à aller dormir dans la sienne. D’ailleurs, dans sa tente, il y a la
caisse avec tout l’argent. Si tu y dors, personne n’osera entrer pour la voler…
Je dors donc dans la tente du chef. Les alpinistes sont
restés en paroi. Là-haut, il neige certainement et, au matin, le camp de base
est tout blanc. Le temps est au grand beau, le spectacle est éclatant.
La routine s’installe. Dans ma tente, j’ai étendu sur le
sol tout ce que je possède pour m’isoler du glacier et, par-dessus tout ça, mon
super duvet et, par-dessus, mes super pulls de Saint Malo… C’est faisable…
Pendant la nuit, j’entends en dessous de moi les craquements du glacier comme
des coups de fusil…
Les alpinistes montent jusqu’à 7.000 mètres, ils décrochent
des cordes et des tentes abandonnées en paroi. Sur le glacier, on recueille des
quantités invraisemblables de boîtes de conserves abandonnées, vides ou pleines
et pourries… L’expédition a apporté la machine qui comporte un piston pour
écraser toutes ces boîtes, on les écrase, une à une… Il y a des boîtes pourries
qui explosent et arrosent l’assistance d’une puanteur écœurante ! On remplit
des bidons de déchets et les porteurs ramènent le tout à Skardu. C’est un
travail titanesque… Cordes, boîtes, bouteilles, seringues, plaquettes ou
flacons de médicaments, plastiques… Des montagnes d’immondices qu’on trouve par
zones et, de la langue sur les étiquettes, on peut déduire que ceci est le
dépotoir d’une expédition française, par contre là, c’étaient des Allemands…
Une puanteur nauséabonde… Un feu reste allumé en permanence pour y brûler tout
ce qui est combustible… Odeur de plastique toxique…
Je m’étais imaginée que j’allais pouvoir faire quelque
chose mais, en cuisine, règnent les cuisiniers. Pinelli me dit de « prendre les
porteurs avec moi » et d’aller ramasser des immondices tout au long du glacier.
Mais il n’a pas réfléchi qu’il est en dessous de la dignité des porteurs
musulmans d’aller ramasser des ordures et moins encore d’être « commandés par
une femme » Finalement, le peu que j’ai pu faire a été, en tant que
physiothérapeute, quelques doudouces sur quelques bobos : des massages, des
déblocages, des relaxations… des dos, des pieds, des chevilles, des jambes,
même des mains. Quelqu’un me dit qu’il ne s’est jamais senti aussi relaxé,
qu’il se sentait léviter au-dessus du matelas qui est étendu, lui, à même la
glace et en plein soleil… Sur ce glacier, nous vivons constamment en plein
soleil puisqu’il n’y a pas de palmiers pour faire de l’ombre…
Pinelli finira par me dire :
Pinelli finira par me dire :
— Il paraît que tu es une bonne masseuse… !
Je ne réponds pas. Aurais-je dû répondre : « Tu veux
essayer ? » Massage du chef de l’expédition, en privé dans sa tente… Avec
quelques fantaisies, cela aurait pu rapporter gros. Peut-être quelques images
dans son film ? Cela m’aurait peutêtre valu le titre de « physiothérapeute de
l’expédition ». Il y a bien le « médecin de l’expédition » ! Mais, à l’époque,
je n’avais pas encore compris le marketing. Je n’ai pas su me vendre.
Un jour, en cherchant autre chose dans un des bidons qui
contiennent la nourriture, je découvre vingt-six tubes de lait condensé. Il
paraît qu’ils appartiennent au chef…
Nous recevons la visite d’un vieil Allemand qui se promène
tout seul dans ces montagnes : il part comme il est venu…
Les trekkings arrivent et repartent. Un jour, un vieux
monsieur débarque, il entre dans la tente-mess et se met à parler non-stop
pendant quatre heures. Il passe en revue toutes les montagnes qu’il connaît.
L’un après l’autre, nous nous éclipsons.
La nourriture est vraiment réduite à « un piatto di
minestra ». Du riz, des lentilles (le dal) et un peu de thon, du thé sucré. La
nuit, la température descendra jusqu’à – 17°C… Dans ma tente méditerranéenne,
maintenant que je suis installée, je n’ai pas trop froid… De jour, mon
thermomètre s’arrête à 50°C… parce qu’il ne va pas au-delà. De temps en temps,
on entend craquer le glacier et, régulièrement, des éboulements de glace et de
rochers.
Une nuit, il fait vraiment très froid. Deux alpinistes de
l’Allemagne de l’Est m’invitent dans leur tente. Nous sommes serrés les uns
contre les autres et pendant que nous dégustons leur massepain de Dresde, nous
parlons de faire l’amour mais il fait trop froid pour le faire. Par contre,
nous rêvons d’une baignoire avec de l’eau chaude, très chaude… oui et avec de
la
mousse… oui et avec du romarin… Ooh oui…
Je rencontre des gens que je connais et qui ont de la peine
à me saluer, comme si ma présence les dérangeait. J’observe des comportements
choquants : certains sont vraiment fort arrogants envers les autochtones.
Pendant une conversation avec l’un des participants,
celui-ci prend un air inspiré et me dit :
— Ah, Claudio Barbier… sa mort a été une grande perte…
c’était un grand ami…
Je me dis « Ah bon ? »
Claudio est mort depuis plus de dix ans et j’ai eu
l’occasion de rencontrer de nombreux amis dont il m’avait parlé. Dans ses
carnets d’adresses, il notait non seulement le nom de ses amis mais aussi,
souvent, le nom de leur épouse, voir même de leurs enfants et même des dates
d’anniversaire… Quand il parlait des voies qu’il avait parcourues, il citait le
nom de ses compagnons… Je n’ai jamais ni lu ni entendu le nom de mon
interlocuteur… Alors je lui demande :
— Ah bon, et vous avez grimpé avec lui ?
Tout aussi inspiré et les yeux au ciel, il
me répond :
— Je suis passé au pied des Tre Cime pendant que Claudio y
était en paroi…
Le temps oscille entre très beau et très mauvais et très
froid… Pluie, neige, brouillard… Et pendant tout ce temps, les alpinistes sont
là-haut…
Ceux qui sont au camp trompent l’inquiétude. Quelqu’un fait
de la musique, un autre chante, un autre prépare des truffes. J’ai longtemps
cherché mes lunettes de soleil indispensables à cause de la réverbération…
J’étais assise dessus… !
Pendant une nuit particulièrement difficile, je ne parviens
pas à respirer ni à dormir… Je transpire, j’enlève tous mes vêtements. Au
matin, le médecin vient me voir, il m’apporte des gouttes miracle et le
petit-déjeuner au lit. Puis, tout le monde vient prendre de mes nouvelles. À
travers la toile de tente : « Ça va ? » Je fais du training autogène, pour
calmer ma tachycardie, et de la méditation. Oui, oui : petit à petit, cela va
mieux et puis, de nouveau, bien.
Quand je me lève, je vais dans la tente-mess où les porteurs
s’empressent. Ils chauffent de l’eau pour me permettre de me rafraîchir et ils
me font manger toute une boîte de corned beaf puis un grand bol de café au lait
avec une pile de biscuits… Ça fait du bien… Décidément, « quelques petits
biscuits » ne suffisent pas ! À midi, un énorme spaghetti finit de me remettre
en selle.
Les porteurs sont attentionnés mais ils se plaignent
régulièrement d’être mal traités par les Italiens.
Temps superbe… Il a fait très froid… Mon haleine s’est
gelée sur mon duvet. Un alpiniste s’éloigne avec trois porteurs pour aller
ensevelir les restes d’un porteur qu’ils ont trouvé sur la paroi… Un peu à
l’écart de notre camp se trouve un cimetière où reposent plusieurs alpinistes.
Une énorme avalanche descend du Broad Peak et traverse tout
le glacier.
Un des alpinistes a décidé de prendre une douche. Il
demande qu’on lui chauffe des casseroles d’eau et ensuite, il se place accroupi
au soleil, presque entièrement nu, devant lui un seau d’eau froide et un d’eau
chaude. Il prend avec un bol un peu de chaque et se verse l’eau tiède sur la
tête, se savonne… Je lui « champoigne » les cheveux et ensuite lui verse
lentement l’eau restante sur la tête pour qu’il puisse se rincer. Les porteurs
nous observent, incrédules, car des relations aussi intimes entre hommes et
femmes, et en public encore bien, pour eux, c’est inimaginable et tout ça le
plus naturellement du monde… Ils sourient… Ces Européens quand même, quels
drôles de types.
Je suis très seule, j’en profite pour méditer, observer ou
lire « Le chemin des nuages blancs » du Lama Anagarika Govinda… J’ai voulu
faire couleur locale et, en fait, je me suis trompée : ici ce n’est pas le
Tibet bouddhiste, mais le Pakistan musulman… J’aurais dû prendre des écrits de
Mohammed Iqbal dont j’avais lu des poésies quand j’étais au lycée. D’ailleurs,
mon silence et ma solitude sont l’occasion de me remémorer non seulement la
langue anglaise mais aussi ce que j’ai appris au sujet de l’islam. Cela aussi
remonte au lycée. Et puis, le Congo… là, ça fait mal… très mal…
Autre aspect de la montagne : certains prétendent qu’ici
l’eau qui descend de 8.000 mètres est pure. Les autres rétorquent qu’elle
charrie les restes des cadavres en putréfaction qui jonchent toute la paroi.
Quelqu’un qualifie le superbe K2 d’amas instable de cailloux pourris.
J’ai appris, à mes dépens, une chose importante. Quand nous
étions au Congo, nous disions : « les nègres puent le nègre » et les nègres
disaient « les blancs puent le cadavre » Depuis trois semaines, je ne mange que
du riz et des lentilles et mon odeur est devenue nauséabonde. On sent comme on
mange, les déodorants n’y font rien. Ce n’est pas une question de négritude
mais d’alimentation. Il existe des races différentes parce que chacun s’est
adapté différemment aux différentes conditions géographiques, à la chaleur, au
froid et à l’alimentation disponible. Selon l’intensité du soleil, on a des
couleurs différentes, un métabolisme différent, des comportements différents
parce qu’on vit dans des conditions climatiques différentes… Mon odeur me
dégoûte, je me dégoûte moi-même et quand, au cours de la descente, nous
passerons près des sources d’eau sulfureuse je m’y plongerai avec bonheur…
L’odeur du souffre qui rappelle les œufs pourris sera un soulagement ! À
Skardu, je passerai un long moment sous la douche, même froide, et j’irai
m’acheter d’autres vêtements. Pour le moment je pue, terriblement !
Le jour de mon départ approche.
Le jour de mon départ approche.
Un matin, les alpinistes sont descendus de la montagne :
l’un d’eux a reçu des cailloux sur la tête, il se sent mal. Les autres ne
manquent pas d’ajouter leur grain de sel critique : pour monter à 7.000 mètres,
il faut être en bonne santé, ne pas boire ni fumer, être habillé en
conséquence, être entraîné, etc. Bref, l’accident qui, quand même, inspire des inquiétudes,
c’est l’occasion de lâcher toutes les tensions, de se défouler. En 1976, à
Chamonix, j’avais entendu des grimpeurs dire qu’ils allaient aux Grandes
Jorasses : « Et si ça va pas, on appelle l’hélico… » Ici, il n’y a pas
d’hélico. Tout d’abord, parce qu’il n’y a que les hélicoptères militaires.
Ensuite, parce que la qualité de l’air n’est pas favorable à ce genre d’engins.
L’absence de l’hélico assure encore une certaine sélection
des alpinistes et donc protège cette région contre le tourisme de masse… mais
jusqu’à quand ?
En 1997, Joe Simpson raconte, dans son livre Dark Shadows Falling, comment
l’alpinisme en Himalaya est devenu pur business :
Tout d’abord le gouvernement du Népal a augmenté le prix
des permis pour pouvoir escalader l’Everest jusqu’à 70.000 $ pour un groupe de
sept personnes, plus 10.000 $ en plus par personne supplémentaire, avec la
limite de douze participants. Ensuite, les organisateurs d’« expéditions » ont
compris qu’on peut littéralement « porter » n’importe qui au sommet de
n’importe quelle montagne à condition d’y mettre le prix… Revers de la médaille
: si vous payez 65.000 $ pour vous faire porter sur le sommet de l’Everest,
c’est pour aller sur le sommet. Dans ce cas, il n’est pas question de rater
votre but en allant jouer au samaritain… Pas question de gaspiller vos forces
en allant récupérer un alpiniste qui est en train de mourir gelé… Introduire un
presque cadavre congelé dans votre tente va en abaisser dangereusement la
température interne. Pendant votre escalade, vous ne pouvez perdre ni énergie
ni temps à vous arrêter pour porter secours à un alpiniste qui est en
difficulté car il y va non seulement de votre succès mais aussi de votre vie…
Et alors ? Ben, que voulez-vous faire ? Un alpiniste qui est en train de mourir
gelé… on le laisse mourir…, on passe à côté et on continue… Quand on paye
65.000 $, c’est pas pour jouer au samaritain mais pour atteindre le but si cher
payé…
Il est loin le temps de Jean Bourgeois qui, en 1966, risqua
sa vie pour sauver un de ses compagnons pendant une expédition qui avait mal
tourné, au Noshaq. Notez que, cette année-là, ce ne fut pas Bourgeois qui reçut
le Trophée du Mérite Sportif mais Raymond Ceulemens, joueur de billard…
Avis aux amateurs au sujet du prix d’une petite vacance
originale :
Katherine Tarbox écrit, le 23.I.12 dans Economics of
Everest :
Entraînement : 8.000 $ – équipement : 10.000 $ – ascension
: entre 35.000 $ et 100.000 $ – extras : entre 2.000 $ et 4.000 $ Le prix
dépend de la qualité du service ; prévoyez quand même un petit à côté… on ne
sait jamais…
Mais La Montagne, comme celle de Lino Lacedelli ou de
Claudio Barbier… celle-là n’a pas de prix… car elle n’existe plus… !
Un trekking part et je redescends avec eux. Il neige fort
et les porteurs parlent même des premiers nuages de l’automne. Nous nous
égarons et errons au milieu de crevasses que nous avions évitées à la montée.
Pendant la descente, nous ne suivons pas le sentier de la montée et nous
bivouaquons dans d’autres endroits. Maintenant, je remarque les tas
d’excréments humains autour des murets qui servent d’enclos, dans lesquels les
porteurs se réunissent pendant la nuit. Forcément : des dizaines de personnes
se sont arrêtées ici. Il s’en dégage une puanteur fétide qui fait vomir. De
nombreuses personnes ont souffert de diarrhées ou d’hémorroïdes sans doute à
cause des imprudences alimentaires, de l’excès d’épices, de bactéries ou même
d’amibes. Un de nos compagnons a le fond de son pantalon ensanglanté et les
porteurs le regardent avec curiosité. Bref, une réalité qui, elle non plus, n’a
pas droit de cité dans les albums en papier glacé.
Je me sens vraiment bien et je marche facilement malgré la
pluie. La nuit, le vent est violent, puis le grand beau s’installe. Quand nous
partons, le jeune aide cuisinier prend la tête du groupe. Par hasard, je le
suis. Il trouve cela amusant et accélère mais je suis en forme et ne le lâche
pas.
Au camp, les porteurs tuent une chèvre. Je ne parviens pas
à en manger. Je reçois trois assiettes de riz avec du ketchup ! J’ai faim et je
flageole…
Il reste six kilos de patates pour trois jours et douze
personnes…
Nous prenons la route haute et, au-delà de Askole, cette
fois, nous trouvons les sources chaudes de Hoto. Nous nous déshabillons, hommes
et femmes ensemble, sous le regard ahuri des porteurs et nous nous y plongeons…
C’est un délice.
Finalement, nous arrivons à l’endroit où les porteurs
seront payés ; nous allons nous séparer. Les trekkistes leur donnent leurs
vieux vêtements, sales, même déchirés. Je trouve cela humiliant mais ils
acceptent.
Pendant que nous attendons les jeeps, un des membres du
trekking grimpe sur un arbre et cueille des abricots qui d’ailleurs ne sont pas
mûrs. Puis il les jette comme des balles de pingpong, sous le regard
réprobateur des habitants. Je lui demande quelle serait sa réaction si un
étranger se comportait de la sorte dans son jardin. Il n’est pas content, moi
non plus ! J’en ai marre de mes compagnons italiens. À Askole, un habitant est
venu nous demander s’il y avait un médecin parmi nous car son petit enfant
était en train de mourir. Nous allons le voir mais l’enfant est déjà froid.
— Sans importance, dit un des trekkistes : de toutes
façons, ils en font un nouveau chaque année !
Cependant que la jeune mère pleure doucement en serrant le
petit cadavre dans ses bras…
Ensuite, on rejoint Skardu en jeep. Je suis tellement sale
que je demande à l’un des porteurs de m’accompagner au bazar pour m’acheter des
vêtements propres.
Il entre dans une boutique et choisit un shalwar kamiz
couleur aubergine :
— Tiens, prends ça : avec tes cheveux clairs, ce sera très
bien…
Manifestement, il est habitué à acheter des vêtements pour
les membres de sa famille. On ne vend pas de déodorants mais
un vendeur me trouve un petit flacon
d’extrait de fleurs de jasmin… Exquis…
Au motel, je vais sous la douche, elle est froide, je me
savonne, je me rince mais je pue encore comme avant…
Je me savonnerai plusieurs fois… rien à faire, cette odeur
dégoûtante ne partira qu’après plusieurs jours, de retour à une alimentation
plus normale.
Après la douche, je mets mon beau vêtement et je sors dans
le jardin. Je m’assieds à une table pour prendre une tasse de thé. Quatre
jeunes hommes, vêtus de blanc, passent devant moi et l’un d’eux s’exclame :
— C’est vous ! ? ! Habillée comme cela, je ne vous
reconnaissais pas…
C’est le capitaine Mazhar et des militaires que nous avions
rencontrés sur le Baltoro. Je les invite à prendre le thé avec moi et nous
avons du plaisir à bavarder. Ils sont en congé, après des mois passés là-haut.
Ils me racontent leurs aventures. Après un moment il me dit :
— Vous êtes belle quand vous êtes bien habillée… C’est si
dommage que les femmes occidentales s’habillent si mal…
La grande chaleur est passée, une petite brise agréable
s’est levée. En cette fin d’après-midi, la couleur du ciel a changé : ce n’est
plus la lumière d’été et on sent que l’automne approche déjà. Nous dégustons
notre thé avec des morceaux d’un excellent cake. Je passe un moment bien
agréable avec eux. Ces militaires parlent un anglais parfait et, surtout, ils
ont une éducation tout à fait britannique. Quelle différence avec mes
compagnons italiens ! Le soir commence à tomber. Le vieux fort qui surplombe le
bourg est encore au soleil et se profile contre le ciel qui, lentement, reprend
ses couleurs enchanteresses : violet, puis abricot et puis brusquement, c’est
la nuit.
Le Motel K2 est devenu merveilleux… Je m’y sens bien, comme
si j’étais rentrée à la maison. Après le régime haute montagne, le poulet au
curry est exquis ! Le thé vert aussi… Je dors enfin une nuit entière et
profonde. Le lendemain, il fait mauvais. L’avion ne viendra pas nous chercher.
Nous ne pouvons pas rester ici à attendre car nos billets d’avion pour Milan
sont réservés. Le soir, nous partons avec un énorme bus « pakistani style »
pour trente heures de route le long de la Karakorum High Way.
Quand nous arrivons à Rawalpindi, nous retrouvons les
organisateurs des trekkings. Quelqu’un vient vers moi et me dit :
— Good morning, Madam. Did you enjoy your
K2 trip ?
Je ne l’avais pas reconnu, c’est Karim ! Mais lui aussi est
lavé et habillé en civil. Pendant que les autres se chargent des formalités
dans les bureaux de la police et de l’aéroport, nous deux, nous filons au
marché, acheter des mangues. Puis, il me fait visiter les galeries marchandes
de l’hôtel Continental. Je cherche des livres. Il n’y en a presque pas. Je
trouve un curieux petit volume écrit en caractères arabes et traduit en anglais
: « Les 99 noms d’Allah » Cela m’intrigue, je l’achète.
Le soir, à nouveau, un souper extraordinaire autour de la
piscine de l’hôtel Shalimar. Cette fois, nous sommes tous relax et je jouis
pleinement de ces heures tranquilles. Dear Shalimar… Je vais le regretter…
Puis c’est le retour. Pas d’escale à Kuwait mais à Dubaï,
parce qu’il y a la guerre…
À Milan, Francesco et ma fille m’attendent mais mes bagages
sont quelque part en route… de par le monde… !
II. Retour à la vie normale – Sayed
Au total, j’ai donc passé quarante et un jours très
intenses, complètement en dehors de la « vie normale ». Il va falloir retourner
sur terre… Heureusement, ma famille m’écoute. Je dois raconter et de nouveau
raconter et me décharger, me défouler de ce trop d’émotions.
Le matin, je pars tôt pour me rendre au travail mais, avant
d’entrer au cabinet où j’exerce ma profession, je vais m’asseoir à la terrasse
de la pâtisserie Fontana, sur la grand-place de Locarno, pour siroter un café
et grignoter un croissant. Ce sont les plus beaux jours de l’année. La chaleur
estivale a fait place à plus de douceur. Le matin, avant 8 heures, la ville
n’est pas encore encombrée. Un petit vent léger, agréablement chaud, me
rappelle la brise du soir à Skardu. Les bruits ne se sont pas encore réveillés,
les cris stridents des martinets remplissent le ciel. L’odeur du Lac Majeur
arrive jusqu’ici avant que les puanteurs et fracas des automobiles et des gens
ne viennent tout gâcher.
C’est l’heure exquise pendant laquelle je
repars à Skardu…
Inexorablement, il faut monter la pente raide de la rue,
entrer dans l’immeuble et ensuite dans le cabinet, se changer, mettre tout en
place et lire la fiche du premier patient… Le travail ne me pèse pas, bien au
contraire, c’est une belle profession. Mais j’ai tellement de peine à
redescendre sur terre. Tout est tellement différent.
Mes patients me connaissent suffisamment pour pouvoir
instaurer un dialogue, un échange. Bien sûr, ils connaissent ma passion pour la
montagne. Du lundi au mercredi, on parle du week-end passé et, du mercredi au
vendredi, on parle du weekend à venir. Mais là, ils savent que je rentre d’une
aventure hors du commun. Ils veulent savoir… C’était comment ? Et les gens ?
Ils me font raconter… Pendant que je me décharge de mon trop d’émotions, eux se
chargent de l’énergie du rêve, du charme exotique. Nous sommes des vases
communicants qui se font du bien mutuellement en s’équilibrant.
Puis la vie de famille reprend et les soucis domestiques :
il va falloir préparer l’hiver, les week-ends en montagne et la chasse aussi.
Je suis allée à la réunion aux Diablerets. J’ai réussi à me
faufiler à côté du prince Sadruddin Aga Khan, pendant qu’un copain faisait des
photos que j’allais pouvoir envoyer à Karim et gagner mon pari. Derrière nous,
des dames fort BCBG bavardent entre elles et se racontent leurs voyages. L’une
d’entre elles a visité des peuplades ismaélites dans le Nord Pakistan. Avec
suffisance ironique, elle décrit comment ces pauvres, crédules et primitifs,
adulent leurs chefs religieux comme s’ils étaient des dieux…
Petit à petit, je mesure combien le Pakistan m’a
profondément touchée, changée, bouleversée… Ce pays m’intrigue… Je vais à la
librairie acheter des guides touristiques et des livres écrits par les
alpinistes qui y sont allés.
Je recommence à rêver mais dans une autre direction, non
plus de souvenirs, mais de futur.
Les relations décevantes avec mes compagnons italiens me
laissent beaucoup d’amertume. Leur présence a gâché mon plaisir, m’a empêchée
de jouir pleinement. Il faut dire aussi que, en partant, je n’étais pas
préparée à recevoir tout ce qui allait venir à ma rencontre.
Je n’étais pas préparée non plus à d’autres déceptions… Un
jour, un ami qui connaissait les dessous de certaines cartes, me dit :
— Mountain Wilderness ? Mais tu ne sais donc pas qu’il y a
des types qui veulent se lancer en politique et seraient prêts à tout, dans
l’espoir de rafler les 250.000 voix des membres du Club Alpin Italien ?
Petit à petit, une certitude s’installe en moi : je dois
retourner au Pakistan mais seule. « Une femme européenne seule au Pakistan…
T’es cinglée… » Les gens qui me disent cela ont raison… Vu comme ça… Mais je
suis certaine que je peux le faire. Honnêtement, aujourd’hui, je ne le referais
plus. L’assassinat de Daniel Pearl a brisé la confiance, a tout changé.
J’ai un autre problème : j’ai besoin de me prouver à
moimême que je suis capable d’être seule, d’accomplir seule, le voyage
initiatique de la Montagne. Les alpinistes savent ce que je veux dire…
Évidemment, je ne vais pas faire l’Everest en solo comme Messner. Bon… « en
solo » Là aussi, il y aurait à prendre et à laisser.
« En solo » pris au pied de la lettre, cela signifie partir
de Milan tout seul, aller tout seul au pied de l’Everest et monter tout seul au
sommet alors qu’il n’y a personne d’autre dans les parages. Ça, c’est du vrai
solo. Est-ce encore du solo quand la paroi est parcourue par d’autres
alpinistes ? Quand on peut s’appuyer sur la présence des autres, leurs camps,
leurs échelles, leurs cordes fixes, leur secours en cas de pépin, et ne fût-ce
que leur présence ?
Ces ergotages sont des questions essentielles, éthiques,
farfelues aux yeux du commun des mortels mais vitales aux yeux des tourmentés
de la crise existentielle.
Je ne vais pas accomplir un exploit, je vais tout simplement
suivre un parcours facile, simple, à la portée de trekkistes normaux mais
seule, c’est-à-dire sans autres occidentaux. L’idéal, dans la région que j’ai
découverte, c’est le parcours des glaciers Biafo et Hispar. On monte le glacier
Biafo, on arrive au col Hispar-la à 5.150 mètres et on redescend de l’autre
côté, le long du glacier Hispar, c’est tout. Et cela fait 126 kilomètres. Ce
qui constitue le plus long système glaciaire en dehors des régions polaires. On
part de Skardu dans le Baltistan et on arrive à Karimabad dans la vallée Hunza.
C’est un trajet abondamment décrit dans les livres de montagnes et, maintenant,
aussi sur Internet. En fait, il s’agit d’une antique route qui reliait le
royaume de Nagar avec celui des Balti.
J’écris à monsieur Ashraf, l’organisateur de trekkings,
pour lui demander si c’est possible… Bien sûr, il peut m’organiser cela. Je lui
demande Karim comme accompagnateur. Cela aussi est arrangé. Il suffit
d’attendre l’été suivant pour repartir et y aller. Dans ma tête, tout est déjà
en place. Ma famille ne s’étonne plus.
Fausto De Stefani, m’avait dit :
Fausto De Stefani, m’avait dit :
— Pour comprendre la montagne, il faut y
aller seul.
— Mais pour comprendre, il faut connaître… ! avais-je
répondu.
— C’est exactement ce que je veux dire… !
avait-il conclu.
Cela m’avait trotté en tête…
Cela m’avait trotté en tête…
Quand j’étais arrivée au Tessin en 1980, j’avais rencontré
Francesco. Il était chasseur et il connaissait les montagnes environnantes
comme sa poche parce que, depuis son enfance, il les parcourait à la chasse,
avec son père et ses frères.
Un jour, il m’avait dit en montrant la
carte :
— Voilà : là, c’est l’alpage où nous avons des maisons.
Toi, tu pars d’ici quand tu veux, tranquillement, le sentier face nord est
moins chaud et moins raide. Je travaille jusqu’à 18 heures. Ensuite, je te
rejoins par la face sud ; le sentier est plus raide et je marche plus vite que
toi… On y passe le week-end ensemble…
Je n’avais pas osé dire que je ne connaissais pas ce
sentier et que je n’étais jamais allée seule en montagne. Surtout ici où les
montagnes sont couvertes de forêts touffues et où les sentiers sont fort peu
visibles, depuis que les alpages sont abandonnés. J’étais allée à la librairie
acheter une carte topographique au 25.000 et, chez l’opticien, je m’étais fait
expliquer comment fonctionnent un altimètre et une boussole. C’est ainsi que
j’avais commencé à apprendre.
Progressivement, j’avais pris goût à cette drôle de façon
de marcher : on voit un bout de sentier, puis il disparaît sous les feuilles ou
a été emporté par un éboulement mais, ensuite, on retrouve un autre bout.
Finalement, on commence à avoir assez d’intuition pour ne pas se perdre et, le
cas échéant, retrouver la bonne direction. On apprend à avoir confiance en soi…
Quand on se trouve dans une forêt et que la vue est bouchée par la végétation,
on n’a aucun point de repère, on se perd facilement, c’est angoissant et c’est
dans la panique qu’ont lieu les accidents.
En 1984, je devins membre fondateur du groupe de secours en
montagne qu’on créa dans la vallée, à la suite de plusieurs épisodes graves :
des promeneurs qui s’étaient perdus, des chasseurs ou chercheurs de champignons
qui avaient eu des accidents. J’avais accepté car l’accident de Claudio m’avait
enseigné ce qu’est l’angoisse de l’attente…
Notre groupe était, en réalité, une section locale du
secours en montagne du Club Alpin Suisse. À ce titre, nous participions chaque
année aux exercices de recherche, secourisme et sauvetage, en forêt, sur des
parois rocheuses, sur des glaciers… mais aussi à l’inévitable entraînement à la
recherche en cas d’avalanche.
Comme j’étais la plus petite du groupe et donc la plus
légère, souvent je jouais le rôle de victime et ainsi j’assistais aux manœuvres
en première ligne. À l’époque, j’étais la seule femme, ce qui me permit de
suivre l’instruction sans discrimination : j’étais traitée d’égale à égal,
c’est-à-dire d’« homme à homme », par mes compagnons, ce que j’appréciais
particulièrement. Moi, j’avais l’avantage d’avoir fait de l’escalade avec
Claudio, eux avaient l’avantage d’avoir fait le service militaire. Nos « cours
de répétition » étaient dirigés par le commandant de la police de Locarno.
Pendant l’exercice, la discipline militaire était stricte et rigoureuse car une
distraction pouvait coûter des vies. Mais dès que le commandant sifflait la fin
de l’exercice, c’était la fête. Cela me permit aussi de comprendre pourquoi les
hommes continuent à raconter leurs souvenirs de l’armée pendant toute leur vie.
En fait, le service militaire ou la protection civile ne m’auraient pas déplu.
Régulièrement, nous avions des exercices surprise, du genre alarme en pleine
nuit : un bus avec vingt écoliers a quitté la route et est tombé dans un ravin.
L’hélicoptère ne peut pas voler car « on disait » que le temps était mauvais ;
il fallait y aller à pied…
Chaque membre avait en permanence ses godasses, sac et
matériel prêts dans sa voiture pour pouvoir être opérationnel 24h/24. Cela
signifiait aussi une discipline de vie : être toujours entraîné et, même lors
des fêtes, ne jamais dépasser les limites. Il aurait été inconcevable de
répondre : « je ne sais pas partir parce que j’ai la gueule de bois… » À ces
exercices participaient aussi les pompiers, la protection civile, le service
des ambulances et, en général, également l’hélicoptère de la REGA (Garde
Aérienne Suisse de Sauvetage) qui non seulement servait à évacuer les blessés
mais aussi à transporter les sauveteurs.
Cerise sur le gâteau : nous
portions un baudrier avec un mousqueton, nous nous accrochions deux à deux au
filin du treuil de l’hélicoptère qui nous transportait ainsi accrochés sous lui
et nous déposait à destination, dans les endroits les plus biscornus, sans
devoir se poser lui-même. Là, c’était vraiment à vol d’oiseau ! Bref, les
exercices, c’était le « gros bazar » Mais, quand un véritable accident
survenait – et ça, c’est toujours à l’improviste – nous étions « toujours prêts
» comme les scouts. Nous avons erré la nuit sous une pluie battante, avons
pataugé dans la neige pourrie, retrouvé des égarés, récupéré des morts, nous
avons aussi sauvé de nombreuses personnes. Nous avons consolé des familles,
engueulé des inconscients, fait des fêtes inénarrables et rigolé…
Le 8 janvier 1995, un de nos copains s’était chamaillé avec
sa bonne amie et il était parti seul, se défouler en montagne malgré la neige.
Épuisé, il ne parvint plus à rentrer et nous l’avons retrouvé vivant, après
trois jours et trois nuits passés dans la neige à 2.000 mètres…
Deux ans plus tard, une équipe de télévision allemande en
fit un film pour la série « Notruf ». Ce fut une autre expérience intéressante
car, dans ce film, chacun joua son propre rôle. Bref, le saint en valait la
chandelle…
Une des premières instructions que notre commandant nous
avait données c’était « savoir où l’on est ». Nous étions partis tôt le matin.
Arrivés au sommet d’une de nos montagnes, nous avions dû prendre nos cartes
topographiques, altimètre, boussole, latte et crayon… Notre commandant nous
expliqua « comment ça marche » et, ensuite, l’exercice consista à lire les
coordonnées d’endroits qu’il indiquait et dire le nom des montagnes qu’il nous
montrait à l’horizon. Comment fonctionne l’altimètre et comment un altimètre
est aussi un baromètre, etc. C’était passionnant et tout cela m’avait donné de
l’assurance. Somme toute, retourner seule au Baltistan signifiait la
vérification de mes connaissances.
Il me faudra patienter presqu’un an. En attendant, je vais
essayer de contacter des Pakistanais qui vivent ici. Peut-être apprendre
quelques mots d’Urdu… en tous cas me familiariser avec leurs coutumes. Je vais
tout simplement à la police des étrangers et je m’explique. Peuvent-ils me
conseiller quelqu’un ? Oui, il y a un Pakistanais qui s’appelle Sayed, parle
l’anglais et un peu d’italien, il leur sert d’ailleurs d’interprète quand il y
a des difficultés avec des migrants. Ils me donnent son adresse. Alors un jour,
je vais sonner à sa porte. Étonné, il me fait entrer, me présente une tasse de
thé et il écoute mon histoire.
Nous allons nous rencontrer souvent. Je vais faire quelques
excursions en voiture avec lui, pour lui montrer nos vallées, mais la montagne
ne l’intéresse pas. C’est plutôt un citadin. Il est toujours bien habillé. Quel
âge peut-il avoir ? Il a un diplôme de médecin, donc il a au moins
vingt-cinq-trente ans. Que fait-il ici ? Lentement, il va se confier mais les
choses ne sont pas claires : il ne va jamais me les dire « noir sur blanc ». Je
vais lentement mettre les pièces du puzzle bout à bout. Ce n’est pas facile car
il s’agit d’un monde dont j’ignore tout, dont je ne soupçonne rien. Avant de
partir au Pakistan, je ne savais même pas où c’était. Je n’avais jamais entendu
parler de l’Afghanistan. J’ai découvert l’existence de Kuwait et Dubaï parce
que nous y avons fait escale mais, à part ça… Internet n’existait pas encore !
Ce n’est que bien plus tard que j’ai pu deviner l’histoire de Sayed et essayer
de la comprendre.
Donc, du moins à ce que j’en ai déduit : il est le fils
aîné d’une famille nombreuse, il a terminé ses études de médecine, il a voulu
faire une année de bénévolat et c’est là que son histoire se gâte car il est
parti dans le Nord, du côté de Peshawar, sur la frontière avec l’Afghanistan,
pour soigner les réfugiés dans les camps. Que s’est-il passé ? Je ne le sais
pas. En tous cas, il a fini en prison. Alors son père a soudoyé les gardiens
pour lui permettre de s’échapper. Il est arrivé en Suisse. Est-ce vrai ?
Peutêtre. En tous cas, il ne raconte pas beaucoup et je ne pose pas de
questions indiscrètes.
Son problème, c’est maintenant : le voilà donc en Suisse.
Comme la plupart des immigrés, il ne connaissait rien de l’Europe. Il croyait
qu’il suffisait d’arriver pour trouver le paradis et le voilà relégué au rang
de requérant d’asile.
Il clame haut et fort qu’il est réfugié politique et que,
en prison, il a été battu, qu’il ne peut pas rentrer chez lui, qu’il y risque
sa vie. Mais ici, tous les immigrés racontent des histoires semblables qu’ils
essayent de faire croire à la police des étrangers, laquelle ne croit que ce
qu’on peut prouver. Par exemple, un de mes patients est un Libanais dont les
jambes ont été criblées de balles : les cicatrices sont là…
À l’époque, je ne comprenais pas pourquoi ce jeune homme
libanais me disait à chaque séance :
— Nous sommes des chrétiens ! Comme vous, nous sommes de
chrétiens…
Je lui répondais :
— Oh, vous savez, nous les religions… ça ne nous intéresse
pas, chacun croit ce qu’il veut… Et lui insistait :
— Mais vous ne comprenez donc pas que ce sont des musulmans
qui nous tirent dessus, qui nous font la guerre, qui détruisent notre pays…
Non, je ne le comprenais pas… Je ne le savais pas : pour
moi, il n’y avait que ce patient avec ses problèmes de santé…
Pour Sayed, son cas personnel est important mais, pour la
police, des cas comme le sien, il y en a des centaines et il n’est rien de plus
qu’un numéro parmi tant d’autres. C’est extrêmement frustrant car, sans doute,
il est, chez lui « un fils aîné de bonne famille » tandis qu’ici, il n’est
personne. C’est humiliant…
Autre problème : il a un diplôme de médecin mais un
diplôme… pakistanais ! Pour exercer en Suisse,
il faut un diplôme homologué par l’État. Pour lui, cela signifierait
représenter ses examens et, tout d’abord, s’inscrire dans une université
suisse, étudier les cours en français ou en allemand, langues qu’il ne connaît
pas. Même son italien serait insuffisant pour communiquer avec les patients.
Bref, obtenir un diplôme suisse lui paraît impossible. J’avais eu une collègue
tchèque qui avait représenté les examens en latin à l’Université de Louvain et
un collègue yougoslave qui avait représenté les examens en français à
l’Université de Genève. Sayed ne peut même pas exercer comme assistant dans un
service hospitalier. Il veut travailler, il ne veut pas vivre aux crochets de
l’assistance publique. Mais les demandeurs d’asile ne reçoivent pas de permis
de travail. Il finira quand même par décrocher un petit boulot : reloqueter le
carrelage dans une maison pour personnes âgées. C’est dégradant mais il le
fait. C’est une activité mais ô combien humiliante pour un de ces mâles qui, en
Orient, sont les princes de la famille et ne s’abaisseraient jamais aux tâches
ménagères, au niveau des femmes de ménage. Il ne peut même pas être infirmier,
puisqu’il n’a pas les diplômes requis. Un jour, il se lâche :
« c’est si injuste ! »
— Mais c’est la loi ! Ni toi ni moi n’y pouvons rien. Moi
aussi, je suis étrangère, je viens de Belgique. Avant de recevoir un permis de
travail et ensuite de séjour, j’ai dû fournir mes diplômes qui ont été examinés
à Berne. En tant qu’étrangère, je peux travailler comme employée mais pas comme
indépen-
dante. Je dois toujours être sous
l’autorité d’un kiné suisse. Ce n’est pas juste ? Il y a même d’anciens
condisciples qui sont professeurs dans l’école de physiothérapie, ici en
Suisse, avec le même diplôme que le mien. Mais moi, je ne peux pas exercer en
privé. Est-ce injuste ? C’est comme ça. Chaque pays protège ses citoyens et ça,
c’est juste. D’ailleurs, ce n’est pas la Suisse qui m’a demandé de venir :
c’est moi qui lui ai demandé si elle voulait bien me donner du travail. Elle a
dit oui mais a mis ses conditions. N’est-ce pas normal ? Moi aussi, quand je
vais à Islamabad, je dois demander un visa et on ne me l’accorde que
touristique pour un maximum de trois mois. Or toi, tu débarques ici et tu
prétends y être comme chez toi. Moi, quand je vais au Pakistan, je respecte la
loi pakistanaise…
— Mais mon diplôme est excellent, nos professeurs sont tous
des diplômés des meilleures universités de GrandeBretagne et des États-Unis.
— Cela ne change en rien le fait que tu es étranger et que,
ici, c’est la loi suisse.
C’est une discussion qui va se répéter ! Sayed ne parvient
pas à accepter qu’ici ce soit comme ça…
Un autre chapitre, c’est celui des femmes… Il est jeune et,
comme la plupart des Pakistanais, beau garçon. En plus, son éducation est
séduisante, à l’anglaise et avec la dignité et la réserve typique des « bonnes
familles » et des musulmans. Évidemment, il attire l’attention des jeunes
filles occidentales qui, par-dessus le marché, se disent qu’un médecin pourrait
tôt ou tard devenir un bon parti. Alors, on l’invite… Pendant les soirées, il y
a des grillades mais avec du porc et on boit mais rarement de l’eau ! Il se
sent exclu. Tout le monde s’amuse et lui se trouve piégé par ses principes
religieux. Fatalement, ceux qui l’invitent finissent par le considérer comme un
faiseur de chichis et, alors, on en arrive à ne plus l’inviter.
Les expressions « islamophobes » et « racistes » n’étaient
pas encore à la mode mais lui me disait que personne ne l’aimait. J’ai beau lui
expliquer : « Si, on t’aime mais c’est toi qui compliques tout, c’est à toi de
t’adapter… » Rien n’y fait…
D’autres jeunes filles l’invitent à aller se baigner. Dans
la région, il est normal d’aller tous ensemble, garçons et filles, le long du
lac ou le long des rivières.
On se déshabille, on nage, on se laisse bronzer, couchés
tous ensemble sur les rochers. Là aussi, on fait des pique-niques avec des
grillades et des viandes et aussi du porc, du vin, des alcools. Après un
moment, tout le monde est joyeux, on rit, on flirte… Il y en a même qui font du
nudisme, d’autres font l’amour…
Sayed, avec son éducation et ses principes, se sent mal à
l’aise. Les filles lui font des avances qu’il n’ose pas accepter. Il finit par
refuser les invitations car il ne sait pas s’adapter, s’intégrer. Mais, au lieu
d’avouer que c’est lui qui ne parvient pas à suivre, il accuse les autres
d’être dépravés. Plus tard, il va se mettre à critiquer tout ce à quoi il ne
parvient pas à s’habituer : les hommes et les femmes qui se promènent main dans
la main ou bras dessus, bras dessous, les femmes en jupes courtes, les gens
assis aux terrasses qui boivent du vin. J’essaye de lui faire comprendre
qu’ici, c’est l’Europe… qu’ici c’est comme ça et qu’on y tient. C’est lui qui
est venu : on ne l’a pas invité ! Mais, en même temps, je ne veux pas le
froisser ni ternir notre amitié : c’est un garçon charmant mais il n’est pas de
chez nous… Il a la mentalité « arriérée » du temps de ma grandmère…
Il a d’autres réactions qui me choquent plus. Un jour que
nous nous promenons le long du lac, il voit une voiture extraordinaire : une
Ferrari rouge… Pour nous aussi, c’est une voiture extraordinaire ! Mais lui va
se placer devant en s’appuyant sur le capot comme si elle lui appartenait et il
me demande de le photographier pour envoyer la photo à sa famille et leur
montrer son train de vie en Europe !
Je lui fais remarquer sa tromperie mais il n’en démord pas
car il doit montrer à sa famille que lui, ici, il est en train de faire
fortune… alors qu’il ne vit qu’avec l’aide sociale.
Un jour, il m’annonce qu’il a renoncé à travailler comme
femme d’ouvrage et qu’il va s’installer à son compte.
— Mais c’est interdit ! Tu n’as pas de permis de travail…
C’est du travail au noir…
— C’est votre faute, c’est vous qui m’empêchez de
travailler, si vous ne me laissez pas travailler ouvertement, moi je travaille
en cachette ! C’est vous qui m’y forcez !
— Et qu’est-ce que tu vas faire comme
travail ?
— Je suis médecin, je vais soigner des
patients…
— Mais les caisses maladies…
— Rien de tout ça : en privé, en noir, sans rien dire à
personne. Il y a des tas de gens qui se plaignent que leur médecin ne parvient
pas à les guérir. Rien ne peut m’empêcher de recevoir ces personnes et de les
soigner. Je ne me ferai pas payer, ils me donneront ce qu’ils voudront.
— Et si tu as un accident ? Tu as tout de même besoin
d’assurances professionnelles…
— Non, pas du tout : ceux qui viennent chez moi, c’est eux
qui veulent venir…
— Mais la pratique illégale de la médecine…
— Je ne vais pas pratiquer la médecine classique, je vais
appliquer les thérapies de chez nous, que je connais et qui n’ont rien à voir
avec ce que font les médecins « normaux ». Dans nos pays nous avons aussi
d’autres connaissances.
Je ne puis être d’accord avec tous ses raisonnements,
surtout parce que je ne puis cautionner des comportements illégaux. Mais
d’autre part, c’est une personne agréable, sérieuse et je suis certaine que,
comme médecin, il doit être compétant et très consciencieux. Après tout,
l’important n’est-il pas qu’il porte secours à ceux qui en ont besoin ? Bien
plus tard, je me rendrai compte que, en fait, « on » le tenait à l’œil…
En tous cas, son petit business s’installe rapidement. En
effet, nombreux sont ceux qui s’orientent vers des thérapies alternatives
qu’ils payent de leur poche. Chaque fois que je passe chez lui, il y a des
personnes qui sont assises dans son petit salon et attendent leur tour. Son
appartement est lumineux, toujours en ordre parfait et rigoureusement propre.
— Tu vois, me dit-il un jour, quand ils me demandent ce
qu’ils me doivent, je leur dis qu’ils me donnent ce qu’ils pensent. Il y a des
gens riches qui peuvent donner beaucoup et des pauvres qui ne doivent pas payer
du tout. Chez moi, à Rawalpindi, c’était comme ça : je travaillais dans un
petit dispensaire et je faisais payer les riches, ce qui me permettait de
soigner les pauvres gratuitement. Et note bien que ceux qui me payent me
donnent plus que ce que moi j’aurais demandé.
À voir comment sa clientèle augmente, les gens doivent être
contents. Cela ne m’étonne pas. Je ne doute pas de ses capacités
professionnelles mais, surtout, j’ai remarqué combien il est patient et comme
il prend le temps d’écouter les gens. C’est un des défauts de notre médecine :
plus personne ne prend le temps. Plus aucun médecin n’est capable d’ausculter,
de toucher, de palper. C’est tout de suite analyses, radios, machines… C’est
aussi un aspect de la profession de physiothérapeute, je ne le sais que trop
bien. Nombreux sont les patients qui « n’ont rien » mais qui se sentent malades
parce que personne ne les écoute, personne ne leur donne de l’attention, de
l’affection. Alors, quand le médecin voit que lui, au niveau médical, il ne
peut rien faire parce que, en fait, le patient n’est pas « malade », il
l’envoie chez le kiné…
Traitement classique : chaleur, massage,
gymnastique…
Chaleur : on emmitoufle le patient dans des couvertures
avec une source de chaleur et il s’endort pendant une demi-heure. Là, il est
déjà complètement relax. Ensuite, on le couche sur le ventre pour un massage du
dos et, à la limite, on lui fait faire quelques mouvements de relaxation.
Comment ne pas se sentir mieux après ? Et pendant tout ce temps, comme chez le
coiffeur, on reçoit les confidences. Tous les maris disent combien leur épouse
les comprend mal et toutes les épouses disent combien leur mari les comprend
mal. Et, en plus, ils n’ont personne pour les écouter. Sayed a raison : écouter
les patients, c’est déjà les guérir.
Parallèlement j’ai commencé à m’informer au sujet de
l’islam.
À Bruxelles comme à Genève, j’ai découvert des librairies
où je trouve une documentation abondante mais je commence par acheter un coran
en italien. Livre très intéressant en deux volumes dont les quatre-vingt
premières pages donnent un aperçu historique et une explication du texte. Mais
je me dis qu’il vaut peut-être mieux commencer à apprendre l’arabe pour pouvoir
lire le texte original. L’enseignant est maghrébin et non croyant et, d’emblée,
il me dit que si c’est pour lire le coran, cela ne vaut pas la peine de
dépenser mon argent et de me fatiguer pendant plusieurs heures après ma journée
de travail car… « le coran personne n’y comprend rien… » Mais si je veux
apprendre assez d’arabe pour pouvoir me débrouiller pendant des vacances, alors
c’est bon. Je suis déçue mais les autres personnes qui suivent le cours sont en
effet là pour pouvoir s’exprimer pendant leurs vacances à Sharm-el-Sheikh.
Je suis passionnée : la calligraphie est magnifique, nous
étudions les lettres une à une et, ensuite, nous apprenons à construire de
petites phrases du genre : « le maître a écrit un livre », « le maître a écrit
des livres », « la maison est dans la ville » ou encore « les enfants jouent
dans l’école » Nous allons commencer la conjugaison. Ma calligraphie est
parfaite, je suis très fière ! Je vais suivre ce cours pendant deux ans,
jusqu’à ce que l’enseignant l’arrête pour des problèmes de santé. Plus tard, je
vais en avoir moi-même et l’arabe restera en suspens, à mon grand regret. Mais
cela m’a suffi pour comprendre le mécanisme de la langue.
Autre déception. Un jour je découvre, dans une librairie,
une splendide anthologie de la poésie arabe en deux volumes cartonnés, reliés,
dorés sur tranche… Ils coûtent cher mais je ne puis résister. Toute fière, je
les emmène chez le professeur, il ouvre les livres et, tout contrit, il me dit
:
— Je n’y comprends rien… C’est bien de l’arabe mais lequel
? En tous cas, celui-ci, je ne le comprends pas…
Donc pas de traduction de poésies arabes. Je me contenterai
des traductions de chez Pierre Seghers ou dans la collection
Piazza…
Petit à petit, les livres s’accumulent et, dans ma
bibliothèque, le rayon s’allonge.
Je vais aussi apprendre les petites phrases pratiques en
Urdu… « Je désire boire du thé » « Je m’appelle Anne, j’ai deux enfants… » etc.
Ce qui amusera beaucoup Karim quand je les lui dirai car, évidemment, l’accent,
c’est pas ça…
Quand, au retour du K2, nous nous étions arrêtés, à la fin
de la dernière étape, des tables avaient été dressées, on y avait disposé les
documents, la caisse, etc. Chaque porteur avait été appelé et payé. Mes
compagnons leur avaient donné des vêtements. Les porteurs avaient accepté mais
avec dépit.
J’avais remarqué que, en général, ils ne portaient que des
tongs mais que, pour monter sur les glaciers, l’organisation avait mis à leur
disposition des espèces de coques en caoutchouc en forme de chaussures. Comme
ils ne portaient pas de chaussettes, les bords causaient des blessures mais
cela valait mieux que de marcher pieds nus. Nous, nous avions nos vêtements
thermiques mais, eux, n’avaient que leur shalwar kamiz ordinaire en coton. Et,
contre le froid, ils n’avaient que leur grand châle en laine dans lequel ils
s’enroulaient tant bien que mal. Nous dormions dans nos duvets et sous nos
tentes, tandis qu’eux restaient assis dans les enclos de pierres et passaient
la nuit à la belle étoile, tout au plus recouverts d’une feuille de plastique.
Cela aussi m’avait bouleversée, surtout en pensant à notre
habitude de changer nos vêtements selon les saisons et les modes. Combien de
bonnes combinaisons de ski n’allaient-elles pas au container, après la saison ?
Et maintenant que tout le monde remplaçait les chaussures en cuir par des
chaussons pour l’escalade et des chaussures en goretex, pour les excursions… Ce
gaspillage n’était-il pas regrettable et ne pouvait-on pas envoyer tout ça à
ces gens qui allaient pouvoir en profiter ?
Comme d’habitude, j’avais commencé à en parler avec ma
famille, mes patients, mes copains et, à la fin du compte, je me retrouvai avec
trente-deux grandes boîtes en carton, pleines de vêtements pour les Balti… Il
suffisait d’expédier. Donc, un soir, je demandai à notre équipe de pompiers
s’ils pouvaient m’aider à transporter tout ça. Ils vinrent prendre mes caisses,
les portèrent à Locarno dans le garage des bus postaux qui desservent la
vallée, où un transporteur vint les prendre pour les déposer chez un expéditeur
à Bâle qui les achemina par bateau jusqu’à Karachi. Fait remarquable de la part
des occidentaux : puisqu’il s’agissait de bienfaisance pour les pauvres, les
transporteurs ne me firent payer que le strict minimum. Tout le reste fut
bénévole et gratuit ! Attendez la suite de l’histoire…
Quand j’explique à Sayed que je retourne au Pakistan, il me
répond tout de suite que je dois aller loger dans sa famille ! Moi,
honnêtement, je préfère retourner au Dear Shalimar. Mais il est vrai que c’est
une occasion unique pour vivre quelques jours dans une famille et voir comment
cela se passe. Je finis par accepter ; ses frères m’attendront à l’aéroport.
Monsieur Ashraf et Karim aussi, d’ailleurs. Il est déjà prévu que, le
lendemain, nous irons réserver le voyage pour Skardu.
III. Deuxième séjour au Pakistan – Le Biafo-Hispar
Rawalpindi.
Finalement, le 13.VII.91 arrive…
Francesco me conduit à l’aéroport local de Agno.
Puis, escale à Zurich avant Francfort où je prends un avion de la Pakistan Air
Lines. Je voyage avec la PIA car c’est une façon de soutenir l’économie de ce
pays.
Dans l’avion, je suis assise à côté d’un Pakistanais
très BCBG. Il engage la conversation. C’est un scientifique et il revient d’un
congrès à Londres. Puis les questions normales. Comment se fait-il que je
voyage seule ? Où est-ce que je vais ? Que vais-je y faire ? Je lui raconte mon
projet, il se montre préoccupé…
— Vous allez dans les provinces du Nord… Savez-vous
que c’est dangereux ? Et s’il vous arrive quelque chose, nous ne pourrons rien
faire pour vous…
— Ne vous inquiétez pas : j’y vais avec des amis qui
sont de là-bas et puis nous allons en montagne où rien ne peut nous arriver…
Il n’a pas l’air convaincu :
— En tous cas, voici ma carte… En cas de besoin, appelezmoi
tout de suite…
— Merci beaucoup ! À part le fait que, dans le
Baltistan, les cabines téléphoniques se font rares et sur le glacier, encore
plus…
Il n’apprécie pas mon humour, qu’il ne comprend d’ailleurs
pas car il n’est jamais allé dans ces régions. Qu’iraient faire les gens bien
dans ces contrées barbares ?
Un gros orage nous oblige à attendre l’accalmie à Lahore.
Quand, finalement, nous atterrissons à Islamabad, l’air est rafraîchi par la
pluie. Monsieur Ashraf et Karim m’attendent ainsi que Osman, un des frères de
Sayed. Ils s’expliquent entre eux. Aujourd’hui, je vais aller saluer la famille
de Sayed et loger chez eux. Demain, nous nous retrouverons pour régler les
paperasses et, si tout va bien, après-demain, nous prendrons l’avion pour
Skardu.
Osman m’emmène chez ses parents. Les rues du vieux
Rawalpindi ne sont pas asphaltées. C’est déjà la poussière dans toute sa
splendeur. De nombreux nids de poule, on roule au pas.
La « vieille » maison est une curieuse bâtisse : seul un
portail en fer donne sur la rue, il n’y a pas de fenêtres. Nous entrons et
débouchons directement dans un patio sur lequel s’ouvrent les pièces
d’habitation et, au premier étage, les chambres. Mais aucune pièce n’a de
fenêtres vers l’extérieur. Est-ce une mesure de précaution en cas de violences
?
Je vais saluer les parents de Sayed : le papa est un
monsieur qui semble âgé et la maman est une petite dame toute rondelette et
très rieuse. Ils sont accueillants. Il y a aussi les sœurs et les autres frères
et les enfants de ceux qui sont mariés mais cela fait trop de monde à la fois…
Je dois tout de suite leur parler de Sayed ! Le papa parle bien l’anglais, il
parle tout bas et il est très calme. Voilà le thé et, déjà, ma première
incongruité :
— Non merci, pas de lait… Du thé noir, s’il
vous plaît… — Comment ça, pas de lait ?
— Non, j’y suis allergique…
— Mais votre mère vous a quand même
allaitée… !
— Ben non… j’y étais allergique. Alors, dès ma naissance,
cela a été compliqué : du thé, le lait en poudre des soldats américains…
Oh la la… Ils me regardent avec compassion… ho la la… la
pauvre ! Mais leur thé noir fort sucré est exquis ! Cette conversation va se
reproduire tout au long de mon séjour. Tout le monde va s’indigner parce que je
refuse le lait. En fait, eux préparent même le thé sans eau, rien qu’avec du
lait, et les Hunza y mettent du sel au lieu de
sucre. Chacun ses goûts.
Les femmes sont en train de faire la lessive, puis elles
nettoient le pavement. À nouveau, la propreté est impeccable. Dès que le point
d’eau est libéré, elles m’y offrent la douche, froide mais bien venue. La maman
me conduit à une chambre, les garçons y déposent mon sac de voyage. Je puis me
changer et je me sens tout de suite beaucoup mieux.
Puis, on étend une grande nappe à même le sol : les filles
y déposent de la nourriture, on mange avec les mains, sans couverts, mais c’est
délicieux : les saveurs qui m’avaient enchantée, l’année précédente. Voilà, je
suis revenue…
Le temps a été mauvais pendant trois jours, l’avion pour
Skardu ne volera pas demain. En soirée, Osman et Jasmine, l’une des sœurs,
m’emmènent visiter la grande mosquée, offerte au Pakistan par le roi Fayçal
d’Arabie. C’est une construction immense, toute en marbre blanc, très aérienne,
construite comme une tente de bédouin. On dit qu’elle peut contenir 74.000
personnes. Elle a coûté cent vingt millions de dollars. Ses quatre minarets
sont très fins et hauts de nonante mètres. Elle couvre 5.000 mètres carrés. En
son centre pend un lustre sphérique étonnant. Malgré son style très moderne,
c’est une
merveille. Mais ce n’est pas tout cela qui
enchante…
Le soir tombe, une petite brise se lève et repousse la
chaleur du jour… Le ciel vire aux couleurs si particulières, nuancées de violet
et d’orange… Aux odeurs de poussière se mêlent les parfums de fleurs et les
fumées des feux de bois ou au charbon, sur lesquels on cuisine… Dans le
lointain, les collines de Margalla se profilent plus sombres. Un muezzin
appelle à la prière… Nous nous promenons pieds nus dans l’eau tiède qui
ruisselle sur les pavements de marbre blanc et cascade le long des escaliers…
Les gens passent, ils saluent, ils bavardent, ils rient… Des enfants jouent…
C’est une atmosphère tellement particulière qu’elle inspire des élans
mystiques. Cet endroit est particulier. J’y étais venue l’an dernier,
rapidement, avec les Italiens. Aujourd’hui, tout est différent : nous sommes
tranquilles, on est bien, délicieusement bien… Le coucher du soleil pendant
lequel la chaleur du jour cède à la fraîcheur de la nuit, dégage vraiment une
énergie mystérieuse. C’est le premier jour du muharram.
Jasmine parle assez d’anglais pour que nous puissions
communiquer. Nous bavardons et restons longuement assises dans la tiédeur du
soir.
Je suis obsédée par les moustiques car ce n’est pas le
moment de faire une crise de malaria ! Donc, à tout moment, je lève mes
chaussettes ou abaisse mes manches. Jasmine se moque de moi et je dois lui
expliquer…
— Mais enfin, finit-elle par me dire, qu’est ce qui te fait
partir là-bas ? Tu n’es pas bien, ici chez nous ? Tu ne préfères pas passer un
mois avec nous ? Il y a tellement de belles choses à visiter dans les environs.
Nous demanderons la voiture et un des garçons nous conduira. Nous irons rendre visite
à des amis, nous ferons des pique-niques dans les collines, quand il fait trop
chaud. Les enfants adorent faire des pique-niques…
J’ai beaucoup de mal à lui expliquer que je suis venue,
avec le but précis et préparé depuis longtemps, d’aller en montagne.
Évidemment, un mois de dolce farniente dans sa famille est une idée séduisante
! Visiter les richesses culturelles m’intéresse aussi mais, cette fois, mon but
est en montagne. Jasmine secoue la tête…
— Ts, ts, ts… Je ne comprends pas comment tu peux préférer
aller courir dans le froid où il y a des ours, au lieu de rester ici avec nous
!
Quand je rejoins ma chambre, elle est comme un four à
accumulation. Les murs en brique ont cuit pendant toute la journée et,
maintenant, ils restituent cette chaleur vers l’intérieur. Je cuis : mon
thermomètre « qui-ne-va-pas-au-delà » s’arrête à 50°C… Impossible de fermer la
porte ni de dormir sans allumer le ventilateur mais celui-ci fait un bruit
épouvantable ! Pas étonnant que les autres membres de la famille dorment dehors
ou sur la terrasse mais je n’ose quitter la chambre qu’ils ont si aimablement
mise à ma disposition. D’ailleurs, dehors, il y a les moustiques…
C’est dans ma chambre
surchauffée dans la « vieille maison » de Rawalpindi que je comprends la logique
du ramadan. Dans un pays torride où il est impossible de travailler
pendant le jour, où, comme les parents de Sayed, les gens se lèvent à 3 heures
du matin mais font la sieste pendant la journée et reprennent leurs activités
le soir, il est logique de ne pas manger pendant tout ce temps de somnolence.
Nous non plus, nous ne mangeons ni ne buvons pendant que nous dormons, la nuit.
Tout simplement, dans ces pays torrides, on vit la nuit et on dort le jour. Par
contre, en Europe, on travaille de 8 heures à 18 heures… et ne pas manger ni
boire pendant le travail est une aberration due à l’obtusion mentale qui ne
saisit que le sens apparent, sans être capable de comprendre le sens profond
d’un précepte religieux. De même est-il normal de se couvrir dans les pays très
ensoleillés et de se découvrir dans les pays à faible taux d’insolation. C’est
une question, non pas de dogme religieux, mais de bon sens et de santé…
Finalement, je m’endors et ils me laissent dormir jusqu’à 10 heures !
Ils m’offrent du thé et des chappattis puis la maman
commande la voiture. Osman nous sert de chauffeur.
Avant chaque action, la maman récite une oraison
jaculatoire. Cette fois, c’est la prière pour demander la protection avant de
partir en voyage. Les jeunes prient manifestement beaucoup moins. Les dames
s’installent à l’arrière et la maman commande. Chez le vendeur de riz ! Nous
allons acheter du riz… au marché, chez le légumier… Près du grand bazar, Osman
gare la voiture et reste pour faire la garde pendant que les dames vont flâner
le long des boutiques où l’on vend des tissus, des soieries, des dentelles. Les
couleurs sont gaies. Les passants sont joyeux, ils rient et s’interpellent. La
maman regarde les étoffes, les touche, discute avec les vendeurs. Les sœurs
choisissent un vêtement pour moi. C’est un shalwar kamiz imprimé : il suffit de
découper le tissu le long de la ligne et puis de coudre le long de l’autre
ligne et le vêtement est fait. En plus, il y a le dupatta assorti : ce n’est
pas un voile mais un genre de châle qu’on jette artistiquement sur les épaules.
Elles ont choisi la couleur crème avec des fleurs brodées autour de l’encolure
et de petits bouquets parsemés le long des manches courtes et de la tunique… Je
suis embarrassée, je veux payer…
— Non, non, non ! Penses-tu… on te l’offre…
Puis elles se mettent à rire…
— Tu sais, nous avons tellement pitié de toi, avec tes
horribles vêtements… D’ailleurs, tu dois avoir beaucoup trop chaud là-dedans…
et c’est si vilain… !
Mes horribles vêtements ? C’est un nouveau pantalon de la
marque Mello’s, violet avec garnitures jaunes ! Y a pas plus mode italienne que
ça mais, évidemment, le shalwar crème aux petites fleurs roses, c’est tout
autre chose !
Nous passons devant un magasin qui vend des bijoux en or.
Je n’y résiste pas… Nous n’y résistons pas… Nous voilà toutes avec le nez collé
à la vitrine. Je repère des bracelets comme ceux qui m’avaient tentée, l’an
passé.
Je le dis à Jasmine…
— Oh, oui ! Ce sont des « bangles », des bracelets
typiquement pakistanais ! Tu as assez d’argent ? Oui ? Alors tu dois les
acheter ! Nous, les femmes pakistanaises, nous les aimons particulièrement… Les
femmes doivent porter de l’or, nous aimons l’or qui d’ailleurs fait partie de
notre dot. Et notre or est beaucoup plus précieux que le vôtre car le nôtre est
à 22 carats alors que le vôtre n’en a que 18…
Elle explique à ses sœurs et à sa mère, et on finit par
sonner et entrer. J’essaye un bracelet, il est trop grand ; plus petit, c’est «
modèle enfant » Tout le monde rit mais mes mains sont fines et, plus grand, ce
bracelet m’échappe. Alors, au lieu d’en acheter un grand, j’en prends deux
petits… Cela les amuse ! J’enfile un bracelet à chaque poignet et elles
approuvent car, finalement, je vais ressembler à une femme…
J’ai repéré autre chose. Pendant l’escale à Dubaï, j’avais
visité une boutique dans laquelle on vendait tous les bijoux de la caverne
d’Ali Baba. Des cascades de colliers en or, des rivières de bagues, bracelets
et colifichets. De l’or à profusion ! J’y avais vu une grosse médaille qui
portait la calligraphie « Allah ». Là, c’était « style pataca » genre Louis
d’or, sur grosse monture comme c’était la mode dans les années 60. J’en vois
une semblable mais toute simple. Disons pour petit budget, presque style
circuit imprimé. Malgré la folie des bracelets, je peux me la permettre.
Maintenant que j’ai appris à écrire en arabe, je suis ravie et mes compagnes
sont enchantées ! Nous rentrons à la maison très excitées et satisfaites de nos
emplettes. Jasmine et ses sœurs se mettent tout de suite à la machine à coudre.
Il n’y a qu’Osman qui fait la moue :
— Tu vas porter cette médaille ?
— Ben oui, je la porte déjà… Elle sera le talisman qui va
me porter bonheur en montagne… C’est quand même plus joli que la Madone de
Lourdes en fer blanc…
Il ne connaît évidemment pas la Madone de
Lourdes.
— Mais tu n’es pas musulmane…
— Et alors ? Allah ne peut-il pas me protéger si je ne suis
pas musulmane ?
— On ne rit pas avec son nom… — Je
n’en ai pas l’intention !
— Mais tu ne te rends pas compte que tu es sacrilège… ?
Tiens, par exemple, quand tu vas à la toilette, tu devrais enlever ta chaîne et
la laisser pendre dehors et ne la remettre qu’après t’être purifiée.
— C’est ça… ! – répond son père en se moquant de lui : bien
essayé… ! Alors, il y a un voleur qui passe et part avec la chaîne et le
médaillon… Ça, c’est inciter les voleurs à commettre le péché de vol…
Tout le monde rit mais Osman reste
soucieux.
En peu de temps, mon nouveau shalwar est cousu. C’est
vraiment tout autre chose que Mello’s… Et léger… et tellement plus adapté… et
vraiment super élégant… Toute la famille applaudit. Je suis ravie !
Tout d’un coup, tout tremble. Je suis surprise, eux pas.
Ils vont s’asseoir au milieu du patio, la maman récite des prières et, quand
elle voit mon air perplexe, elle dit tout simplement : « La terre bouge… »
En fin d’après-midi, les sœurs m’emmènent à la maison de la
prière. Les hommes vont à la mosquée mais les femmes se réunissent chez l’une
d’elles. Nous y rencontrons d’autres femmes, elles m’accueillent cordialement,
nous nous asseyons en cercle et, bien qu’elles soient sunnites, l’une d’elles
commence à lire l’histoire de l’imam Hussain, si cher aux shiites. Cela doit
être fort triste car elles pleurent. Quand nous partons, toutes me disent
qu’elles prieront pour moi et pour que je revienne et pour que je devienne une
bonne musulmane : « Khuda hafiz… » Que dieu te protège…
Osman n’a pas oublié que, ce soir, j’ai rendez-vous avec
monsieur Ashraf et Karim. Il m’y conduit. Bonne nouvelle : demain matin,
l’avion pour Skardu vole, donc Karim et moi, nous partons !
Quand la fraîcheur du soir tombe, les sœurs me font monter
sur le toit plat de la maison. C’est une vaste terrasse, il y a des cages avec
des lapins et des poules. À nouveau, le ciel prend ses couleurs incroyables.
Cette fois, j’observe longuement comment il passe du jaune à l’abricot, puis
rose, violet et enfin un bleu intense… Soudain, il vire encore au gris et,
étonnamment, il devient rouge vif avant de sombrer dans la nuit. Mais, surtout,
je suis fascinée par le ballet d’une infinité de cerfs-volants.
À nouveau, les odeurs de cuisine…Sur les toits voisins,
d’autres familles sont réunies et bavardent, un verre de thé à la main, tandis
que les enfants font voler des cerfs-volants. Jasmine se confie… Elle est
mariée et, normalement, elle n’habite pas ici. Elle a des enfants, ils jouent
avec les autres enfants autour de nous. Elle est revenue vivre quelques temps
dans la maison de ses parents : sans doute pendant les vacances. Je ne la
questionne pas…
Quand nous descendons pour le souper, le papa nous dit que
Sayed a téléphoné pour demander comment cela se passe. Pendant le repas, Osman
m’explique qu’il vient de réussir ses examens et qu’il veut venir étudier à
Genève. Je crains que le portrait idyllique mais fallacieux que Sayed leur
brosse de la Suisse ne soit en train de provoquer un tas d’illusions.
Prudemment, j’essaye de lui expliquer que, d’abord, il doit obtenir des permis
de séjour. Ensuite, avant d’entrer à l’université, il doit présenter des
diplômes d’études secondaires. Rien ne correspond jamais à rien. Surtout, à
Genève, il doit connaître le français, à Zurich, l’allemand et, dans le Tessin,
l’italien. S’il veut aller étudier en Europe, le mieux serait la
Grande-Bretagne. Tous me regardent étonnés… Mais Sayed, alors ? Lui, il a tout
de suite pu s’installer. Il n’a pas eu tous ces problèmes. D’ailleurs, il
envoie même de l’argent pour construire la nouvelle maison… Ah bon ? Je suis
perplexe mais ne dis plus rien…
* * *
Skardu
Vers 3 h 30, un réveil sonne. À 4 heures, le père vient me
réveiller. À 4 h 15, il vient me saluer car il part à la mosquée. Je lui
demande sa bénédiction comme le font les enfants respectueux. Khuda hafiz… À 4
h 20, Osman vient dans ma chambre prendre mes bagages et nous descendons. La
maman est assise dans un coin et récite les prières. Nous nous saluons. Je n’en
finis pas de la remercier. Elle me serre dans ses bras…
Osman me conduit à l’aéroport tandis que les couleurs de
l’aube s’intensifient.
Karim m’attend déjà. Très sérieux, Osman me confie à Karim.
Je comprends qu’il lui fait un tas de recommandations. Karim fait « oui, oui,
bien sûr… », de la tête. Dernières salutations…
Le vol est magnifique. Le ciel est extraordinairement pur
après ces jours de pluies et d’orages. Le pilote fait même le guide
touristique, il nous montre le Hindu Kush, Tirish Mir, K2 et il vole lentement
et assez bas au-dessus des glaciers Hispar et Biafo. Karim et moi avons le nez
collé au hublot. C’est là… Ben, oui… C’est là… Le vol n’a pas duré une heure…
Nous revoilà au Motel K2. Nous prenons deux chambres
voisines. Puis nous allons « en ville » pour l’achat de nos provisions et
recruter des porteurs. Le soir, nous nous asseyons dans le jardin. Un groupe de
Punjabi chante des chants religieux…
Le lendemain, il fait frais. Après le petit-déjeuner,
profitant encore de la température agréable, nous montons au vieux fort. De
là-haut, la vue est extraordinaire sur toute la vallée de l’Indus. Quand nous
descendons, nous allons au bazar, continuer nos emplettes. Nous y rencontrons
Shafi, un cousin de Karim, qui sera notre cuisinier, et Aidar qui sera notre
guide car il a déjà parcouru le trajet.
En rentrant au motel nous rencontrons l’une des personnes
qui, l’an dernier, assistait à l’installation de la machine pour compacter les
boîtes de conserves. Il vient nous saluer, nous bavardons et je lui demande si
la machine fonctionne toujours ?
Il me regarde d’un air désolé… — Vous
voulez la voir ?
Il nous conduit vers le bâtiment d’en face, il ouvre la
porte d’un réduit et elle est là, intacte, couverte de poussière.
— Vous la voulez ? Nous on ne sait pas quoi en faire. Elle
ne sert à rien et nous encombre. Elle consomme même de l’électricité. Nous, ce
qu’il nous faudrait, ce sont des pompes pour irriguer nos champs et nos prés
pour que nos vaches donnent plus de lait pour nourrir nos enfants… Des stations
d’épuration des eaux pour produire de l’eau potable…
Eh bien oui, le Pakistan comme l’Inde ont assez d’argent
pour maintenir des garnisons militaires à 5.000 mètres d’altitude et construire
des bombes atomiques mais pas pour construire des égouts, des aqueducs, des
stations d’épuration et fournir de l’eau potable à ses citoyens et ainsi
améliorer la santé publique.
J’ai apporté une cassette avec des chants religieux, en
pensant que cela allait faire plaisir aux porteurs shiites puisque c’est leur
mois de prière. Nous trouvons un appareil et, pendant que Karim et moi
l’écoutons, un des Punjabi l’interpelle :
— Vous savez ce que vous êtes en train
d’écouter ?
— Je ne suis pas sourd ! répond Karim.
— Ce sont des prières et on ne joue pas avec ces choseslà…
! réplique le type avec un air menaçant.
Karim le laisse partir puis il me dit :
— Ce sont des fanatiques, des gens dangereux… Tu as vu
qu’il a la tabaâ, cette tache noire au milieu du front ?
Oui, je l’avais remarqué.
— Ces types mettent un caillou par terre et, chaque fois
qu’ils prient, ils cognent leur front sur ce caillou et ils en gardent la
marque pour faire voir qu’ils sont très religieux… C’est la bosse de piété…
J’aime pas ces gens… Ils sont dangereux…
— Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ici ? Ils ne vont tout
de même pas au K2 ?
— Non, ça c’est plutôt le genre extrémiste religieux… Je ne
sais pas ce qu’ils font ici… Il y en a plusieurs, comme s’ils avaient une
réunion… On fait bien de les éviter et d’être discrets… Surtout pas
d’histoires, maintenant qu’on est sur le point de partir…
Pendant le souper, le serveur vient m’avertir que quelqu’un
me demande à la réception… Surprise, je m’écrie :
— Capitaine Mazhar !
— Vous vous souvenez de moi !
C’est le capitaine que nous avions rencontré sur le Baltoro
et avec qui j’avais bavardé longuement l’an dernier. Nous nous installons dans
le jardin pour prendre le thé. Karim va passer la soirée dans la chambre de son
cousin.
— Alors, vous êtes en congé ? Je reviens du Gasherbrum où
j’ai accompagné une expédition américaine en tant qu’officier de liaison… Mais
vous, que faites-vous ici ? — Nous allons au Biafo… — Sans groupe ?
— Oui, sans groupe, avec Karim, son cousin et trois autres…
— Magnifique ! Vous verrez : cette fois, vous allez pouvoir
apprécier pleinement la beauté de ces montagnes. Et, avec cinq de nos
gaillards, vous êtes dans de bonnes mains et en toute sécurité…
Puis, comme l’an dernier, nous bavardons longuement : les
garnisons sur la frontière avec l’Inde… les expéditions qui vont et qui
viennent…
Quand il commence à faire frisquet, nous prenons congé et
je vais dans ma chambre. Il s’en faudrait de peu pour se faire un cercle
d’amis.
Enfin, le 18.VII, nous partons tôt le matin, en jeep, vers
Askole.
À Shigar, Karim engage deux autres porteurs. Maintenant,
nous sommes au complet : Karim, Shafi, Ali, Aidar et Abbas et trois autres qui
ne vont nous accompagner que pendant les premiers jours. L’un après l’autre,
ils vont nous quitter au fur et à mesure que le poids du pétrole pour cuisiner
et des vivres diminuera.
Cette année, la route devait arriver jusqu’à Askole mais un
torrent en a emporté un tronçon. À l’improviste, Shafi s’empare de moi, me
jette sur son épaule comme un sac de farine, traverse le torrent en courant et
j’atterris de l’autre côté. Tout le monde rit… Je suis consternée et, tant qu’à
faire, je dépose un énorme baiser, très sonore, au milieu de sa joue barbue…
Tout le monde applaudit, c’est bien parti… Nous continuons à pied…
Le soir, nous campons à Askole. J’installe ma petite tente
igloo, thermique cette fois. Les autres logeront chez l’habitant. Cette année,
je n’ai pas raté la couleur locale et j’ai emporté mon coran en italien. Le
flap de ma tente est relevé, mes petites affaires sont visibles. Le
représentant de l’ordre vient me demander de bien vouloir venir signer les
registres et montrer nos documents. Il jette un coup d’œil vers l’intérieur et
voit la couverture écrite en caractères arabes de mon coran, il regarde aussi
mes bracelets à mes poignets, puis il me demande :
— Vous êtes musulmane ?
— Non, j’étudie…
— Atchaa, bohot atchaa hai… !
Il approuve et m’emmène au poste, me présente un fauteuil,
fait apporter le thé et se met à me poser un tas de questions. Nous parlons des
expéditions de l’an dernier. Il est ravi que moi aussi je sois de son avis :
les gens de l’an dernier, c’étaient des barbares… Enfin, Shafi s’approche
discrètement : le souper est prêt.
Je vais donc dormir toute seule dans ma petite tente
puisque mes compagnons dorment dans les maisons. Une femme européenne, seule
dans une simple tente en toile, au beau milieu d’un village shiite perdu au fin
fond des « zones tribales » de la frontière Nord… Aujourd’hui, cette zone est qualifiée
de « Number one terrorist center of the planet ». Par contre, moi, je me sens
protégée comme si autour de moi chaque habitant était un ange gardien.
Le lendemain, nous partons tôt. Nous remplissons nos
gourdes d’eau fraîche, je mets prudemment les pastilles désinfectantes de
Micropur dans la mienne. Les porteurs coupent des branches et s’en font des «
alpenstock ». Puis, c’est la longue marche dans cette zone désertique sous un
soleil terrible, jusqu’au glacier Biafo. Au lieu de le traverser pour continuer
vers le Baltoro, nous obliquons vers la gauche et Bism’illah… nous commençons
l’ascension… J’ai mal à la tête, sans doute à cause du soleil mais aussi des
premières heures en altitude. On est à plus de 3.000 mètres. Nous atteignons
des rochers surplombants où nous reposer. Karim et moi, nous nous serrons pour
pouvoir bénéficier de l’ombre sur une petite vire. Il voit que cela ne va pas,
il se recule et me dit :
— Couche-toi, appuie ta tête sur mes genoux et dors… Ton
mal de tête va passer…
En effet : après une demi-heure, je me réveille et je me
sens en pleine forme. Cela doit être l’altitude. Quand nous arrivons au premier
emplacement des camps, le long de la voie classique, il y a des tentes partout
et une foule de gens.
Les porteurs et les guides se connaissent, ils parlent
ensemble… Ils viennent saluer… Shafi prépare sa spécialité : hunza soup, puis
macaronis et dal. Mon mal de tête disparaît complètement après avoir mangé.
Chaque soir, nous resterons assis autour du feu, à
bavarder, à raconter des histoires d’expéditions et d’ours ; il y a même des
léopards des neiges… Ils me racontent que, dans tel endroit, les alpinistes
étaient partis grimper et, quand ils sont redescendus, ils ont trouvé leur camp
dévasté. Les ours avaient déchiré les bidons malgré l’épais plastique et dévoré
tout ce qu’il y avait de comestible. Mais, en passant, ils avaient aussi
déchiré tout le reste : tentes, vêtements… tout… et les alpinistes n’avaient pu
faire autre chose que redescendre le plus vite possible à Askole, avant de
mourir de froid et de faim… Cela fait rigoler mais y’a pas de quoi rire : nous
montons vers la zone des ours qui, maintenant, savent que campement signifie
nourriture…
Au matin, il n’y a que 9°C… Ça change des
40°C à Pindi…
Le quatrième jour, nous sommes à 4.200 mètres selon la
carte mais l’altimètre ne marque que 4.000 mètres et il commence à pleuvoir.
Les porteurs montent la grande tente qui leur est destinée et un auvent sous
lequel cuisiner. Karim s’assied dans ma tente pendant le repas. Le long du
glacier, les prés sont fleuris et, sur le sable mouillé, nous voyons des traces
d’ours.
Abbas est un fin connaisseur : chaque jour, il va cueillir
des plantes pour assaisonner nos repas. Il m’a fait connaître le « burze », une
variété d’armoise qui a un parfum délicieux. Les porteurs piquent une petite
fleur dans leurs cheveux, sur leur bonnet ou derrière l’oreille…
Le lendemain, nous rejoignons un excellent endroit pour
installer notre campement. Il est plus tôt que prévu car nous avons marché
rapidement. Nous brûlons même des étapes et allons plus vite que le parcours
décrit dans les guides. Cela ne déplaît pas aux porteurs qui rentreront plus
tôt chez eux. Il n’est encore que 15 h 30. Cela va nous permettre de faire un
petit tour, regarder les fleurs et faire des photos. Des porteurs d’un groupe
d’Italiens descendent et s’arrêtent pour nous parler. Ils rebroussent chemin :
là-haut, il neige et ils n’osent pas passer le col. Pendant le repas, nous nous
asseyons autour du feu et nous tenons conseil. Les porteurs demandent un jour
de repos demain car c’est le dernier jour de muharram et cela nous permettra de
voir comment évolue la météo.
La nuit est mouvementée : d’abord, les porteurs se mettent
à crier… Ensuite, j’entends quelqu’un qui passe à côté de ma tente en respirant
bruyamment : bouf, bouf, bouf… Je sors de ma tente pour voir ce qui se passe.
Les porteurs crient, courent et sautent autour de nos tentes en agitant les
bras et Karim très indigné me dit :
— Cet ours a voulu entrer dans ma tente !
Ah bon, le bouf, bouf, bouf… c’était donc un ours ! On se
recouche… Puis, j’ai une étrange sensation : un poids sur mes pieds… Dans mon
sommeil, je le repousse mais continue à dormir. Le matin, surprise : il a
tellement neigé que ma tente est écrasée par la neige. Les porteurs m’avaient
conseillé de monter ma tente à l’intérieur d’un petit enclos en pierres. Le
muret a arrêté la neige qui a glissé le long de la pente de ma tente. Et voilà
: à l’endroit où mon duvet touchait la toile, il est trempé ; tout le reste
aussi est humide…
C’est à cet endroit que j’ai pris conscience d’une
sensation importante. Je me suis sentie bien, en complet accord avec la nature.
Il pleut, je suis mouillée… cela ne m’a pas dérangé. Le soleil est apparu et je
me suis sentie tout aussi bien. J’ai compris le comportement des chamois : les
animaux ne se rebellent pas contre la météo, elle est comme elle est et c’est
tout. C’est aussi ce que je sens auprès de mes compagnons, ils ne se rebellent
pas mais laissent aller. Il pleut ? Ben, on est mouillé, après il cessera de
pleuvoir et on séchera… C’est très différent de ce que l’on rencontre auprès
des Européens qui ne vivent pas en harmonie avec le temps mais se rebellent :
ils luttent contre la pluie, contre le froid, contre la chaleur. Mais bon, on
ne peut tout de même pas arriver trempé au bureau, d’ailleurs au prix où est le
brushing… C’est sans doute cette acceptation de la nature qui a permis à notre
petit groupe de poursuivre tranquillement, malgré le mauvais temps, alors que
les Italiens ont rebroussé chemin. Cette « acceptation de la nature comme elle
est » m’est restée, je m’y intègre et cela me tranquillise. Ce jour a sans
doute été le point culminant de notre parcours et un des apprentissages les
plus importants de ma vie ! Depuis, j’ai souvent remarqué que si j’essaye de «
forcer », les choses tournent mal, tandis que, si je laisse aller, les choses
s’arrangent d’ellesmêmes…
En matinée, les Italiens arrivent : ils rebroussent chemin.
Quelques heures plus tard, il arrête de pleuvoir et le soleil perce. Il fait
vraiment beau et chaud et nous pouvons faire sécher les tentes et les
vêtements. Le paysage est tout blanc, c’est magnifique !
Donc, nous prenons un jour de repos. Mon altimètre indique
4.480 mètres… Ils me demandent comment ça marche. Je leur explique le poids de
la colonne d’air au-dessus de nous : plus on monte haut, moins la colonne est
haute et moins elle pèse mais, si le temps est mauvais, l’air pèse plus… Donc,
si on est sûr de l’altitude à laquelle on se trouve, par exemple grâce aux
cartes topographiques, la différence entre la pression réelle et la pression
indiquée par l’appareil sert de baromètre et indique les prévisions du temps…
Ils me regardent drôlement…
Nous tenons conseil. Nous nous asseyons en cercle et nous
discutons… Karim traduit scrupuleusement. Là-haut se trouve le col qu’il faut
atteindre. Maintenant que le ciel est dégagé, on devrait bientôt l’apercevoir.
Les conditions ne sont pas bonnes car le temps reste variable. La couche de
neige fraîche est importante, donc elle va cacher non seulement les traces des
autres expéditions mais aussi les crevasses… Non, ce n’est pas un jeu, il faut
prendre cela très au sérieux. Si nous y allons, il faut que tout le monde soit
d’accord. Si une personne hésite, nous redescendons.
— Non, dit Karim : eux, ils veulent y
aller…
Dans ce cas, je promets de doubler leur salaire. Là, c’est
l’explosion : Ali se met à danser… Ses compagnons le rappellent à l’ordre car
c’est muharram. Aidar me dit que nous passerons, même s’il neige des rochers.
24 VII. Nous nous préparons et là, je m’aperçois que j’ai
été imprudente. J’avais demandé à monsieur Ashraf si je devais apporter du
matériel de montagne. Non, non, il a des cordes et tout et tout. Je n’ai pas
vérifié ! Quand je demande de sortir les cordes, il n’y a qu’une seule très
vielle corde, sans doute de la récupération d’une expédition européenne. En
temps normal, je ne m’y fierais pas mais là… Nous allons donc devoir nous
encorder tous sur la même corde, en cas de crevasse… Les porteurs ne savent pas
comment faire le nœud pour s’encorder. Je finis par attacher chacun par une «
queue de vache ». Cette fois, c’est vraiment le cas de dire « Inch’allah, ça va
tenir… » Nous partons à 7 heures comme un long mille pattes. Mes compagnons ont
une technique de marche qui m’épuise : ils courent le plus vite possible
pendant un bon moment et puis ils s’effondrent dans la neige pour reposer.
Karim et moi nous décordons et nous continuons à monter chacun pour soi. Un pas
après l’autre, lentement mais régulièrement, nous progressons vite et, à notre
rythme, nous gérons et limitons nos efforts. Ici, il ne devrait pas y avoir de
crevasses… Demain, on verra…
À 12 heures, Hispar-La, le col que nous devons franchir est
en vue… et cette vue est grandiose ! Les porteurs exultent… Lentement, nous
nous remettons en route… Ia Allah Kheir… Karim et moi arrivons au sommet à 15
heures, les porteurs arrivent un peu plus tard. Le ciel est dégagé, le panorama
est extraordinaire : en dessous de nous, vers la gauche, s’étend le « Snow Lake
» : une immense étendue de neige et vers la droite, tout le glacier Biafo que
nous venons de gravir… Oui, c’est extra-ordinaire… Derrière nous, au-delà du
col, on ne voit rien du glacier Hispar car il est perdu dans le brouillard.
Tout à coup, un vent violent se lève et il reneige à gros
flocons, puis c’est vraiment la tempête. Impossible de rester ici à 5.150
mètres… Nous enfonçons dans la neige jusqu’aux genoux. Il faut au plus vite
descendre d’au moins cent mètres et chercher une conque dans laquelle nous
mettre à l’abri. Je prends dans mon sac toutes les sangles et cordelles que
j’ai et je les noue bout à bout. Karim se lie à un bout et moi à l’autre. Cela
fait-il dix mètres ? C’est une assurance psychologique, pas prudente car, si
l’un de nous deux tombe dans une crevasse, sans doute allons-nous y glisser
tous les deux… Nous commençons à descendre, Karim devant. Je suis très
attentive pour pouvoir le bloquer en cas de glissade ou, pis, d’écroulement
d’un pont de neige au-dessus d’une crevasse… Nous descendons au moins de 200
mètres et nous trouvons une belle conque au fond de laquelle nous montons nos
tentes. Le vent est tellement fort que, pour empêcher les tentes de s’envoler,
la seule solution, c’est de se coucher dedans… d’autant plus que nous ne
disposons ni de « broches » pour fixer les tendeurs et arrimer les tentes ni de
la possibilité de mettre en pratique le système D en remplissant des sacs en
plastique avec de la neige pour remplacer les broches… Le vent est trop fort et
il fait trop froid pour s’attarder dehors… Ce soir, pas de cuisine : nous
grignotons des biscuits. Karim et Shafi dorment avec moi dans ma tente ; Aidar,
Ali et Abbas dorment dans l’autre.
Le matin, tout le monde a un mal de tête : c’est l’altitude
et le fait de ne pas avoir mangé. Ali vomit de la bile et dit des choses
incohérentes, il n’y a pas à s’attarder. Le vent reste fort et il neige
abondamment. Contrairement à mon habitude, cette fois, je prends un air sérieux
et autoritaire, Karim traduit :
— Non, on ne cuisine pas, on plie bagage le plus rapidement
possible, vous vous encordez et on descend sans traîner… Karim et moi partons
dès que nous sommes prêts pour faire la trace. Ceci est un ordre…
Avant de partir, je vérifie les nœuds. Karim et moi
marchons plus vite. Aidar lui a expliqué par où passer, d’ailleurs nous
devinons des traces. Nous ne voyons qu’à quelques mètres car le brouillard est
épais… Puis, tout d’un coup, nous sommes bloqués. Nous sommes complètement
entourés de crevasses effrayantes. Il faut remonter un bon bout et effacer la «
mauvaise » trace pour ne pas induire les porteurs en erreur. Nous avons
l’impression d’errer au milieu des crevasses… Elles ont l’air d’être sans fond…
Finalement, à 11 heures, nous débouchons en dessous du plafond des nuages et
nous voyons au loin, sur la rive droite du glacier, les murets qui indiquent un
des camps où les trekkings font étape. Nous y sommes à 15 heures. Les porteurs
arrivent. Tout le monde exulte : nous sommes passés, ça y est, on l’a fait… On
se serre dans les bras l’un de l’autre ! Enfin terre ferme… On s’installe et,
surtout, on cuisine : nous sommes affamés, crevés mais euphoriques… Shukru oual
hamdu illah !
Les jours suivants, nous allons descendre tranquillement :
sentiers, rochers, pénitentes de glaciers latéraux, torrents, sable, poussière,
grandes étendues de prés fleuris, petits ruisseaux idylliques… Soirées douces
autour du feu pendant lesquelles nous parlons et racontons, entre amis…
La dernière étape contient une dernière petite leçon… Il
fait très chaud, nous marchons à nouveau sous un soleil implacable et, au début
de l’après-midi, nos gourdes sont vides…
Contrairement à la normale, nous ne rencontrons plus aucun
cours d’eau. Quand, en fin d’après-midi, nous trouvons enfin un tout petit
filet d’eau, nous ne comprenons pas d’où il provient. Il s’agit peut-être
d’eaux usées provenant d’un village situé plus haut… Mais il n’y a pas le
choix… Nous avons beaucoup transpiré, nous sommes assoiffés et mes compagnons
boivent directement de cette eau. Je remplis ma gourde et y ajoute les
pastilles de Micropur pour la désinfecter et, à partir de ce moment, il va
falloir encore attendre une heure que ces pastilles fassent leur effet, avant
de pouvoir boire… Vraiment dur, dur… Nous avons aussi faim ! Un des porteurs
achète un poulet en passant près d’un village. Pendant que nous dressons nos
tentes, l’un d’eux s’éloigne et tout en récitant les prières ad hoc, il égorge
et plume le maigre petit poulet que nous allons partager à nous six… C’est
vraiment peu de chose mais après le riz et dal, c’est exquis… Demain, nous
serons « en ville ».
Ce pauvre poulet, si petit… égorgé… Dans ces régions, si
chaudes et sans possibilité de conserver les viandes dans le froid, il est
capital de vider les animaux de leur sang car celui-ci pourrit rapidement.
Francesco, lui aussi, quand il va à la chasse, saigne et vide immédiatement de
ses entrailles l’animal qu’il vient d’abattre, pour retarder le processus de
putréfaction. Plusieurs heures passent avant que l’animal ne soit descendu de
la montagne, puis porté au contrôle vétérinaire et ensuite apporté à la maison
où il sera dépecé et mis au congélateur.
L’obligation religieuse d’égorger les animaux était, dans
le passé, une mesure d’hygiène nécessaire, pour empêcher les gens de manger de
la viande avariée. Aujourd’hui en Occident, dans nos abattoirs modernes,
l’étourdissement avant la saignée permet de diminuer l’horreur de l’abattage
car nous disposons immédiatement de la chaîne du froid. Dans ces petits
villages du Baltistan ou de la vallée Hunza, il n’y a pratiquement pas
d’électricité ni abattoirs ni frigos ni congélateurs… Il est donc normal qu’ils
continuent à pratiquer l’égorgement. À nos latitudes, l’égorgement revêt un
aspect particulièrement barbare et inutilement cruel puisque nous possédons les
moyens de l’éviter. La religion musulmane offre une alternative au sacrifice du
mouton : donner de l’argent ou de la nourriture aux pauvres, pratique nettement
plus conforme à notre civilisation.
Il faudrait aussi comprendre ce que signifie cette « fête »
pendant laquelle on égorge des milliers de moutons… Pour nous, il y a antinomie
entre « fête » et « égorgement » Dans toutes les civilisations, dans toutes les
religions, les hommes primitifs ont pratiqué les sacrifices humains. Puis un
jour, ils ont remplacé leurs enfants par des animaux ou autres offrandes. Les
hébreux ont expliqué cela en racontant le sacrifice d’Abram : au lieu d’immoler
son fils, Abram sacrifie un bélier. Pendant mon séjour à Calcutta, la presse a
parlé d’enfants sacrifiés à la déesse Kali…
Quand les musulmans égorgent les moutons pendant leur fête
de l’aïd el kebir, en fait, ils commémorent le renoncement aux sacrifices
humains de la part des hébreux avant le VII° siècle ACN, date probable de la
rédaction de ce récit dans la Genèse… Quand les enfants assistent à
l’égorgement des moutons, en fait, ils doivent dire merci à ce pauvre mouton
qui prend leur place… Mais dans notre civilisation, avec notre approche du
monde animal, cette pratique nous révolte.
Tout est relatif…
Quand on marche pendant de longues heures dans un
environnement désertique ou que l’on passe de longues soirées sans télé, tout
simplement assis autour du feu, on a le temps de se poser des questions. Plus
je pense aux traitements barbares qu’on inflige aux animaux, moins j’ai envie
d’en manger…
Le 30.VII, nous arrivons à Karimabad. Karim et moi prenons
une chambre à l’hôtel. Nous sommes tous assis sur la terrasse pour une dernière
bonne tasse de vrai thé et quelques tranches de cake. Je propose aux porteurs
un dernier souper ensemble mais ils préfèrent partir tout de suite et rentrer
le plus vite possible chez eux. Je leur donne le salaire convenu et la
gratification promise et j’arrondis le tout vers le haut. Ils sont contents !
Puis vient le moment de nous séparer. Nous nous serrons intensément et
longuement dans les bras les uns des autres en nous tapant sur les épaules
comme de vrais hommes. Les gens, assis autour de nous, nous regardent avec
étonnement. Puis les porteurs s’en vont. Shafi aussi s’en va car il veut être
avant nous au village pour préparer notre arrivée. Karim et moi, nous nous
offrons un souper digne de ce nom.
Ce soir encore la douche est glacée… Quand je dis au
manager qu’un hôtel de cette classe mérite un chauffe-eau, il m’explique que
oui, ils sont en train d’étudier l’installation de panneaux solaires. Mais la
douche glacée est compensée par une bonne rasade de « Hunza Water » : un alcool
distillé localement et certainement pas déclaré officiellement.
Nous restons longuement assis sur la terrasse et Karim me
raconte que, en descendant le glacier, un des porteurs était quand même tombé
dans une crevasse car un pont de neige avait cédé. Grâce à la corde, les autres
ont pu le retenir. Puis ils ont mis les bâtons qu’ils emploient comme des
alpenstocks pour marcher, en travers de la crevasse et ils s’en sont servi
comme d’un pont… Plus bas, l’un d’eux avait glissé sur une plaque de glace,
recouverte d’une dizaine de centimètres d’eau de fonte : il s’était étendu de
tout son long et s’était relevé complètement trempé… Ils ne m’avaient rien dit
pour ne pas m’inquiéter. Ia Allah ! Quelle histoire ! Je comprends maintenant
pourquoi le sucre avait pris un goût de pétrole et que mon essuie-éponge était
devenu tout collant et raide d’huile de cuisine…
En y repensant, cela s’est vraiment bien passé. Cela aurait
pu mal tourner… En fait, pour satisfaire mes tourments existentiels, j’avais
mis la vie de ces hommes en danger. Moi, je suis ici pour mon plaisir et, eux,
ils m’ont accompagnée pour se procurer de l’argent pour faire vivre leur
famille… C’est très différent…
La vallée Hunza
Nous arrivons dans le village de Karim et Shafi vers midi.
Les villageois sont dans la rue et nous accueillent avec des applaudissements.
Ils veulent nous voir !
Quelqu’un apostrophe Shafi en lui disant que c’est
scandaleux qu’ils m’aient traînée sur les montagnes dans la neige et le froid
et sans rien à manger. Shafi, qui a un visage de Yeti, rit de toutes ses dents
et rétorque que « non, non, bien au contraire : nous avons mangé des moutons et
des poules » ! Nous sommes reçus dans la maison de Karim, par sa mère, son
épouse, ses six enfants et ses cinq sœurs. Ils mettent une chambre à ma
disposition. Après les cérémonies d’usage, nous devons faire le tour du village
et aller saluer tout le monde.
Le soir, nous nous asseyons sur le toit plat de la maison,
on nous apporte des choses délicieuses à manger et Karim nous procure une bonne
réserve de Hunza Water…
Que faire pour remercier tout la famille ? Ils me proposent
que je leur offre un pique-nique sur le col du Kunjerab. Le lendemain, je loue
un bus et tout le monde embarque, avec toutes les sœurs et tous les enfants.
Peu avent le col, tout le monde descend pour allumer un feu
et préparer les grillades. Karim et moi poursuivons jusqu’au col, à 4.693
mètres, qui est le poste frontière avec la Chine. Il y a une borne. Je cours
au-delà de cette borne pour me faire photographier sur le sol chinois… Karim me
crie :
— Reviens vite ici : avec ces Chinois, on ne sait jamais !
Un jour, avec des copains nous avions fait les idiots, un de nous a couru
au-delà de la borne frontière et, tout à coup, il y a un tas de soldats chinois
qui sont sortis d’on ne sait où, ils ont attrapé notre copain et on ne l’a
jamais revu… !
Puis, nous redescendons et rejoignons la famille qui est en
train d’étendre les couvertures sur lesquelles s’asseoir. Les hommes ont allumé
un feu, ils font griller des morceaux de viande. Nous nous asseyons autour de
plats de riz et de dal. On mange avec les mains. Des verres de thé circulent.
Les enfants jouent autour de nous. Les dames se sont faites belles, elles
portent un vêtement de fête mais aussi leur élégante coiffure traditionnelle.
Il s’agit d’une petite toque brodée avec des couleurs vives, au-dessus de
laquelle elles jettent un voile très léger. Leurs grands yeux sombres sont
encore agrandis par le khôl. Elles sont magnifiques et surtout, elles rient,
elles papotent : elles ont vraiment l’air d’être des personnes heureuses.
D’ailleurs, autant les hommes que les femmes, ces gens n’arrêtent pas de
papoter et de rire… De temps en temps, Sayed m’explique les blagues qu’ils
racontent mais leur humour se traduit difficilement…
Le repas est abondant et dure des heures. Puis on fait la
sieste, d’autres se promènent. Ce n’est qu’en fin d’après midi qu’on commence à
éteindre les dernières braises et à tout ranger dans le bus. Quand nous
rentrons, le soir tombe. Karim fait arrêter le bus à Sost parce qu’il doit y
faire une course. Il revient avec une boîte en carton qui contient une lampe
tempête.
— Encore une lampe tempête ! s’exclame sa mère : tu viens à
peine d’en acheter une…
Le lendemain matin, pendant que je sirote le thé et déguste
les chappattis, Karim m’annonce que ses sœurs veulent parler avec moi. Vers 10
heures, nous sommes assises sur les tapis, dans la salle de séjour. De nuit, on
y déroule des matelas et de nombreuses personnes y dorment. Le matin, on roule
ces matelas et ils deviennent des coussins installés le long des murs et sur
lesquels s’appuyer puisqu’on s’assoit par terre.
Karim traduit… Une des sœurs attaque tout de suite : elle
aussi voudrait se couper les cheveux et voyager ! Alors commence une très
longue explication… Plus je vois leur regard ahuri, plus j’essaye d’expliquer…
Les Européennes se coupent les cheveux parce qu’elles travaillent et qu’il y a
un tas de règles d’hygiène à respecter. Les cheveux longs jusqu’à la taille
comme les leurs, cela devient fort compliqué. Par exemple, dans un magasin
d’alimentation ou une usine, on est obligé de porter un bonnet. Partout, on
doit toujours être bien coiffée, c’est une condition sine qua non et laver les
cheveux tous les jours, passe encore, mais sécher de longs cheveux, ça c’est un
problème…
Comment ça c’est un problème ? Eh bien oui, si on commence
à travailler à 8 heures, vous devez être présente à 8 heures… mieux encore
avant 8 heures… Votre patron se trouve sur le pas de la porte avec sa montre en
main et si vous êtes en retard, il vous demande comment il se fait que vous
arrivez à 8 h 05 au lieu de 8 heures. Et si vous devez pointer, la machine
indique l’heure exacte, à la minute près. Mais pour être à 8 heures au boulot,
il faut se lever à 6 heures… Si vous y ajoutez une heure pour vous laver les
cheveux et les sécher, ça commence à faire très tôt… Donc, les cheveux courts,
c’est d’abord une question de facilité.
Il y a autre chose : si toutes les femmes se coupent les
cheveux et vont chez le coiffeur, cela fait des milliers d’emplois, non
seulement les salaires des coiffeurs mais aussi les salaires de toutes les
personnes qui travaillent dans l’industrie des shampoings et cosmétiques… Là,
elles me regardent d’un air ébahi…
Et le mariage ? Je ne suis pas mariée ? Je ne suis plus
mariée ! Pour simplifier, je leur dis que « j’ai divorcé mon mari… »,
c’est-à-dire que je l’ai quitté… Oh la la… Ça, c’est extraordinaire… Mais alors
qui paye pour moi ? Ben moi ! Je travaille et je gère moi-même mes affaires…
Donc, pour payer mon voyage, j’ai travaillé et épargné… Elles commencent à faire
la moue… Quel travail est-ce que je fais ? Je travaille dans un hôpital où je
soigne des personnes malades. Et c’est difficile mon métier ?
À chaque fois, il faut expliquer comment fonctionne notre
système. Il faut des diplômes ! J’ai commencé l’école primaire dès mes cinq ans
: tous les jours de 8 heures à midi et de 13 heures à 16 heures… et cela
pendant six ans. Ensuite, l’école secondaire pendant encore six ans. Et
ensuite, l’école supérieure encore pendant trois ans mais, après, il y a tous
les cours de spécialisation et les recyclages qui continuent… La formation
permanente…
Oh la la… Là, cela devient beaucoup moins séduisant. Oui,
tout cela est très compliqué.
Cela explique aussi pourquoi nous préférons avoir peu
d’enfants. Éduquer des enfants, c’est difficile et ça coûte très cher… Chez
nous, on dit qu’éduquer un enfant coûte autant que construire une maison… Le
coup de grâce arrive quand on parle de la famille.
Non, je n’habite pas près de mes parents… J’habite loin,
comme d’ici à Karachi. Et mes enfants ? Eux, ils habitent moins loin mais ils
ont dû aller habiter près de leur lieu de travail.
Non, nous ne nous voyons pas tous les
jours…
Et là, c’est général : elles se mettent à rire et à
discuter et faire non de la tête… Non, non, non : une vie comme ça, ça non !
Elles préfèrent continuer leur vie comme elle est !
— Tu vois, me dit Karim, mes sœurs sont mariées mais elles
habitent toutes dans le village. Le matin, elles viennent ici chez ma femme et
notre mère qui vit avec nous (le papa est décédé depuis longtemps). Puis elles
prennent le thé, ensuite elles cuisinent… Vers 14 heures, on mange… Mes sœurs
prennent leur temps : un repas peut durer deux heures, tout en racontant leurs
histoires de femmes, entre elles. Puis elles s’occupent aussi un peu de leur
maison. Elles s’occupent toutes des enfants, des lessives, elles cousent des
vêtements… Tu vois bien, elles viennent ici relax… Les enfants jouent, ils vont
à l’école. Personne ne s’énerve…
Ma femme et moi, nos parents nous ont mariés quand nous
avions environ seize ans. Nous ne connaissons pas exactement notre date de
naissance… Quand il y a tellement d’enfants… Ma mère a oublié… Ici, en fait, on
travaille vraiment très dur pendant trois semaines par an : le temps des
moissons… Alors, tout le village travaille ensemble pour récolter les céréales…
Mais pour le reste… !
— Les femmes de ta famille ne font rien
d’autre ?
— Non… Ma femme est capable de faire des tapis.
Régulièrement, je lui dis qu’elle devrait en faire, je pourrais les vendre aux
trekkistes… Elle ne veut pas, elle dit qu’elle n’a pas le temps…
Ils ont été mariés vers les seize ans et ils ont déjà six
enfants… Donc premier enfant à dix-sept ans, puis à 19, 21, 23, 25, 27… un tous
les deux ans : le compte y est… !
C’est en observant les chamois avec mes amis chasseurs, que
j’ai compris comment fonctionnent les mammifères. Quand la femelle atteint sa
maturité sexuelle elle va en chaleur et se cherche un mâle pour la féconder.
Ensuite : la grossesse, l’accouchement et l’allaitement. Dès que le bébé
commence à manger et cesse d’être allaité, le cycle hormonal recommence…
Chaleur, fécondation, grossesse, allaitement… Un enfant tous les deux ans…
La famille de Karim vit tranquillement, de la production de
leur jardin. La vallée Hunza est réputée pour ses abricots. Tout au long de
l’été, on cueille les abricots mûrs et on les laisse sécher au soleil, épandus
sur les toits plats des maisons. Les champs de céréales sont magnifiques, les
épis sont énormes.
Au fond du jardin, il y a une petite construction, Karim en
ouvre la porte. Un petit ruisseau entre par-dessous un mur et actionne un petit
moulin dont la meule n’a pas plus de cinquante centimètres de diamètre mais qui
suffit pour la famille. Une des sœurs y est assise, en train de moudre le blé
pour les chappattis de la journée. Donc c’est du blé complet fraîchement moulu…
Quoi de plus sain !
Dans le jardin, il me montre le potager. Un des ruisseaux
qui descend de la montagne a été dévié et divisé en petits canaux qui irriguent
des carrés de terre. Il y pousse une belle variété de légumes. Quoi de plus
sain…
De nombreux arbres fruitiers donnent de l’ombre : pommiers,
poiriers… Une vigne grimpe jusqu’en haut d’un très grand arbre.
Pendant l’été, les moutons, chèvres et vaches sont dans les
prés en altitude.
— Tu vois – me dit-il – nous avons tout ce qu’il nous faut…
Et, quand la famille a besoin de plus d’argent, je vais travailler avec les
trekkings ou bien en ville. Notre maison est neuve. Pour pouvoir la construire,
je suis allé faire le garçon de café à
Karachi…
Les princes Aga Khan subventionnent des écoles, des
hôpitaux et même des programmes de planning familial, la promotion de la femme,
la restauration d’édifices historiques… Mais leur action la plus utile consiste
sans doute en programmes de développement de l’agriculture, des pépinières, la
recherche et l’amélioration des espèces.
Pendant que nous nous promenons dans le jardin, un vieux
monsieur s’approche. Karim lui demande ce qu’il veut. Il est malade et veut me
demander si je sais le soigner. Hélas, je ne suis pas médecin.
L’après-midi, Karim me propose une promenade jusqu’au
village voisin où il y a un petit magasin. Il n’a plus de cigarettes. C’est
l’excuse pour aller faire un tour et se montrer avec sa cliente alpiniste avec
laquelle il vient de réaliser l’exploit dont tout le monde parle. C’est
l’occasion de rencontrer son ami Azhar.
En chemin, tout d’un coup, je pense aux boîtes de vêtements
que j’ai envoyées.
— Ces vêtements ne sont jamais arrivés ici… Je crois qu’ils
sont bloqués à Karachi… Quelqu’un m’a dit que, pour pouvoir les recevoir, nous
devons payer en dollars…
Payer ? Mais, là n’est pas le but ! Qu’est-ce que c’est que
cette histoire ? J’ai le nom et l’adresse du bureau avec lequel
l’expéditionnaire bâlois est en contact.
— D’ici je ne sais rien faire… Il me reste quelques jours
avant de rentrer en Europe. Demain nous partons pour Karachi. Nous allons voir
sur place…
Dans le village de Karim, l’électricité est rare : du
plafond de la salle de séjour, une faible ampoule pendouille au bout de son
fil… Il n’y a pas non plus de radio ni de télé ni journaux ni revues ni de
livres. Les enfants ont leurs petites affaires d’école mais ce n’est pas
grand-chose. Sur une étagère qui se trouve assez haut, un livre trône. Il est
enveloppé d’un étui et enroulé dans un napperon fait au crochet.
— Ça, c’est un coran… ! me dit Karim.
Par hasard, je lui demande :
— Ah bon ? Et tu as lu ce qu’il y a écrit
dedans ?
Il me regarde goguenard :
— Mais non enfin… ! Le coran, c’est un livre magique,
personne ne peut lire ce qui est écrit dedans ! On le récite comme on l’a
appris à l’école coranique mais, pour nous, cela ne signifie rien car on ne
peut pas comprendre les paroles magiques… Il se trouve là-haut parce que,
ainsi, il protège toute la famille, surtout contre le mauvais œil…
Je n’insiste pas… Le soir, comme chaque soir, nous nous
asseyons sur le toit. Derrière nous et en bas, le restant de la famille
s’affaire dans la « cuisine » extérieure. Je crois qu’ils ont tué un mouton.
Des parfums exquis montent jusqu’à nous. Les couleurs du ciel ont suivi leurs
palettes chatoyantes comme chaque soir mais, en plus ce soir, il y a pleine
lune.
Karim a engagé le musicien du village, c’est un très vieux
monsieur qui joue du sitar et chante des vieilles balades d’amour en langue burushaski…
Karim traduit et en raconte les thèmes : des amours, encore des amours… Nous
fumons les cigarettes anglaises achetées cet après-midi et il cache, sous les
chaises, la boîte dans laquelle il n’y a pas une lampe tempête mais une
bouteille de whisky chinois de contrebande…
— Il ne faut pas que ma mère voie ça… ! dit-il avec la
jouissance de la transgression…
Devant nous, l’imposante silhouette d’une des plus grandes
montagnes de la région : le Rakaposhi, ce qui signifie « mur brillant ». C’est,
avec ses 7.788 mètres, la vingt-septième plus haute montagne du monde. Ce soir,
le Rakaposhi a une brillance toute particulière car la pleine lune s’est levée
à gauche et sa course suit fidèlement le tracé de la silhouette de la montagne
comme si elle la gravissait…
Le parfum des abricots qui sèchent autour de nous, les
fumets qui montent depuis la cuisine, les saveurs des mets qu’on nous apporte,
les vapeurs des distillés chinois, les cigarettes anglaises et les notes
plaintives du sitar donnent à cette soirée un romantisme enchanteur… Comme au
cinéma… Il faut ajouter que c’est notre dernière soirée, déjà un peu
mélancolique… déjà nostalgique… Demain, nous partons pour Pindi…
Karachi
Nous rejoignons Rawalpindi en parcourant tout ce tronçon de
Karakorum High Way en camionnette. C’est très long. Il y a beaucoup de
poussière. La route n’est pas vraiment entretenue.
Les ponts sont magnifiques.
— Ils ont été construits par les Chinois, précise Karim.
Malheureusement, quand ils se détériorent, il n’y a personne pour les réparer…
En effet, avant d’arriver à Karimabad, nous en avons vu un
qui avait été fort endommagé par un éboulement… et personne pour le réparer… La
route non plus d’ailleurs. Le paysage est tellement immense, les flancs des
montagnes sont si raides et si élevés… Il y a constamment des éboulis avec des
rochers si gros que, pour dégager la route, le travail serait titanesque. Il faudrait
en permanence une équipe de cantonniers avec des bulldozers. Eh bien, oui,
payés par le gouvernement. Mais, pour cela, il faudrait que les citoyens payent
leurs impôts…
C’est quoi ça, des impôts ? Combien de personnes dans le
Tiers Monde payent des impôts ? Mais dans ces conditions, comment les pouvoirs
publics peuvent-ils faire des travaux publics ?
Nous avons parcouru un pont piétonnier magnifique, suspendu
très haut, très aérien… Normalement, son tablier aurait dû être constitué de
planches fixées transversalement mais les planches qui manquaient étaient plus
nombreuses que celles qui étaient restées en place. Mais oui, c’était vraiment
dangereux. Shafi m’a tenue par le collet pendant toute la traversée de peur de
me voir tomber dans le vide. Mais les habitants ? N’y a-t-il pas de femmes et
d’enfants qui passent par ce pont ? Comment se fait-il que les habitants ne se
donnent pas la peine d’y installer quelques planches ? De tout simplement
remplacer celles qui se brisent ? Pas de réponse…
Mais, fatalement, avec le temps et l’incurie, tout se
déglingue… Si j’habitais dans ce village je ne supporterais pas cette
situation.
D’abord, je commencerais à faire honte aux hommes et aux
autorités et, à la limite, je ferais les travaux moi-même et, pour leur faire
encore plus honte, j’embrigaderais les femmes du village… et ensuite les femmes
demanderaient aux hommes un droit de passage…
Dès que nous arrivons à Pindi, je prends une chambre au
Shalimar. Enfin, je vais pouvoir prendre une douche chaude et dormir dans un
vrai lit. Karim en profite pour aller chez des connaissances et régler ses
affaires avec monsieur Ashraf. Ils me rejoignent pour le dîner sur la terrasse.
Cela reste le must des must ! Nous racontons nos aventures… Monsieur Ashraf est
ravi et tellement fier de notre expédition qu’il fait appeler le manager de
l’hôtel qui vient s’asseoir avec nous et nous offre le pousse-café… du thé
vert…
Le lendemain, Karim m’emmène dans un grand hôtel de luxe.
Je dois me taire, c’est lui qui arrange les choses : il négocie… Nous sommes
assis au fond du vaste hall d’entrée comme si nous prenions tout simplement une
tasse de thé. Il a rendezvous avec quelqu’un qu’il connaît et qui se charge du
change de mes dollars. Je n’y comprends rien. Je reçois un énorme paquet de
roupies. Quand il voit mon air ahuri, il ricane : « business is business… »
— Ne me dis pas que c’est un change au noir… C’est illégal…
Il prend un air comme pour me dire : « ma p’tite fille, si
tu savais tout ce qu’il y a ici d’illégal… » Nous allons réserver les billets
d’avion pour Karachi.
En arrivant à Karachi, nous sommes étourdis, écrasés par la
chaleur moite. En deux jours, nous sommes passés des températures fraîches et
de la haute altitude à la fournaise au niveau de la mer et à la pollution d’une
ville énorme. C’est pénible ! Nous allons dans le premier hôtel qui nous tombe
sous la main et ensuite au bureau de l’entreprise d’expédition import-export.
— Ah…, s’exclame monsieur Bashir : Vous voilà ? Bel
embrouillamini… Mais attendez…
Il appelle un employé et l’envoie au restaurant d’en bas
nous chercher deux assiettes de curry de poulet et de légumes… En attendant, il
met à ma disposition sa salle de bains personnelle pour que je puisse me
débarbouiller…
Le repas est exquis. Le thé maintenant… Pour le restant de
ma vie, j’essayerai, en vain, de reproduire les saveurs de la cuisine
pakistanaise… Puis vient l’heure de la prière et l’établissement s’arrête :
tous les employés vont faire la prière… Enfin,
il s’assied derrière son bureau et ouvre la chemise qui contient mon dossier :
— Voilà, dit-il ! Vos trente-deux boîtes sont bloquées à la
douane car il faut payer pour les dédouaner mais, puisque ces boîtes y sont
conservées depuis plusieurs mois, vous devez aussi payer le loyer… Cela vous
fait 5.000 $ à payer…
— 5.000 $ !!! Mais le contenu ne vaut même pas 500 $ Ce
sont des vêtements de deuxième main, des dons de charité pour les pauvres !
— Allez une fois expliquer tout cela à monsieur le
capitaine du port… ! ? !
Karim et moi, nous nous écroulons… Monsieur Bashir nous
donne l’adresse de la capitainerie du port et les documents nécessaires puis
nous souhaite bonne chance. Ça alors… On n’en revient pas. Bon, on va voir cela
demain.
Karim m’emmène chez un cousin qui habite dans le quartier
ismaélite. Nous arrivons devant un très haut mur d’enceinte fermé par une
grille en fer. Elle est gardée par un militaire en armes qui tient un doigt sur la gâchette de son
fusil automatique.
— Ia Allah… Quel accueil… !
— Oh, ici, tu sais… Quand il y a des émeutes ou des
conflits entre religions ou ethnies ennemies… Il vaut mieux être protégés…
L’ambiance… ! Nous trouvons son « cousin » et passons la
fin de l’après-midi ensemble. Ils tiennent surtout à me faire voir l’énorme
hôpital construit par leur Aga Khan. C’est le plus moderne de tout le Pakistan.
Le soir, Karim et moi rejoignons notre hôtel. Nous avons
des chambres voisines, il y fait une chaleur torride. Et, en plus, c’est plein
de moustiques : impossible de fermer l’œil. Je sors de ma chambre à la
recherche d’un peu d’air moins chaud. Karim est assis dans le corridor. Non,
pas moyen de dormir. Nous finissons par somnoler, assis dans un fauteuil dans
le corridor… Épuisée, je suggère :
— Écoute, tu sais ce qu’on va faire ? Demain nous cherchons
un hôtel 5 étoiles, garanti avec air conditionné et salle de bains avec douche
chaude. Ça va coûter cher, alors on va prendre une chambre pour nous deux, avec
deux lits qu’on va faire déplacer de façon à ce que nous ayons notre privacy…
Mais au moins qu’on puisse dormir…
C’est d’accord. Dès que nous le pouvons, nous sortons,
hélons un taxi et nous faisons conduire dans un hôtel chic. Je laisse toujours
Karim « parler pour moi » Il va, bien décidé, au comptoir de la réception :
— Je désire une chambre pour deux
personnes…
— Vos documents, s’il vous plaît…
Il donne nos documents, l’employé fronce les sourcils… Il
me regarde d’un air interrogateur…
— C’est ma mère ! dit Karim d’un air
dégagé…
— Ah, bon ! répond l’employé. Alors, tout
est en ordre…
Et il appelle un garçon qui nous conduit à notre chambre
et, en effet, nous installe un des lits jumeaux d’un côté et l’autre de l’autre
côté de la chambre puis il nous apporte un paravent à mettre entre les deux.
— Ici, on fait comme ça ! précise Karim. Quand on dit
qu’une personne est notre mère, cela signifie que c’est en tout bien tout
honneur et qu’il n’y a pas à ergoter…
En effet, le séjour à deux dans une même chambre et le
partage de la même salle de bains ne pose aucun problème car Karim, non
seulement est extrêmement respectueux, mais aussi fort pudique. D’ailleurs, en
montagne, on apprend à vivre ensemble en tout bien tout honneur. Les shalwar
sont de très larges pantalons qui sont retenus à la taille par un épais ruban
que l’on noue devant soi. Immanquablement ces nœuds posent problème au mauvais
moment… Un jour j’avais dit à Karim :
— Mais pourquoi ne pas remplacer ce cordon par un élastique
?
Il avait répondu tout émoustillé :
— Oh non, non, non ! Et si jamais quelqu’un vient derrière
moi et m’abaisse mon pantalon…
Qui, en Occident, penserait à abaisser le pantalon d’un
autre ? Qu’il soit pudique arrange bien notre situation. Le sexe doit être
encore fort tabou… Personne n’y fait jamais allusion, aucune plaisanterie…
Pendant notre parcours en montagne, j’ai eu l’impression de ne pas avoir été
considérée comme une femme mais comme un compagnon.
Il est vrai que je me suis abstenue de toute minauderie,
que je me suis montrée masculine avec des poignées de main convaincantes et que
j’ai marché plus vite que les hommes…
Manifestement, Karim apprécie le luxe d’un bon hôtel : il
allume la télé et passe un long moment non seulement sous la douche mais aussi
devant le miroir à se bichonner…
Donc, nous nous décidons à aller à la capitainerie. Premier
bureau… Oh la la… Ils ne savent pas de quoi je parle…
— Écoutez, allez voir dans ce bureau
là-bas…
Mais, devant ce bureau là-bas, il y a déjà une file
d’attente… Nous nous asseyons et attendons notre tour…
— Ah, chère madame, votre cas est extrêmement compliqué car
il faut comprendre que, etc. Il vous faut l’autorisation du capitaine du port,
payer les frais, obtenir le cachet de ceci et de cela… Bref, adressez-vous à ce
bureau à l’étage au-dessus…
Ici aussi, on fait la queue… Nous nous asseyons et
attendons notre tour… Mais, maintenant, il est
midi et tout le monde va déjeuner… :
— Revenez plus tard…
— On va manger un bout ? demande Karim.
— Non, nous allons attendre ici… D’abord le travail, les
plaisirs ensuite…
Un plateau circule avec des tasses de thé et des morceaux
de cake. Est-ce un marchand ambulant ? Cela doit nous suffire pour le moment…
Heureusement, je porte un shalwar kamiz léger. Dans ma poche, je retrouve le
rosaire musulman que j’avais acheté en souvenir. Je le prends et commence à
l’égrainer… en me répétant : « je suis tout à fait calme » comme au cours de
sofrologie…
Karim ferme les yeux et, sans doute, s’endort-il… On me
regarde curieusement. Manifestement, je n’ai pas l’intention de partir… Vers 14
heures, les bureaux sont ouverts et les gens circulent. C’est mon tour… Eh
bien, ça ne va pas être possible ici non plus… ! Finalement, ils me font entrer
dans le bureau du capitaine du port… Celui-ci m’explique assez énergiquement
que non, que je dois payer 5.000 $ et que, avant ça, je dois d’abord retourner
là et là et là… Je ressors… Quand, vers 17 heures, les bureaux ferment, je les
ai visités à peu près tous mais on continue à m’envoyer en rond…
Nous retrouvons l’ami de Karim et nous allons visiter le
mémorial de Mohamed Jinnah, le fondateur du Pakistan. Dans quelques jours, ce
sera la fête nationale et nous assistons aux répétitions des cérémonies avec
des parades de soldats. On chante des chants patriotiques… « Dil, dil Pakistan,
Jay, jay Pakistaaaannn… » C’est la dernière chanson à la mode, on l’entend
partout sur fond de tirs de mitraillettes… Que ces gens sont belliqueux, du
moins, en apparence…
Le lendemain se déroule comme le jour précédent. Pendant
toute la journée, on me renvoie d’un bureau à l’autre et, pour la énième fois,
je répète que je ne payerai pas une roupie pour des vêtements usagés, de
charité, destinés à des pauvres… Et non, pas non plus de petite enveloppe sous
le comptoir ! Intérieurement, je bouillonne mais, extérieurement, je fais mon
possible pour paraître plus nonchalante qu’eux…
Le lendemain recommence comme les jours précédents. Mais,
plus tôt que les autres jours, je me retrouve de nouveau dans le bureau du
capitaine qui cette fois est fort énervé et se met à crier… Alors là, moi
aussi… Puisque je suis aussi déjà très énervée, je lui assène toute une
avalanche dans le genre :
— Mais quel genre de musulman êtes-vous donc ? D’abord, en
vous adressant à moi sur ce ton, vous manquez à vos devoirs d’hospitalité…
Ensuite, vous manquez de respect à la femme que je suis, je pourrais d’ailleurs
être votre mère ! Il est écrit dans le Livre que le paradis gît au pied de
votre mère et que les femmes sont plus précieuses que des vases de porcelaine…
Cela m’étonnerait que votre mère ne vous l’ait pas enseigné… Ensuite vous
contrevenez au commandement de charité envers les pauvres… Quel genre de
musulman êtes-vous donc ?
Il me regarde, estomaqué… Ça m’a échappé parce que moi
aussi j’en ai marre mais ça m’a échappé quand même… et dans ces cas mon English
est très fluent !
Tout à coup, il m’arrache les papiers et saisit un cachet,
et se met à tamponner furieusement tous mes documents… Puis, il me les jette à
la figure en hurlant :
— Foutez-moi l’camp… 250 dollars pour payer les timbres…
!!!
Je sors, très digne… Depuis le corridor, on a entendu les
éclats de voix. Les gens me regardent. Karim est inquiet… Je l’attrape par le
bras…
— Viens, viens je t’explique dehors…
Quand nous racontons nos aventures à monsieur Bashir,
celui-ci se met à rire :
— Ah, les femmes ! Elles sont donc toutes pareilles, même
en Europe ? ! ? On dit toujours que, dans les pays musulmans, ce sont les
hommes qui commandent… Vous avez bien vu que, dans la réalité, c’est le
contraire… !
Nous devons aller avec lui pour reconnaître mes caisses
dans le hangar de la douane… Elles ont toutes été ouvertes…
— Oui, dit-il, ça, c’est normal car on a peur du trafic de
drogue ou d’armes… D’ailleurs, vous voyez comme il aurait été facile d’y mettre
un paquet de drogue ou une arme si quelqu’un avait voulu vous faire du tort…
Vous auriez fini en prison et personne ne peut dire quand on en sort… Vous
voyez comme vous avez été imprudente ?
— Mais alors, la prochaine fois, comment dois-je m’y
prendre ?
— Vous ne devez plus faire cela… Avec l’argent que tout
cela vous a coûté, vous pouvez acheter de nouveaux vêtements pour tous les
habitants du Baltistan, sur place… !
Les vêtements seront acheminés par camion vers le
Baltistan. J’ai encore payé pour leur transport mais je ne saurai jamais ni
s’ils ont quitté Karachi ni la fin de leur histoire… Les occidentaux voudraient
tellement « bien faire » ou « faire du bien » mais pour quel résultat ?
Hyderabad
Le lendemain, nous partons vers Hyderabad où Karim désire
saluer de lointains parents et… une « sœur » :
— C’est quoi ça, tu as une sœur ici ?
— Non, non ! On dit comme ça… C’est une infirmière, elle a
séjourné chez nous lors d’une campagne de vaccination des enfants… On s’est
bien aimés… Mais puisque moi j’étais marié, tu comprends… Mais j’aimerais la
revoir…
Le matin, nous allons saluer ses cousins. Dès qu’on entre
dans la maison, on pénètre dans un salon meublé de fauteuils. Toute la famille
vient nous saluer, puis les hommes s’assoient et commencent à discuter. Les
femmes m’emmènent « derrière ». Elles sont entourées d’enfants et cuisinent.
Elles préparent des poissons magnifiques. Nous allons être reçus comme des
princes ! Mais moi, les enfants et la cuisine… Donc, petit à petit, je
m’approche de la porte de sortie pour aller m’asseoir à côté de Karim. Les
dames ne me comprennent pas et l’une d’elles m’accompagne pour demander à Karim
ce qui cloche… Je lui explique que je suis intéressée par les discours des
messieurs qui sont en train de parler de politique. Et, puisque ce sont des
commerçants, ils parlent aussi de marchés… Karim traduit. Elle me regarde avec
stupéfaction : comment une femme peut-elle s’intéresser aux balivernes
racontées par des hommes ? C’est d’ailleurs pour cela que les hommes peuvent
s’asseoir au salon mais ne doivent pas venir déranger les femmes à l’intérieur
de la maison… où se passent les choses sérieuses…
L’après-midi, nous rencontrons la « sœur » de Karim, elle
est accompagnée par un vrai frère… Ils nous emmènent visiter des monuments
historiques, des mausolées et des tombes de saints. Cette ville aussi est d’une
richesse culturelle extraordinaire.
Lahore
Le lendemain, nous partons en fin d’après-midi pour Lahore,
avec un des bus des Blue Lines. Nous partons mais, après quelques kilomètres,
le bus quitte la route et va se parquer sur un vaste terrain à côté d’autres
bus. Tout le monde descend. Sur la droite du parking, il y a des tables et des
blancs en bois. Pardessus, des fils électriques sont tendus et quelques faibles
ampoules sont allumées. Tout au fond, il y a un comptoir où l’on sert des
assiettes de riz et dal avec du curry de légumes et de poulet… Tout le monde va
s’asseoir… Karim demande ce qui se passe…
— Rien… Étant donné qu’il y a des bandits entre Hyderabad
et Lahore et qu’ils attaquent les bus pour dévaliser les voyageurs et que,
hier, ils ont tué des gens, la police oblige les bus à voyager en convoi avec
les camions… Alors, on attend l’arrivée d’assez de véhicules pour partir en
convoi, protégé par un détachement de l’armée…
Ah, bon, si ce n’est que ça… Ça change des horaires de bus
en Suisse… Mais bon, on a l’temps… « Y’a pas l’feu au lac ! » Alors, nous
aussi, on va s’installer et manger un p’tit bout et boire un p’tit thé… Dommage
qu’y pas un p’tit déci d’Fendant… ! La nuit est tombée et il fait très
agréable, il n’y a même pas tellement de moustiques… Et, si on avait pris
l’avion, on serait déjà arrivés et on n’aurait pas pu jouir de cette délicieuse
soirée…
Tard dans la nuit, le convoi se met en route avec un camion
de soldats devant et un autre derrière et des soldats debout dans notre bus…
Ils ont leur fusil mitrailleur en main et le doigt sur la gâchette. Ils
dévisagent les passagers et me regardent avec insistance. Je fais semblant de
rien, ramène le voile dupatta de mon shalwar devant mon visage et détourne les
yeux dont je ne sais pas cacher le bleu. Mais bon, depuis le passage
d’Alexandre le Grand, il y a aussi des pakistanais blonds aux yeux bleus… Tout
se passe tranquillement et, après 24 heures de bus, nous arrivons sains et
saufs mais épuisés, à Lahore… En descendant du bus, Karim, comme un zombi, va tout
droit vers un taxi et lui dit :
— Dépose-nous au plus bel hôtel de la
ville…
À la réception, il s’explique et cela passe comme une
lettre à la poste. Nous nous écroulons sur nos lits et dormons…
Nous voilà à Lahore. Nous avons pris une douche, changé de
vêtements, confié les vêtements sales au lavoir. Karim est rivé devant la
télévision qui transmet un film d’amour de Bollywood (pléonasme) avec de la
musique délirante :
— Tututututututara… tscharao nahi dil amara… « ne déchire
pas mon cœur… »
— Pour une fois qu’on est à Lahore… On n’est tout de même
pas venus jusqu’ici pour regarder la télé… Qu’est-ce que tu aimerais faire ?
— Visiter le zoo…
Nous visitons le zoo, le fort, des monuments historiques et
des mosquées… C’est une ville extraordinaire, centre culturel de renommée
mondiale… Il y a de quoi visiter pendant des semaines… Le fort est remarquable.
Tout à coup, Karim s’arrête, me regarde et, solennel, il me déclare :
— C’est quand on visite des monuments aussi grandioses que
celui-ci qu’on se sent fier d’être pakistanais !
Le soir il me demande :
— T’aurais pas envie de boire un petit Hunza Water par
hasard ?
— Oui, bien sûr… Tu crois qu’on en trouve
ici ?
Il sonne le room-service et discute avec le garçon. Une
demiheure plus tard, le garçon sonne à la porte, il tend à Karim un journal qui
est enroulé autour d’une bouteille. Je paye et le garçon sort… Karim me tend
triomphalement la bouteille : Whisky provenant d’une distillerie qui se trouve
à Murree !
— Non ! À Murree ? Ça alors, vous produisez même du whisky
!
— Qu’est-ce que tu crois, que les riches boivent de l’eau ?
Et nos politiciens, tu ne crois tout de même pas que, au gouvernement, ils ne
boivent que de l’eau ?
— Ça alors ! Je dois emporter cette bouteille chez moi,
c’est trop fort…
— Non, non… Si jamais ils trouvent cette bouteille dans tes
bagages, à la douane, tu risques des ennuis… Nous allons nous arranger pour
qu’elle soit vide avant que tu ne partes… J’ai trouvé aussi ceci…
Il sort un paquet de cigarettes anglaises…
Pindi
Deux jours plus tard, on est de retour à Pindi en
quarantecinq minutes d’avion… Tronçon par tronçon, nous avons donc parcouru
toute la Karakorum High Way… Nous avons été « on the road » depuis Karachi
jusqu’au Kunjerab… Quel pays fabu-leux et quel potentiel pour le tourisme ! Le
peu que j’ai vu du Pakistan m’a enchantée, non, enthousiasmée ! Les villes
historiques qui remontent à la préhistoire, comme Mohenjo Daro qui date du III°
millénaire ACN ou Harappa sont sans doute plus intéressantes que les pyramides
d’Égypte ! Mais, au lieu de développement du pays par le tourisme, aujourd’hui,
l’insécurité est telle que, maintenant, on assassine même les alpinistes dans
leurs campements, en haute montagne, comme au camp de base du Nanga Parbat !
J’enrage ! Parallèlement, les citoyens pakistanais émigrent en Europe pour y
chercher une vie meilleure au lieu de s’atteler à l’amélioration de leur propre
pays. Le jour où le Tiers-Monde comprendra que vouloir vivre au XXIe selon des coutumes
datant du VIIe
est une utopie suicidaire, le tourisme lui suffira pour devenir prospère. En
attendant, quelle tristesse… Oui, je pleure sur toi, pays bien aimé…
Nous retrouvons le Dear Shalimar et monsieur Ashraf et les
soupers sur la terrasse autour de la piscine… La fin de mon séjour qui
approche, signifie aussi la joie de rentrer chez moi mais, en même temps, déjà
la nostalgie des montagnes…
— Ne sois pas triste ! dit Karim – Tu as vu comme notre
jardin est grand ! Quand tu seras vieille, nous t’y construirons une petite
maison et tu viendras vivre chez nous…
— Shukriya… bohot shukriya…
— You are welcome…
— Inch’allah : l’an prochain, vous reviendrez… ! me dit
monsieur Ashraf…
— Oui, l’an prochain, je reviendrai mais pas pour rester…
L’an prochain, je vais aller travailler en Inde pour une organisation
caritative qui s’occupe d’enfants handicapés…
— N’y allez pas ! dit monsieur Ashraf – Je suis allé en
Inde, je connais ces gens, j’ai vu comment c’est là-bas. Je vous connais assez
pour savoir que vous n’allez pas être heureuse dans ce pays. Ils sont sales… Si
vous voulez faire du social, il y a assez de travail à faire ici. Ici, on vous
connaît, on vous aime bien, on vous respecte et tout le monde vous aidera,
tandis que là-bas…
— Mais j’ai un autre projet… Je voudrais vous demander
votre avis… En descendant du glacier, je me suis rendue compte que j’avais une
espèce de dette morale… Je voudrais aussi remercier la famille de Karim… Si je
leur donne de l’argent ce sera vite dépensé et puis ce sera fini… Par contre,
si je parviens à faire venir Karim en Suisse pour qu’il suive des cours qui
puissent lui servir dans sa profession, ça, ce serait un investissement à long
terme… Qu’en pensez-vous ?
Monsieur Ashraf me regarde étonné…
— C’est une excellente idée… Je suis allé en Europe et ce
serait bien de montrer à ces chenapans comment on vit en Europe et ce que
travailler veut dire… Bonne idée, mais chère… !
— Je n’ai pas les moyens de lui payer un séjour mais je
peux impliquer mes amis, le Club Alpin… Je ne promets rien mais je vais
essayer…
IV. Karim découvre l’Occident
Le retour à la vie normale…
Mais la vie est-elle jamais normale ? Il y a toujours trop
de choses qui se bousculent… Rentrer à la maison, c’est de nouveau atterrir sur
une autre planète.
Bien sûr, la famille… ils sont tranquillisés. Pendant mon
absence, je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de leur téléphoner.
Alors, maintenant, il faut raconter…
Je dois reprendre le travail et, comme chaque fois avec mes
patients, raconter… Cela me permet de me décharger. Je dois également aller
chez Sayed lui raconter comment cela s’est passé dans sa famille. En plus, il y
a ce projet d’aller travailler pendant six mois pour une ONG, en Inde. Ce qui
signifie reprendre des cours au sujet des handicapés et de la polio, apprendre
à faire des attelles, etc. Ce qui implique de nombreux déplacements à Genève
qui n’est pas sur le pas de la porte. Et puis, le projet de faire venir Karim
en Suisse…
Comme d’habitude, je commence à en parler avec ma famille,
mes amis, mes patients, mes compagnons du secours en montagne, le Club Alpin
Suisse et, forcément, les habitants de la vallée. Tout le monde trouve que le
projet est valable car donner de l’argent… on ne sait jamais si l’argent arrive
à destination. Par contre, donner une formation… ça, c’est « de
l’investissement à long terme » ce qui, en Suisse, est bien accueilli…
Ma famille trouve cela intéressant : on va accueillir un
étranger pendant trois mois dans notre famille, dans notre maison. C’est une
bonne idée à condition que cela se déroule bien. Comme toujours, il y a un
risque… C’est tout de même passionnant et ça vaut la peine d’essayer.
Plus que recueillir de l’argent, il s’agit de demander des
réductions. Je vais donc aller mendier, pour la bonne cause. Le Club Alpin
Suisse organise des stages de formation de guide de randonnée. Ils
accueilleront Karim gratuitement… Ils prendront à leur charge le stage et
l’hébergement : logé et nourri… gratis ! C’est une faveur exceptionnelle ! Ils
l’inviteront même officiellement et, grâce à cette lettre d’invitation, Karim
pourra facilement obtenir un visa touristique de trois mois.
La Pakistan Air Lines et la Crossair nous donnent des
tickets d’avion à prix réduit. La compagnie qui gère les bus postaux dans la
vallée, nous accorde un abonnement à prix réduit. La Migros qui organise des
cours pour adultes, accorde des facilités pour un cours d’italien.
Un ami guide de montagne, qui gère un magasin d’articles de
sport, fournira tout l’équipement de montagne au prix de revient, en donnant du
matériel neuf mais de la mode de l’année passée… Il s’agit là d’une somme
considérable !
Le médecin de la vallée va examiner et, le cas échéant,
soigner Karim gratuitement. Ce médecin a des relations et, grâce à lui, le
directeur d’une banque importante va nous donner une contribution financière
consistante.
Je vais à la police des étrangers pour expliquer toute
l’histoire. Je ne veux surtout pas de problèmes. Avec Karim et monsieur Ashraf,
j’avais bien mis les points sur les « i » : les trois mois réglementaires… Pas
un jour de plus et pas d’entourloupe pour tenter l’immigration illégale ! Nous
sommes bien d’accord et tout le monde a solennellement donné sa parole
d’honneur…
Karim ne va jamais se faire la moindre idée du temps, du
travail, des dépenses que cela a représenté ni des faveurs qui lui sont
accordées… Pour lui, tout cela sera… normal… Je lui écris régulièrement pour le
tenir au courant de l’évolution des choses. Le cours du CAS est prévu pour le
mois de mai 1993, nous avons donc du temps pour nous organiser.
Mais, avant toute chose, je dois me reprendre… Digérer… «
Élaborer », comme on dit maintenant… Au camp de base du K2, j’ai passé de
nombreuses heures assise à l’écart, à méditer, c’est-à-dire à ne pas penser
mais à laisser les pensées venir et défiler devant mon esprit, et puis s’en
aller… en paix… enfin… le plus en paix possible… J’ai commencé à examiner les
conflits avec mes parents.
J’ai aussi laissé libre cours à mes souffrances
congolaises… Qu’est-ce qui a transformé le souvenir du Congo en une si grande
tristesse ?
À l’âge de cinq ans, j’ai appris à lire, principalement
dans les albums de Tintin… C’est depuis lors que j’ai voulu « partir » Partir
comme Tintin… Comme Tintin au Congo… Quand, à l’âge de dix ans, je suis
finalement partie au Congo, pour mes parents… c’était la grande aventure… Pour
moi, ce n’était que le départ annoncé et attendu depuis si longtemps ! Quand
nous sommes descendus de l’avion à Léopoldville, je me suis sentie chez moi,
enfin… J’ai adoré les odeurs, les couleurs, les paysages, les gens, la façon de
vivre, la modernité du pays, sa jeunesse et son élan vers l’avenir, les grands
espaces, les feux de brousse violents, sur des kilomètres et pendant des
semaines…
En 1959, ma mère, mon père et moi sommes partis, avec notre
coccinelle VW, de Jadotville à Cape Town où nous avons pris le bateau pour
Rotterdam… Nous avons roulé des jours et des jours dans la brousse et même
traversé un bras du désert du Kalahari. Nous nous sommes arrêtés dans des
villages indigènes pour acheter de la nourriture et, le long de la route, des
mandarines ou des ananas… J’ai aimé ces grands espaces, la liberté…
Il a fallu rentrer en Belgique où tout était petit,
mesquin, la famille étriquée, les commérages, les qu’en-dira-t-on, les
grandsmères bigotes… J’ai retrouvé une forme de liberté en étant enfermée dans
un pensionnat… C’est tout dire… ! Plus tard, j’ai cherché la liberté,
c’est-à-dire échapper à la famille, en me mariant… C’était tomber du chaudron
dans la braise… Et il a fallu tout recommencer, divorcer, recommencer…
Finalement, j’ai cherché la liberté en émigrant en Suisse…
J’ai pris conscience de ce cheminement au K2, parce que j’y
ai eu le temps de m’asseoir et de laisser la bride sur le cou de mes pensées…
Parce que, là aussi, l’espace est infini… Maintenant, en rentrant du Pakistan,
ma pensée file, non plus avec la bride sur le cou mais à bride abattue… Je suis
au centre d’une tornade qui m’emporte, qui me donne le tournis…
Je vais voir Sayed, il y a tant de choses à raconter ! Il a
la nostalgie de son pays mais son business fonctionne bien. Il a aussi une
bonne nouvelle : une de ses patientes est une parente proche d’un des
politiciens les plus importants du pays. Celui-ci va lui procurer les
autorisations nécessaires pour pouvoir exercer la médecine légalement. Je n’ai
pas le courage de le décevoir : ces autorisations n’arriveront jamais ! Nous ne
sommes pas au Pakistan et… quel politicien risquerait sa carrière pour
accorder, illégalement, des autorisations à un demandeur d’asile ?
Autorisations qui ne sont d’ailleurs pas de sa compétence puisqu’il s’agit de
légalisation de diplômes, d’ordre des médecins… Sayed y croit…
Une de mes patientes me raconte sa curieuse
histoire.
Elle a entendu depuis la cabine voisine que je parlais du
Pakistan. Quand c’est son tour, elle commence à raconter…
— Moi aussi je connais des Pakistanais…
Pas étonnant ! D’habitude, ils sont fort beaux et attirent
les jeunes occidentales…
— Mon frère travaille dans la restauration et il a des
collègues pakistanais. Un jour, il les a invités à la maison et, comme cela, je
les ai rencontrés. Après quelques temps, l’un d’eux est venu demander si je voulais
l’épouser… Je n’étais pas mariée, avec mon handicap… D’ailleurs, je ne puis
avoir d’enfants… Il est venu régulièrement et m’a fait la cour et, à la fin,
j’y ai cru… J’ai dit oui… Nous avons vécu ensemble mais, quand ses amis
venaient à la maison, il me demandait de ne pas me montrer. Il a fini par
m’avouer qu’il avait honte de me montrer à ses amis, parce que je ne suis pas
belle et que je boîte… Il est resté ici quelques mois puis il m’a dit qu’il
allait chercher du travail à Genève où il avait des connaissances qui pouvaient
l’aider. Qu’est-ce que je pouvais dire ? Il est parti… Nous sommes toujours
mariés et, de temps en temps, il me téléphone… Maintenant, il a aussi la
nationalité suisse… Il est gentil quand il téléphone mais il fait sa vie à Genève
et moi je suis quand même seule, ici, aussi seule qu’avant… Ma famille me dit
qu’il s’est marié avec moi pour pouvoir demander la nationalité suisse…
Une jeune fille avec un tel handicap… Elle a eu une polio
sévère, elle est difforme et boîte vraiment fort, souvent elle se déplace avec
deux béquilles…
Elle n’aurait jamais eu l’occasion de se marier normalement
car, comme dit un de mes amis : « Les hommes regardent d’abord les belles
filles… Et comme il y a un tas de belles filles, pourquoi prendre les laides ?
»
Mais nous avions déjà vécu le même genre d’expérience : la
fille d’une collègue avait été très jolie mais, à la suite d’un chagrin
d’amour, elle était devenue horriblement obèse… Aucun garçon ne s’intéressait
plus à elle, jusqu’au jour où elle nous annonça qu’elle se mariait avec un noir
africain, musulman.
Nous sommes allés au mariage. Ce garçon
était en effet charmant. Il s’inséra dans notre compagnie, participa à nos
fêtes, sa religion ne fut jamais un obstacle. Le mariage dura plusieurs années
jusqu’au jour où, tout à fait à l’improviste, la police vint l’arrêter pour
trafic de drogue… Il n’avait pas encore obtenu la nationalité suisse. Après des
récidives, il fut interdit de séjour en Suisse… Ce n’est qu’après une infinité
de problèmes que notre copine se résigna :
— Ben oui, le mariage, ça n’est déjà pas facile avec des
semblables mais, avec des gens de cultures si différentes…
Elle se retrouvait avec les frais d’avocats et, surtout, la
déception et le chagrin car elle l’aimait vraiment bien et elle retomba dans
son cycle de dépressions nerveuses…
En vue de l’arrivée de Karim, j’essaye d’établir des
contacts. Trois mois loin de sa famille et de son pays, cela pourrait lui
sembler long, donc s’il pouvait contacter d’autres musulmans…
Je rencontre un couple dont l’épouse est pakistanaise. Le
jour où elle m’invite chez elle, je sonne et son mari vient m’ouvrir. Il me
fait asseoir dans un des fauteuils du hall d’entrée, la dame vient s’asseoir
avec moi, ne me fait pas entrer plus loin dans l’appartement et très vite la
conversation s’épuise… Nous ne nous reverrons plus…
J’ai envie de voir comment se présente la mosquée, au cas
où Karim désirerait s’y rendre… J’y vais donc un jour, à l’heure de la prière.
Je suis accueillie très aimablement par des dames. Les hommes passent devant
nous sans nous regarder. Une des dames me donne une longue jupe que je dois
enfiler au-dessus de mes vêtements. La mosquée est plutôt une grande salle où
l’on prie. Les hommes sont devant et les femmes forment une rangée au fond de
la salle. Tout le service se déroule en langue arabe. À la fin, je rends ma
jupe, les dames me saluent et tout le monde s’en va… Aucune intention de lier
connaissance… Je suis déçue en pensant à l’accueil des sœurs de Sayed… Je n’y
retournerai pas…
J’entre en contact avec un autre couple. Ils m’invitent un
soir à souper. L’ambiance de leur maison est particulièrement froide. À table,
personne ne parle, les mets sont froids et on ne boit que de l’eau froide… Même
pas du thé.
Cela me rappelle une soirée passée dans la famille d’un
pasteur calviniste… Ça non plus, ce n’est pas pour moi… Surtout, je repense aux
ambiances chaleureuses des repas au Pakistan. Même en haute montagne, sur les
glaciers, quand nous n’avions qu’un plat de riz et lentilles ou de hunza soup,
nous avons toujours bavardé et ri, beaucoup ri !
Les saveurs ont toujours été exquises… Et que dire des
repas dans la famille de Karim ou de Sayed… « Chaleureux », c’est vraiment le
mot exact… Chaleur et heureux…
Mais qu’ont-ils ces musulmans en Europe ? C’est comme si
leur religion les empêchait de profiter de la vie, de rire, de jouir… Un repas,
c’est aussi une jouissance… Et quand on invite une personne à partager un
repas, ce n’est tout de même pas pour faire la tête… Il est vrai que, si je
n’avais pas vécu dans des familles pakistanaises, je n’aurais pas remarqué que,
avec ces musulmans en Europe, il y avait vraiment quelque chose qui clochait…
Une autre rencontre est encore plus étrange. Des personnes
m’invitent pour un thé. Quand l’heure de la prière arrive, ils me disent que je
dois aller à la toilette me laver les parties intimes avec de l’eau !
D’ailleurs, il y a une bouteille d’eau à cet effet… Puis, la dame m’affuble
d’un vêtement qui me couvre de la tête aux pieds… Je m’effraye mais n’ose
protester… Je n’y retournai pas non plus. Les sœurs de Sayed ne faisaient pas
tant de simagrées. Je trouve cela étrange : j’ai participé à des prières avec
des personnes de différentes religions… Jamais, je n’ai rencontré de
comportements aussi bizarres…
Dans les années 70, j’ai soigné de nombreux musulmans, dans
un hôpital « populaire » à Bruxelles, et, parmi eux, l’attaché culturel de
l’ambassade du Maroc.
Un jour, je lui avais avoué que les premiers contacts avec
des patients « étrangers » m’avaient mise mal à l’aise. Il se mit à rire et
répondit :
— Mais pourquoi donc ? Nous avons tous deux yeux, un nez et
une bouche… enfin… si nous avons de la chance…
Ces gens étaient comme tout le monde. Une famille m’avait
rapporté un petit souvenir de La Mecque. Je l’ai gardé en souvenir de leur bébé
que j’ai soigné pendant de nombreux mois. Le père me disait chaque fois : « Le
bébé s’appelle Isa, comme votre prophète Jésus… »
Il y avait tout de même eu un petit incident qui m’avait
interpellée. Dans les années 70, ma cousine était institutrice et elle avait
puni un de ses élèves d’origine maghrébine, un gamin d’une dizaine d’années qui
lui avait répondu :
— Pour le moment c’est vous qui commandez, d’ici peu ce
sera nous qui commanderons… !
Il y avait aussi eu une jeune enseignante qui avait été
violée par ses élèves qui refusaient d’avoir une femme comme professeur…
Pourquoi, vingt ans plus tard, ces musulmans d’Europe
sont-ils devenus si frileux ? Pourquoi n’ont-ils pas la convivialité et la
chaleur de la famille sunnite de Sayed ou ismaélite de Karim ou shiite des
porteurs Baltis ? Pourquoi n’ont-ils pas la cordialité des femmes rencontrées
dans la « maison de la prière » ?
Ce qui me choque surtout, avec ces musulmans d’Europe,
c’est leur froideur, leur distance, leurs complications, leurs chichis. Et
puis, ce petit sourire condescendant qui m’horripile… Je ne vais certainement
pas emmener Karim chez des gens aussi acariâtres.
Un jour, un de ces messieurs me téléphone et m’explique
qu’ils font une collecte pour soutenir leurs frères de Tchétchénie… Qu’est-ce
que c’est que cela ?
Je réponds que je n’ai pas les moyens de participer et que
je m’occupe déjà de Pakistanais… Je n’aurai plus de nouvelles…
Un autre veut me faire un cours sur le conflit
israélopalestinien… Là, pour moi, c’est du charabia et, non, je ne vais pas
lire de livres car je suis absorbée par les Handicapped Village Children et les
maladies tropicales…
Dans une librairie, à Bruxelles, j’ai une expérience
déroutante… J’y entre pour acheter des livres sur l’islam. Ils ont des séries
d’opuscules intéressants : la vie de Mohammed, le hijab de la femme musulmane,
l’enseignement de la prière, les cinq piliers de l’islam… Le monsieur est très
gentil, j’y reste un bon moment, nous discutons, j’achète de nombreux livres
mais quand, au moment de partir, je lui tends la main, il me dit avec un
sourire hautain :
— Ah non… nous ne serrons pas la main des
femmes… !
Ça par exemple… Au Pakistan, non seulement tout le monde
m’avait serré la main mais même les porteurs m’avaient embrassée, nous nous
étions serrés intensément, les uns dans les bras des autres… Il y a vingt ans,
ici même, à Bruxelles, j’ai massé les corps de dizaines de musulmans : des dos,
des jambes, des bras… et, maintenant, on ne se sert même plus la main ? Que
leur arrive-t-il ? C’est comme s’ils étaient devenus puritains, pour ne pas
dire bigots… comme au temps de ma grand-mère… !
Par contre, dans une librairie arabe à Genève, le vendeur
s’empresse de me dire qu’il n’est pas musulman mais il me conseille vivement,
pour me faire une idée de ce que c’est que l’islam, d’acheter les quatre tomes
du Bokhari qui, en effet, est des plus intéressants…
Mais bon, sur le moment, je n’ai pas fait trop attention à
tout cela car mes journées étaient chargées : préparer l’arrivée de Karim, en
plus de mon départ en Inde, me suffisait… Il faut dire aussi que, au Pakistan,
j’avais vécu avec des gens normaux, tandis que les musulmans d’Europe
semblaient des gens riches… J’avais même l’impression qu’ils me méprisaient…
Quand je raconterai tout cela à Karim, il
me répondra :
— De toutes façons, ce ne sont pas des ismaélites… Moi, je
ne mets pas les pieds chez ces gens-là… Faut pas leur faire confiance… !
Cela me rappela que, quand il avait engagé les porteurs
Balti, il avait dit que eux étaient trois shiites et que nous étions trois
ismaélites : s’il se passait quelque chose, on aurait été trois contre trois…
Étrange, quand même… ! Et, quand il avait rencontré le frère de Sayed, il avait
été très distant… Il refusera d’ailleurs d’aller saluer Sayed parce que ce sont
des sunnites…
— Tu ne te rappelles pas ces types qu’on a vu à Skardu ? Ce
sont des fanatiques, des extrémistes, des gens dangereux à qui on ne peut pas
faire confiance…
Un jour, Sayed m’annonce une grande nouvelle : il a une
fiancée ! Ça, par exemple ! Il me la présente : elle s’appelle Rita, petite,
boulotte, pas très jolie… très Italienne du Sud… Elle travaille comme femme de
ménage dans un hôtel.
Sayed est assez ennuyé : il n’ose pas en parler avec ses
parents parce qu’il a refusé les jeunes filles qu’ils lui avaient présentées.
D’ailleurs, il a toujours dit qu’il ne voulait qu’une fille très grande, blonde
et fort belle… Là, pour le coup, c’est raté…
Entre-temps, je travaille normalement pendant la semaine.
Pendant les week-ends, nous allons en montagne et, entre deux, je vais à Genève
pour préparer mon séjour en Inde… Je dois aussi faire un saut en Belgique pour
saluer mes parents… Le temps passe fort rapidement. Les fêtes de fin d’année
passèrent et l’hiver et, finalement, le printemps commença à se faire sentir…
À la mi-mars, notre secours en montagne organisa son grand
exercice… une énorme avalanche… Cette fois encore, cela allait être « le gros
bazar », avec la participation de tous les corps de secours concernés mais
aussi des chiens d’avalanche… Daniel, un de mes compagnons, et moi-même allions
être les victimes ensevelies…
Donc nous partîmes avant les autres pour installer le
théâtre des opérations…
Nos compagnons creusèrent deux trous dans la neige, d’au
moins deux mètres de profondeur, puis on y installa des plaques isolantes,
ensuite des couvertures thermiques… Moi, j’étais habillée comme pour aller au
K2… Je dus me coucher dans le trou qui fut recouvert de planches et puis d’un
bon mètre de neige. Daniel, lui aussi, subit le même sort… Nous avions quand
même un walkie-talkie pour appeler à l’aide en cas de pépin, sinon silence
radio… Bien que nous puissions entendre tout ce qui se passait autour de nous…
Bon, nous voilà installés… Nous entendons donner l’alarme… Et tout le saint
tremblement se met en branle… Les sauveteurs se placent en ligne au bas de
l’avalanche :
— Prenez vos distances !
Comme à la gymnastique suédoise qui est on ne peut plus
militariste…
— Prenez et vissez vos sondes !
Ce sont de fins tubes métalliques qui se vissent bout à
bout et qu’on enfonce dans la neige pour la sonder et ainsi trouver les corps…
— Désignez deux guetteurs qui doivent se mettre en haut de
l’avalanche pour observer et avertir si jamais il y a une nouvelle coulée de
neige !
Etc. Le tout, dans les règles de l’art… On le sait, les
Suisses sont lents mais efficaces… Et moi, pendant ce temps, dans mon trou…
Sacrebleu, ça dure… Et, malgré ma super doudoune, fait pas chaud ! J’écoute ce
qui se passe dehors… Progressivement, je commence à avoir vraiment froid… Puis,
fait très étonnant, à partir de mon plexus solaire, des ondes de froid commencent
à se propager dans tout mon corps, comme quand on jette un caillou dans une
mare… Ho la la ! Mais c’est que je commence vraiment à avoir froid… Pendant ce
temps, j’entends la progression des sauveteurs… :
— Les maîtres-chiens, préparez-vous !
Je ne vais tout de même pas appeler au secours maintenant
et gâcher tout l’exercice… Mais je ne suis pas sûre que « ma tête ne s’en va
pas » ? ! ?
— Silence complet ! Maîtres-chiens : lâchez
vos chiens !
Et alors règne un silence de mort… Ça dure un bon moment…
Puis, tout à coup, deux pattes sautent au-dessus de moi, se mettent à gratter
la neige avec une énergie folle et puis smack ! Le nez du chien en pleine
figure et des léchages chauds, rugueux et enthousiastes… tout de suite freinés
par le maîtrechien :
— Bravo, Riki, bravo… Vai !
Et Riki repart chercher d’autres victimes…
Le maître-chien plante un fanion pour signaler mon
emplacement puis, lui aussi, continue la recherche plus haut…
D’autres secouristes arrivent avec des pelles. Ils me
dégagent et me portent au pied de l’avalanche. Une ambulance m’attend et me
conduit à l’hôpital de campagne où je suis réceptionnée par des infirmières. Je
suis transie… Je tremble de tous mes membres, je ne sens plus mes pieds… La
petite infirmière qui n’a certainement jamais vu de godasses de montagne, me
demande :
— Ça va ? Vous voulez une tasse de thé ?
Malgré mes lèvres tremblantes, je parviens
à articuler :
— Mes pieds… Défaites mes godasses… Réchauffez mes pieds !
Je n’y arrive pas moi-même parce que je suis saucissonnée
dans des couvertures… Je dois répéter… Finalement, du bout des doigts, elle
m’enlève mes godasses et se décide à me frictionner les orteils…
Quelques heures plus tard, pendant le
« débriefing » — Quelqu’un a-t-il une expérience à communiquer ?
Alors, il y a ma petite idiote d’infirmière
qui lève la main…
— Il y a des patients qui ont très bien
joué leur rôle…
Comme madame là-bas… J’ai cru qu’elle avait
vraiment froid…
Et, quelques temps plus tard, au siège du Club Alpin, je
raconte mes sensations à des copains. Quelqu’un que je n’ai jamais vu me dit :
— C’est parce que vous n’avez pas l’habitude d’aller en
montagne…
Vous avez dit « froid » ? Expérience à conseiller aux fanas
du hors-piste. Je sais ce que signifie « cette chaise vide autour de la table
», pour toujours… Quand il s’agit d’accident, le Secours en Montagne se donne
corps et âme mais, quand il s’agit d’imprudence, quelle colère ! Mais… surtout…
surtout ! Je viens d’expérimenter un prélude à « la mort blanche » celle que
nous avons risquée en allant nous balader entre les crevasses du glacier
Hispar…, celle que moi, j’ai fait risquer à mes compagnons… J’ai assez vécu
avec la famille de Karim pour pouvoir évaluer la tragédie qu’aurait représentée
la mort d’un de mes compagnons qui étaient tous mariés et pères de familles
nombreuses…
Encore maintenant, quand Daniel et moi, nous nous
rencontrons, nous finissons toujours par nous dire :
— Tu te souviens du coup de l’avalanche ?
Mi-avril, il y eut un cours de répétition mais, cette fois,
le sauvetage du point de vue médical.
Enfin, le 6 mai, Karim doit arriver… Dès qu’il est à
l’aéroport de Agno, il doit me téléphoner et j’irai le chercher… Le temps
passe… En début d’après-midi, le téléphone sonne…
— Hello, je suis là mais tu dois venir me prendre parce que
je ne sais pas où est ta maison… — Où es-tu ?
— Mais chez toi… Sur la place… Devant le
bureau postal…
Quand j’arrive, Karim m’attend, il est en grande discussion
avec le chauffeur d’un taxi qui me dit :
— Dites donc, votre copain, il ne se mouche pas du pied… Il
s’est installé dans mon taxi et il m’a donné un papier avec votre adresse…
Quand j’ai vu où c’était je lui ai dit « Vous êtes sûr ? cinquante km en taxi,
ça va vous coûter autant… » Et il m’a simplement répondu « Ça fait rien, c’est
ma copine qui paye… » !
Hum, hum, je suis embarrassée…
— Ils ne se rendent pas compte des prix. Chez eux, peu de
gens ont une voiture et tout le monde se déplace en taxi qui coûte même moins
que le bus… Ici, évidemment, c’est le contraire… !
Mais bon, il faut quand même le faire : un p’tit gars de la
vallée Hunza qui prend l’avion international et arrive tout droit au fin fond
d’une vallée tessinoise… C’est très déluré… !
Première surprise : il est passé chez le coiffeur et a même
fait couper sa barbe…
— Évidemment, pour venir en Europe, il faut être plus
moderne…
Nous allons chez moi. J’ai mis un matelas par terre dans la
pièce qui nous sert de bibliothèque, comme ça, il a sa chambre…
Première épouvante.
— Tu as un chien ?
— Oui… évidemment, pour le moment il est dans son chenil…
— J’ai terriblement peur des chiens, parce que chez nous,
quand on arrive près d’un village, il y a d’abord les petits chiens qui aboient
mais ne mordent pas, ensuite arrivent les grands chiens qui n’aboient pas mais
mordent… C’est pour ça que tous les porteurs voulaient un grand bâton avant de
partir… Et puis, les anges n’entrent pas dans la maison où habite un chien… !
— T’inquiète pas ! Ici, les anges sont habitués aux chiens…
aux chats aussi d’ailleurs…
Je vais libérer le chien, il arrive en courant et, en
sautant de joie, il renifle Karim qui est pétrifié et ne bouge pas… Zar lui
tourne autour, lui lèche les mains et, bientôt, Karim tend une main pour
toucher le chien… Eh bien non, il ne mord pas. Mais oui, il est beau et, non,
il n’a pas de maladies et, non, il n’a pas de puces et, oui, il sert pour aller
à la chasse… Karim finira par caresser le chien et aussi les chats… Puis Karim
me regarde en riant…
— C’est tellement tout, tout, tout
différent… !
Je sais…
Il me raconte l’effet produit par l’annonce de son voyage,
dans sa famille et auprès de ses copains… Sa famille n’est pas contente car
tout le monde craint qu’il ne veuille rester en Europe.
— Quand je suis allé à l’ambassade pour demander mon visa,
il y avait une file avec au moins cinquante personnes qui attendaient leur
tour. Moi, je suis passé devant tout le monde et quelqu’un m’a crié : « Dis
donc, l’artiste, tu vas où toi comme ça ? » Alors, j’ai répondu : « Je vais
faire mettre mon visa sur mon passeport… ! » – Ils ont tous rigolé mais, quand
dix minutes plus tard, je suis sorti avec le cachet sur mon passeport, ils
n’ont plus rigolé… ! Quelqu’un a crié « Comment c’est possible ? » Et j’ai
répondu : « C’est parce que, moi, c’est ma copine qui m’invite en Suisse ! » Et
là, il n’y a plus personne qui a rigolé du tout… Mais c’est grâce à la lettre
d’invitation du Club Alpin que tout s’est si bien arrangé… Il faudra leur dire
merci… !
Le soir, quand Francesco arrive, ils s’entendent tout de suite
bien : ils rigolent…
Ils vont même découvrir des mots qu’ils ont en commun entre
le vieux dialecte du village tessinois de Francesco et le burushaski de Karim…
Ils se parlent dans un mélange de dialectes et d’anglais et, surtout, ils
rigolent…
Pendant le souper, en général, nous mangeons un bout de
pain avec de l’excellent fromage d’alpage et un verre de vin. Karim goûte un
petit bout de pain… Il fait la moue…
« Ça n’a aucun goût… » Et le fromage… Ça le dégoûte… Ils ne
connaissent pas le fromage… !
— Mais tu ne fais pas de chappattis ?
— Ben non… En Europe, on ne de fait pas de chappattis mais,
si tu veux en faire… demain, j’achèterai de la farine et je te montrerai
comment fonctionne la cuisinière… !
Par contre, quand Francesco lui demande s’il veut un verre
de vin, alors ça, oui, même un bon verre bien rempli… Il boit et puis là aussi,
complètement déçu, il me dit :
— Mais, c’est pas du vin… Je ne sens rien, je n’ai pas la
tête qui tourne… !
On a beau lui expliquer les différences entre bière,
apéritif, vin, alcool, rien n’y fait ! Notre « vin » ne vaut rien parce qu’il
ne procure pas l’ivresse instantanée…
Le Tessin est une région vinicole qui produit d’excellents
vins et chaque personne a accès à l’alambic public pour distiller la pulpe du
raisin et produire de la grappa. C’est l’alcool traditionnel mais il titre
22/23 degrés Cartier c’est-à-dire 57/60 % vol… Tout le monde possède des
bouteilles de cette grappa. On en verse un petit coup dans le café mais on la
boit rarement pure… Une petite goutte, à la limite, comme digestif… Francesco
produit sa grappa, nous en avons deux grandes bouteilles de deux litres, elles
durent au moins jusqu’à la vendange suivante.
Un jour, je me rends compte que le niveau des bouteilles
baisse à vue d’œil… Je m’inquiète tout d’abord pour la santé de Karim qui ne se
rend pas compte de l’effet de l’alcool sur son organisme mais surtout parce
que, quand il rentrera chez lui, il s’y sera habitué mais n’y aura plus accès…
Donc je prends contact avec notre médecin qui le visitera avant qu’il n’aille
au stage en haute montagne.
Quand Karim revient de cet examen médical, il fait une
drôle de tête…
— Eh bien, t’en fais une tête… ! ? !
— Le docteur, il est très gentil… Il m’a dit que je suis en
pleine forme… Sauf du côté de mon foie… Il a dit que j’ai le foie trop gonflé
et que je ne peux absolument plus boire de
« vin » !
Il oubliera vite ses bonnes résolutions…
Pendant son stage à la Furka, je téléphone tous les soirs
pour demander comment ça va… Un soir, j’ai l’instructeur au téléphone et lui
demande des nouvelles de notre stagiaire.
— Cela se passe fort bien, il a un excellent contact avec
tous les participants, c’est un joyeux drille, il n’est pas au niveau des
autres stagiaires mais participe à toutes les activités et il fait vraiment son
possible…
— Et pour manger et boire ?
— Il ne mange pas, il dévore… Quant à boire, hm, hm, avec
le Fendant du Valais qui est si frais quand on rentre au refuge après une
journée d’activité et, surtout, qu’il est si sympathique que tout le monde lui
offre à boire… il ne dit jamais non…
Karim est bien arrivé mais, comme cela se passe souvent,
ses bagages sont encore en route de par le monde… Plusieurs jours après son
arrivée, l’aéroport téléphone pour dire que ses bagages sont enfin arrivés.
Donc, le samedi matin, je prends ma voiture et vais, avec Karim, récupérer sa
valise à Agno…
Ma fille, à l’époque, travaillait comme jardinier dans une
pépinière toute proche. Nous en profitons pour aller la saluer… C’est une des
plus grandes pépinières du Canton, la quantité de fleurs et de plantes est impressionnante
et elles sont de toute première qualité.
Nous trouvons ma fille en pleine activité : un samedi matin
de printemps, la vente de fleurs bat son plein. Nous l’observons, elle sert une
dame qui achète de nombreuses plantes fleuries et, quand elle passe à la
caisse, Karim ouvre de grands yeux :
— Ia Allah ! Elle a payé 350 FS rien que
pour des fleurs… !
Il fait un rapide calcul et, à l’époque, il fallait une
vingtaine de roupies pour un franc suisse :
— Sept mille roupies !!! Avec ça, moi, je fais vivre toute
ma famille pendant six mois !
Donc, à peine arrivé en Europe, Karim va en découvrir la
dure réalité…
— Je connais cette dame, elle dirige un hôtel. Elle achète
pour 350 FS de fleurs, ce qui rend son hôtel attractif, donc il y a des gens qui
viennent chez elle pour manger, boire, dormir. Cela signifie qu’elle a besoin
de cuisiniers, serveurs, femmes d’ouvrage, etc. Mais en plus, tout ce que sa
cuisine sert à ses clients a été produit par des agriculteurs et des éleveurs
qui travaillent dans les environs.
Donc les 350 FS investis servent à donner du travail à des
dizaines de personnes, qui à leur tour vont dépenser et donner du travail à
d’autres dizaines de personnes… C’est ça, le système qui fait que, en Occident,
« ça roule » !
— Comme ce que tu as expliqué quand les femmes se coupent
les cheveux…
— Exactement…
— Mais, vendre des fleurs comme le fait ta fille, moi aussi
je pourrais le faire et gagner tout cet argent et l’envoyer à ma famille…
Là, ça va être plus dur…
— Le problème, c’est que pour être engagé à la place de ma
fille, à part les problèmes de permis de séjour et de travail, tout d’abord, il
te faudrait des diplômes…
— Des diplômes pour vendre des fleurs ?
— Être jardinier n’est pas seulement vendre des fleurs…
C’est aussi connaître les fleurs, savoir les cultiver, les soigner, conseiller
les clients, être capable d’employer les produits chimiques comme les engrais
et les traitements contre les maladies et les parasites… Il faut donc aller à
l’école, faire un apprentissage et avoir des diplômes… Mais avant cela, ici
chez nous, il faut le diplôme après six années d’école primaire, ensuite trois
années d’école secondaire et ensuite un minimum de trois années d’études
professionnelles… Tu te souviens que je l’ai déjà expliqué à tes sœurs… ?
— Ia Allah… C’est pour tout le monde comme
ça ?
— Oui, pour tout le monde, c’est exactement comme ça…
L’école est obligatoire jusqu’à seize ans, même pour les balayeurs de rues ou
les paysans ou les laveurs de vitres… comme je l’ai raconté à tes sœurs…
— Et moi ? Quel métier est-ce que je
pourrais faire ?
— Aucun car tu ne recevras ni permis de séjour ni permis de
travail… En plus, il y a tellement de candidats qui ont de bonnes
qualifications que personne n’engage un ouvrier qui n’est pas qualifié…
— Avant de partir, mes copains m’ont dit que, si je
trouvais le moyen de rester, je devais rester…
— Ce n’est pas ce qui a été convenu… Ici, tu ne peux que
traîner avec des demandeurs d’asile et des sans-papiers… Tu y perdrais l’estime
et l’amour-propre… Tu serais méprisé et humilié. Chez toi, tu es une
personnalité reconnue et respectée, même célèbre, surtout quand tu rentreras
avec ton expérience de la Suisse… Ici tu n’as aucune chance… !
C’est la première baffe que Karim prend en pleine figure,
deux jours après être arrivé… Puis, il me regarde :
— Maintenant, je commence à comprendre… Un de mes oncles a
émigré aux USA… Il n’a jamais voulu dire quel métier il y fait… Si ça tombe, il
n’ose pas dire qu’il lave les assiettes dans un restaurant… !
Nous rentrons avec sa nouvelle valise qui est bien légère…
Sur l’autoroute, je roule normalement à 120 km/h. Je vois qu’il se cramponne à
son siège…
— Ça ne va pas ? Tu n’as quand même pas
peur ?
— Si… ! Tu roules comme une folle… 120 !!!
Ce n’est que plus tard que j’ai compris : chez eux, sans
doute ne calculent-ils pas en kilomètres mais en milles… et 1 mille = 1km600…
120 milles aurait signifié presque 200 km/h… Karim ne sait pas conduire.
En descendant du Monte Ceneri, la route surplombe toute la
vallée du Ticino… Karim demande qu’on s’arrête sur un parking pour pouvoir
regarder combien le paysage est
extraordinairement beau… En effet…
Puisque tous les membres de ma famille travaillent, Karim
n’aurait rien eu d’autre à faire que de s’ennuyer tout seul à la maison.
Heureusement, il a un cours d’italien trois fois par semaine.
Donc, Francesco et moi, nous nous levons comme d’habitude
vers 6 heures. Karim, lui, se lève quand il veut, puis descend en ville avec le
bus, va à son cours et, ensuite, me rejoint à mon lieu de travail. Nous
remontons ensemble à la maison. Certains jours, il remonte seul avec le bus. Un
soir, je l’attends… Il n’arrive pas…
Puis il arrive avec Francesco… — Eh
bien, vous deux ?
— Il avait oublié sa carte d’abonnement et n’a pas osé
prendre le bus… Je l’ai rencontré par hasard qui rentrait à pieds…
Autre problème : ici le bus passe exactement à l’heure, il
a donc besoin d’une montre…
— Mais tu n’as plus le beau petit réveil Casio que je t’ai
laissé l’an passé ?
— Quelqu’un me l’a volé…
— Et combien t’a-t-il payé pour le réveil
qu’il t’a « volé » ?
Il ne répond pas…
— Alors, fais le calcul de l’argent que tu y as perdu :
moi, ici, j’avais payé ce petit réveil 50 FS, ce qui signifie mille roupies… Et
toi, combien t’en a-t-on donné ? Cinquante roupies ? Tu te rends compte de la
mauvaise affaire que tu as faite ?
— Ça coûte si cher ?
— Ben oui, ça coûte si cher… !
Nous allons lui acheter une montre
bracelet…
— Et si tu as envie de revendre celle-ci, souviens-toi que
je l’ai payée 70 FS ce qui signifie 1.400 Rp…
— Ia Allah… ! Comme tout cela est cher…
Tant que nous sommes dans le centre commercial, il veut en
faire le tour…
Il s’extasie devant le comptoir des viandes et voudrait
acheter un poulet, puis il se ravise :
— Mais, est-ce que vous aussi, vous dites les prières avant
de tuer les animaux ? Et puis, est-ce que vous les égorgez selon le rite ?
— Non, ici nous n’avons pas le temps pour réciter les
prières, la main-d’œuvre coûte trop cher et la loi sur la protection des
animaux nous oblige à les étourdir avant de les égorger…
— Alors non, on n’achète pas ici… On va devoir acheter des
animaux vivants et je les égorgerai dans ton jardin, avec les bonnes prières…
— Alors, je veux bien un tas de choses mais égorger des
animaux chez moi, là non… ! Il n’en est pas question… Ou bien tu manges la
viande normale ou bien tu n’en manges pas… D’ailleurs, je ne sais même pas où
je pourrais acheter des poules vivantes… Le peu de gens qui ont des poules pour
les œufs ne les vendent pas… !
La nourriture va poser un problème car ce que nous mangeons
ne lui plaît pas…
— Nous, quand on vient chez vous, on mange comme vous, même
s’il y a des choses qui ne nous plaisent pas beaucoup… Pourquoi ne mangerais-tu
pas comme nous ?
— Non, non, c’est tellement fade que cela me coupe
l’appétit.
Je finirai par mettre à sa disposition les ingrédients pour
qu’il se prépare ses chappattis, lentilles et currys de légumes. Et, souvent,
quand nous rentrons du travail, nous trouvons le souper pakistanais servi… Il
est très fier que cela nous fasse plaisir.
Autre aspect : la lessive… Il a tout de suite compris
comment fonctionne la machine à lessiver. Un soir, je me mets à
repasser notre linge et aussi le sien. Il
m’observe…
— Ah non ! Dans mes jeans, il faut faire le
pli…
— Comment ça, le pli ! ? ! Il y a des années qu’ici on ne
fait plus le pli… C’est ringard… !
— Ce que vous pensez m’est égal mais moi je ne sors pas
avec un pantalon sans pli… Tiens, donne-moi ton fer à repasser… !
Il a aussi compris comment fonctionne un fer à repasser
électrique et, très rapidement, il va se charger de la lessive et du repassage…
Il est parfait…
Puis un jour il n’y tient plus :
— C’est pas sympa, quand vous rentrez le soir, fatigués… de
trouver la maison en ordre, le souper sur la table et le linge repassé ?
— Oui, bien sûr, c’est du grand luxe… Mais, pour nous,
c’est impayable… Il faudrait être très riche pour pouvoir se le permettre… !
— Mais tu vois bien que ça fonctionne…
— Oui, comme ça en passant, mais si on devait te tenir,
cela deviendrait beaucoup plus compliqué… Il faudrait d’abord le fameux permis
de séjour et puis le permis de travail et là où cela devient impossible c’est
qu’on ne peut pas « simplement » avoir quelqu’un dans la maison… Il faut
déclarer les « ouvriers » et payer un salaire réglementaire, les assurances,
les cotisations pour la pension, pour la caisse maladie, etc. Il y a une
réglementation du travail très compliquée et cela revient si cher qu’il n’a
plus que les super riches qui puissent se permettre d’avoir des gens de maison…
Il me regarde hébété :
— Mais vous ne pouvez donc rien faire ?
— C’est ça ! Tu as compris : nous sommes pris dans un
système duquel il est impossible de sortir…
Il secoue la tête…
— Non, non, non… Ce n’est pas croyable… ! Mais vous ne
vivez pas bien, vous n’êtes pas libres… Quand je vais raconter ça à Azhar…
Mais l’ami Karim s’habitue vite aussi aux facilités du
monde moderne. Dans son pays, il n’y a pratiquement pas de douches avec eau
chaude. Ici, chaque matin, il en jouit pleinement, emploie mon shampoing et mon
« baume après shampoing » et, ensuite, mon sèche-cheveux. Il passe un temps fou
à « styler » sa coiffure un peu style Elvis Presley, avec ma brosse ronde, et à
soigner son look… Au début, il s’est moqué de nos vêtements bizarres mais,
progressivement, il va aussi mettre mes jeans et mes chemises, puisque nous
avons la même taille.
Il se passionne aussi pour les choses qui pourraient servir
chez lui. Nous chauffons notre habitation avec un grand poêle au bois qui, chez
lui, serait bien commode. Dans son jardin, il a un petit moulin pour moudre les
céréales quotidiennes. Dans notre vallée, les vieux moulins à eau ont été
restaurés, nous allons les visiter, il demande d’en photographier les plans.
Chez lui, les meules ont cinquante cm de diamètre. Les meules de notre moulin
sont en épais granit et mesurent un mètre cinquante et elles sont alimentées
par l’eau d’un gros torrent. Près d’Islamabad, il a vu un barrage… Quand il
compare avec les barrages suisses… !
Un jour, Karim entre par mégarde dans la salle de bain
juste au moment où Francesco sort tout nu de la douche… J’entends crier «
Oooooh !!! » et je trouve Karim, perplexe, pétrifié, devant la porte de la
salle de bains…
— Eh bien, qu’est ce qui t’arrive ! ? !
— Oh ! Énorme…
— Ben oui, c’est normal… Toi, tu mesures un mètre soixante
et tu pèses cinquante kilos, Francesco mesure un mètre quatre-vingt-quinze et
pèse cent cinq kilos… Ça fait une belle différence…
— No, no, no… Énorme le champoo… !
— Le champoo ?
— Ben oui… Le chose des messieurs… Chez nous, on dit le
champoo suite à une blague qui circule… Tu sais, le chose des messieurs… !
— Ah bon… Mais tu sais, avec ma profession, je vois
beaucoup de messieurs nus… Je peux te confirmer qu’il s’agit là d’une mesure
standard… !
—
Évidemment… Grand monsieur… Grand champoo… Ia
Allah… Quand je vais raconter ça à Azhar…
Je dois aller un week-end à Genève. La route la plus
directe passe par l’Italie mais, comme Karim n’a pas le visa pour l’Italie, je
l’emmène avec moi en faisant tout le détour par le Nord. Ainsi, il a l’occasion
d’avoir un aperçu du long tunnel du SaintGothard et de toute la Suisse puisque
nous reviendrons par le Valais et le col de la Nufenen.
Karim se promène en long et en large le long du lac Léman.
Sur les rives du Lac, il y a de magnifiques jardins et de nombreuses statues
dont une, fort belle, d’un cheval. Karim me demande de le photographier avec
cette statue mais il s’est placé de façon à masquer le champoo du cheval…
Qu’est-ce que les gens auraient dit… De même, à Locarno, il se fera
photographier avec tout ce qu’il trouve beau : le jardin des cactus, les
parterres de fleurs… mais il est très embarrassé par les sirènes aux seins nus
des statues autour des fontaines…
— Je vais les montrer à Azhar… Mais si ma mère trouve ça,
elle m’arrache les yeux… !
Un jour, un copain me raconta, très scandalisé, qu’il avait
assisté à une conférence de Tariq Ramadan qui avait expliqué que, en Hollande,
pour pouvoir obtenir la nationalité, il fallait regarder des photos
pornographiques.
Je trouvai cela assez étonnant de la part d’un pays
protestant. Ce qui est exact, c’est que la Hollande a mis au point un programme
d’intégration des étrangers et, dans ce programme, figure un DVD avec des
photos qui montrent des situations qu’il faut être prêt à affronter en
Occident… Notamment, une photo d’une femme nue qui sort d’un bain de mer et une
autre de deux homosexuels qui s’embrassent sur la bouche. Ces photos peuvent
être choquantes mais, pour nous, la pornographie, c’est autre chose et même la
pornographie, nous avons appris à la maîtriser.
Karim n’en revient pas des parcs, des jardins et tant de
fleurs…
— C’est si beau… Et personne ne cueille les fleurs… Chez
nous, ces fleurs ne résisteraient pas une journée, tout serait ravagé le
lendemain…
— Mais ici, les vandales reçoivent des amendes et puis,
nous, on paye les impôts pour avoir des rues propres et des parterres fleuris…
— Les impôts ? C’est quoi ça ?
Je vais donc lui expliquer comment fonctionnent les impôts
mais aussi comment fonctionne tout le reste : les caisses maladies, les
assurances, le chômage…
— Mais alors, de ton salaire, qu’est-ce
qu’il te reste ?
Quand je reçois l’extrait de mon compte en banque, mon
salaire a été versé. Je m’assois à table avec Karim et je lui montre tous mes
papiers : mon salaire qui pour lui est faramineux, et les factures à payer :
loyer, électricité, téléphone, voiture-garageessence, assurances, caisse
maladie, budget chauffage, budget nourriture. Je dois même payer pour l’eau,
les égouts et le ramassage des poubelles, etc. Nous remplissons les virements
ensemble… Total… Il ouvre de très grands yeux… — Mais il ne te reste rien… !
— Ben non, il ne reste pas grand-chose…
— Mais alors, ça vaut la peine de te lever tous les matins
à 6 heures et de rentrer tous les soirs à 19 heures ?
— Je te l’ai déjà dit : nous sommes prisonniers d’un
système duquel il est impossible de sortir quand on vit en Europe… Mais il y a
de nombreux aspects positifs : grâce à l’argent que nous donnons, nous avons de
bonnes écoles, des soins de santé bien organisés et, quand nous devenons vieux,
nous recevons une pension… Et puis, tu as bien vu les routes entretenues, les
fleurs, la propreté, les égouts, l’eau potable, le ramassage des poubelles, la
distribution de l’électricité, le téléphone… C’est grâce à l’argent que nous
donnons… Mais on ne reçoit rien pour rien…
— Mais alors, les trekkistes italiens sont
plus riches que toi ?
— Ils t’ont dit combien ils gagnaient. Mais t’ont-ils dit
combien il leur reste de leur salaire quand ils ont payé les traites de tout ce
qu’ils ont acheté à crédit ?
— C’est quoi ça, le crédit ?
Un jour, nous allons au Bancomat… C’est la première fois
qu’il voit un système aussi judicieux…
— Mais cet argent aussi, il part de ton
compte ?
— Hélas…
Karim hoche la tête… « no, no, no… no good… » Les
déceptions sont nombreuses. Lors du voyage à Genève, il veut aller saluer la
communauté ismaélite qui vit à Montreux. Il croit même qu’ils vont nous retenir
à dîner. Nous trouvons la bonne adresse, une personne vient ouvrir mais ne nous
fait pas entrer. Sur le pas de la porte, Karim s’explique… La personne nous
regarde avec l’air de dire « et alors ? » et finit par répondre :
— Il n’y a personne, tout le monde est
parti au travail… !
Karim est extrêmement déçu… Si un ismaélite suisse arrivait
dans une communauté ismaélite au Pakistan, on lui ferait une fête…
Autre déconvenue… Dans sa grande valise neuve, il n’y a pas
grand-chose mais il nous a apporté des cadeaux… Pour « mon mari », des chapeaux
: une petite toque typiquement punjabi, rouge avec des paillettes, et plusieurs
chapeaux en laine comme ceux qu’on porte dans le Nord Pakistan et en
Afghanistan…
— Merci ! dit Francesco, en regardant ces curieux
couvrechefs.
— Mais ici, dit Karim tout dépité – je vois que personne ne
met de chapeaux… ! ? !
Pour le consoler on lui dit :
— T’inquiète pas, cet hiver nous nous en
servirons… !
Pour moi, il a apporté un petit collier de grenats… Il sait
que j’adore les pierres et que les grenats sont mes préférées. Quelle délicate
attention ! Je suis sûre qu’il a dû dépenser une somme qui, pour lui, est
considérable… Malheureusement, quand il se promène à Locarno, il voit les étals
le long des « portici », avec des centaines de petits colliers qui, ici,
coûtent trois fois rien. Et quand, plus tard, il verra les magasins où l’on
vend de la « belle marchandise », il sera terriblement frustré de voir que le
cadeau que lui pensait magnifique, ne vaut ici pas
grand-chose. J’ai beau lui dire que l’important c’est que son cadeau, c’est son
cadeau, et que ce collier-là vient du Pakistan. Rien ne le consolera de sa
déception.
En circulant avec le bus, Karim a rencontré toutes les
personnes du village, il salue et est très communicatif.
Il aime se promener et est tout à fait à son aise. Nous
sommes allés saluer un de mes patients qui a dû entrer au home pour personnes
âgées…
— C’est très beau, très propre mais très triste ! commente
Karim – Chez nous, les vieux continuent à vivre avec la famille… Tu as vu ma
mère…
— Oui et, toi, tu vois comment nous vivons… Comment
voudrais-tu tenir une personne âgée qui a besoin de soins, dans notre maison
qui est vide du matin au soir ? Il faut aussi tenir compte du fait que, chez
vous, l’espérance de vie est de soixante ans… Ce monsieur a quatre-vingt-quinze
ans… !
Nous sommes aussi passés devant l’église.
— Tu veux venir la visiter ? As-tu jamais
vu une église ?
C’est très beau à l’intérieur… !
— Non, non, non… !
Et il s’enfuit comme s’il craignait d’être happé par
quelque sorcellerie… Il n’acceptera jamais d’aller visiter une église ! Par
contre, il me demande :
— Mais, toi et ta famille, vous n’allez jamais dans votre
église ?
— Non. Ici les gens sont libres d’y aller ou de ne pas y
aller, de croire ou de ne pas croire… Nous avons de bonnes relations avec les
prêtres ou avec les croyants des autres religions. Dans ma famille, notre
religion fait partie de notre culture. Nous connaissons bien nos textes sacrés
et nous nous intéressons aux textes des autres religions. Nous fêtons nos fêtes
et nous nous intéressons aux fêtes des autres. Mais beaucoup de gens croient
que les dieux n’existent pas.
Mes grands-parents étaient encore croyants mais nous ne le
sommes plus.
— Strange animals…, dit-il en hochant la
tête…
Pendant tout le mois de mai, nous avons nos cours de
répétition du secours alpin… Plusieurs soirs par semaine, nous nous réunissons
dans les rochers d’Arcegno pour « repasser » les nœuds, les manœuvres, etc.
Chaque soir, l’instructeur installe une situation différente qui simule un
accident en paroi. Il faut donc récupérer un blessé avec des treuils, des
cordes, des civières, des brancards, des attèles, des colliers. Karim nous
observe de loin et finit par dire :
— Quelles bêtises ! et vous êtes payés pour
faire ça ?
— Non, c’est du volontariat. De nombreuses activités sont
bénévoles : nous nous mettons au service de la communauté.
C’est comme le respect des biens publics.
C’est une mentalité selon laquelle chacun se sent responsable des autres
citoyens, on appelle cela le civisme.
— Strange animals…
Il voit passer des personnes qui font du jogging, d’autres
font de la bicyclette…
— Mais qu’est-ce qu’ils font ?
— Eh bien, ils s’entraînent pour être en
forme…
— Que c’est ridicule… En plus, ils sont habillés comme des
clowns… Chez nous, des hommes qui s’habillent en jaune ou en rose, on croit que
c’est des homosexuels…
À la fin de son séjour, il se fera photographier avec mes
chaussons d’escalade, mon baudrier rose, mon casque pink, mon pantalon bleu
avec petits oiseaux roses et jaunes, mon Tshirt jaune, etc. En plus, il ira
prendre des poses de grimpeur sur ces mêmes rochers, à deux mètres du sol mais,
bien prise, la photo est impressionnante…
— Ia Allah… Quand Azhar va me voir habillé comme ça… !
Karim va vite avoir l’occasion de comprendre à quoi sert
l’entraînement…
Un samedi matin, Francesco part en forêt avec ses frères
pour couper le bois qui servira à nous chauffer dans deux ans, quand il aura eu
le temps de sécher. Le service forestier indique les arbres qu’on peut couper
pour garantir le rajeunissement de la forêt qui est très important car la forêt
« tient » la montagne et empêche les éboulements et les avalanches. En général,
il s’agit de hêtres arrivés à leur maturité, c’est-à-dire qui ont vingtcinq à
trente-cinq mètres de hauteur et dont le tronc peut atteindre un mètre de
diamètre. Karim l’accompagne… Le soir, il me raconte…
— Ia Allah… Ces types sont terribles… Les trois frères sont
aussi grands l’un que l’autre ! Ils ont coupé des arbres immenses avec des
tronçonneuses qui pèsent tellement lourd que je ne parviens presque pas à les
soulever… Ils étaient sur le flanc de la montagne si raide qu’on a de la peine
à s’y tenir debout… Ils n’ont pas arrêté de travailler même pas pour manger à
midi, juste bu de l’eau… Et pire : quand ils sont arrivés, ils se sont fait
signe de loin… Chez nous, le plus jeune frère doit aller saluer le plus âgé.
Ensuite, on s’assied, on prend le thé, puis, nous aussi on travaille… Mais
ceux-ci, ce sont des bêtes… !
— Ben oui, ici les gens travaillent… Francesco est
dessinateur de machines électroniques, un de ses frères est employé, l’autre
enseignant, mais pendant le week-end, ils travaillent à la maison, ils
cultivent la vigne et le potager, coupent le bois et vont en montagne… Ici, on
n’a rien sans rien… Surtout, on n’a pas le temps de s’asseoir à palabrer et
boire du thé… Nous, on considère que c’est du temps perdu…
Je lui explique aussi comment nous respectons les phases de
la lune pour la coupe du bois : phase croissante pour le bois de chauffage,
phase décroissante pour le bois de construction. De cela non plus, il ne sait rien.
Enfin, début juin, arrive, pour notre stagiaire, le premier
cours en haute montagne. Francesco conduit Karim avec tout son équipement au
col de la Furka où il est pris en charge par le groupe des stagiaires. Après le
week-end, il est pensif… puis lentement, il se met à raconter… Ses compagnons
étaient des jeunes gens mais aussi des jeunes filles. Ils avaient fait des tas
d’exercices. Au début, ils avaient tous dit :
— Ah, Karim vient de l’Himalaya… Il est habitué aux
montagnes vraiment grandes…
Ben oui mais Karim ne grimpait jamais sur les hautes
montagnes, il accompagnait les groupes sur « le plat » pendant les marches
d’approche qui s’élèvent progressivement avec très peu de dénivelé et sans
porter de sac. Ici, par contre, il avait dû suivre les autres qui grimpaient
sur des pentes raides, avec leurs sacs sur les épaules. En plus, ils avaient
grimpé sur des rochers. Lui n’avait pas osé le faire. Le comble c’était que les
jeunes filles étaient aussi fortes que les garçons et certainement plus fortes
que lui. Cela avait été extrêmement frustrant. C’était la première fois de sa
vie qu’il s’était laissé damer le pion par des nanas… Dur, dur… Il devait
admettre qu’il avait été le moins performant du groupe et son amour-propre en
avait pris un sale coup…
Cela se confirme quand nous allons avec Francesco à notre
petite maison sur l’alpage. Ici la montagne est raide. Il faut descendre à pic
jusqu’à la rivière et puis remonter sur l’autre versant qui lui aussi est à
pic. Francesco fait cela depuis son enfance ; moi, je m’y suis habituée depuis
plus de dix ans. D’ailleurs, je n’entre plus dans mes chemisiers « d’avant »
simplement parce que ma carrure a augmenté puisque j’ai développé mes poumons.
Mais Karim n’a jamais fait de tels efforts et il est à la traîne, il doit
s’arrêter pour reprendre haleine. Un jour, il finira par me dire qu’il commence
à comprendre comment il se fait que ceux qui vont au sommet de leurs montagnes
sont tous des occidentaux.
— Tu vois à quoi sert l’entraînement ? Les types ridicules
qui font du jogging ou de la bicyclette après leur journée de travail… Eh bien,
quand ils vont en montagne, ils ne doivent
pas s’arrêter pour reprendre leur souffle…
Dur, dur, d’affronter certaines réalités…
Entre-temps, il y avait aussi eu un championnat de
mountain-bike… Dans le fond de la vallée, sur un flanc de montagne, un circuit
avait été aménagé et notre groupe de secours avait été réquisitionné. Nous
étions placés aux points critiques où les bikers risquaient de sortir de piste,
de tomber et de se blesser…
Chacun de nous avait un walkie-talkie, prêt
à donner l’alarme en cas d’accident… Karim avait aussi assisté à cette
compétition et vu ce à quoi ces cinglés d’Européens passaient leurs weekends…
Là encore, il s’agissait de sport et donc
d’entraînement… Karim ne sait pas rouler à
bicyclette… Il verra aussi des courses cyclistes à la télévision et des matches
de football. C’est à nouveau l’occasion de lui expliquer le commerce qui tourne
autour des sports : vêtements, équipements, bicyclettes, skis, skateboard,
etc., et tous les accessoires, toutes les compétitions… Mais c’est pareil avec
la musique qu’on entend à la radio… les concerts, les CD, les instruments…
Somme toute, ne vaut-il pas mieux que nos jeunes se
défoulent avec une guitare ou un ballon plutôt qu’avec des armes ? Et même les
armes, nous sommes parvenus à faire du tir au fusil de guerre une discipline «
zen » semblable au tir à l’arc. À l’origine, l’arc est une arme de guerre ou de
chasse. Les « sports de combat » le judo, le karaté et même le tai chi mais
aussi la gymnastique suédoise, sont, à l’origine, des techniques pour améliorer
la combativité des soldats. Nous en avons fait des disciplines semblables à la
méditation. Mais Karim ne sait pas ce que c’est que le zen ni la méditation…
Qu’y a-t-il de plus idiot que de regarder deux individus qui tapent avec leur
raquette sur une petite balle jaune ? Et pourtant, le tournoi de tennis
n’est-ce pas la version moderne des tournois du Moyen-âge ? N’est-il pas mille
fois plus intelligent de supporter des sportifs ou des équipes qui, en fait,
sont nos champions, qui portent nos couleurs et dont nous portons les couleurs,
plutôt que de s’entretuer ? Une fois de plus Karim hoche la tête :
— Strange animals…
Un samedi matin, Karim et moi partons vers notre petite
maison d’alpage et Francesco doit nous rejoindre plus tard. Francesco a préparé
nos sacs. Quand Karim met le sien sur ses épaules, il change de figure.
Manifestement, ce sac est trop lourd pour lui mais il n’ose pas l’avouer. Quand
nous arrivons au parking où nous laissons la voiture, pour partir à pied le long du sentier, tout à fait par hasard, je
rencontre un des pilotes d’hélicoptères qui travaillent dans la région.
— Ah, salut ! Ça va ? Tiens, tu es stationné ici par hasard
? Oui… hm, hm… Tu ne pourrais pas nous faire une faveur ? J’ai ici un ami
pakistanais qui n’a jamais été en hélico… Tu ne nous ferais pas un p’tit
plaisir ? Je sais bien que c’est interdit mais il n’aura plus jamais l’occasion
d’aller en hélico… Tu ne voudrais pas nous déposer là-haut ? Tu envoies la
facture à la maison… ! ? !
— Bien sûr… !
Et hop ! Nous embarquons dans l’hélico qui est justement un
modèle alouette : formidable car, assis à côté du pilote, on n’a que la bulle
en verre devant soi et donc l’impression extraordinaire d’être dans le vide, de
voler… Je laisse la « bonne place » à Karim et m’assieds derrière, aussi pour
pouvoir tenir le chien dans mes bras. Dès que nous décollons, Karim est
terrorisé, il se retourne et me regarde avec effroi, j’ai beau lui crier :
— Mais regarde devant toi, idiot, c’est la seule occasion
dans ta vie de voir ça… !
Inutile, il s’agrippe et n’ose pas regarder le spectacle
magnifique des cimes, des arbres qui glissent sous nous… En seulement trois
minutes nous sommes arrivés… L’hélico nous dépose sur le pré, sans même se
poser, et redécolle instantanément… Et tout ce que Karim trouve à dire, c’est :
—
Heureusement, comme ça, je n’ai pas dû porter ce sac… !
À chaque expérience, il se rend compte qu’il est « en
retard » sur les autres… Chez lui, dans sa famille, dans son environnement, il
est une personne importante qui jouit de prestige. Ici, il ne fait pas le
poids. Il n’est pas capable de faire ce que tout le monde sait faire
normalement. Il a l’impression qu’on le traite avec condescendance, pour ne pas
dire avec compassion ou
même pitié. C’est extrêmement frustrant…
Le week-end du 20.VI allait devenir mémorable car notre
exercice de répétition allait devenir un « super gros bazar » ! Notre vallée se
termine en cul-de-sac. Quand la route s’arrête au fond de notre vallée, il y a
la montagne et, ensuite, en pleine montagne, la frontière avec l’Italie et
puis, encore de la montagne et, ensuite, en descendant, il y a une vallée en
Italie. Un réseau de sentiers relie les deux vallées. Dans le passé, c’étaient
les sentiers utilisés par les exploitants des alpages et les contrebandiers.
Maintenant, cette région est devenue le paradis des promeneurs mais aussi,
hélas, le théâtre d’accidents, de personnes égarées, etc. Donc, quand l’alarme
sonne, les secours se mettent en branle dans les deux vallées, des deux côtés
de la frontière.
Cette année, le but principal de notre week-end d’exercice
est justement la coordination entre le secours italien et le secours tessinois
car ce qui est crucial, c’est la coordination et le commandement… et… la
communication.
On se souviendra des livres « Bravo Two Zero » de Andy
McNab et « The One that Got Away » de Chris Ryan qui racontent comment leur
patrouille de soldats britanniques SAS avait été déposée derrières les lignes
ennemies en territoire iraquien et comment ils avaient été abandonnés à
eux-mêmes simplement parce que les fréquences radio de leurs émetteurs ne
correspondaient pas avec les fréquences utilisées par l’armée américaine… et
comment plusieurs d’entre eux y laissèrent leur vie…
Pour cet exercice, nous avons même, super honneur, la
présence d’une délégation de la Guardia di Finanza du Passo Rolle qui sont les
célèbres top-gun du secours des Dolomites. Le premier jour consiste en cours
théoriques mais le deuxième jour, pour la pratique, c’est la grande mise en
scène : « on disait que » des promeneurs se sont perdus là-haut, il faut aller
les chercher, récupérer les blessés, etc. Karim et moi montons à pieds à
l’alpage qui sert de base d’appui des opérations, puis il accompagne un groupe
et je rejoins le mien. Le temps est dégueulasse, il y a du brouillard puis il
pleut, il fait froid… On est trempés…
Mais à la guerre comme à la guerre, nous savons que,
pendant ce temps, des cuisiniers sont en train de nous préparer un banquet dans
le refuge qui se trouve sur l’alpage…
Une des caractéristiques dans la vallée, c’est la
solidarité. La vie en montagne c’est aussi les routes bloquées par la neige ou
les chutes de pierres, les coupures d’électricité, les accidents, les
incendies, etc. Depuis toujours, l’adversité lie les gens car il faut faire
face et l’union fait la force. Ainsi, les sociétés de chasseurs, de tireurs,
les samaritains, les pompiers, etc., lient les habitants. Lors des incendies de
forêts, toute la population participe, chacun à son niveau et personne n’est
indifférent. D’ailleurs, après avoir fait « le pompier de montagne volontaire
», on comprend ce que le péril du feu veut dire ! Un jour de pompiers sur le
terrain est plus efficace qu’une semaine d’arrosage par hélicoptère. Ces liens
au sein de la population nous garantissent aussi l’intendance. Les cuisiniers
qui assurent, bénévolement, la polenta ou le risotto pour les fêtes de villages
ou le carnaval nous préparent les repas, les bouteilles d’eau, les thermos de café
durant les exercices ou les jours où nous sommes en « opération réelle » de
recherche sur le terrain. Aujourd’hui, aussi en l’honneur de nos invités
italiens, le dîner promet d’être de grande classe…
Quand, en début d’après-midi, l’exercice se termine et que
nous commençons à descendre vers le refuge, je vois au loin notre Karim qui
court le long du sentier. Il s’arrête devant les tables où les cuisiniers ont
préparé l’apéritif. Quand j’arrive à mon tour, Karim a déjà avalé plusieurs
verres de Fendant… Ben oui… Nous sommes tous fatigués, nous avons tous froid et
faim… Mais nous savons ce que fait un verre de Fendant sur un estomac vide…
Plusieurs verres, no comment ! Puis, lentement, tout le monde arrive et on
commence à s’asseoir à l’intérieur. L’odeur de cuisine est exquise ! Karim est
déjà installé avec d’autres, au bout de la salle. Des assiettes énormes
circulent avec des montagnes de risotto et des énormes tranches de viande. Je
demande ce que c’est que cette viande. C’est du rôti de porc… Zut, du porc…
Mais Karim a déjà vidé une assiette et il est en train d’en recevoir une
deuxième… Estce le cas de faire un esclandre et de gâcher la fête ? De toutes
façons, il est trop tard… Mes compagnons me disent en riant :
— Fameux numéro ton copain… Bonne fourchette… et il boit
presque plus que nous…
C’est surtout qu’il ne se rend pas compte et il boit le vin
rouge comme de la grenadine. Mais que faire ? Somme toute, il est adulte : je
lui ai expliqué tout cela et, au-delà, il est responsable de lui-même. La fête
dure jusqu’en fin d’après-midi puis lentement tout le monde commence à
descendre. Quand nous arrivons au parking où nous avons laissé les voitures,
notre médecin qui est particulièrement actif dans notre groupe, nous propose de
nous retrouver dans le petit restaurant au bout de la vallée pour un dernier
p’tit salut…
Quand nous arrivons au restaurant, là aussi, il y a une
odeur irrésistible. Ils ont cuisiné des « costine », c’est-à-dire des basses
côtes de porc, des « travers de porc » en termes exacts, grillés sur le feu de
bois. Dans la région, c’est le repas typique de toutes les fêtes. Personne ne
résiste au parfum des « costine » Et, bon, il est déjà 19 heures… On s’assied
et tout le monde prend des « costine » Karim également… Quand il reçoit son
plat, il se jette sur la viande, prend l’os en main et dévore la viande en
s’écriant :
— Quels délicieux poulets !
Et il en reprend… Depuis qu’il est ici, c’est la première
fois que je le vois manger avec un tel appétit et un tel plaisir… et, sans
doute aussi pour me taquiner, il ajoute :
— Je n’ai jamais mangé de la viande aussi
bonne !
Sous-entendu que moi je ne cuisine pas aussi bien… Les
copains entendent que Karim qualifie les côtes de porc de poulet. Tout le monde
sait qu’il est musulman. Tout le monde croit qu’il blague. Comment pourrait-on
confondre des côtes de porc avec des cuisses de poulet ? Alors, eux aussi,
disent au cuisinier : — Tu m’apportes encore une assiette de ce poulet ?
Et, puisque nous sommes tous fatigués, que nous avons tous
mangé et bu, nous sommes tous gais et la soirée se termine tard et on s’est
bien amusé… Et tout le monde me dit :
— Ben, dis donc, il est vachement sympa ton petit copain et
rigolo avec ça, quel humour et comme il a bien su s’intégrer… !
Début juillet, Karim part pour son stage durant une semaine
à la Cabane d’Orny, dans le Valais. La veille de son départ, il me dit très
sérieusement :
— J’ai pris de bonnes résolutions : je vais participer à
tout ce que font les autres, marcher, grimper sur les rochers, dormir dans les
dortoirs, manger, boire… Je vais tout essayer sauf, naturellement, manger du
porc !
J’ai un choc !
— Comment ça, sauf manger du porc ?
— Le porc, ça je ne pourrais jamais en manger, la seule
idée me fait vomir. Un jour, il y a un membre d’une expédition qui avait une
boîte de viande de porc, il m’a laissé goûter et j’ai dû courir pour aller
vomir, c’est franchement dégueulasse !
— Mais enfin, Karim : tu te moques de
moi ou quoi ? — Mais non, je t’assure…
— Mais enfin, tu as dit toi-même que tu n’as jamais mangé
de l’aussi bonne viande… Depuis que tu es ici, tu n’as pas mangé d’autre viande
que du porc !
Il devient blême, à vue d’œil… et il
devient furieux…
— Et
toi, qui es mon amie, tu m’as laissé manger du porc ?
Tu m’as trompé !!!
Il s’effondre… Alors, moi aussi, je lui dis
ce que je pense :
— Écoute Karim, arrête ton cirque ! Quand il s’agit de
boire du vin, c’est par bouteilles entières et, quand nous ne sommes pas à la
maison, tu siffles nos bouteilles de grappa. Quand tu es arrivé, le niveau de
cette bouteille était là et, maintenant, il est là. Tu n’as même pas remarqué
qu’on a tracé des repères… Quand il s’agit de fumer, tu fumes même dans ton
lit… Alors, s’il te plaît, arrête ton cinéma, descends de tes nuages et mets
une fois bien tes deux pieds sérieusement et solidement sur la terre… !!!
Il se calmera mais cela a jeté un froid : ce ne sera plus
comme avant… Au début de son séjour, j’avais mis à sa disposition un tapis de
prière et je lui avais indiqué avec une boussole spéciale la Qibla, la
direction de la Mecque. Je lui avais donné un de mes corans en lui expliquant
que, non, ce n’était pas un livre magique mais un livre écrit en arabe, que lui
ne comprenait pas mais dont il pouvait lire la traduction en anglais… Tout cela
ne l’avait pas intéressé.
Un jour, une de mes patientes nous avait invités à aller
prendre le thé chez elle. Quand nous étions entrés dans l’appartement, elle
nous avait demandés de ne pas faire de bruit car son mari qui avait plus de
quatre-vingt-dix ans était couché et allait très mal. Nous allâmes quand même
le saluer. Puis,
nous avions pris le thé et
bavardé… En rentrant, Karim m’avait dit :
— Nous, chez nous, quand il y a quelqu’un de si malade,
nous disons à Allah « Écoute, il faut que tu te décides : ou bien tu guéris ce
malheureux ou bien tu le fais mourir mais il est inhumain de le laisser
souffrir ainsi… » Alors, on prend le coran et on récite les paroles qu’il faut
et la personne meurt tout de suite…
— Et
tu serais d’accord pour aller prier pour ce monsieur ?
Même si ces personnes sont des juifs ?
— Ben oui, juif ou pas juif, ce pauvre homme souffre
inutilement.
Je téléphonai à ma patiente qui me répondit qu’elle
acceptait tout ce qui pouvait soulager son mari. Le lendemain, Karim prit une
super douche, se coiffa encore mieux que d’habitude, enfila des habits propres,
prit un coran sous le bras et nous allâmes chez ma patiente. Karim alla
s’asseoir à côté du vieux monsieur. La dame et moi allâmes au salon et nous
entendîmes Karim chanter ses prières. Quelques jours plus tard, quand ma
patiente vint se faire soigner, je lui demandai des nouvelles de son mari.
— Richard ? Il s’est éteint doucement, nous l’avons enterré
avant-hier…
Tout au long de son séjour, Karim n’avait pas manifesté de
religiosité particulière. Il avait commencé par se montrer méfiant quand il
avait vu mon coran en langue vulgaire et n’avait pratiquement pas osé lire la
traduction en anglais.
Il n’y avait eu que le choc de la viande de porc qui
l’avait fait réagir, moins à cause de la religion que parce qu’il s’était senti
ridicule. J’avais essayé de le calmer en lui montrant que même le Bokhari expliquait
qu’à l’impossible nul n’est tenu. Si quelqu’un est dans l’impossibilité de
prier, eh bien, il le fera plus tard, si quelqu’un est en voyage ou malade, il
n’est pas tenu de faire le ramadan. Il fera pénitence d’une autre façon, à un
autre moment ou en donnant de l’argent pour les pauvres. La religion ne sert
pas à embêter les gens mais à les aider. Et puis, quand on commet un péché sans
le savoir, on n’est pas coupable et, en tout état de cause : « Je prends sur
moi le péché que tu aurais éventuellement commis… » Rien n’y fit. Karim avait
pris un coup fatal dans son amour-propre… et Karim ne sait pas ce que c’est que
le Bokhari…
— Tu ne crois tout de même pas connaître ma religion mieux
que moi ?
— Mais, si, parce que moi, j’ai acheté des livres et j’ai
étudié la question tandis que, toi, tu te contentes de ce que les autres t’ont
raconté, ta mère, tes sœurs… !
Il fait la moue.
— Tiens, par exemple : tu sais, toi, pourquoi Allah n’a que
quatre-vingt-dix-neuf noms ?
Il me regarde étonné.
— Eh bien, je vais te l’expliquer : Allah n’a que
quatre-vingtdix-neuf noms que nous connaissons comme « ar rahman, le
bienfaisant ; ar rahim, celui qui a pitié ; al malik, le seigneur souverain… »
Il y en a quatre-vingt-dix-neuf comme ça… Et sais-tu pourquoi il n’y en a que
quatre-vingt-dix-neuf ? Eh bien, parce que le centième, les hommes ne peuvent
pas le connaître. Seul Allah connaît son centième nom. Et tu sais où j’ai
appris ça ? Dans le livre que j’ai acheté avec toi, au kiosque de l’hôtel
Continental de Islamabad. Et tu sais pourquoi un chapelet musulman n’a que
trente-trois grains ? Eh bien, parce que 33 x 3, ça fait… quatre-vingt-dix-neuf
… Et je vais même t’en dire plus : tu vois les bracelets que j’ai achetés à
Rawalpindi, qu’estce que tu vois ? Ce sont des tubes en or avec trois ensembles
de onze petites pointes… 3 x 11, ça fait ? trente-trois ! Et 33 x 3, ça fait ?
99 ! Et là, qu’est-ce que c’est ? La grosse boule… c’est le numéro 100… Donc
mes bracelets sont des chapelets musulmans pour réciter les quatre-vingt-dix-neuf
noms d’Allah… T’avais pensé à ça toi ? Non, eh bien moi non plus, jusqu’à ce
que je lise des livres. Tu vas voir que, d’ici peu, nous connaîtrons mieux
votre religion que vous-mêmes… !
Là, il est complètement dégoûté.
Quand il revient de la Cabane d’Orny, il est content. Il a
passé une bonne semaine, il a réussi ses examens et reçu son diplôme et son
insigne. Mais cette fois encore, il est quand même déçu. Il me présente son
insigne :
— Ils m’ont donné ça…
— Formidable ! C’est comme un insigne de guide : il y a
très peu de gens qui peuvent se vanter d’avoir l’insigne de « Gruppenleiter »
du Club Alpin Suisse !
— Mais qu’est-ce que je peux faire avec ça
?
— Tout d’abord, tu dois aller chez monsieur Ashraf et lui
montrer ton diplôme de Gruppenleiter mais aussi ton certificat du cours
d’italien. Et puis, tu dois lui expliquer tout ton séjour en Suisse, tout ce
que tu as vu… et tu lui dis que cela mérite un salaire adéquat… !
— Mais cette ridicule petite plaquette, qu’est-ce que j’en
fais ? Je la jette au bac ?
— Mais non, malheureux… Tu as peiné trois mois pour
l’obtenir… Tu l’épingles sur ta chemise et tu vas voir la réaction de tes
clients européens…
— Bof… Azhar va se moquer de moi… !
Depuis son retour, il a changé : maintenant, il compte les
jours qui lui restent avant de repartir chez lui. Il se tient à l’écart et je
vois qu’il se sert du coran que j’ai mis à sa disposition. Il a perdu son
insouciance et son enthousiasme. Karim qui semblait si moderne, est encore
profondément prisonnier de ses croyances et de sa soumission religieuse. Un
jour que nous parlons des chefs religieux ismaélites, les princes Aga Khan, je
lui dis en plaisantant :
— En tous cas, nous ne connaissons pas les Aga Khan comme
des bigots notoires, bien au contraire : ils ont l’air d’être de sacrés bons
vivants qui épousent les plus belles femmes occidentales et des actrices de
cinéma, possèdent des écuries célèbres et sont de fameux guindailleurs…
— Non,
cela n’est pas possible ! réplique Karim très choqué.
— Non sans doute ! ? !
Lui dis-je en lui montrant les photos du livre « Les Aga
Khans » de Yann Kerlau et même, dans un Point de Vue, un des princes avec une
coupe de champagne à la main ! Il regarde, perplexe mais ne peut admettre ce
qu’il a devant les yeux et, au lieu d’en rire, en disant « Ah, ah, petit
polisson, lui aussi aime donc la Hunza Water », il finit par dire avec une
expression sombre :
— S’il fait comme cela, c’est qu’il a une raison cachée
pour le faire et que nous ne devons pas comprendre…
Nous allons ensemble en ville. Il n’en revient toujours pas
de voir comme les gens sont disciplinés : tout le monde roule à droite,
personne ne klaxonne inutilement, les voitures s’arrêtent aux feux rouges, les
piétons attendent que leur feu passe au vert. Tout cela est tellement organisé,
discipliné et normal… À chaque fois que nous attendons devant un feu rouge, il
dévisage les passants et n’en revient toujours pas, après bientôt trois mois,
de voir garçons et filles ensemble… De voir des femmes en jupes courtes… À
chaque fois, il hoche la tête en répétant : « strange animals »
Ce jour-là, je voulais lui montrer la rivière. Pour y
accéder, il fallait traverser « la campagne » du village – en termes de pays
plats : « les champs » autour du village.
Dès qu’il sort de la voiture, Karim se dirige vers un des
vignobles :
— Ia Allah ! Quels raisins !
C’est un vignoble tout à fait normal : des pieds de vigne
d’une hauteur d’un mètre cinquante, soigneusement alignés et dont les branches
sont scrupuleusement élaguées et guidées le long de fils de fer horizontaux. De
belles grosses grappes pendent sous les feuillages des branches. C’est
évidemment fort beau…
— Je dois regarder comment ils font…
Karim avait été très fier de me montrer sa vigne qui
courait complètement sauvage dans un arbre, sans doute un peuplier. Une fois de
plus, il est confronté avec la différence entre ce qu’eux possèdent à l’état
brut et ce que nous, ici, nous avons cultivé, amélioré, développé… Eh bien oui…
Nous avons transformé la vigne sauvage en un art difficile, délicat et exquis…
Nous en avons extrait, au cours de siècles d’études et de labeurs, les vins les
plus raffinés…
Une fois de plus, il compare ce que lui possède et croyait
extraordinaire, avec ce que nous avons. Je lui explique que, si quelqu’un se
hasardait à toucher à nos « spiritueux » tant vins que bières ou alcools, ce
serait l’insurrection instantanée… Justement parce que, depuis des siècles, ce
sont des traditions ancrées dans notre culture et, une fois de plus, fruit
surtout de travail. Encore une fois, c’est l’occasion de lui expliquer tout ce
qui « tourne autour », ne fût-ce que le fait que chaque boisson a sa bouteille
et son verre avec leurs formes spécifiques destinées à mettre en valeur, le
goût et la beauté… Verres en verre mais aussi en cristal… Karim ne sait pas ce
que c’est que le cristal. Il ne sait même pas comment on fabrique du verre. Il
n’a aucune idée de la qualité ni de la valeur des objets. Avant son arrivée,
j’avais acheté six jolies tasses en porcelaine « made in Scotland ».
Quand il partira, il n’en restera pas une
qui ne soit ébréchée…
Un week-end, j’avais dû m’absenter mais, puisque Karim
n’avait pas de visa pour l’Italie, il était resté à la maison. J’avais demandé
à mes enfants de s’occuper de lui. Ils l’avaient emmené en ville, à Locarno.
Ils étaient allés se promener et manger des glaces au bord du Lac Majeur, à
Ascona. Ils avaient rencontré des copains et rigolé… Karim me raconta son
week-end :
— Mais tous ces jeunes, ensemble, filles et garçons ! Il y
avait même un couple. Le garçon a mis son bras autour des épaules de la fille
devant tout le monde, au restaurant, et personne n’a rien dit… !
— Ont-ils fait quelque chose de mal ?
— Non mais ils font peut-être aussi d’autres choses… Quand
on ne les voit pas… !
— Tu veux dire qu’ils couchent ensemble ?
— Ils font ça ?
— Oui, bien sûr… De mon temps, déjà, mes copines prenaient
la pilule et tout le monde avait un petit ami…
— Mais, alors, elles ne sont pas vierges
pour se marier ?
— Non. Il y a encore des personnes pour qui cela a de
l’importance mais la plupart des gens estime que le sexe est un besoin naturel
comme un autre.
— Et le mariage alors ?
— Le mariage est un contrat, comme chez vous… Avec la
différence qu’ici on n’oblige pas les enfants à se marier, ils choisissent
quelqu’un qu’ils aiment.
— Et s’ils ne s’aiment plus ?
— Alors, on divorce… On ne va tout de même pas être
malheureux pour le restant de ses jours… !
— Toi aussi tu es divorcée ? Et ton mari ?
Et vos enfants ?
— Mon mari habite dans un autre pays. Les enfants vont le
voir. Quelquefois, nous nous rencontrons. Il a sa vie, j’ai la mienne, cela ne
nous empêche pas de nous comporter comme des gens civilisés. Tout ça, c’est
devenu tout à fait cool. Nous essayons de nous débarrasser des tabous surannés
et inutiles qui datent du temps de ma grand-mère.
Chaque fois, Karim hoche la tête… Non, non, non… Il ne peut
pas le croire… Tout est si différent… Il a vu dans un kiosque des revues
pornographiques. Il en veut un exemplaire pour épater ses copains. Et des
livres, même écrits en italien, dans lesquels il y a des représentations de
dinosaures. Il avait entendu parler de ces drôles d’animaux mais n’en avait jamais
vu. Il veut les montrer à ses enfants.
Il voudrait encore aller en Italie pour saluer les gens
qui, à la fin des trekkings, lui avaient dit :
— Viens nous voir le jour où tu passes en
Europe…
Encore une fois, je dois le décevoir. Il n’a pas de visa
pour aller en Italie. Il n’a pas d’adresses précises. Je lui explique comment
fonctionne notre système d’adresses : ici, il n’est pas suffisant d’écrire «
Monsieur Karim à Skardu ». Ici, il faut le nom, prénom, rue, numéro, code
postal, ville. On ne sait même pas téléphoner sans l’adresse précise. Il faut
aussi lui expliquer comment fonctionne l’annuaire du téléphone. Bref, encore
une chose qu’il ne connaissait pas…
Puis, il veut offrir un apéritif à toutes les personnes de
la vallée pour les remercier et prendre congé. Ce sera encore une soirée
amusante, très arrosée…
C’est encore une occasion de constater combien les gens
sont accueillants envers les étrangers « convenables ».
Mais le coup de grâce va se produire à l’improviste… Dans
un des villages de la vallée, c’est la fête patronale et je lui propose d’y
aller. J’ai une très jolie robe en gros coton blanc, style Louisiane… Il me
regarde :
— Tu n’as plus les beaux shalwar que tu as ramenés du
Pakistan ?
— Oui, oui…
Je mets donc un shalwar et cela lui plaît beaucoup plus.
D’ailleurs, il ne met pratiquement plus ses jeans mais s’habille de plus en
plus avec un shalwar et il laisse de nouveau pousser sa barbe. Nous allons à la
fête. On salue les gens, on s’assied, les verres de vin circulent, puis un
petit orchestre se met à jouer sur la place et les couples commencent à danser.
Karim regarde les gens qui dansent… Il devient blême…
— Des hommes qui dansent avec des femmes dans leurs bras !
— Ce n’est tout de même pas la première fois que tu vois danser
des gens… Ce sont des danses classiques, des tangos, des valses, des mazurkas,
de la musique populaire…
Tout d’un coup il s’écrie :
— C’est parce que vous mangez du porc, que vous êtes des
porcs !
— Mais enfin, Karim ! Est-ce que tu es une poule parce que
tu manges des poules ?
C’en est trop…
— Viens, rentrons, je ne sais pas supporter
cela !
Dans la voiture, il continue sa diatribe qui commence à
m’énerver…
— Vous êtes tous des cochons… Je l’ai vu à la télé, vous
baisez tout le temps et partout… même au bureau et même dans la cuisine !!!
— Et alors ? Pendant qu’on baise, on ne fait de mal à
personne… Au moins, ce n’est pas comme vos sunnites qui massacrent vos shiites
qui massacrent les ismaélites… C’est mieux ça ? Nous, au moins, on n’a pas
besoin de hauts murs autour de nos maisons pour nous défendre contre
l’agression d’autres communautés…
— C’est comme ça chez nous…
— Chez nous aussi, c’était comme ça, entre les catholiques
et les protestants… Et le cul, c’était tabou ici aussi… et, un jour, on a dit à
tous ces curés hypocrites : « Allez baiser de votre côté et foutez-nous la paix
! » Rien ne vous empêche de faire de même, Karim !
— Le seul film convenable que j’aie vu, c’est « La Petite
Maison dans la Prairie… »
— Ben, tu m’excuseras mais, chez nous, ça, c’est des
histoires pour les enfants de moins de dix ans… !
Mais il y a encore plus : Karim ne sait pas ce qu’est la
musique… Il connaît les vieilles balades traditionnelles, équivalentes de nos «
À la Claire Fontaine » et aussi le paki-pop, genre films de Bollywood qu’on
entend à la radio. À côté de cela, il ne connaît rien à La Musique : ni les
notes, octaves, gammes, accords, modes… ni les sonates, concertos, symphonies…
Il n’a jamais entendu parler des ballets du Bolchoï, de l’opéra de Paris ni
même de Holiday on Ice ; ni même de la valse ou du tango ni de menuet ou de
requiem… Rien… Il ne sait pas qu’il y a la variété, le classique, le folklorique…
Soudain, il m’apparaît isolé : l’abîme et le néant, autour de lui, le séparent
de notre monde…
Sur une population mondiale de sept milliards d’individus,
il y en a peut-être cinq qui n’ont jamais entendu les noms de Mozart ou
Beethoven ? Qui n’ont aucune idée du travail que représente l’œuvre de ces
musiciens mais également de tous ceux qui continuent à interpréter ces œuvres…
Quel travail il faut pour devenir lauréat du Concours Reine Elisabeth… !
— Karim, vous ne comprendrez jamais qui nous sommes si vous
ne comprenez pas le travail qu’il faut pour devenir patineur artistique,
interpréter le concerto de Rachmaninov… les durillons au bout des doigts de nos
violonistes… les pieds ensanglantés des Petits Rats de l’Opéra… et nos
littératures… peintures… sculptures… Le prix que nous payons pour « conquérir
l’inutile » : les sommets des montagnes, l’exploration des grottes, le tour du
monde à la voile, les virtuoses de la musique, les étoiles du ballet… le
travail ! le TRAVAIL… !
Inutile de philosopher au sujet du dépassement de soi… de
l’art, de l’art pour l’art, du culte de la beauté… Inutile de lui expliquer
que, même les petits jeunes qui, après l’école, vont à l’école de musique jouer
de la guitare électrique, ont des connaissances dont lui ne soupçonne même pas
l’existence… En fait, lui, que connaît-il ? Que fait-il de sa vie ? Que
connaissent et que font les milliers de ses compatriotes ? Oui, bien sûr, il y
a la petite intelligentsia qui est diplômée des meilleures universités
anglaises et américaines mais, à côté, toute cette foule…
— Allah défend ce qui est frivole ou licencieux… Vous êtes
frivoles et immoraux… Je ne veux pas le savoir… Vous êtes des porcs parce que
vous mangez du porc… !
Il n’en peut plus, il compte les jours, il s’isole, il devient
franchement distant. Plus tard, je verrai aux notes de téléphone, combien de
temps il a passé à téléphoner à quelqu’un dans la ville voisine de son village…
Un jour, il me dit :
— Moi, j’ai la chance de pouvoir rentrer chez moi… La
plupart des Pakistanais qui viennent en Europe ne peuvent plus rentrer chez eux
parce que ce serait avouer que, ici, ils ont échoué… Ce serait la honte pour
eux et pour leur famille… J’ai de la chance… Je vais pouvoir rentrer… !
Quand ma fille et moi nous le conduisons à l’aéroport, il
nous salue à peine, il passe le check-in et puis il court vers l’avion et ne se
retourne même plus pour un dernier signe de la main.
Il est arrivé avec sa grande valise pratiquement vide, il
repart avec un lourd sac à dos et une valise bourrée à craquer. Mais, surtout,
il est arrivé avec beaucoup d’illusions et il repart déçu, dépité, amer…
Terriblement amer… si pas rancunier…
Une fois de plus, j’avais cru bien faire, une fois de plus
ma bonne intention était allée rejoindre toutes les bonnes intentions qui
pavent l’enfer…
— Ne le faites pas, il ne faut pas le faire… ! aurait dit
monsieur Bashir…
Un an plus tard, un des guides qui avait donné les cours
durant le stage de haute montagne me téléphona pour me dire qu’il avait fait
une expédition dans le Baltistan. Il avait retrouvé Karim et l’avait engagé
mais, après peu de temps, Karim avait renoncé. Il n’avait pas été à la hauteur
: pas assez de condition physique, pas capable… Karim était retourné à son
train-train d’avant… Sa famille l’avait « récupéré » : finies les
extravagances, il avait dû rentrer dans le rang, retourner à la soumission à la
famille, à la tradition.
Un ami congolais m’avait expliqué combien il est difficile
pour un jeune, même universitaire, de se faire écouter car, dans ces
civilisations patriarcales, ce sont les vieux, les anciens qui détiennent le
savoir et la sagesse… qui sont gardiens des traditions… Karim n’aura même pas
osé contredire sa mère, ses sœurs, ses beaux-frères, l’imam du village…
Son séjour en Europe ne lui aura rien apporté d’autre que
de pouvoir mesurer la distance qu’il y a entre les Européens et les gens du
Tiers-Monde… Un monde de différence de mentalités mais
aussi de connaissances et même de capacités… Un monde d’efforts, de travail…
Quelle différence entre le monde de sa
femme et le mien…
Dès mon plus jeune âge, j’ai défié mon père en faisant les
choix les plus exigeants dans les études. J’en ai bavé… mais j’y suis arrivée…
Quand je pense aux sœurs de Karim qui se contentent de vivoter… quelle
différence de mentalité… ! Quel dépaysement quand ces femmes émigrent en
Europe… Je n’ai pas osé dire à Karim que, en fait, quand nous allons au
Pakistan, ce que nous aimons, c’est son charme vieillot, l’impression de
retourner cent ans en arrière… de revivre au temps de nos grands-mères…
Une copine était allée en trekking dans le Ladakh et, en
revenant, elle me dit :
— Quel dommage qu’ils ne portent plus leurs bottes en
feutre mais mettent des bottes en caoutchouc…
Ben oui… nous y allons à la recherche du « bon vieux temps
»
La confrontation de Karim avec notre monde « moderne »
n’avait pas été un choc brutal mais la lente accumulation des petites
contrariétés qui avaient fini par devenir un obstacle insurmontable,
inacceptable… Un mur de plus en plus haut, un gouffre de plus en plus large et
de plus en plus profond entre lui et nous…
Pauvre Karim… D’un côté, je me dis que j’ai eu tort de lui
faire regarder la réalité en face. D’autre part, il va bien falloir que, tôt ou
tard, tout le Tiers-Monde regarde la réalité en face.
Mais comment « combler le vide entre eux et nous ? La «
modernisation » peut difficilement venir de l’Occident car elle sera considérée
comme une imposition colonialiste et donc sera refusée. Elle peut difficilement
venir de personnes qui, comme Karim, sont encore trop ancrées dans la tradition
et s’effrayent en découvrant l’Occident. Elle doit fatalement venir de ceux qui
seront capables de faire le pont entre les deux mondes : ceux qui sont capables
de comprendre la tradition de laquelle ils proviennent mais aussi de comprendre
le monde occidental dans lequel on vit au XXI° siècle… Semblablement, ce sont
les apostats qui peuvent faire la liaison entre le monde musulman traditionnel
qu’ils connaissent bien et le monde laïc moderne dont ils ont appris à
comprendre et apprécier les valeurs laïques et démocratiques.
« Toi, quand tu seras converti, affermis tes frères… » (Luc
XXII, 32)
Karim avait-il fini par me détester ? Avait-il fini par
haïr cet Occident inaccessible ? Il n’était pas la personne à aller jeter des
bombes… Mais il avait certainement rejoint le camp de ceux qui nous sont
hostiles par dépit, parce que… les raisins sont trop verts… !
Qu’est-ce qu’un terroriste ? Est-ce la personne qui jette des bombes ? Ou bien est-ce cette personne qui, déçue de ne pas avoir eu accès aux raisins mûrs, va propager l’amertume et la rancœur ? Ou bien les vrais coupables sont-ils ceux qui ont laissé miroiter des paradis inaccessibles et ont permis que les déceptions ne dégénèrent en haine ? Pourquoi laisse-t-on des migrants errer et s’aigrir dans nos contrées au lieu de les aider à moderniser leurs pays chez eux ? Qui a intérêt aux conflits ? Ni eux ni les pays occidentaux.
En émigrant en Occident, l’islam a signé son arrêt de modernisation ; il se trouve sur la sellette malgré lui… Ce que les migrants découvrent en Occident, ils le communiquent immanquablement à ceux qui sont restés au pays. Karim est rentré chez lui avec des dizaines de photos et il aura dû raconter tout ce qu’il a vécu parmi nous : immanquablement, cela aura constitué une source de discussions.
Les heurts entre les civilisations provoquent des réactions
qui peuvent être violentes ; c’est une maladie de croissance… Le terrorisme ne
se combat pas avec les bombes… Il ne peut se combattre qu’avec l’éducation…
Mais l’éducation, le pouvoir n’y consent pas car des citoyens éduqués, capables
de réfléchir et d’analyser de façon critique sont le plus grand danger pour ce
pouvoir.
En 1985, l’évêque Nzimbe disait : « Si vous éduquez un
homme, vous éduquez un individu. Si vous éduquez une
femme, vous éduquez une nation. »
L’Occident est un monde à part… Un ami me dit que les déconvenues de Karim sont semblables à celles de ses collègues qui proviennent des pays Baltes… Ils arrivent à Bruxelles pleins d’espoirs et d’enthousiasmes mais, peu de temps après, ils déchantent… Une amie me dit que les étudiants africains arrivent pleins d’espoirs et d’enthousiasmes mais, peu après, ils déchantent…
V. Troisième séjour au Pakistan – Jasmine
Pendant le séjour de Karim, j’avais perdu Sayed de vue…
J’avais déjà assez d’occupations comme ça… Quand je repris contact avec lui,
bien des choses avaient évolué… Il avait déménagé et habitait maintenant un
appartement spacieux dans un immeuble moderne. Rita vint m’ouvrir. Elle était
habillée comme une pakistanaise avec un shalwar kamiz bleu sombre, presque
gris.
Après les salutations d’usage, elle alla préparer le thé.
Sayed arriva. Il portait, lui aussi, un shalwar, couleur écru, presque brun, et
un petit bonnet crocheté en coton blanc. Le fringant « jeune cadre prometteur
», toujours habillé en costume parfaitement repassé et souliers en cuir,
impeccablement cirés, s’était transformé en pakistani babou… Je ne l’avais
jamais vu « à la pakistanaise ». Il me reçut cordialement mais sans me tendre
la main et, après mon expérience dans la librairie bruxelloise, je tins mes
mains chez moi.
— Ça fait un moment…
— En effet, Karim est resté chez moi pendant trois mois,
nous avons eu tous les exercices du secours alpin et, maintenant, je prépare
mon voyage en Inde. Ça fait beaucoup… Et vous deux ?
— Nous deux, ça va bien : nous nous
sommes mariés… — Ah bon ? Félicitations… Qu’en disent tes parents ?
— Khadidja est allée les voir avant le mariage… Ils nous
ont donné leur bénédiction… — Khadidja ?
— Rita s’est convertie et, maintenant, elle
s’appelle Khadidja. — Eh bien… Cela en fait du changement… !
— Oui, nous avons compris que, dans ce monde si hostile,
nous devions chercher notre force dans la religion et demander à Allah qu’il
nous guide…
Et voilà un discours tout à fait
nouveau… — Et ton travail… ?
— Ma clientèle augmente. Mais je ne reçois pas
l’autorisation pour travailler dans un hôpital. Vous ne voulez pas m’accepter…
— « Nous ? » Qu’est-ce que moi j’ai à voir dans la loi
suisse ? Je te rappelle que, en tant que citoyenne belge qui appartient à
l’Union Européenne, je suis aussi étrangère que toi…
— Non, c’est différent. Nous sommes
musulmans.
— Ben… habillé comme ça, c’est sûr que tu ne fais pas très
tessinois…
— Mais j’ai compris beaucoup de choses. Ma mère m’a
toujours dit que, quand les choses n’allaient pas, je devais prier. Elle a
raison. Depuis que je retourne à la mosquée et que je me retrouve avec d’autres
musulmans, je suis moins isolé. Je retrouve la fraternité. Même si vous ne
m’aimez pas, Allah m’aime et il ne m’abandonnera jamais…
— Mais enfin Sayed ! Tu ne peux pas dire ça, tu sais bien
que nous t’aimons. Si je ne t’aimais pas, je ne viendrais pas te voir… Si tes
patients ne t’aimaient pas, ils ne viendraient plus…
— Vous n’avez pas confiance en moi. Ce ministre qui avait
promis de me donner mes papiers, j’ai été le voir. Il m’a dit qu’ils
n’acceptent pas les étrangers.
— Sayed, je te l’ai expliqué, en long et en large : moi non
plus je ne peux pas travailler comme je veux. Ce n’est pas toi seul qui es
étranger. C’est la loi suisse, égale pour toi comme pour moi, comme pour tout
le monde ! Il hoche la tête…
— La loi suisse n’est pas juste : moi, je n’ai fait de mal
à personne.
— En démocratie, c’est la loi votée par le peuple et il
faut s’y tenir.
— C’est là l’erreur : il n’y a qu’une loi et c’est celle de
Allah, aucune loi faite par les hommes ne peut être au-dessus de la loi donnée
par Allah.
— Ce qui signifie que tu viens habiter dans un pays mais,
puisque sa loi t’embête, tu veux y imposer une autre loi qui t’arrange mieux ?
— La loi d’Allah est meilleure que les lois
des hommes.
— Alors, il ne faut pas venir vivre dans nos pays mais
aller dans un pays musulman… !
Il ne répond plus… Changeons de sujet…
— Vous vous êtes mariés à la mosquée de
Lugano ?
— Non, nous fréquentons une mosquée près de Milan. Nous y
allons tous les vendredis. Il y a un imam qui nous donne l’enseignement.
Khadidja apprend les prières, elle rencontre d’autres femmes…
Oh la la ! Justement les mosquées de Milan qui, dans la
presse, ont des réputations bien sulfureuses… !
Entre-temps, Rita-Khadidja est venue s’asseoir avec nous,
elle nous a servi des petits verres de thé.
— Et toi ? Tu travailles encore dans cet hôtel ? Maintenant
que vous habitez ici, les trajets ne sont pas trop difficiles ?
— Non, je ne travaille plus… Une femme musulmane ne doit
pas travailler dehors…
Ben, pour de bon… il y en a du changement ! Puis, elle
ajoute :
— D’ailleurs, je suis enceinte… Allah a béni notre union :
j’attends des jumeaux, deux garçons… !
— Eh bien… ! Pour des nouvelles, c’est toute une série de
nouvelles ! Mais si tu es enceinte, pour toutes les formalités, les allocations
familiales, etc., vous vous êtes mariés aussi civilement ?
— Pas encore… Nous sommes en train de voir ce qui est le
plus intéressant. J’ai demandé à un avocat. Il faut que, moi, je puisse prendre
la nationalité pakistanaise et Sayed la nationalité italienne.
Eh bien, ils sont bien conseillés… Tout de suite avec des
avocats…
— Ça c’est judicieux ! Là, tu as raison.
— Si jamais Sayed doit quitter la Suisse…
Ah bon ! Pour quelle raison devrait-il quitter la Suisse ?
Ses demandes de séjour auraient-elles été rejetées ? Je n’ose plus poser trop
de questions. Elle a pris beaucoup d’assurance, sa façon de parler a même un
petit côté provocateur. À sa manière d’occuper l’espace quand elle se déplace
dans l’appartement, elle montre que c’est elle la patronne. Puis, tout à coup,
elle regarde sa montre :
— Sayed ! C’est l’heure de faire
al’asr… Ils se lèvent tous les deux.
— C’est l’heure de la prière… Reviens nous voir, cela nous
fait plaisir…
Je comprends que c’est l’heure de m’en aller. On se salue
cordialement mais de loin. Quelle drôle d’atmosphère…
« Khadidja » ça sonne drôle, artificiel, pour une petite
italienne qui s’appelle Rita… Mais c’est un beau personnage. Khadidja était une
riche businesswoman qui possédait des caravanes. Mohammad était un de ses
chameliers : elle remarqua que c’était un jeune déluré, il avait quinze ans de
moins qu’elle et elle l’épousa… Une maîtresse femme ! Rita a bien choisi son
nouveau nom et elle annonce bien la couleur. Pauvre Sayed, il ne sait pas
encore ce qui l’attend ! La petite femme d’ouvrage du fin fond de l’Italie du
Sud, qui reloquetait les pavements pour un salaire de misère, a réussi un coup
de maître. Non seulement elle s’est convertie mais, surtout, elle se marie avec
le fils aîné et, du premier coup, produit deux enfants mâles. C’est le summum !
Il faut ajouter qu’elle a du mérite : se lancer seule à la conquête d’une
famille qu’elle ne connaît pas, dans un pays qu’elle ne connaît pas, avec des
langues dont elle ne connaît pas le premier mot, ni de l’urdu ni de l’anglais…
Il faut le faire… Mais, en ayant rencontré les parents et sachant combien ils
sont chaleureux, j’imagine qu’elle a été reçue comme un coq en pâte.
Eh bien oui : là-bas, c’est si différent ! Et je comprends
que la petite Rita qui est quasiment sans famille et n’a pas eu « une enfance
heureuse », se soit sentie comme dans un cocon… Dans les Flandres, on dit «
tomber avec son cul dans le beurre » J’imagine combien la maman l’a gâtée. Et
comment, maintenant, elle est vénérée, adulée, avec ces deux petits mâles dans
son ventre. Les deux fils du fils aîné. Quel coup de poker ! Finalement, elle
est devenue le centre de toutes les attentions… C’est la revanche de Cendrillon
!
Septembre passe rapidement car Francesco est à nouveau à la
chasse et, chaque fois qu’il rentre, il a tellement de choses à raconter.
Moi-même, je dois terminer mes cours de recyclage. Je prends aussi contact avec
une journaliste et lui raconte mes projets de voyage en Inde. Cela l’intéresse
car, dès mon retour, nous pourrons faire des émissions à la radio. Puis
viennent les formalités avec l’ambassade, les derniers vaccins…
Fin septembre, je passe en coup de vent chez Sayed, à
l’improviste. Je dois passer devant chez lui pour aller faire des courses. Je
sonne, il vient ouvrir, il est surpris… Mais il me fait quand même entrer.
— Khadidja n’est pas là mais entre…
Dans le salon, il y a plusieurs hommes, tous habillés en
blanc, à la pakistanaise. Les meubles ont disparu, ils sont assis par terre sur
un tapis et appuyés contre des coussins qui peuvent bien être des matelas
roulés, comme je l’ai vu chez Karim. Je suis perplexe. Je reste sur le pas de
la porte et salue en m’inclinant, de façon fort réservée. Mais qu’est-ce qui se
passe ici ?
— Ce sont des amis… Tu te souviens de mon beau-frère… et,
lui, c’est un cousin… et lui, c’est Bilal, un ami d’enfance.
Non, je ne m’en souviens pas. J’avais rencontré tant de
personnes et, franchement, je ne me souviens bien que de ses parents et de sa
sœur Jasmine… J’aurai du plaisir à les revoir : de toutes façons, je fais
escale à Islamabad avant de poursuivre vers Delhi.
— Mais tes cousins, que font-ils ici ?
Comment ont-ils pu venir ici ? D’où vient donc tout cet argent
pour payer tous ces voyages ? Comment obtiennent-ils les visas d’entrée ?
— Nous allons monter un petit busines d’import-export de
tapis… Mes frères peuvent m’envoyer des tapis et nous, ici, on peut les
revendre… Bilal a le commerce dans les veines, il tient cela de sa famille, ils
sont tous dans le business…
Des tapis ? Avec tous les magasins de tapis qu’il y a déjà
? Pour pouvoir vendre, il faut un registre de commerce, avoir des papiers en
ordre, permis de séjour, permis de travail. Ou bien sont-ils en train de monter
un commerce non déclaré ? Mais dans ce cas, ou bien ils vont être arrêtés ou
bien ils vont devoir se contenter de vivoter, en cachette… Somme toute, ce ne
sont pas mes affaires.
Je me sens très mal à l’aise : Bilal a un petit sourire
provocateur, il dit quelque chose que je ne comprends pas, à Sayed en me
regardant. Sayed ne traduit pas, il a tellement changé. Est-ce la présence de
ses amis qui lui donne de l’arrogance ?
Je salue et repars aussitôt.
Un jour Rita-Khadidja me téléphone :
— Est-ce que tu pars en Inde un de ces
jours ?
— Oui, à la mi-octobre… — Tu as déjà
ton billet d’avion ?
— Non, pourquoi ?
— Tu pourrais passer chez nous ? C’est trop long à
expliquer…
Je passe chez eux. Il n’y a personne
d’autre cette fois.
— Voilà, explique Sayed. – J’ai un service à te demander.
Si tu vas quand même en Inde en passant par Islamabad, est-ce que tu pourrais y
aller en compagnie de Khadidja ? Est-ce que vous pourriez voyager ensemble ?
Elle veut aller chez mes parents pour la fin de sa grossesse et accoucher
là-bas. Elle veut que nos enfants naissent dans notre pays.
« Notre pays » : ça continue à évoluer… Pour moi, il n’y a
aucun problème. J’ai donné ma démission là où je travaille, pour le 15 octobre.
Ensuite, je suis complètement libre. Et je peux faire un « stop over » d’une
semaine à Islamabad. Pourquoi pas ? Je serai d’ailleurs ravie de revoir toute
la famille !
— Je serai plus tranquille si tu voyages avec elle… Tu
parles les langues… Le voyage est long, elle ne serait pas seule…
— Bien sûr…
— Tu logeras chez mes parents, la nouvelle maison est
terminée : il y a beaucoup de place et l’air conditionné.
— Tu es sûr que c’est une bonne décision d’aller accoucher
là-bas ? Ici, les hôpitaux sont parmi les plus modernes du monde. Les femmes
riches viennent accoucher en Suisse. C’est tout de même son premier accouchement
et des jumeaux pardessus le marché !
— Elle ira dans une clinique privée, je te donnerai
l’adresse. Là au moins, je suis sûr que le médecin est une femme ! Elle a été
mon professeur de gynécologie-obstétrique… Elle est diplômée de Cambridge.
Dans la conversation, il met de plus en plus de distance
entre « vous » les Européens et « nous » les musulmans. Même quand il parle de
ses patients. Bref, il met une distance entre nous et je fais de même car
quelque chose… cloche… Je comprends qu’il est en contact de plus en plus étroit
avec des musulmans en Italie. Il est en train de devenir, comment dire,
doctrinaire ? En fait, ils sont devenus doctrinaires tous les deux…
J’étais passée devant le magasin Pré-Maman qui faisait une
importante publicité pour les jouets « garantis sans dangers ». Je n’avais pu
résister à deux délicieux petits ours en peluche, très doux et aux couleurs
riantes. Je donne le sac avec les jouets à Rita ; elle lit le nom du magasin et
voit donc qu’il s’agit de bonne qualité mais, quand elle voit que ce sont des
ours, elle me rend le sac en disant :
— Je ne peux pas accepter des peluches. Allah défend les
reproductions qui peuvent être considérées comme des idoles. Nous ne pouvons
pas éduquer nos enfants avec des images qui les font dévier de la vraie foi.
J’avais une grande boîte avec des poupées et des peluches : j’ai tout donné au
magasin de Caritas.
— Les jouets ne sont pas une question de religion ni un
luxe superflu, ce sont des instruments qui servent à développer le cerveau et
le système nerveux du bébé. Dès sa naissance, plus il reçoit de stimulations, plus ses sens s’éveillent et stimulent
son cerveau : le toucher, les odeurs, les couleurs, les goûts, les sons… C’est
pour ça qu’on attache des mobiles bariolés audessus des berceaux et des boîtes
à musique…
— Le Prophète a dit : pas d’images, pas
d’idoles.
— Le Prophète a raison mais ceci ce sont des découvertes
récentes : les neurosciences ! On est en train de les étudier, seulement
maintenant !
Rien n’y fait. Cet interdit s’étend d’ailleurs à l’art. On
a beau montrer les miniatures persanes qui représentent même le prophète ou les
peintures mogholes… rien n’y fait : les nouveaux bigots sont intransigeants.
Est-ce leur interprétation de leur foi ou plutôt une façon de se démarquer de
notre civilisation ? Cependant, outre le caractère éducatif des jouets, du
dessin ou de la musique, il s’agit à nouveau d’un important secteur économique.
Si on se prive, volontairement, d’activités économiques, on ne doit pas se
plaindre d’être pauvres… Mais, bon ! Ce qui m’importe le plus, c’est mon grand
départ dans un mois. Moi aussi, je change de vie : je pars pour l’Inde, comme
je l’ai raconté dans mon livre « Les Oiseaux Noirs de Calcutta »
D’ici là, il y a encore beaucoup de choses à régler,
surtout prendre toutes les dispositions avec ma famille. Quand je serai
installée en Inde, Francesco viendra me voir avec ma fille. Ils en profiteront
pour faire un voyage d’un mois. Cela aussi se prépare…
Enfin Rita-Khadidja et moi embarquons à Zurich sur un vol
de la PIA. Le voyage est long et épuisant. Rita-Khadidja est maintenant « très
enceinte ». Pour elle, rester assise si longtemps est terriblement difficile.
Elle a mal aux jambes, elle a mal au dos. Heureusement, l’avion n’est pas trop
rempli et elle peut prendre deux places. Les hôtesses, comme d’habitude, sont
charmantes : elles apportent des boissons, elles essayent d’installer Rita avec
des coussins.
Quand nous débarquons à Islamabad, nous sommes accueillies
par Osman. Lui aussi a changé : maintenant, il fait tout à fait play-boy. Il a
même ses cheveux à la Elvis Presley et il attaque très fort dès le départ :
— Hello Khady, you are gorgeous…
— Ne m’appelle pas par ce stupide diminutif
!
— Why… Isn’t it smart ? Smarty Khady…
Il lui prend le chariot avec ses bagages :
— Smarty Khady, let me take your heavy
caddie… !
Il est déchaîné. Nous deux, nous sommes tellement fatiguées
que nous ne réagissons pas… Rita se contente de lui lancer :
— Cretino !
Avec ces deux-là, ils ne vont pas s’ennuyer
dans la maison.
Nous arrivons dans un nouveau quartier très moderne et tout
à fait différent de celui de la « vieille maison ». La rue est asphaltée. Osman
arrête la voiture et klaxonne : le grand portail de fer s’ouvre, nous entrons
dans une cour que, depuis la rue, on ne peut voir. La « nouvelle maison » a
plusieurs étages.
Mais je n’ai pas le temps de regarder car nous sommes
immédiatement entourées par le papa, la maman, les sœurs, les frères et une
nuée d’enfants. Nos bagages sont emportés dans nos chambres. Pendant que nous
nous rafraîchissons, les filles étendent la grande nappe par terre et y
déposent du thé et des pâtisseries. Tout le monde s’assied par terre sauf Khady
pour qui on a apporté un fauteuil large et confortable… Elle s’y étale… Elle
trône… Nous sommes canardées de questions. Finalement, les sœurs nous
conduisent dans nos chambres. J’ai une vaste chambre avec un excellent lit et
une magnifique salle de bains, avec eau chaude !
Quand je descends, je suis entourée, vraiment comme un
membre de la famille. Tout de suite, je dois leur parler de Sayed mais aussi
raconter mes aventures en montagne. À part Osman, je reconnais son frère Naveed
puis les sœurs Jamila et Fatima. Je demande où est Jasmine… Ils se regardent
mais ne répondent pas… Le papa se lève, me prend par le bras et me conduit dans
le jardin.
— Jasmine n’est plus là…
— Elle est retournée dans la maison de son mari et de sa
belle-famille ?
— Non, elle n’est plus parmi nous,
elle est morte… — Quoi ? Elle est morte ? Comment ça ? Quel choc !!!
Le papa baisse la tête… Ses yeux se remplissent de larmes,
ils débordent… Les larmes tombent et coulent lentement sur ses joues… Il ne
parvient plus à parler…
— Too sad… too sad… ! murmure-t-il…
Veut-il dire que toute cette histoire est trop triste ? Que
lui est trop triste pour en parler ou bien qu’elle était trop triste pour
continuer à vivre ? Nous nous asseyons dans le jardin, en silence. Il sort son
chapelet et commence à l’égrainer, lentement. Tout d’un coup, il est devenu
très vieux…
— J’aimerais aller sur sa tombe…
— Si tu veux nous pouvons y aller. Mais les femmes ne
doivent pas aller sur les tombes, elles sont trop émotives, elles pleurent.
Nous ne devons pas pleurer sur les morts, ils sont au paradis. Maintenant, nous
devons penser à ses enfants. Ils vivent ici, chez nous.
Pendant ce temps, ses larmes continuent à couler comme s’il
ne s’en rendait même pas compte… Je ne saurai pas pourquoi ni comment Jasmine
est morte.
A-t-elle été victime d’un « kitchen accident » ? Comme en
Inde, de nombreuses personnes cuisinent sur un petit réchaud au pétrole. Il
arrive que ces réchauds explosent et causent des brûlures qui, souvent, sont
fatales. Ça, c’est le véritable « kitchen accident ». Il arrive aussi que la
belle-famille arrose la belle-fille d’essence et la brûle vive…
Quand elle est morte, le fils peut se remarier et la
famille empoche une nouvelle dot… Ça, c’est le faux « kitchen accident » que
l’on appelle aussi « dowry murder » Dans ces pays, la presse locale en parle
régulièrement. Pendant mon séjour en Inde, la presse parlera même d’un cas de «
suttee », l’ancienne pratique hindoue qui consiste à brûler vive la veuve, sur
le bûcher de son défunt mari, comme le raconte le livre « Pavillons Lointains »
de M.M. Kaye. Actuellement, on s’étonne de la vague de viols mais l’Inde a
toujours été terrible envers les femmes, comme l’écrit Élisabeth Bumiller dans
« Puissiez-vous être la mère de cent fils – un voyage parmi les femmes d’Inde
». L’Occident n’aime pas regarder la réalité du Tiers-Monde et préfère
s’inventer des légendes romantiques comme celle de Mère Teresa.
Jasmine a-t-elle été victime d’une espèce de crime
d’honneur ? Est-elle simplement morte d’une maladie ? Ou de chagrin ? Ou
s’est-elle suicidée ? Je pense que, si elle était morte de mort naturelle, on
me l’aurait dit, tout simplement : « Elle est tombée malade et on n’a pas pu la
sauver… » Tout simplement… Sans tant de mystères… Je n’irai pas sur la tombe de
Jasmine. Je planterai du jasmin dans mon jardin, cette petite fleur blanche qui
est aussi le symbole du Pakistan. Chaque printemps, le chèvrefeuille fleurit,
entremêlé de clématites et de jasmin ; chaque été, son parfum flotte autour de
nous…
Le destin des femmes dans le Tiers-Monde…
Jean-Claude Legros qui a séjourné quatorze fois au Pakistan
et s’est occupé pendant des années de la famille et donc du village d’un
porteur qui avait perdu la vie pendant une expédition, m’a raconté ceci :
« En 1987, le chef de ce village nord-pakistanais nous
permet d’accéder à leur alpage d’été, situé tout près de la frontière chinoise.
Après cinq journées de marche, nous y rencontrons toutes les femmes, les
chèvres, les brebis et les yacks. Une jeune fille (seize ans ?) parlait
l’anglais. Elle suivait des études à Karachi et, rentrée chez elle durant les
vacances, elle s’occupait des troupeaux, si loin de la ville. Elle était
amoureuse d’un pilote de ligne, nous raconta-t-elle. Elle rêvait de l’épouser
dès qu’elle aurait dix-huit ans. Quatre années plus tard, à l’occasion d’un
trekking, nous sommes retournés dans ce village. Un ami nous héberge.
Il est le chef des porteurs qui nous accompagnent dans ce
périple d’une vingtaine de jours. Je lui demande ce qu’est devenue la jeune
fille dont question. En gros : ayant appris qu’elle souhaitait se marier à
Karachi, ses parents lui ont interdit de sortir de la vallée. Elle n’a pu
continuer ses études. Au contraire, elle a dû épouser un vieillard de
soixante-dix ans qui, en quatre années, lui avait déjà "fait" deux
gosses et demi. Elle vivait là. C’est avec la complicité de mon ami et de
nombreuses femmes du village que nous avons pu la revoir, subrepticement,
incognito, pas longtemps. Alors que, lors de notre premier passage, nous avions
vu une jeune fille pétillante, cette année-là, nous avons parlé à une femme
éteinte, heureuse de nous voir, certes, mais si triste, si triste ! Elle n’a
rien osé dire… Ses yeux suppliaient. Nous nous sommes vraiment demandés, ma
compagne et moi (alors que nous avions organisé ce trekking pour une quinzaine
de personnes) si nous n’allions pas la cacher dans un sac et l’emmener jusqu’à
la ville. Bref, la faire fuir. Juré : j’aurais pu le faire et je l’aurais fait
si mon ami ne m’avait dit (je m’étais ouvert à lui de ce projet car il était
aussi triste qu’elle) :
— Je te préviens : si tu agis de la sorte et que tu remets
les pieds dans notre vallée ou ailleurs au Pakistan, voire même dans ton propre
pays, tu es mort et ta compagne aussi. Personne dans le monde ne peut
soustraire quelqu’un aux traditions d’un peuple ! »
Comment des gens avec une telle mentalité pourraient-ils
s’intégrer chez nous en Europe ? Vouloir mélanger de l’huile avec de l’eau est
une utopie, comme plonger des personnes originaires de régions tribales dans
nos contrées, en espérant pouvoir changer leurs mentalités d’un coup de baguette.
Il y a quelques années, nous avons vécu une autre tragédie.
Une famille pakistanaise était venue s’installer au Tessin. Leur fille avait
grandi ici, avait suivi l’école, travaillait comme vendeuse dans une boutique
de lingerie. Un jour, ses parents décidèrent de la marier et, pour ce faire,
allèrent au pays chercher le fiancé qui lui était promis depuis sa naissance.
Elle se soumit à leur volonté. Le jeune homme vint vivre chez nous et ainsi dut
accomplir un bond civilisationnel des traditions ancestrales tribales à notre
monde contemporain. Il ne fut pas capable de comprendre que la mentalité de son
épouse était totalement différente de celle de sa mère, de ses sœurs et
cousines… Il finit par l’assassiner en lui défonçant le crâne à coups de
marteau… C’est alors que la vraie honte s’abattit sur les deux familles car,
chez nous, les assassins vont en prison.
C’est le même genre de réaction que celle d’un enfant qui
ne parvient pas à maîtriser un jouet, le jette par terre et le piétine. De
combien temps a besoin une personne déplacée et dépaysée pour pouvoir s’adapter
à un autre monde ? Si mon jeune ami Karim n’y était pas arrivé, dans les
meilleures conditions possibles, alors, comment font les autres ? Le pas
suivant, c’est de refuser ce à quoi on n’est pas capable d’accéder et de le
détruire… Ensuite, de se retourner contre ce et ceux qui sont devenus la cause
de frustration à cause de leur inaccessibilité.
Dans la « nouvelle maison » d’Islamabad, la vie quotidienne
s’installe… Il fait encore très chaud… C’est vraiment une construction
impressionnante avec cuisine équipée et, dans la salle à manger, il y a une
table magnifique pour au moins vingt personnes. C’est une grande maison : le
rez-de-chaussée et trois étages… Étant donné que, l’an passé, j’ai assisté à un
petit tremblement de terre et que le Pakistan est une zone sismique, je demande
s’ils ont respecté les normes antisismiques pour la construction de cette
maison puisqu’elle est toute nouvelle… Ils ne comprennent pas de quoi je parle…
Karim non plus d’ailleurs n’avait pas construit sa maison suivant ces normes.
Comment est-il possible qu’un pays qui, depuis toujours, est à risque, n’ait
pas appris au cours des millénaires à construire de façon plus sûre ? Les
Japonais l’ont fait. En 2005, un séisme de magnitude 7,6 a causé près de
100.000 morts, surtout dans les Provinces du Nord et dans le Kashmir.
C’est dans le petit jardin qu’il fait bon s’asseoir et
bavarder, quand la brise du soir apporte la fraîcheur et le parfum des fleurs,
avant que ne se lèvent les fumets de cette cuisine aromatisée et dont le simple
souvenir me fait venir l’eau à la bouche… Dear Pakistan, je suis revenue…
Chaque soir, Jamila réunit les enfants, même le petit
dernier qui ne doit pas avoir plus de cinq ans. Tout ce petit monde s’assoit en
tailleur avec un coran ouvert sur les genoux. Jamila récite et les enfants
suivent le texte avec le doigt, puis ils répètent après elle… Elle tient un
long bambou et, quand l’enfant se trompe, elle donne un petit coup de baguette
sur la main du mauvais élève… Rien de méchant mais, quand même, de la
discipline et l’endoctrinement assuré dès la plus tendre enfance.
Cette famille parle urdu, tandis que le coran est écrit en
arabe. Ces deux langues ont une écriture semblable mais sont différentes. Que
comprennent ces enfants ? Qu’en comprend Jamila elle-même ? Mais ce n’est pas
comprendre qui importe, c’est réciter la mélopée, la suite de sons qui
envoûtent, comme la récitation d’un mantra… Une grande paix s’installe… comme
lorsque nos grands-mères récitaient le chapelet, le soir, alors que nous étions
assis autour du poêle de Louvain, avec nos pieds bien au chaud juste en dessous
de la grosse boule de fonte rougie par le charbon incandescent qu’elle
contenait… Personne ne se demandait ce que signifiait le « Je vous salue Marie
» ni le « Notre Père » C’était tout simplement la récitation d’un mantra comme
tous les mantras qui apportent la paix du soir et assurent un sommeil calme
pendant la nuit.
Maintenant que Jasmine n’est plus là, c’est avec Jamila que
je bavarde le plus. Elle me dit qu’elle ne veut pas se marier, qu’elle veut
consacrer sa vie à la religion. Fait-elle allusion au destin de Jasmine ? C’est
fou : à cause de l’absence de Jasmine, je me rends compte de combien j’ai
espéré la revoir, de combien elle me manque, même si nous n’avons passé que peu
de temps ensemble. Et si elle s’était confiée plus ouvertement, aurionsnous pu
faire quelque chose pour l’aider ? Probablement pas…
Quand Jamila sort de la maison, elle s’enveloppe d’une
ample cape noire. L’an dernier elle ne le faisait pas.
— Comme cela, les hommes voient qu’ils ne doivent pas
m’embêter ! m’explique-t-elle.
— Les hommes ne doivent jamais embêter les femmes… C’est
simplement une question d’éducation mais, puisque ce sont les femmes qui
éduquent les hommes : au lieu de se prémunir contre eux, ne serait-il pas mieux
de leur enseigner le respect dès qu’ils sont petits ?
— Mais chez vous aussi, les femmes religieuses se mettent
un grand vêtement avec un capuchon…
— Ce n’est pas pour se protéger des hommes ! Les habits des
religieuses sont l’habit que portait la fondatrice de leur ordre, c’est la mode
d’il y a parfois plusieurs siècles. Actuellement, tous les ordres religieux ont
modernisé leur tenue et même les prêtres mettent un jeans comme tout le monde…
— Chez nous, les femmes se défendent comme elles peuvent…
— Je sais mais ne crois pas que, chez nous, cela ait été
facile… Nos grands-mères et nos mères se sont littéralement battues : elles ont
fait des manifestations, des défilés, des femmes sont mortes pour réclamer des
droits et, encore aujourd’hui, nous continuons ce combat car nous ne sommes pas
encore arrivées à nous faire donner un « salaire égal pour un travail égal ».
Jamila hoche la tête… Manifestement, elle est bien loin…
Nos mondes sont bien éloignés…
— Jamila, personne ne va donner des droits aux femmes…
Elles doivent les vouloir, les conquérir. L’an dernier, j’ai vu que Jasmine
était triste… C’est à nous de nous battre pour que plus jamais aucune femme ne
soit triste… !
Elle ne dit rien, elle se lève et s’en va… Ai-je dépassé
les bornes ? Il ne sert à rien de lui expliquer que son manteau n’arrêtera pas
les phéromones que son corps lance dans l’air autour d’elle, justement pour
attirer les mâles… Cependant, durant mes séjours au Pakistan et en Inde, je
n’ai pas vu une seule femme ni avec le visage dissimulé par une burqa ni avec
le foulard noué à la façon musulmane, comme on les rencontre en Europe. Les
femmes portaient le dupatta qui faisait partie du shalwar kamiz, pratiquement
comme accessoire d’élégance et non comme signe religieux.
Rita-Khadidja a dû se résigner à son petit surnom car les deux
garçons font une crise de modernisme… Khadidja est devenue Khady pour tout le
monde, comme Jamila et devenue Jamy, comme Fatima est devenue Faty et, de temps
en temps, ils osent même ajouter Papy et Mamy… On hausse les épaules en disant
: « Ils font leur crise, il faut que jeunesse se passe… » Mais personne ne
pense à les appeler Osmy ou Navy… Mais non, eux, ce sont les hommes de la
maison !
Comme à son habitude, la maman « commande la voiture » et
Osman nous conduit au marché… Il passe des heures à faire briller la
carrosserie, surtout quand, après une sortie, elle est couverte de poussière…
Aujourd’hui, chaque fois qu’il y a un « attentat dans un
bazar », je repense à nos sorties, à tous ces gens qui riaient, aux enfants qui
y jouaient, aux étals, aux vendeurs, à toutes ces étoffes magnifiques, aux
bassines remplies d’épices, aux fruits et légumes, aux odeurs, aux couleurs… Je
sais ce que signifie une
bombe qui explose dans un marché…
Un jour, puisqu’il me semble qu’Osman traîne du matin au
soir dans la maison, je lui demande ce qu’il fait pour le moment : est-il
encore aux études ou travaille-t-il ?
— Pourquoi devrais-je travailler ? me répond-il. – J’ai un
frère qui travaille pour moi, en Suisse. Regarde la belle maison qu’il nous a
fait construire. Maintenant, il est occupé à se faire construire un petit
dispensaire… Je ne sais pas encore ce que je vais faire… Je crois que je vais
me décider à me faire construire une station-service, quelque chose de tout à
fait moderne avec garage, auto lavage et tout et tout, comme on voit dans les
films. D’ailleurs, il n’est pas dit que j’y travaillerai. Je pourrais y placer
quelqu’un qui travaillera à ma place. Mais en fait, je suis trop jeune pour me
mettre à travailler… Tous ces soucis… Je vais encore profiter un peu de la vie
!
Je ne parviens pas à distinguer le vrai du faux, de la
provocation. C’est vraiment le sale gosse qui s’amuse à se moquer du monde.
D’autre part, il est tellement sympathique qu’on ne parvient pas à le gronder,
même pas sa mère, surtout pas sa mère…
Je le surprends à genoux devant sa mère, en train de la
supplier de façon théâtrale pour qu’elle lui donne de l’argent. D’abord, sa
mère lui répond que non, encore de l’argent, c’est tout le temps de l’argent…
Et puis, il la fait rire et c’est fichu, elle lui tend une liasse de roupies.
Il sort en gambadant comme un cabri. Quel âge peut-il bien avoir ? Puisqu’il
conduit la voiture et semble être prêt à entrer à l’université… Vingt –
vingtcinq ans ? Manifestement, il est un de ces enfants-rois tout simplement
parce qu’il est un mâle dans un pays oriental.
Khady est en train de s’installer dans la vie de la maison
: elle occupe l’espace… Elle ne travaille pas et se contente d’être enceinte.
On fait tout pour elle, on lui apporte ses repas, on la bichonne, c’est tout
juste si elle daigne aller jusque dans le jardin. Il faut admettre qu’elle est
devenue énorme. Elle se répand littéralement dans son fauteuil. Souvent, elle
reste couchée dans la fraîcheur de sa chambre. Elle s’installe aussi d’une
autre façon : dans cette famille normalement religieuse, elle est en train de
raviver les contraintes. Elle fait ostensiblement les cinq prières et, un
matin, il y a mutinerie à bord.
Osman me prend à témoin :
— Qu’est-ce que tu en penses, toi ? Est-ce que cette petite
folle a le droit de venir me réveiller avant l’aube pour aller dire des
prières, alors que je viens de rentrer d’une virée avec mes copains ?
Khady me regarde d’un air interrogateur avec des yeux qui
fulminent :
— Qu’est-ce qu’il dit ce chenapan ?
Je traduis en Italien…
— Monstre d’un monstre !!! s’écrie-t-elle en italien. – Tu
ne vas quand même pas t’imaginer que, moi qui suis une femme enceinte, moi, je
vais me lever pour dire les prières et que toi
qui es un homme, jeune et paresseux, tu ne vas pas te lever pour dire les
prières ? Tu vas voir ça mon ami !
Bon, ça promet… Ils ne savent pas encore ce que signifie la
conviction d’une convertie…
Pendant que je suis ici, je voudrais aller visiter deux
sites historiques importants.
Un matin, Osman et moi partons pour visiter Murree, qu’on
prononce Marie. Une légende raconte que, après la crucifixion, les disciples de
Jésus l’ont soigné et que, ensuite, il est parti vers l’Orient pour enseigner
dans un monastère bouddhiste, à Leh, dans le Ladakh et que Marie serait
enterrée à Murree… D’ailleurs, il y a un sanctuaire et un mausolée. Je voudrais
aller le visiter. Mais ce garnement d’Osman embarque des copains et un lecteur
de cassettes. Pendant tout le trajet, j’ai droit à quatre énergumènes qui se
trémoussent au rythme de la paki-pop musique ! Quand nous arrivons à Murree, je
suis épuisée, ils se fichent pas mal des vielles pierres et la seule chose que
j’en obtiens, c’est d’aller dans un beau restaurant… boire du thé et manger du
cake !
Un autre jour, je lui demande d’aller à Taxila mais sans
ses amis. Il rigole du bon tour qu’il m’a joué à Murree mais c’est d’accord.
Taxila est un endroit extraordinaire : c’était une ville
importante sur la route de la soie. Elle possède des témoignages
extraordinaires de l’époque bouddhiste, du passage d’Alexandre le Grand ou du
règne d’Ashoka. C’est une des nombreuses villes qui pourraient faire du
Pakistan un paradis pour le tourisme.
Osman et moi, nous arpentons le site en long et en large…
Je suis abasourdie !
Puis nous allons nous attabler dans un restaurant. C’est
l’occasion pour Osman de tâter le terrain pour voir s’il peut me parler
franchement :
— Dis donc : mon frère Sayed, là-bas chez vous, il est en
train de bien faire son beurre… ?
— Écoute ! Honnêtement, je ne sais pas grand-chose de ton
frère. Au début qu’il était là, je l’ai rencontré plusieurs fois mais,
actuellement, je ne le vois pratiquement plus…
— Mais il a envoyé des photos… Cette grosse bagnole rouge…
— Oui, je sais. C’est moi qui ai fait cette
photo…
Je ne
sais pas si je dois me taire ou si je dois lui dire la vérité.
— Cette voiture n’est pas la sienne… On l’a vue parquée
dans la rue et il a voulu la photo pour te l’envoyer…
— Mais il gagne bien sa vie puisqu’il
envoie tout cet argent ? — De cela, je ne sais absolument rien.
— Et si, moi, je viens vivre chez vous, je pourrais gagner
autant d’argent ?
— Je n’en sais rien. Ce que je peux te certifier c’est que,
pour pouvoir travailler chez nous, tu as besoin d’un permis de séjour, d’un
permis de travail et de diplômes agréés par la Suisse… Je te l’ai déjà
expliqué. À ce que je sache, ton frère n’a rien de tout cela et je ne sais
absolument rien de ses affaires.
Osman me regarde étonné…
— Je n’y comprends rien…
— Honnêtement, moi non plus…
— Mais comment se fait-il que Rita se soit convertie ? Tu
as vu ça, cette scène qu’elle m’a faite avec ses prières ? Mais qu’estce qui
lui prend à Sayed ? Ici, il n’allait jamais à la mosquée… Ma mère s’en
plaignait mais ça lui était égal… et là…
— Moi non plus, je ne comprends pas. Maintenant, il
s’habille à la pakistanaise et il va à la mosquée en Italie. D’ailleurs, je ne
comprends pas comment il ose traverser la frontière. Chaque vendredi, il risque
de se faire arrêter. Il dit que, là-bas, il est en contact avec des musulmans
mais il pouvait être en contact avec des musulmans chez nous, sans devoir aller
en Italie. Je n’y comprends rien et je ne sais pas t’en dire plus… Osman secoue
la tête d’un air dubitatif.
Sur le chemin du retour, nous nous arrêtons à un marché
pour acheter des châles pour les femmes de la maison : l’hiver approche et,
ici, on ne met pas de manteaux mais on s’emmitoufle dans des châles qui sont de
véritables couvertures.
La fin de mon séjour approche. Nous devons nous décider à
aller prendre contact avec la docteure que Sayed conseille. Osman téléphone
pour prendre rendez-vous. Khady, la maman, Osman et moi, allons à l’adresse
indiquée. L’endroit n’a rien des hôpitaux spacieux et lumineux auxquels nous
sommes habitués en Suisse. Les pièces qui font office de « salle de travail »
sont exiguës et manquent de fenêtres. La salle d’accouchement, par contre, est
très moderne et parfaitement équipée. L’hygiène est rigoureuse.
La docteure est une femme
grande et opulente. Elle a une chevelure léonine avec des reflets roux, un
maquillage évident, et elle porte des bijoux imposants.
Elle aussi, c’est une maîtresse-femme. Sayed m’a raconté
qu’il n’a jamais eu aussi peur que de ses profs féminins… Ça se comprend… Ces
femmes pakistanaises ne sont pas des mauviettes. Un jour, en entrant au
Shalimar, j’ai vu la gouvernante tancer vertement un employé parce qu’il
n’avait pas assez rincé la serpillière avec laquelle il avait nettoyé le
pavement et donc y avait laissé des traces au beau milieu du hall, parce qu’il
avait passé la serpillière et pas assez rincé, ce qui avait laissé des traces…
D’un air tout penaud, le malheureux était allé prendre un autre seau d’eau pour
recommencer son travail.
Ici, madame le docteur ne plaisante pas non plus, elle a
une expression très sérieuse. Khady me pose de nombreuses questions que je
traduis en anglais, la docteure répond et je retraduis… Puis elle commence à
montrer des signes d’impatience :
— Mais enfin, je ne comprends pas que votre copine vienne
accoucher ici au Pakistan alors que, nous, on irait accoucher en Suisse ! Vous
avez les hôpitaux les plus modernes du monde, qu’est-ce qui lui passe par le
crâne ?
— C’est que, ici, elle est dans une vraie
famille…
Le visage de la docteure s’illumine d’un
grand sourire…
— Yes, this I can understand…
Elle prend Khady par les épaules…
— Dites-lui que tout se passera bien…
Puis, elle donne un premier rendez-vous pour un premier
examen…
Demain, mon avion part pour New Delhi. Le soir nous
partageons encore un dernier repas. Quand les parents se retirent, je leur fais
mes adieux et, comme le font leurs enfants, je m’incline dans le geste de
toucher les pieds de la maman en signe de respect.
— Non, non, ma fille ! me dit-elle…
Elle me prend dans ses bras et m’embrasse… Ses yeux sont
humides… Le papa aussi me prend dans ses bras… Nous pensons à Jasmine… Les
sœurs m’embrassent, les deux chenapans aussi… Rita-Khadidja est très émue, elle
dit que, après mon départ, elle va se sentir seule… Je ne le crois pas car elle
commence déjà à s’exprimer en urdu… Ce n’est pas de la littérature et tout le
monde rit et la corrige mais elle se fait bien comprendre… Qu’ils se méfient
des eaux dormantes…
VI. Séjour en Inde – Toucher le fond
L’avion vole, au-dessus des nuages, dans un ciel
parfaitement bleu puis il descend et, en dessous de nous, apparaît la couche
brune de la pollution autour de New Delhi. Je viens en Inde pour soigner des
enfants handicapés. Afin de me faire une idée du pays, je vais descendre par
petites étapes depuis Delhi jusqu’à Calcutta.
Dès la sortie de l’aéroport, c’est le choc de la saleté…
Monsieur Ashraf avait parfaitement raison :
— Ces gens sont sales, vous n’allez pas être heureuse
làbas…
C’est, tout de suite aussi, le conflit religieux entre
hindous et musulmans. Le chauffeur hindou auquel j’ai demandé de me montrer les
monuments de la ville, passe devant la grande mosquée sans s’arrêter :
— Ça, c’est la mosquée, c’est des musulmans… Aucun intérêt…
De toutes façons, cela ne vaut pas la peine de tenter de «
visiter » Delhi car, dès que le taxi s’arrête, il est pris d’assaut par une
nuée d’enfants-mendiants qui crient et guettent l’occasion de vous arracher
votre sac. Pour visiter Delhi en sécurité, il vaut mieux s’enfermer dans sa
chambre d’hôtel avec un bon guide touristique en papier, surtout pas en chair
et en os !
Petit à petit, je vais essayer de comprendre les raisons
pour lesquelles les musulmans sont si détestés en Inde. Comment sont-ils perçus
dans le reste du monde ? Ce n’est que bien plus tard, suite à la propagation de
l’islam en Europe, que je vais vraiment m’intéresser à la question.
Nous sommes en l’an 2013, si l’on prend comme repère la
naissance de Jésus. En fait, nous sommes le résultat de l’évolution qui dure
depuis le Big Bang, il y a environs quatorze milliards d’années. Il n’y a pas
de « Vieux Monde » et « Jeune Monde » L’âge du Monde est égal pour tous.
Il y a sept millions d’années, Tumai, un de nos ancêtres
communs, vivait au bord du lac Tchad. Dès leur début, les humanoïdes ont
commencé à se poser des questions au sujet de ce qui les entourait, essayé de
comprendre les phénomènes naturels si effrayants. Et des « croyances » sont
nées…
Selon un schéma trouvé sur Internet, les religions sont
apparues dans l’ordre suivant :
Vers 3.500 ACN apparaissent les origines des religions
celtiques ; vers 3.250 ACN, celles de l’hindouisme, des religions
mésopotamiennes puis égyptiennes et les traditions chinoises. La religion celte
apparaît avant 2.000 ACN, la grecque vers 1.500 ACN, puis le judaïsme, ensuite
le bouddhisme vers 500 ACN. Pour le christianisme, la naissance de Jésus marque
l’an 0 de notre ère et l’islam nait 600 ans plus tard. Aujourd’hui, les juifs
sont en l’an 5774, les chrétiens en l’an 2013 et les musulmans en l’an 1434.
Selon la tradition, l’apôtre Thomas aurait prêché à Taxila
vers l’an 52 et il aurait formé les premières communautés chrétiennes dans le
Kerala, au sud de l’Inde, et il y serait mort en l’an 70.
L’évangélisation de l’Europe est plus tardive : le baptême
de Clovis a lieu « entre 496 et 506 ».
La civilisation de l’Indus s’étend de 5.000 ACN à 1.900
ACN.
La civilisation celtique s’étend du VIII°ACN au III°ACN.Avant notre an 0 beaucoup de choses se sont passées…
Quand j’étais à l’école, l’an 0 de notre ère semblait être
le début de l’histoire du Monde… D’ailleurs, ce qui précédait était appelé
préhistoire ! On étudiait peu la préhistoire alors que, en réalité, avant
l’avènement du christianisme, des civilisations brillantes ont existé, avec
leurs religions… En Europe aussi, nous avons eu nos civilisations et nos
religions préchrétiennes.
Les trois monothéismes proviennent du judaïsme qui luimême avait déjà ses ancêtres ; le christianisme en est un dérivé et ensuite vient l’islam. Mordillat et Prieur citent, dans leur livre « Jésus après Jésus », Christoph Luxenberg qui explique dans « La lecture syro-aramaïque du coran » que le coran est tiré de textes chrétiens primitifs syro-aramaïques destinés à évangéliser les arabes. Guy Stroumsa : « Nombre d’indices nous laissent voir des traditions judéo-chrétiennes, araméennes, hérétiques chrétiennes et, peut-être, même… manichéennes, à l’origine du texte que nous appelons le coran. Mais de moins en moins de chercheurs musulmans connaissent l’hébreu et l’araméen, leur réflexion sur le coran ne se fait plus qu’à l’intérieur de l’islam, dans le cadre islamique orthodoxe. Il me semble pourtant essentiel de se rendre compte à quel point nous devons relire le coran dans son substrat juif et chrétien. »
Jacob Taubes : « Mahomet n’a pas mélangé dans sa tête échauffée des traditions chrétiennes et juives, ni inventé quoi que ce soit sur cette base, mais il a très exactement absorbé la tradition judéo-chrétienne et l’a reproduite dans le coran. »
Toutes trois sont des religions sémitiques, originaires du Moyen-Orient désertique. Le christianisme va s’étendre progressivement en se collant sur les traditions locales préexistantes, non sans conflits.
Au IV° siècle, l’empereur Constantin impose le christianisme comme religion d’état. Le baptême de Clovis officialise le christianisme dans nos régions.
Au VIII° siècle, le Pape Grégoire envoie Augustin de Cantorbéry pour convertir l’Angleterre et il lui conseille de ne pas détruire les temples ni les idoles mais d’en orienter les cultes vers la vraie foi, comme l’écrit Philippe Walter qui explique l’origine de nos traditions dans « Mythologie chrétienne, fêtes, rites et mythes du Moyen-âge ».
À Werden, en 782, Charlemagne ordonne aux Saxons de se faire baptiser et, puisqu’ils se montrent réticents, 4.500 personnes sont massacrées.
E.G. Ban, dans son livre « The constant feud » explique que
les conditions de vie sont si dures dans le désert qu’on ne peut que s’y
prosterner en disant « que ta volonté soit faite ». Par contre, dans les
régions tempérées des forêts où l’on pratique l’élevage et l’agriculture, on se
confie à de nombreuses divinités pour implorer les conditions favorables et
conjurer les catastrophes comme les sécheresses, inondations, épizooties, etc.
Ce qui explique que les gens du désert ont tendance au monothéisme tandis que
les gens de la forêt sont polythéistes.
Donc le christianisme monothéiste du Moyen-Orient s’est
répandu sur les civilisations polythéistes des forêts.
Plus tard, le monothéisme désertique islamique a envahi à
son tour les peuples des forêts. Cependant, avant ces 2 000 ans de «
monothéisme étranger » qui leur a été imposé, les peuples des forêts avaient
leur mentalité fondamentalement polythéiste. C’est sans doute cette différence
de mentalité qui constitue la cause du conflit entre l’islam et l’Europe ou
l’Inde car, avant ces 2 000 ans de monothéisme, nous sommes fondamentalement
polythéistes depuis des millénaires.
Notre monothéisme chrétien catholique s’en est accommodé en
introduisant la Trinité, la théandrie de Jésus, la Vierge Marie et les saints.
Les mahométans vénèrent Allah mais, d’une certaine façon, ils vénèrent aussi
leur prophète Mahomet. Somme toute, les mahométans sont des monothéistes du
désert tandis que nous sommes des polythéistes des forêts, ce qui est incompatible.
Pour quelles raisons les humains ont-ils imaginé
l’existence d’êtres surnaturels et de dieux ? Les hommes se sont interrogés
devant les phénomènes naturels. Ne pouvant pas leur donner d’explications
scientifiques, ils ont eu recours à des explications « surnaturelles », des
métaphores, des allégories. Il faut relire la Genèse : elle ne raconte pas
comment le monde est né, elle essaye d’expliquer ce que les gens voyaient
autour d’eux. C’est le principe du poisson rouge. Si je ne connais pas la
sélection des poissons carassins et que je me demande pour quelle raison mon
poisson rouge est rouge, je puis répondre « parce qu’il est fâché » ou « parce
qu’il a trop chaud ». Semblablement, quand les anciens hébreux se sont demandés
d’où venait le monde qu’ils voyaient autour d’eux, ils ont répondu « quelqu’un
de grand et de puissant l’a créé ». Les dieux ont été des réponses aux
questions auxquelles alors les hommes n’avaient pas d’autres réponses. Ces
croyances sont-elles encore rationnelles aujourd’hui ? Mais surtout, est-il
encore tolérable de continuer à s’entretuer au nom de croyances ?
L’islam naît donc dans la péninsule arabique au VIIe siècle et commence
immédiatement à se propager aux alentours, par des guerres de conquêtes,
souvent dans des régions christianisées depuis des siècles.
Dès le Xe siècle, l’islam envahit l’Inde. Les guerres et les
calamités qu’elles engendrent, ont tué « 80 millions d’Hindous en 500 ans »
(cf. Le Livre Noir de l’Islam de J.
Robin). L’Inde avait connu de brillantes civilisations mais, dès le début du XVe, elle fera partie de
l’Empire Moghol et, au XVIIIe, elle est l’objet des conquêtes coloniales des puissances
commerciales européennes.
Quand l’Inde redevient un pays indépendant et souverain, en
1947, la guerre civile éclate entre musulmans et hindous, avec des massacres
épouvantables qui aboutiront à la partition du pays en Pakistan musulman et
Inde hindoue… comme le raconte Paul Scott dans le « Raj Quartet » ou Bhisham
Sahni dans « Tamas ». Les haines ancestrales couvent toujours en sourdine et
explosent à la moindre étincelle…
Pendant mon séjour en Inde, tout le pays va être paralysé à
cause des évènements de Ayodhya. Un temple, construit sur le lieu de naissance
du dieu Ram, avait été détruit par « l’envahisseur musulman » Babur, au XVIe siècle, et sur ces
ruines, il avait fait construire une mosquée. Le 6.XII.92, une foule de
plusieurs dizaines de milliers de pèlerins hindous rase cette mosquée… S’en
suivent des représailles musulmanes, puis des contre-représailles hindoues.
Entre 900 à 2 000 personnes auraient été tuées. Les émeutes se prolongent en
janvier 1993, puis le 12.III.93 « les attentats de Bombay marquent le réveil
des affrontements intercommunautaires… » (cf. Internet)
Une fois de plus, le pays est paralysé par le couvre-feu et
les vieilles rancœurs, d’ordre religieux, sont manipulées à des fins politiques
en vue des élections suivantes. Ces conflits sont si fréquents qu’on n’en parle
pratiquement pas en Europe. Pour moi, c’est une chance car ma famille se serait
inquiétée. Pendant les émeutes, nous nous contenterons de rester à l’intérieur,
derrière les hautes grilles et les portails en fer, fermés avec de grosses
chaînes et des cadenas. À quoi bon s’en faire ? Comme tout ce qui brinqueballe
en Inde, la situation finira bien par se calmer : « it will be open after some
time » !
En 1958, avec mes parents, nous avions fait un voyage en
Grèce. Là, tout ce qui allait mal ou avait été détruit était de la faute des
Turcs, musulmans eux aussi… Ils avaient envahi le Moyen-Orient et le Maghreb
depuis 1515, jusqu’à ce que la France ne libère Alger en 1830 (cf. Courtinat).
Le refoulement allait continuer pendant la première guerre mondiale – on se
souviendra des tentatives de Lawrence d’Arabie pour unifier les Arabes contre
les Turcs. Les Turcs avaient aussi envahi les Balkans et l’Europe jusqu’aux
frontières de la Pologne. Les « Arabes » avaient occupé le sud de l’Espagne et
de la France.
Dans les guerres de l’ex-Yougoslavie, la haine contre les
musulmans date-t-elle de l’invasion turque dont la fin ne commença qu’après la
levée du siège de Vienne le 12.IX.1683… ?
Pendant la deuxième guerre mondiale, « les Arabes » vont se
ranger aux côtés de l’axe Berlin-Rome-Jérusalem-Tokyo, comme d’ailleurs le
général indien Bose. Gandhi ne soutiendra pas les Britanniques… et, malgré ses
conseils de non-violence, en 1942 – donc en pleine guerre, il lance le
mouvement « Quit India » pour affaiblir encore les Anglais mais, avec eux
aussi, tout l’Occident. En fait, les pays colonisés espéraient la défaite des
pays colonisateurs pour pouvoir s’en débarrasser… « Mettez-vous à leur place »
! Seulement « leur place », c’est du côté opposé au « nôtre »
Par contre, les juifs qui étaient revenus se fixer en
Palestine depuis le milieu du XIXe, s’étaient rangés du côté des Anglais, en formant la «
Jewish Brigade », une section de la VIII° Armée britannique. À la défaite de
l’Allemagne et de ses alliés, les Anglais, sentant qu’ils allaient perdre leur
domination au MoyenOrient, ont-ils préféré laisser la Palestine aux mains des
juifs pro-occidentaux, en favorisant la création de l’État d’Israël ? D’autant
plus que le territoire palestinien était devenu butin de guerre, comme les
Cantons Rédimés d’Eupen et Malmédy ou l’Alsace et la Lorraine…
À la fin des années 40-45, le monde arabo-musulman est-il
donc perçu comme ennemi de l’Occident ?
La perception des évènements change. À lire les atrocités
commises par les Japonais, on comprend que les bombes de Hiroshima et de
Nagasaki aient été, à l’époque, perçues avec soulagement et reconnaissance car
elles signifiaient la fin de la guerre. Aujourd’hui, on tait les souffrances
que les Japonais ont fait subir en territoires conquis mais on insiste sur les
souffrances que les bombes atomiques alliées ont infligées aux Japonais.
Retournement de situation…
Par contre, les Japonais restent fidèles à leurs héros qui
sont, pour nous, des criminels de guerre…
On parle souvent des Arabes « blessés dans leur amourpropre
» par les défaites militaires successives. Les Allemands aussi ont été défaits
et humiliés. Ils ont fait amende honorable et, aujourd’hui, ils portent la tête
haute. Pourquoi d’autres peuples ne peuvent-ils pas tout simplement accepter la
réalité et tourner la page ? Pourquoi l’Occident devrait-il s’excuser d’avoir
gagné la guerre ? Pourquoi cette rengaine de l’esclavage occidental alors que
l’esclavage africano-africain ou arabo-
musulman est encore tabou ? Pourquoi
l’Occident s’autoflagelle-t-il ?
Les musulmans sont-ils si détestés parce qu’ils restent
perçus comme des envahisseurs ? Même les bouddhistes bafouent leur légendaire
non-violence pour repousser l’islam. L’aversion contre le monde arabo-musulman
est-elle encore une réminiscence – profondément ancrée dans les mémoires
collectives – de siècles de conflits durant lesquels l’Europe a repoussé les
invasions (et même les SS musulmans dans l’armée allemande en 40-45) ? Encore
dans les années 1960, mes parents me mettaient en garde contre « la traite des
blanches », c’est-à-dire le kidnapping de jeunes filles blanches destinées aux
harems…
Mon séjour si heureux au Pakistan et, par contre, la
perception des musulmans comme ennemis, en Inde, mais aussi mes rencontres
déconcertantes en Europe m’interpellent. Si je n’avais pas vécu ces trois
situations si différentes même contradictoires, je ne me serais pas intéressée
à l’évolution de l’islam en Europe.
Mais au-delà, les moyens de communication aidant, les
conflits religieux et la confrontation entre les croyances surannées et les
mentalités occidentales ne vont-ils pas mener à la disparition des religions et
des sociétés telles que nous les connaissons actuellement ? Avec les moyens de
communication modernes ne sommes-nous pas en train de vivre une nouvelle
Renaissance, exactement comme l’invention de l’imprimerie a bouleversé les
valeurs qui avaient semblé immuables pendant des siècles, avant la première
Renaissance ? À l’époque, ces changements se sont étendus sur plusieurs
siècles… Aujourd’hui, les changements vont à la vitesse d’Internet et sont
instantanément planétaires…
* * *
« L’Inde est sale… »
Des détritus, des crachats sanguinolents et des excréments
de tous genres jonchent les rues. Les sâdhus sont effrayants… Ils sont à moitié
nus, ont de longs cheveux feutrés comme la laine des moutons, en plus, ils se
couvrent la tête de cendres… Ils mâchent du bétel, ce qui leur donne un aspect
diabolique car, quand ils parlent, le jus rouge du bétel donne l’impression
qu’ils ont la bouche ensanglantée. Le plus souvent, ils ont un regard méchant,
ils font peur et sont dégoûtants. À part les temples jain qui sont des
merveilles, les autres temples ne sont pas toujours propres. Les prêtres ne
sont pas toujours accueillants, quelquefois ils sont même menaçants…
L’hygiène est une obsession chez les musulmans. Au moins
cinq fois par jour, avant les prières, ils doivent « se purifier ». L’endroit
où ils prient doit être propre, ils y déroulent leurs tapis de prières qui
souvent sont de petits chefs-d’œuvre en soie. Leurs chapelets sont en nacre ou
bois de santal. Je pense souvent, avec nostalgie, à cette soirée passée avec
Jasmine à la mosquée d’Islamabad.
L’Inde et le Pakistan ont été colonisés par les Anglais de
1750 à 1947. Donc, pendant deux cents ans, les autochtones ont vu comment
travaillaient les Anglais. Pour quelle raison n’ont-ils pas continué comme eux
puisqu’ils en avaient vu l’efficacité ? À Calcutta, j’ai posé la question :
— Comment se fait-il que les égouts sont encore ceux
creusés par les Anglais à l’époque où la ville ne comptait que 250 000
habitants alors que, maintenant, elle en compte
12 000 000 ? (Du moins, c’est ce
qu’on m’avait dit…) Michaël me répond :
— Parce que l’autorité centrale, à New Delhi, ne donne pas
les crédits. Tout le monde sait que cet argent aura disparu en chemin avant
d’arriver ici sur un hypothétique chantier…
L’Inde a aussi subi les conséquences de l’idéologie
gauchiste de ses premiers dirigeants… Nehru avait fait ses études à Cambridge
mais il avait été fasciné par l’Union Soviétique… Le Bengale était un des
derniers pays communistes…
* * *
Le Tiers-Monde est-il pauvre ?
Non, bien au contraire, il est immensément riche ! Comme le
dit Michaël :
— Sinon, les Européens ne seraient pas
allés le coloniser !
Riche, pas seulement de ses matières premières mais aussi
par son potentiel touristique !
C’est en marchant dans les rues indiennes que je comprends
l’anathème musulman contre les chiens et les cochons… Vaches, porcs, chiens et
chats errent dans les rues : ils sont maigres, sales, couverts de plaies et,
sans doute, porteurs de parasites et de maladies. Ils se nourrissent des
détritus, excréments et cadavres qui, lentement, se décomposent sous le soleil
torride.
Dans les pays désertiques, on manquait de combustible pour
pouvoir rôtir suffisamment la viande de porc afin d’en éliminer les germes.
Mahomet, à son époque, avait raison mais il ne pouvait pas imaginer que ses
disciples allaient venir en Europe où ils allaient pouvoir jouir de lois
sanitaires, de contrôles vétérinaires mais aussi de la chaîne du froid avec
congélateurs et frigos et, surtout, de cuisinières, fours et cocottes minutes.
En Inde, les chiens errants dorment sur les quais des gares
et le long des voies ferrées. Pas étonnant que certains n’aient que trois
pattes. Ils vivent en bandes, pratiquement à l’état sauvage. Dans ces
conditions, pas étonnant non plus que « les anges n’entrent pas dans la maison
où vit un chien » Il y a une part d’hypocrisie car les « chiens pauvres » sont
diabolisés alors que les lévriers afghans, arabes, berbères, etc., sont adulés
comme des princes car, eux, ils servent pour la chasse… Tout cela n’a rien à
voir non plus avec les chiens qui, en Occident, non seulement reçoivent des
soins convenables mais sont aussi de précieux auxiliaires pour la chasse, la
recherche en cas d’avalanches, de drogues, de catastrophes… chiens guides pour
aveugles ou compagnons pour malades.
La différence, entre ces pays et les nôtres, se marque aussi
quand nos secouristes vont, avec nos chiens, chercher les victimes de
tremblements de terre, même dans les pays musulmans…
En Inde, le destin des chiens errants est désolant. J’ai
plus de compassion pour les animaux que pour les hommes car les hommes sont
victimes de leur propre ignorance tandis que les animaux sont victimes de la
cruauté des hommes.
L’Inde pauvre ?
Un jour, à Kalimpong, Francesco, ma fille et moi, nous
sommes assis dans le magnifique jardin du charmant hôtel Silver Oaks. Nous
bavardons avec le directeur et lui demandons une tasse de thé de première
qualité puisque nous sommes au cœur du Darjeeling et des thés les plus célèbres
de la planète… Avec un air désolé, il nous répond :
— C’est vous, en Europe, qui buvez les thés de première
qualité… En Inde, tout ce qui est de première qualité est immédiatement raflé
par les multinationales pour l’exportation… Nous, il ne nous reste que les
qualités invendables…
À Skardu, chez le petit marchand de produits locaux, j’ai
acheté des « pierres ». J’aime les pierres car elles ont des couleurs
extraordinaires : les couleurs naturelles de notre terre, tellement plus belles
que celles que nous pouvons produire avec nos tubes de peinture à l’huile
Rembrandt ou nos aquarelles Winsor & Newton…
Parmi ces pierres, il y a un diamant. Je le montre à une
amie qui est joaillière. Elle me dit que oui, c’est du diamant mais il contient
de nombreuses impuretés et il a été poli de façon irrégulière. Somme toute, il
ne vaut rien… Il brille des classiques « mille feux » mais n’a pas de valeur, autre
que mes sentiments.
À Calcutta, je veux acheter une hessonite car c’est la
pierre qu’un astrologue me conseille pour ma santé. Quand je fais remarquer au
« bijoutier » qu’il y a de petites griffes, il me répond :
— Bien sûr, il y a des imperfections car ceci est une
pierre naturelle…
Chez nous aussi, nous avons des pierres naturelles mais
sans imperfections… L’Europe s’est spécialisée dans la sublimation de matières
brutes. Les exemples sont nombreux : « ils » ont inventé la soie mais c’est à
Côme qu’on en a fait un art ; ils ont inventé le kashmir mais c’est au
Royaume-Uni qu’on en a fait des « petites laines » ; ils ont inventé la
porcelaine mais c’est à Limoges qu’on l’a exaltée ; ils ont les diamants et
l’or mais ce sont Boucheron et Cartier qui créent les merveilles… C’est en Europe
qu’on a transformé les matières premières en chefd’œuvre…
Pour quelle raison l’Europe a-t-elle
cherché l’excellence ?
Est-ce parce que, au départ, l’Europe est très pauvre et a
donc dû suppléer avec son inventivité, développer ses talents ? Qu’y avait-il
en Europe « au début » ? Des forêts de hêtres et de chênes ? Des châtaigniers ?
Des sangliers ? Pratiquement tous les arbres fruitiers ont été importés,
surtout d’Asie, ainsi que les fruits et légumes, les pierres précieuses et tout
le reste. Que mangeait-on au Moyen-âge ? Il n’y avait pas beaucoup de variété.
Comment étaient nos châteaux forts ? Pas très confortables. Nous sommes allés à
l’étranger, nous avons copié, ramené, élaboré, amélioré…
Pourquoi ne pas être orgueilleux de nos
gastronomies ?
Quels besoins les habitants de la vallée Hunza auraient-ils
d’améliorer la culture de la vigne ou des abricots ? Tout grandit et produit de
lui-même, sans besoin de soins particuliers. Ça pousse tout seul, il n’y a qu’à
cueillir et se laisser vivre…
Un jour, dans un magasin « d’épiceries fines », j’avais
parlé avec le propriétaire au sujet des abricots Hunza car ils sont
extraordinaires. Contrairement aux abricots séchés et tout mous que nous
connaissons, ceux de la Vallée Hunza sont durs et croquants : entre la pâte de
fruits et le sucre fondant, grâce, sans doute, à la méthode de dessiccation au
soleil, un délice ! Nous importons bien des dattes ou des figues, pourquoi pas
les abricots Hunza, cela aurait constitué « une rentrée » pour les habitants.
— Je connais ces abricots ! me répondit ce monsieur. – Il y
a plusieurs problèmes. D’abord, ces personnes devraient changer de mentalité et
produire pour l’exportation au lieu de se contenter de subvenir à leurs
besoins. Mais il y a un grand risque que la culture intensive ne déséquilibre
complètement le délicat écosystème de leur vallée…
— « Don’t do it… » aurait dit monsieur
Bashir…
En Europe, nous avons été contraints de chercher les moyens
d’adapter, améliorer, conserver. Comment conserver les fruits pour l’hiver ?
Pourquoi les fruits mal conservés produisent-ils du botulisme ? Fatalement,
c’est la nécessité qui a aiguisé l’ingéniosité…
Semblablement, en montagne, les montagnards ont exploité
les alpages le plus haut possible mais ce sont des citadins qui ont inventé
l’alpinisme. En Himalaya également, ce sont des occidentaux qui sont allés, les
premiers, sur les sommets…
L’Inde est un pays magnifique mais, comme le dit Michaël, «
mal géré »
Comment se fait-il que, au XVIIe siècle, on ait été capable de
construire le Taj Mahal qui est une merveille mathématique et que, en 1992,
dans la même ville d’Agra, on construise un nouvel hôtel dont les embrasures
des fenêtres sont trente centimètres plus larges que les châssis des fenêtres
qui leur sont installées ? Et que personne ne pense à combler cette erreur de
construction au lieu d’y laisser nicher des essaims de guêpes ?
Pendant mon voyage par petites étapes vers Calcutta, je
loge dans différents hôtels. Un jour je me trouve à la réception de l’un d’eux
pour payer mon séjour.
L’employé m’observe et regarde ma
médaille-talisman.
— Puis-je me permettre une question
indiscrète ?
— Oui, bien sûr…
— Je vois votre médaillon… Êtes-vous
musulmane ?
— Non, c’est un souvenir du Pakistan ! J’étudie la question
car elle m’intéresse…
— Alors, je vais vous donner des adresses ! Si jamais vous
avez besoin d’aide, contactez-les…
Il écrit des adresses dans mon guide touristique puis il
ajoute :
— Dommage que nous ne l’ayons pas su plus tôt, vous auriez
reçu un traitement de faveur…
Quand, plus tard, je vérifie sur Internet, je découvre
qu’il m’a conseillé un centre du « Tablighi Jamaat »
qui est un mouvement international, spécialisé dans la prédication pour que les
musulmans ravivent leur foi dans le cadre d’une interprétation littéraliste…
Une autre adresse est celle d’un prédicateur barbu
« islamiste » dont, maintenant, on trouve
les prêches sur You-
Tube…
La communauté musulmane mondiale… l’internationale
islamiste… l’entraide fraternelle musulmane internationale… Ils sont donc bien
organisés en réseaux !
C’est à Calcutta que je rencontre la vraie détresse,
surtout celle des femmes musulmanes. Quand les hommes se lassent de leur femme,
« ils la divorcent ». Il leur suffit de prononcer trois fois le mot « talaq »
et le tour est joué… En théorie, chez les gens éduqués, les pratiques
religieuses ont leur dignité mais, auprès des gens primitifs, la réalité est
beaucoup moins roman-
tique. Et, dans notre monde moderne, on
peut même s’entendre signifier son talaq via téléphone portable… Souvent, la
femme divorcée se retrouve à la rue avec ses enfants et sans moyens de
subsistance. Elle se cherche donc un nouveau mari qui, lui, n’a pas envie
d’élever les gosses d’un autre. Donc on se débarrasse d’eux… On les abandonne
dans les orphelinats…
Il y a une autre détresse déchirante : les enfants… Tous
ces enfants ! Tous ces enfants qui naissent sans être désirés et sans qu’aucun
d’entre eux n’ait demandé à naître… Je connais ces théories selon lesquelles
les âmes flottent dans les airs et se choisissent leurs incarnations pour venir
sur terre… Cela rejoint la théorie du karma. Il s’agit là d’une trouvaille
perfide pour pouvoir se débarrasser de sa propre responsabilité. « Quand un
enfant naît, sa vie et tout ce qui lui pend au nez, eh bien, ce sont ses
affaires : c’est lui qui l’a choisi… Il a voulu naître, il a choisi lui-même où
naître et comment vivre, cela ne me concerne pas, qu’il se démerde… »
Le pas suivant est de dire : « Quelle chance il a d’être
malheureux : il va pouvoir racheter ses méchancetés de ses vies antérieures…
Donc plus il est malheureux, plus il a de la chance et moi je m’en lave les
mains… » C’est le raisonnement le plus cruel et le plus odieux inventé par des
esprits pervers pour se déculpabiliser !
Chaque personne est responsable des enfants qu’elle oblige
à naître. Ça, c’est dur à admettre… Surtout, dans le cas d’enfants qui naissent
handicapés… Ce n’est pas l’enfant qui a choisi la consanguinité, les maladies
génétiques, l’alcoolisme, le tabagisme, la drogue, les comportements à risque
de ses concepteurs… mais c’est lui qui va payer les pots cassés pendant toute
sa misérable vie !
On se console avec des histoires magnifiques… On cite
Stephen Hawking comme exemple de ce que les handicapés sont, quand même,
capables de faire… Mais la souffrance, c’est eux qui la vivent. J’ai un cousin
qui a été victime de la polio… Les enfants en Inde mais, aussi, dans le reste
du Tiers-Monde… Ils naissent par milliers, tout simplement parce qu’on ne sait
pas comment ne pas les faire naître, auprès de gens qui n’ont même pas les
moyens de subvenir à leurs propres besoins. Ils naissent destinés à être misérables
alors que, maintenant, nous avons les moyens de permettre à tout le monde de
vivre une sexualité normale mais libérée de la reproduction.
C’est en affrontant le grouillis humain dans le smog
suffoquant des rues de Calcutta que je me suis interrogée au sujet de la
surpopulation de notre planète.
La planète succombe sous la pollution. Plus il y a
d’humains, plus il y a de pollutions et plus la planète va mal mais on
continue, aveuglément, à procréer… Nous sommes conscients mais ne faisons rien
pour arrêter la catastrophe de la surpopulation. Bien au contraire : quand
Pascal Sevran a osé écrire : « La bite des noirs est responsable de la famine
en Afrique », on a poussé des cris d’orfraie ! La bite des hommes est en train
de détruire notre planète alors que nous disposons d’une panoplie de moyens
contraceptifs. Selon mon expérience, la stérilisation est la plus judicieuse
mais elle est taboue, en mémoire « des heures les plus sombres de notre
histoire », du nazisme, de l’eugénisme et des dogmes religieux. Une vie
sexuelle épanouie, libérée de la reproduction, assure aux femmes une meilleure
santé et la possibilité d’avoir peu d’enfants mieux nourris, mieux éduqués et
moins exposés à la misère. Avant Pascal Sevran, d’autres se sont exprimés à ce
sujet :
Jacques-Yves Cousteau : « Une terre et une humanité en
équilibre, ce serait une population de cinq cents millions de personnes mais
éduquées et capables d’autosubsistance. Le vieillissement de la population
n’est pas le problème. C’est une chose terrible à dire mais, pour stabiliser la
population mondiale, nous devons perdre 350 000 personnes par jour. C’est une
chose horrible à dire mais ne rien dire l’est encore plus. »
Nous avons interrompu la sélection naturelle et la
mortalité infantile sans mettre en place la limitation des naissances, en
provoquant le dangereux déséquilibre que constitue la surpopulation.
Mais nous avons aussi pris le risque que constitue la
reproduction artificielle d’êtres auxquels la nature n’aurait pas permis de se
reproduire. Tôt ou tard, il va falloir regarder la réalité en face. Les
changements climatiques vont-ils mettre de l’ordre dans toutes nos aberrations
?
Nous faisons naître des enfants qui ne l’ont pas demandé
et, ensuite, nous les obligeons à étudier, à travailler, à suivre la règle…
Jusqu’à quand vont-ils se soumettre ? Que va-t-il se passer le jour où nos
jeunes vont dire « Je n’ai pas demandé à naître ! » où ils vont refuser de
travailler, où ils vont réclamer le droit à l’alcool, à la drogue, à
l’assistance publique… Qu’allonsnous répondre à la personne qui nous dira « Je
n’ai pas demandé à naître, je ne veux pas vivre, je réclame le droit au
suicide. »
C’est en 1993, en marchant dans les rues de Calcutta, que
j’ai compris que la surpopulation est le drame de notre planète. Aujourd’hui,
en 2013, depuis vingt ans, qu’a-t-on fait ?
À Calcutta, je vais travailler dans un orphelinat. En tant
que physiothérapeute, je dois soigner des enfants handicapés, spastiques ou
victimes de la poliomyélite, la paralysie infantile… et, surtout, enseigner à
des jeunes filles autochtones comment soigner elles-mêmes leurs petits malades.
Très vite, je me rends compte que ce qu’il faut, c’est d’abord de l’hygiène,
ensuite une alimentation équilibrée et, seulement après, quand ces enfants
auront la force de se tenir debout, de la gymnastique. Ce qui manque encore
plus que tout le reste, c’est l’éducation : le plus tôt possible leur apprendre
à lire et à écrire. Le problème ne vient pas du manque d’argent car les
donateurs européens sont généreux.
Les bénévoles sont compétents et les jeunes monitrices
indigènes sont intelligentes et assoiffées d’apprendre et de bien faire. Là où
le bât blesse, c’est auprès de la vieille garde des dirigeants locaux qui sont
d’une ignorance désolante et préfèrent payer de grosses jeeps pour leur usage
personnel plutôt qu’acheter du lait pour les enfants. Je vais être bouleversée…
Je ne vais pas résister…
Une psychanalyse serait intéressante. D’où nous vient ce
besoin d’aller jouer aux missionnaires dans le Tiers-Monde ? Nous donner bonne
conscience en regardant au loin au lieu de regarder autour de nous, chez nous ?
En fait, c’est le contraire qu’il faudrait faire : nous devrions mettre ces
gouvernements devant leurs responsabilités au lieu d’essayer de suppléer à
leurs incuries. Autant l’Inde que le Pakistan ont « de l’argent pour construire
des bombes atomiques mais pas pour les écoles, hôpitaux, les égouts, l’eau
potable »
« Pays émergeants » ? émergeant de quoi ? Aller sur la
lune, lancer des satellites, produire des jeux vidéo et des téléphones
portables alors que les enfants sont dévastés par des maladies effrayantes
comme la polio parce qu’il n’y a pas assez de vaccins ou la gale parce qu’il
n’y a pas assez d’hygiène… Et tous les autres pays…
Nous sommes incohérents. Des « numerus clausus » empêchent
nos jeunes d’étudier la médecine. Nous avons un criant déficit de personnel
médical donc nous recrutons dans le TiersMonde mais, puisque celui-ci est dans
un état lamentable, nous leur envoyons des ONG… ça aussi c’est tout un business
!
Et moi, dans cette ONG à Calcutta, qu’ai-je
pu faire ?
L’orphelinat dans lequel je travaille est chrétien,
j’apprends à mes dépens qu’il faut bannir toute référence au passé religieux
des enfants pour, même ici, éviter les conflits entre musulmans et hindous. Au
moins, Jésus peut leur être présenté comme un ami qui les aime au lieu de
divinités effrayantes auxquelles on continue à sacrifier… même des enfants !
Dans ce bidonville, mon médaillon-talisman et le port du
shalwar m’aident à communiquer. J’espère que ces femmes, si démunies, auront
assez confiance en nous pour nous apporter leurs enfants à la consultation des
nourrissons, aux vaccinations et aux soins…
C’est aussi dans ce bidonville que je me suis demandé pour
quelles raisons les riches pétro-musulmans financent des mosquées en Europe au
lieu de financer des écoles, cliniques et centres d’aide aux femmes, dans les
slums de Calcutta qui en ont plus besoin, que nous de mosquées en Occident…
Mon expérience indienne tourne court car, après quelques
semaines, je comprends que ce que nous y faisons ne sert à rien et que nous
n’allons rien pouvoir changer… Les hindous se résignent à leur triste sort car
c’est le destin de leur karma et même, beaucoup souffrir constitue une chance
de se racheter, alors pourquoi lutter ? Semblablement, les musulmans acceptent
leur triste sort car, si leur dieu le veut ainsi, c’est comme ça… Inch’allah,
demain cela ira mieux ! Les religions sont certainement des freins au développement
du Tiers-Monde.
Dans ces conditions, que pouvons-nous faire ? D’ailleurs,
cela ne dure pas longtemps avant que je ne tombe malade à cause de la crasse
mais aussi de mon désespoir…
Francesco et ma fille viennent me chercher et nous rentrons
ensemble, chez nous… Un coup dans l’eau… Une autre bonne
intention qui s’en est allée paver l’enfer…
— « Don’t do it. » aurait dit monsieur
Bashir…
Qu’est ce qui m’avait convaincue d’aller faire la
missionnaire ? Certainement mon éducation catholique… Carême de partage &
Co… Certainement aussi, la nostalgie du Congo. Me heurter à la réalité ne s’est
pas fait sans dommages… Pendant deux ans, j’ai dû suivre des traitements aux
antibiotiques pour me libérer des vers, bactéries, amibes, etc. Mais, en fait,
je ne m’en suis jamais remise. Puis ont suivi l’hôpital, les opérations et
l’impossibilité de retourner en montagne.
Comme toutes les autres, la harde humaine continue sa
migration, laissant derrière elle les vieux, les estropiés et les malades.
Alors commence la descente aux enfers : la lente prise de conscience de
l’absurdité de la vie et de la solitude. Les hommes ont inventé la vie
éternelle et le paradis pour combattre le désespoir et le suicide. On peut
aussi apprendre à tirer le meilleur parti possible de la vie, tout simplement
pour la dignité d’être homme, comme le disait déjà Alfred de Vigny dans « La
mort du loup » : « Gémir, pleurer, prier est également lâche, fais
énergiquement ta longue et lourde tâche dans la voie où le sort a voulu
t’appeler, puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »
« L’Européen peut se blesser au contact de l’Asie »
(Kersauson – Ocean’s song) C’est exactement cela. Je me suis blessée au contact
de l’Asie.
* * *
Un jour, bien plus tard et tout à fait par hasard, je
rencontre Sayed… C’est lui qui me salue… Je ne l’aurais pas reconnu car il a de
nouveau changé. Il est habillé impeccablement mais maintenant, il porte la
barbe ! Ce jour-là, il fait beau, nous ne sommes pas loin d’un jardin public,
nous allons nous asseoir sur un banc. Je lui raconte brièvement ma déconvenue
en Inde et mes gros problèmes de santé.
— Si je ne suis pas encore passée te saluer, c’est que je
ne sais pas où donner de la tête… Je n’arrive pas à suivre… Je suis débordée,
épuisée…
— Je n’habite plus ici… J’habite en
Italie maintenant… — Ah bon ? Et ta femme ? Comment ça s’est passé ?
— L’accouchement s’est bien passé… Tout s’est bien passé
mais il y a un problème : elle ne veut pas revenir en Italie… Elle dit que,
avec les deux petits, il n’est pas possible de voyager… Et, ici, elle ne
saurait pas faire face à tout le travail que causent les jumeaux… Là-bas, elle
est entourée par mes sœurs… — Elle n’est pas revenue du tout ?
— Non… J’ai fait un saut là-bas pour au moins voir mes
fils… Peut-être qu’avec les changements politiques, un jour, je pourrai
retourner chez moi !
— Mais alors, si tu vas là-bas, tu risques encore d’être
arrêté ?
— Ben oui mais j’ai risqué… Je voulais voir ma famille, mes
enfants…
— Mais elle reviendra quand même ?
— Non, elle a décidé qu’elle reste dans notre maison làbas…
Elle m’a même dit que, avec les jumeaux, elle en a assez, qu’elle ne veut plus
de moi comme mari, que je peux prendre une deuxième femme, qu’elle restera bien
entendu la première épouse qui décide, mais que, pour le reste, je peux en
prendre une deuxième…
Je suis stupéfaite…
— Tu continues à soigner des patients ?
— Oui, j’ai un cabinet de thérapies alternatives, cela
marche bien… Je m’implique de plus en plus dans les œuvres sociales caritatives,
annexes à notre mosquée… Il y a beaucoup à faire avec tous ces immigrés qui
sont rejetés dans la misère… Leur réapprendre leur religion, les aider à
trouver des moyens de subsistance… les soigner aussi…
— Et tes amis que j’avais rencontrés chez
toi ?
— Les uns sont retournés au Pakistan, d’autres vont et
viennent… Ils continuent leur petit business… Mon ami Bilal est allé se battre
aux côtés de nos frères en Afghanistan… On a su qu’il a été tué…
— Quelle histoire mouvementée… Que c’est
triste !
— Allah décide… Non ce n’est pas triste… Allah nous
commande d’étendre sa loi sur le monde entier… Quand on accepte sa loi, il faut
tout simplement aller jusqu’au bout, même jusqu’à la mort…
— Mais enfin, Sayed ! Ce garçon est allé se faire tuer en
Afghanistan, d’autres vont se faire tuer autre part et tuent d’autres gens…
Avec ton raisonnement, ils pourraient même venir ici chez nous commettre des
attentats, tu trouves cela normal ?
— La vie sur la Terre est brève et n’a pas d’importance,
l’important c’est de faire la volonté d’Allah qui ouvre la porte
du paradis… pour l’éternité…
Sayed s’est résigné… Il est prisonnier de la logique de
l’idéologie religieuse comme s’il avait été happé par un tourbillon dont il ne
sort plus et qui l’aspire toujours plus profondément. Sayed n’est pas la
personne à aller jeter des bombes. Karim est sans doute en train de propager
une forme de terrorisme indirecte, « soft », en répandant autour de lui toute
sa rancœur envers l’Occident. Qu’enseigne-t-il à ses six enfants ? Bilal qui
avait choisi la lutte armée, « hard », en serait-il arrivé à commettre des
attentats ? À Bagdad ? À Madrid ? À Londres ? Sayed, en se consacrant à
l’avènement de la théocratie islamiste en Europe, a entrepris un travail plus
dangereux, plus lent, discret et patient, destiné à saper l’édifice
démocratique européen dans lequel il n’a pas trouvé sa place. Le camarade Mao
n’a-t-il pas dit que le soldat doit être dans le peuple comme le poisson dans
l’eau ?
Aller se battre ou commettre des attentats, c’est du
terrorisme primaire, à brève échéance, « hard ». Par contre, le noyautage
discret est un terrorisme sophistiqué à longue échéance, « soft ». Dans le
chapitre consacré à l’émigration, du rapport « State of the World » de 1995,
Hal Kane cite Machiavelli : « Envoyer des immigrés est le moyen le plus
efficace de coloniser les nations parce que moins agressif qu’envoyer des
expéditions militaires et beaucoup moins coûteux »
Karim, Bilal et Sayed étaient tous les trois arrivés en
Europe pleins d’illusions. Quand ils ont compris leur incapacité à s’insérer
dans ce monde inaccessible, ils se sont retournés contre lui… Les raisins
étaient trop verts… Quant à moi… je suis tombée dans ce piège si souvent décrit
où des amis sont séparés par les circonstances… « la vie sépare ceux qui
s’aiment » Schéma classique de tant de romans dans lesquels des amis, Français
et Allemand, deviennent ennemis à cause de la guerre… On me dit même :
— Tu ne peux pas chanter les louanges du Pakistan : c’est
un pays voyou, un suppôt du terrorisme !
J’aime le pays et ses habitants qui m’ont donné du bonheur…
Personne n’aime les voyous… Mais cela dépend de quel côté de la barrière on se
trouve car ceux qui sont des voyous à nos yeux, peuvent être des héros, en
face… C’est triste, pour moi, de devoir admettre que Karim ou Sayed sont
devenus le « camp d’en face » Tôt ou tard, les circonstances nous obligent à
choisir notre camp… Mais notre comportement est ambigu : n’avons-nous pas
mythifié les Gandhi et les Mandela alors que, en réalité, leurs luttes ont été
contre l’Occident donc contre « nous » ? Notre mémoire est même arbitraire :
nous refusons de nous souvenir que les Mandela et Arafat ont été des
terroristes. Par contre, nous ignorons « nos héros » comme Don Juan d’Autriche
ou Marco d’Aviano.
Je repense à Karim. Il m’avait dit que, quand je serais
devenue vieille, il aurait construit une petite maison pour moi dans le fond de
son jardin. Après l’expérience en Occident, aurait-il encore envie de
m’accueillir chez lui ? Et moi, aurais-je encore envie d’aller vivre là-bas ?
Et à supposer que j’aille y vivre n’arriverait-il pas un moment où j’en aurais
assez de toutes ces balivernes religieuses que, déjà, je ne supporte pas dans
leur forme occidentale ? Et n’arriverait-il pas un moment où j’aurais envie de
manger du vrai pain avec une bonne bouteille de vin, un camembert ou une cote
de porc ? Nos fantasmes exotiques résisteraient-ils à la réalité ?
Aujourd’hui, nous sommes confrontés au phénomène des jeunes
qui se convertissent à l’islam et vont « faire le jihad » Au sortir de
l’enfance, les adolescents découvrent « la vie » et ils se demandent quel sens
a cette vie. La vie n’a pas de sens car un sens implique un mouvement. La vie
n’est pas un mouvement mais un état : ou bien on est vivant ou bien on est
mort. Personne n’a demandé à naître… Que fait-on sur Terre ? Affronter un tas
de problèmes et puis plus rien… C’est si absurde… Il est donc normal de se
réfugier dans la religion qui nous donne de l’espoir. Trouvent-ils dans l’islam
la discipline et les interdits que nous leur refusons depuis qu’il est interdit
d’interdire ? Les philosophies orientales
prônent l’ascétisme qui interrompera le cycle de nos réincarnations. Elles
repoussent la violence au point d’adopter le végétarisme ou véganisme. La
compassion pour tous les êtres vivants pousse les Jain à se couvrir la bouche
et le nez pour ne pas ingérer le moindre petit insecte par inadvertance… On est
aux antipodes de l’islam… L’issue d’une vie « parfaite » mène à la paix du
Nirvana : l’extinction, l’apaisement, la libération…
Nos religions nous promettent la vie éternelle après la
mort, avec la récompense des gentils et la punition des méchants. Il est donc
rationnel de sacrifier notre courte vie terrestre et de la dédier à
l’obéissance aux commandements de Dieu pour pouvoir, après notre mort, jouir de
la vie éternelle de bonheur… Le problème c’est de savoir quels sont les
commandements de Dieu… Le commandement du Dieu chrétien et de son prophète
Jésus est simple : « Aimez-vous les uns les autres » Le commandement de l’Allah
musulman et de son prophète Mahomet est par contre : « Ô croyants ! Combattez
les infidèles qui sont près de vous. » S.9, V.123
Nous avons tous traversé les crises mystiques de
l’adolescence mais, au lieu de nous lancer dans la souffrance, la misère et la
mort, nous avons admiré les Florence Nightingale, Henri Dunant, Raoul
Follereau, le Père Damien, le Dr. Schweitzer. Nous avons mené notre combat
contre la misère en allant faire du bénévolat dans les homes pour personnes
âgées et avec des handicapés. Nous avons choisi des professions « pour soigner,
soulager, éduquer… » Nous sommes allés avec les ONG au secours des déshérités en
Afrique…, à Calcutta ! D’autres se sont lancés dans le syndicalisme ou la
politique mais nous tous, nous avons voulu, non pas démolir ni tuer mais «
construire » un monde meilleur…
Une amie a fait partie des Brigades Rouges. Les B.R.
suivaient la logique de l’idéologie de « la violence dans la lutte des classes
» Notre société a refusé la violence. À sa sortie de prison, cette amie médecin
a continué son travail politique et social mais sans la violence. Je retrouve
des similitudes entre les raisonnements de mes connaissances brigadistes et
islamistes :
suivre une idéologie, aveuglément, et aller
jusqu’au bout…
La petite Rita-Khadidja me fait penser aux hardes de
sangliers dans lesquelles la femelle la plus perspicace, prudente et décidée,
devient la laie meneuse qui commande et guide la famille mais en assume aussi
les responsabilités. Avec son pragmatisme occidental et son éducation à la
dure, Khady a de bons atouts dans son jeu : elle est en passe de devenir la
matriarche… comme Sonia Gandhi avant elle… Je n’ai plus reçu de nouvelles ni de
Sayed ni de Rita-Khadidja… Je n’ai plus reçu de nouvelles ni de Karim ni du
Pakistan… ni d’Inde non plus, d’ailleurs…
Avec des amis, nous nous sommes demandé ce que nous, à
notre niveau, nous pouvions faire pour aider le Tiers Monde. Offrir des
apprentissages dans des professions manuelles à des jeunes ? Mais si
l’expérience avait tourné court avec quelqu’un
d’aussi motivé et prometteur que Karim…
Je viens de relire le Raj Quartet qui se déroule pendant
les dernières années de l’empire britannique. Ce livre extraordinaire raconte
l’histoire d’un jeune Indien élevé en Angleterre comme un Anglais et qui, de
retour en Inde a la peau trop sombre pour être un Anglais et l’éducation trop
occidentale pour être un Indien… À la fin du livre, devant les massacres entre
hindous et musulmans, les héros du roman posent la question :
« Qu’aurions-nous pu faire ? » et la
réponse est désespérante : « Nous n’aurions rien pu faire ! » Comme l’aurait
dit monsieur Bashir : « don’t do it… » Cette incapacité à pouvoir « faire
quelque chose » est au cœur du drame entre l’Occident et le Tiers Monde.
Avoir touché du doigt ce « conflit des civilisations » m’a
permis de comprendre le conflit entre mes parents et moi… Nous avons vécu le
même genre de problèmes que celui que vivent les migrants, entre leur pays
d’origine et leur pays d’accueil.
Je fais le parallèle : mes grands-parents correspondent au
pays d’origine, le vieux monde ; mes parents correspondent à la première
génération de migrants : le pont entre le vieux et le nouveau monde. Pour des
Pakistanais, il s’agit du voyage AsieEurope ; pour mes parents, il s’agit de la
guerre 40-45 ; ma génération correspond à la deuxième génération de migrants :
le monde moderne, contemporain. Mes parents étaient un pont entre mes
grands-parents et moi, mais ils étaient encore très ancrés dans le monde passé.
Ils n’ont pas su comprendre que j’étais sortie de ce monde et qu’ils n’avaient
plus d’autorité sur moi. Dès l’âge de cinq ans, quand j’ai voulu partir à la
découverte du vaste monde avec Tintin, je voulais quitter le monde antique de
mes parents pour aller dans le monde moderne de Tintin… Somme toute, Tintin a
été mon guide spirituel… Contrairement à l’ami Sayed, quand j’ai rencontré des
problèmes – et les tuiles n’ont pas manqué – je ne me suis pas repliée sur le
passé, je ne suis pas retournée vers la religion, la famille, la tradition,
mais au contraire, je m’en suis encore plus éloignée.
Quand, à la fin des années 70, à Bruxelles, je ne trouvais
pas de travail, en partie parce que j’étais « une divorcée », j’ai pensé à me
jeter sous un train. J’ai aussi pensé à aller « jeter des bombes » : par exemple
au Parlement qui me semblait le symbole de l’establishment qui me refusait… Ce
qui m’a retenue c’est mon refus de m’avouer vaincue : « Vous n’aurez pas ma
peau ! » Au lieu de retourner dans la maison de mon père et de me soumettre, je
suis partie en Suisse où j’ai été accueillie parce que j’avais un diplôme
compatible à offrir et dont la Suisse avait besoin. Je vis depuis plus de
trente ans en Suisse, je m’y sens intégrée mais je sais que je serai toujours «
étrangère ». Cela ne me dérange pas. Ce qui, par contre, m’interpelle plus
c’est que, quand je vais en Belgique, j’y suis… étrangère ! Je m’y sens
étrangère mais les gens aussi, même les membres de ma famille, me perçoivent
comme étrangère… Je suis trop Flamande pour être Wallonne et trop francophone
pour être Flamande, trop Belge pour être Suissesse et trop Suissesse pour être
Belge… Et même… trop féminine pour être un homme et trop masculine pour être
une femme… Je pratique plusieurs langues mais, à ma façon, sans accent
régional. Gare au pion qui ne s’insère pas parfaitement dans le puzzle : il est
apatride. Moi, je suis une Flamande émigrée au Tessin… Imaginons le dépaysement
d’un
Balti à New York…
L’Histoire ne retourne pas en arrière… Nous allons de
l’avant. C’est un chemin fatiguant comme sur la moraine du Baltoro : trois pas
en avant, un pas en arrière… Mais on va quand même de l’avant… Nos traditions
et nos religions resteront dans notre patrimoine culturel mais nous sommes en
train de vivre une révolution qui bouleverse les valeurs que nous croyions
immuables. Tiers-Monde y compris. Fatalement, on va devoir adopter, au niveau
de notre petite planète, un dénominateur commun : la laïcité, les droits de
l’Homme et la démocratie… car un jour, chaque individu va réclamer ses droits.
* * *
De nombreuses années plus tard, je me rends au vernissage
d’une exposition de peinture. J’y rencontre un monsieur qui avait été mon
patient… Nous échangeons quelques mots courtois du genre :
— Excusez-moi, je ne me souviens plus de votre nom mais je
sais qu’il s’agissait d’une cheville et d’une épaule… — Exactement !
— Ça va maintenant ?
— Oui, oui ! J’ai repris l’entraînement et tout est rentré
dans l’ordre…
— Ça vous plaît, ces peintures ?
— À mon avis, c’est du bluff merdique mais
c’est très « in »
— Alors nous avons les mêmes dégoûts…
Nous rions et puis, à l’improviste, il me
dit :
— Ma femme est allée faire une cure thermale avec ses amies
à Abano Terme. Je suis seul à la maison : est-ce que je peux vous inviter à
aller manger une pizza… en tout bien, tout honneur ? Simplement, comme ça, pour
ne pas « parler aux murs » tout seul, chez moi, ce soir…
Je n’ai rien de spécial, j’accepte… En fait, ce monsieur
avait été mon patient pour une rééducation après une mauvaise chute… Il était
agent de sécurité ou agent de police… Je n’avais pas osé demander de détails…
Je savais qu’il voyageait sur les avions de la Swissair comme agent en civil
et, un jour, il avait fait une chute malheureuse à l’occasion d’une
intervention musclée… Fatalement, on se met à raconter… Je raconte mes
aventures au Pakistan et en Inde…
— Oui, je me souviens que vous aviez raconté votre voyage
en montagne…
Et puis on bavarde encore un peu, tout en picorant dans
notre pizza et en buvant encore une petite goutte de merlot, et puis il me
demande :
— Vous avez encore des nouvelles de ce Pakistanais que vous
connaissiez ici ?
— Moi, non. Et vous ?
— Eh bien, il n’habite plus en Suisse… Il a réussi à
s’installer en Italie, plus ou moins grâce à un mariage…
— Ah, mais alors, je vois que vous le connaissez mieux que
moi…
Il se met à rire…
— Entre nous, tout à fait en confidence – et de toutes
façons, c’est de l’histoire ancienne, il y a prescription… bien que… enfin !
Votre copain, c’était un drôle de zigoto !
— Ah bon ?
— Ben oui ! Il avait quand même une histoire louche pour
laquelle il avait été en tôle dans son pays… Ici, il nous a servi d’interprète,
on l’a tenu à l’œil… Je ne peux pas vous raconter beaucoup mais quand même…
Quand on a remarqué un va-et-
vient insolite chez lui, on l’a tenu un peu
plus à l’œil jusqu’à ce qu’on lui dise que, là, il exagérait…
— Ah bon ? Alors vous surveillez aussi les copains de mes
copains… Vous me surveillez aussi par hasard ?
Il se met à rire…
— Quand une femme s’en va seule au Pakistan, on se demande
ce qu’elle va y faire… N’est-ce pas normal ? Ou bien elle est cinglée ou bien
elle a des raisons… On peut bien jeter un p’tit coup d’œil discret…
— Ça alors ! Mais il fallait me le demander… D’ailleurs,
j’ai participé à des émissions à la radio, j’ai écrit un livre, j’ai écrit des
articles dans des revues…
— L’un n’empêche pas l’autre…
— Vous êtes malades dans vos têtes…
— Mais pas du tout, c’est notre métier de protéger nos
concitoyens…
— J’en déduis que là, vous êtes en service commandé et que
c’est un ministère de je-ne-sais-quoi qui paye notre pizza ?
— Cela arrive…
— Et quand je me suis trouvée assise dans l’avion à côté
d’un monsieur BCBG qui m’a si habilement tiré les vers du nez… Ce n’était
peut-être pas tout à fait un hasard ? Faisait-il partie de la sécurité ?
Ont-ils pensé que j’étais une convertie qui allait faire son jihad ?
— Tout est possible… Puisqu’il faut quand même faire le
voyage, autant s’asseoir à côté d’une jolie femme intrigante qu’à côté d’un
vieux rabougri…
— Jolie femme et parfaite connasse ?
— C’est pas dit…
— En tous cas moi, à l’époque, je ne savais rien ni de
l’Afghanistan ni du jihad… Il a dû penser que ou bien j’étais complètement
idiote ou bien j’étais très forte pour cacher mon jeu…
— Mais vous oubliez que ce sont des professionnels… Les
services secrets du Pakistan sont parmi les plus efficaces du monde !
— Alors comme ça, en douce…
— Mais enfin Anne… Vous permettez que je vous appelle par
votre prénom… Vous n’avez donc jamais observé votre chat qui joue avec une
souris ?
— C’est donc un jeu ?
— La guerre ne se fait plus avec de gros sabots…
Aujourd’hui, elle se fait tout en finesse…
Dommage que je connaissais son épouse et que c’était une
femme tout à fait charmante car… Eh bien, oui, je l’avoue ! Mon agent secret,
comme le disait Vendredi… ce soir-là, j’en aurais bien fait mon dimanche !
Épilogue
« Que reste-t-il de nos amours ?
« Que reste-t-il de ces beaux jours ?
« Une photo, vieille photo de ma jeunesse…
»
(Charles Trenet)
Vingt années ont passé… Le jasmin a cessé de fleurir, les
roses en sont à leurs derniers pétales, l’automne est à nos portes. Dans nos
vignobles, les grappes opulentes prennent des couleurs…
Et comment va l’Univers, avec son infiniment grand et son
infiniment petit ? Puisqu’il est illimité, il n’y a pas de dedans ni de dehors,
c’est partout à la fois, à l’infini… Dans cet espace illimité, voyagent des
particules plus ou moins petites ou grandes qui se combinent et se séparent.
Quelques particules se combinent et forment de l’oxygène, un peu plus forment
une planète comme la Terre et encore un peu plus forment un système comme la
Voie Lactée… Comme le temps est lui aussi infini, ça mijote… infiniment… De
façon scientifique, les mêmes causes produisent les mêmes effets… Quand une
poignée de certaines particules se combinent, elles finissent par former un
spermatozoïde, une autre poignée finit par former un ovule. Si ces deux se
rencontrent, ils peuvent produire un germe qui, dans le meilleur des cas, va
grandir et former un autre être qui va mûrir, vieillir, mourir et se décomposer
pour retourner à l’état de particules. Des particules s’unissent et se
désunissent continuellement… Des fois, elles produisent des galaxies, des fois
des géraniums, des fois des pommiers, des fois de gens, des fois… elles
flottent comme ça… libres dans l’air et ne font rien… Éternellement… et nous
participons à cette éternité… Nous sommes composés d’atomes qui baignent dans
les vibrations, ondes, rayonnements, réactions chimiques, entraînés par les
énergies cosmiques… Dès que nos cendres sortent du crématorium et sont
dispersées sur la pelouse, les vents les emportent… les zéphyrs, les alizés,
les quarantièmes rugissants…
L’Histoire ne retourne pas en arrière.
Mes bonnes intentions s’en sont allées… paver l’enfer !
L’important n’est-il pas d’avoir participé ? Aujourd’hui, je prends mon temps :
j’écoute le silence et je cultive mon potager. Quand je regarde le monde autour
de moi, je suis perplexe, désemparée et je pense, comme Renan, que la bêtise
humaine donne une idée de l’infini. J’attends des jours meilleurs et la fin des
folies.
Mes shalwar kamiz pendent dans ma garde-robe et ma petite
médaille-talisman est rangée dans ma boîte à bijoux. Je pense à mon Dear
Pakistan, je l’avoue, avec tristesse et nostalgie. À chaque nouvelle violence,
mes amis alpinistes et moi, nous nous disons avec amertume que « nous n’irons
plus à Shimshal… » Une immense tristesse… Quand, les soirs d’été, la brise me
porte les parfums des roses et du jasmin, « le temps suspend son vol et les
heures propices suspendent leur cours… » Et alors, je pense : « cry, the beloved
country » !
Loco, le 26 septembre 2013,
Jour de la fête des saints Cosme et Damien, médecins anagyres…
Anne Lauwaert
Jour de la fête des saints Cosme et Damien, médecins anagyres…
Anne Lauwaert
Bibliographie
Il corano – uomini e religioni – edizioni Mondadori
Les traditions islamiques el Bokhari – librairie d’Amérique et d’Orient
Comprendre l’islam Abul a la Maudoudi – islamic foundation
La vie de Mohammed E.Dinet et el Hadj Sliman ben Ibrahim – Edition Maison Fourkane
Equivoci sull’islam Mohammad Qutub – International Islamic Fedederation of Student Organisations
L’islam des interdits A-M Delcambre – éditions Desclée Debrouwer
Le livre noir de l’islam J.Robin – éditions Tatamis
La piraterie barbaresque en Méditerranée du XVI-XIXe Siècle de Roland Courtinat – édition Dualpha
Les Aga Khans Yann Kerlau – édition Perrin
Shimshal, par-delà les montagnes J.C. Legros – éditions Glénat
Dark shadows falling Joe Simpson – Vintage
Pavillons Lointains M.M.Kaye – Penguin Book
Raj Quartet Paul Scott – PAN Books
Tamas Bhisham Sahni – Penguin Book
May you be the mother of a hundred sons, a journey among the women of India
Elisabeth Bumiller – Penguin Book
State of the World 1995 Lester Brown – édition Isedi
Jésus après Jésus Mordillat et Prieur – éditions Seuil
The constant Feud E.G. Ban – édition Gefen
Mythologie chrétienne Philippe walter – édition Imago
Les manuscrits de Sanaa et leurs études paléographiques. http://fr.wikipedia.org/wiki/Manuscrits_de_Sana'a
L’esclavage arabo-musulman
L’esclavage arabo-musulman
http://fr.wikipedia.org/wiki/Esclavage_dans_le_monde_arabo-musulman
Comment une mosquée pour anciens nazis est devenue le centre de l’islam radical
http://www.checkpointonline.ch/checkpoint/histoire/his0021mosqueeisla mistemunich.html
Cet essai a été lauréat du prix de l'Association contre la Mutilation des Enfants"
RépondreSupprimerhttp://www.enfant.org
Ça y est, j'ai tout lu ! C'était intéressant.
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